Un jeune Ecrivain de notre temps – Henri Murger

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UN
JEUNE ECRIVAIN
ETUE MORALE

HENRY MURGER ET SES OEUVRES

Parmi les hommes destinés à laisser leur trace dans la littérature de leur temps, il en est dont on peut apprécier le talent, l’influence et même la vie d’après les règles établies qui gouvernent la conscience et la raison ; il en est d’autres au contraire dont on ne saurait approcher sans ressentir un singulier embarras. Nous comprenons qu’il y aurait inconséquence à nous abandonner sans réserve à l’attrait bizarre qu’ils inspirent ; mais en même temps un instinct supérieur aux plus beaux raisonnemens nous avertit qu’il y aurait injustice à leur appliquer en toute rigueur des lois morales auxquelles ils désobéissent sans songer à mal, et comme par une pente imperceptible de leur éducation ou de leur nature. On avoue tout bas qu’ils auraient peut-être moins de charme, s’ils étaient plus réguliers, plus corrects, plus habiles à se conduire, s’ils ressemblaient moins à ces personnages dont ils excellent à retracer les physionomies et les aventures. Le mal dont ils souffrent, si l’on osait inventer un mot pour le définir, s’appellerait l’inconscience. C’est un sens qui leur manque, et qui, en leur manquant, les laisse désarmés contre le monde et contre eux-mêmes, incapables de dégager d’un dangereux alliage les portions délicates de leur intelligence, et par cela même intéressans comme des pupilles sans tuteur, comme des orphelins auprès desquels une société marâtre négligerait de remplir la tâche de la maternité véritable. Cette espèce d’orphelinat moral, associé à des facultés remarquables, exposé d’avance à tous les hasards de la vie, jeté sans appui dans un monde où l’autorité s’efface, où les croyances s’altèrent, où les liens se brisent, où les intérêts se morcellent à l’infini, a quelque chose de touchant, fait pour attendrir les juges les plus sévères ; mais ce sentiment, après tout, est plus instinctif que raisonné, et, pour que ceux qui l’éveillent en nous puissent en recueillir tout le bénéfice, il ne faut pas qu’à certains momens on nous demande en leur faveur plus qu’ils ne doivent obtenir. Tout ce qui est exceptionnel dans les élémens d’une appréciation morale ne se sauve que par la sincérité, et il suffit dès lors, pour nous mettre en garde, du moindre indice d’exagération et surtout de charlatanisme. Si l’on veut absolument que l’amnistie s’appelle l’admiration et que la sympathie ressemble à l’apothéose, si l’on choisit en outre, pour cette transposition bruyante de toutes les notions du vrai et du bien, une de ces heures qui portent avec elles la plus austère des leçons, si l’on fait d’un lit de mort un lit de parade et d’un cercueil un tréteau, nous nous tenons à l’écart, et nous attendons que le bruit cesse pour exprimer nos regrets.

Telles étaient les réflexions qui occupaient notre esprit au moment où nous venions de relire avec une affectueuse attention les œuvres d’Henry Murger. En songeant à ce que nous connaissions de sa vie, à ce qu’il nous en avait révélé lui-même, nous pensions qu’il y aurait peut-être mieux à faire, pour le moment du moins, qu’un examen spécial de ses écrits, Henry Murger a personnifié certains penchans de la littérature moderne, certains traits de nos mœurs littéraires, dont il n’a que trop subi et démontré à ses dépens les inconvéniens et les périls. Ceux qui l’ont sincèrement aimé, — et nous sommes de ce nombre, — ont souvent gémi de le voir enveloppé pour ainsi dire d’une atmosphère où doivent infailliblement dépérir les meilleures facultés de l’intelligence, où les dons les plus précieux de l’imagination et du cœur ont sans cesse à lutter contre des préoccupations fâcheuses et de malsaines habitudes. C’est ce contraste que nous-voudrions indiquer aujourd’hui, sans nous départir de notre sympathie pour l’écrivain, mais aussi sans complaisance pour ce milieu, pour cet entourage qui a troublé et finalement tari en Murger les sources de l’inspiration et de la vie. Sur ce terrain, nous nous sentons plus à l’aise. La critique proprement dite a ses heures de lassitude et de doute : elle suppose chez celui qui l’exerce, à défaut d’une supériorité quelconque, le sentiment d’une situation tout à fait indépendante des œuvres qu’il juge et des faiblesses qu’il signale ; elle contracte alors je ne sais quoi de sec et de hautain qui rend la persuasion difficile. L’étude morale est plus féconde et plus douce : chacun de nous a sa part des enseignemens qu’elle recueille et des vérités qu’elle invoque. L’âme humaine étant engagée dans le débat, nous devenons à la fois juges et justiciables, et tout ce que nous essayons de découvrir dans ce monde intérieur, plein de défaillances et de mystères, retombe en partie sur nous-mêmes : solidarité précieuse, qui donne à la leçon toute sa portée en l’appliquant tout ensemble au moraliste, à son sujet et à son auditoire.

Si nous cherchons avant tout dans les œuvres de Murger un sujet d’étude morale, c’est le recueil posthume de ses vers qu’il faudra interroger d’abord, et ici on nous permettra de dire que trop de silence a succédé à trop de bruit. Ce volume des Nuits d’hiver offre même un intérêt réel, sinon comme œuvre d’art, au moins comme renseignement personnel, comme expression fidèle de l’état de cette âme, du néant où elle laissait peu à peu tomber toutes ses illusions juvéniles, des pressentimens sinistres qu’elle mêlait à ses regrets. Certaines pièces de ce recueil, le Requiem d’amour, la Chanson de Musette, le Testament, la Ballade du Désespéré, mises en regard des pages les plus significatives d’Henry Murger, y jettent une dernière lueur ; elles pourraient leur servir de complément et de commentaire, y figurer comme des fleurs séchées entre les feuilles d’un herbier ou d’un livre de botanique. Dans ces poésies, le sentiment est très supérieur à la forme ; le sentiment est souvent pénétrant et vrai, la forme est indécise et négligée. Contradiction remarquable, et qu’il faut noter en passant, engagé très avant dans l’école dite réaliste, ami et admirateur des maîtres les plus raffinés de la ciselure et de l’arabesque, Murger était au fond, et fort heureusement, beaucoup moins réaliste qu’il ne le croyait lui-même. Il a très peu sacrifié aux recherches, aux excès du style et de la couleur. Sauf quelques métaphores d’atelier, quelques-uns de ces abus à la mode qui ne permettent plus à l’idée de faire son chemin sans l’affubler d’une image, sa prose est pleine de naturel : elle est de bonne race et de bon aloi ; elle brille par le trait plutôt que par l’ornement. On pourrait çà et là lui reprocher des négligences plutôt que des prodigalités. De même, dans ses vers, on est tout surpris de rencontrer à profusion de mauvaises rimes, des hémistiches incolores, des couplets d’almanach, des frugalités d’ajustement à faire croire que les ciseleurs ne sont pas venus ; mais parmi ces deux cents pages il y en a cinquante que l’on ne peut lire sans émotion, il y en a dix qui nous ont fait monter aux yeux quelques-unes de ces larmes amères que le poète a dû verser entre deux funèbres sourires. Ces pages-là nous le livrent une dernière fois avant que son cœur ait cessé de battre, avant que la faculté de souffrir se soit épuisée en lui avec la faculté de vivre. Nous y retrouvons la trace des inspirations, assez peu variées d’ailleurs, qui se disputèrent son talent et sa vie ; nous y reconnaissons surtout, plus expressive, plus douloureuse que jamais, cette note dominante qui, passé le premier printemps, s’empara de Murger, ramena le refrain de toutes ses chansons, et finit par devenir la chanson tout entière. Cette note, c’est le regret, le desiderium latin, le désir vaincu, brisé, se débattant dans son néant et son impuissance, le sentiment d’un effort inutile pour ranimer ce qui est mort, pour réchauffer des cendres éteintes, pour vaincre ces deux invincibles ennemis des amours printanières telles que les comprenait et les pratiquait Murger : l’inconstance et le temps. Dans ses récits, toutes les femmes qui ne meurent pas sont infidèles, et les amans ne sont pas en reste dans cette joute de tendresses faciles et de rapides oublis. Musette trahit le héros ou le poète de la Vie de Bohème, Mimi abandonne Rodolphe ; Marie trompe Olivier ; Camille se console. On s’aime, on se quitte, on pleure, et quand on se retrouve, on reconnaît que ce qui est fini ne peut plus revenir, que le désir n’est plus qu’un mensonge du regret, que ce fil de soie et d’or ne saurait être ressaisi par les mains légères d’où il est une fois tombé. Nul peut-être mieux qu’Henry Murger n’a su peindre, dans le Dernier Rendez-vous par exemple, cette impossibilité de recommencer l’amour, la jeunesse et le plaisir, ce mélange de résignation ironique et de tristesse poignante réveillé à chaque nouvelle expérience dans des cœurs qui ne savent plus battre à l’unisson. Ceci n’est pas simplement une remarque littéraire : il est évident que Murger s’est servi à lui-même de sujet, qu’il n’a donné que trop déplace dans son existence à ce qu’il a si bien exprimé. C’est là son originalité, le trait distinctif de cette physionomie souriante sous un crêpe, et ce sentiment est, hélas ! trop d’accord avec la mobilité et l’inconséquence des affections humaines pour ne pas rencontrer en nous bien des échos. Et cependant que de chemin parcouru, quel abaissement de l’horizon poétique, depuis le Lac de Lamartine, depuis les Nuits d’Alfred de Musset ! La aussi le regret s’exhale en notes douloureuses et plaintives ; il plane sur les souvenirs du bonheur disparu comme un oiseau de nuit dans un ciel étoile. Le néant des joies de la terre, la brièveté décevante des heures enchanteresses, le deuil du cœur trahi ou brisé par une maîtresse infidèle ou morte, tout cela éclate dans ces strophes adressées par le poète à des félicités qu’il n’a pu arrêter au passage, et qu’il essaierait vainement de rappeler ; mais quelle différence ! Au-delà de ces espaces où descend le crépuscule, où s’éloignent peu à peu les images adorées, on comprend qu’il y a quelque chose encore, le sentiment, vague peut-être, mais vivace, d’un infini, d’un idéal supérieur à ce que l’on perd : il y a une âme en un mot, et avec elle un avenir, une destinée, un poème, dont ces fugitives amours n’auront été que le prologue.

Mon âme est immortelle et va s’en souvenir !


s’écrie à travers ses sanglots le plus éloquent, le plus émouvant de ces poètes du regret. Voilà ce qui manque chez Murger et ses amis : le petit monde qu’il connaît si bien et qu’il décrit avec charme n’a pas d’horizon ; c’est sur le néant et sur l’ombre que s’ouvrent les fenêtres de ces mansardes où gazouillent de futiles amours sous le gai rayon de la vingtième année. Que le rayon s’éteigne, que les fauvettes se taisent, que le temps fasse un pas, que la chanson amoureuse expire dans le vide, tout est dit, il ne reste plus rien ; non-seulement le conte est fini, mais le conteur n’a plus sa raison d’être ; il était jeune, il ne l’est plus ; il n’est pas mûr, il ne le sera jamais. Toute pruderie à part, c’est là une condition d’infériorité, et ceux dont l’attention avait été éveillée par les brillans débuts d’Henry Murger eurent bientôt à craindre de le voir défaillir et tomber du côté où il penchait.

On se plaît d’ordinaire à rechercher les origines des poètes, les premières impressions de leur enfance, et à expliquer par ces détails, quelquefois apocryphes, certains traits de leur physionomie, certaines tendances de leur talent. Cette espèce de légende n’a pas manqué pour Henry Murger, bien que ses amis les plus bruyans l’aient volontiers laissée dans le vague. On a parlé d’une enfance débile et pauvre, ayant eu pour tout horizon une loge de concierge ou un établi de tailleur, mais égayée par le voisinage de Béranger et bercée sur les genoux des illustres filles de Garcia. Il n’est pas jusqu’à son nom, avec ses petites bizarreries d’orthographe et de ponctuation, ajoutées après coup par un charlatanisme bien innocent, qui n’ait contracté un air de ballade d’outre-Rhin, un léger parfum germanique et bohème, tout à fait en harmonie avec ce que devait être plus tard le poète ou l’amant de Musette et de Camille. Tout cela est assez poétique en effet, mais fort inexact. Ce qui est plus vrai, ce que Murger lui-même nous a dit bien des fois, c’est qu’il était né au pied du Mont-Blanc, en pleine Savoie, dans un pays dont les enfans, généralement peu enclins à la dissipation insouciante, nous donnent au contraire l’exemple proverbial de la prévoyance et de l’économie. N’y aurait-il pas, si on y attachait plus d’importance et de certitude, un contraste assez piquant à établir entre cette origine et cette existence ? L’esprit genevois, on le sait, avec ses qualités de sagesse un peu compassée, de régularité un peu froide, se retrouve dans la plupart des productions, si estimables d’ailleurs, de la littérature genevoise. L’esprit savoisien se reconnaîtrait très difficilement dans ces livres fantasques où s’est trop fidèlement reflétée une vie aventureuse et décousue. C’est que Murger, amené de fort bonne heure à Paris par son père, fut tout d’abord un enfant parisien, nous dirions presque au gamin de Paris, chez qui un sentiment très fin, un art délicat, une mélancolie railleuse, relevèrent souvent, mais n’effacèrent jamais les habitudes primitives : si bien que le début, la suite et l’ensemble de sa carrière et de son œuvre, furent comme un tribut payé aux allures de cette Bohême adoptive et un démenti infligé aux mœurs de sa véritable patrie.

Reviendrons-nous sur ces Scènes de la vie de Bohème, qui sont restées le plus populaire de ses ouvrages ? Elles parurent dans un moment favorable, où le public, rudement averti par les événemens politiques, venait de prendre en dégoût les longs romans et les grosses aventures. Il prit un vif plaisir à ces courts récits, à ces jolies esquisses, lestement enlevées, saupoudrées de bon sel gaulois, affublées d’habits de carnaval très heureusement ajustés à des figures qui offraient alors l’attrait de la nouveauté et de l’inconnu. Tout cela fut accepté gaiement, comme c’était conté, et sans trop de conséquence. On ne se scandalisa de rien, pas même de cette chasse à l’écu de cent sous, demeurée proverbiale dans l’entourage de l’historien de la bohème, pas même des joyeuses équipées de ces jeunes gens à l’encontre du créancier et du bourgeois, lesquelles demeuraient encore en arrière des hardiesses de l’ancienne comédie, des friponneries avouables de Frontin, de Gil Blas ou de Figaro. Ce que l’on dut se borner à remarquer, c’est d’abord que Mimi et Musette n’étaient que les sœurs, moins poétiques et moins fraîches, de Bernerette et de Mimi Pinson, c’est ensuite qu’en pleine démocratie il n’était guère respectueux pour les lettres et pour les arts d’attribuer à leurs néophytes les mœurs autrefois réservées aux valets et aux marquis. En somme, cela était excellent comme point de départ, comme prélude d’une carrière d’écrivain et de poète, et l’on put croire que Murger l’entendait ainsi, puisqu’il avait soin de nous avertir que ses héros, si râpés, si déguenillés, si faméliques, avaient fini par devenir de véritables artistes et des auteurs célèbres ; mais ce programme a-t-il été complètement rempli ? Sans doute il y a eu de temps à autre, chez Henry Murger, un effort pour arracher sa pensée à ce moule primitif, pour se tirer lui-même de cette première ornière, et nos lecteurs en ont eu plus d’une preuve. Il est permis de dire pourtant que ce pli, une fois pris, ne s’effaça plus, que Murger fut toujours Schaunard par quelque côté, et que ses pas le ramenèrent souvent au point de départ. Aussi bien la faute n’en fut pas à lui seul, mais au public et même à la critique, qui s’obstinèrent à ne voir en lui que l’auteur de la Vie de Bohème, et le déclarèrent moins amusant lorsqu’il essaya d’être plus élevé.

Murger, dès son second ouvrage, les Scènes de la vie de Jeunesse, se trouva en présence de cette difficulté, qu’il n’a jamais complètement résolue ni dans sa personne, ni dans ses livres. La vie de jeunesse, soit ; mais quelle jeunesse ? Depuis tantôt vingt ans, nous entendons les coryphées de la fantaisie s’écrier avec des effusions lyriques et des poses d’adolescent : Oh ! la jeunesse ! oh ! être jeune ! Et sur ce thème invariable ils brodent des variations infinies, ils accumulent toutes les images obligées : l’aube et le printemps, les lilas en fleur, les sourires du matin se jouant dans la brume flottante, l’ivresse du premier amour, le sentier que l’on suit pas à pas, la touffe d’églantiers, la haie d’aubépines où de blanches mains butinent un bouquet pendant que des lèvres vermeilles échangent un serment et un baiser ; voilà la vie, voilà la poésie, voilà le dernier mot des facultés et des félicités humaines, et honte aux censeurs moroses, aux pédans hypocrites qui s’inquiètent de ce qui suivra cette phase radieuse ! Hélas ! la chanson est à peine achevée, l’hymne vibre encore, que déjà le soleil penche à l’horizon, l’ombre s’allonge sur la plaine, le sentier devient plus rude et plus sombre ; tous ces jeunes fronts se dépouillent, toutes ces fraîches illusions s’effeuillent avec les amandiers d’avril, avec les rosiers de mai. C’est là, nous dit-on, l’éternelle loi qui gouverne l’humanité et le monde, et le mal que nous signalons n’est pas d’hier. On se trompe : dans la vie comme dans les lettres, dans la nature comme dans l’art, chez l’homme comme parmi les objets qu’il anime de sa présence et qui l’enchantent de leur beauté, le principal charme de la jeunesse, du printemps et du matin, dépend de leurs promesses plus encore que de leurs dons ; il réside dans les secrètes harmonies qui les unissent d’avance à ce qui doit les suivre, les féconder et les compléter. Ages de l’année, saisons de l’homme, heures du jour, obéissent à une volonté souveraine, à un ordre mystérieux qui fait de leurs splendeurs ou de leurs ombres, de leurs joies ou de leurs tristesses, les chants d’un même poème, les anneaux d’une même chaîne. Si on les détachait de ce qui les précède et de ce qui les suit, on dérangerait non-seulement leurs rapports mutuels, mais leur accord avec les règles immortelles de l’imagination et de la raison ; on en ferait des énigmes sans mot. La jeunesse qui ne doit pas, qui ne sait pas mûrir, la jeunesse qui n’a pas de lendemain, n’est plus la jeunesse : elle est tout au plus un rêve dont le réveil nous laisse énervés, abattus, incapables d’initiative et d’action énergique. Nous avons connu une jeunesse qui ne ressemblait pas à celle-là : on ne pouvait l’accuser pourtant de dédaigner la poésie, la passion, la rêverie, l’enthousiasme. Elle en vivait, elle en palpitait, comme ces corps vigoureux qui nous laissent voir un généreux sang courir sous l’épidémie, un souffle puissant soulever la poitrine ; mais à tout cela elle mêlait un idéal de grandeur intellectuelle et morale, un goût de liberté et de justice, une ardeur de découverte et de conquête dans tous les domaines de la pensée. Elle était jeune en un mot dans le présent et dans l’avenir, car, encore une fois, la jeunesse véritable et complète est celle qui prépare et fait pressentir ce que sera la maturité. Est-ce cette jeunesse que nous retrouvons dans la nouvelle génération littéraire, parmi ces groupes que Murger a peints, et dont il est resté lui-même un des types les plus instructifs ? Assurément non : pour ceux-là, la passion et la poésie, la jeunesse et la fantaisie n’existent qu’à la condition d’ignorer tout ce qui se passe au-delà du temps où elles se jouent et du monde où elles s’agitent, de rompre avec tout ce qui n’est pas elles, avec tout ce qui les rattacherait à la société et à la vie, de s’isoler, de se replier sans cesse sur elles-mêmes, jusqu’à ce qu’elles tombent d’épuisement et de lassitude. Voilà ce qui frappe cette littérature de stérilité et de monotonie, même chez les meilleurs, même chez ceux qui, comme Murger, tentent parfois de lui échapper. « Ils referont perpétuellement le même poème, le même roman, la même comédie, nous écrivait récemment un poète ; il n’y a de croissant et de varié que le talent qui s’appuie sur une âme tout entière et non pas sur une seule passion, fût-ce l’amour, sur un seul âge, fût-ce la jeunesse, sur une seule faculté, fût-ce l’imagination. » — Là est la vérité, le reste est mensonge. Oui, une âme tout entière, c’est-à-dire l’homme tout entier avec l’inépuisable contraste de ses grandeurs et de ses misères, de ce qu’il a d’immortel et de ce qu’il a de périssable, de ses passions fugitives qui naissent et meurent avec chaque printemps, et de ses facultés viriles que la lutte exalte, que l’âge affermit, que la douleur retrempe ! C’est à ce prix que s’acquiert cette force de renouvellement et de maturité qui donne au poète, au romancier, à l’artiste, le droit de vieillir sans se fatiguer ni se répéter. En dehors de cette condition suprême de fécondité et de beauté, il n’y a pas de milieu, pas de transition entre une juvénilité persistante et un dépérissement précoce. Triste consolation, quand on voit tomber un poète avant la quarantième année, d’avoir à se dire qu’il est mort à temps, qu’il n’était plus que l’ombre du poète aimé et qu’il allait se survivre à lui-même !

Toutefois il serait injuste d’oublier qu’Henry Murger, après la Vie de Bohème et les Scènes de la Vie de Jeunesse, chercha une veine meilleure, et fit d’heureuse tentatives pour donner à son talent plus d’horizon et d’espace. Nous trouvons une mélancolique douceur à nous rappeler le temps où nous l’avons connu, où nous le vîmes trouver un accueil sympathique à la Revue des Deux Mondes, que l’on accusait dès lors de méfiance hautaine à l’égard des jeunes gens et des nouveaux noms. Ce front déjà dévasté, ce visage dont les traits fins portaient l’empreinte des fatigues du travail, de la pensée, de volupté peut-être, cette physionomie douce, moqueuse et triste, où passaient tour à tour l’élégie et la comédie, tout cet ensemble nous causa une impression singulière, une vive sympathie, mêlée d’étonnement et d’inquiétude. À voir ce jeune homme chauve, drapé dans un habit noir où se révélaient plusieurs genres de deuils, comment se défendre d’une curiosité affectueuse et d’un douloureux pressentiment. Comment ne pas songer à ces créations shakspeariennes où se confondent les larmes et l’éclat de rire, où la tragédie joue avec le crâne du poor Yorick ? Ce fut là, nous le croyons, le moment décisif dans la carrière de Murger. Ce fut alors qu’en face d’un public agrandi, recruté dans les rangs de la société tout entière, il écrivit des récits dont les personnages différaient peu, à vrai dire, de ses héros primitifs, mais où la trame était plus forte, l’allure plus ferme, le style plus sobre, l’analyse plus pénétrante, l’étude des caractères mieux approfondie. Les figures ne variaient guère leurs expressions et leurs attitudes : mais l’artiste était plus habile et les serrait de plus près. Bientôt à cette bonne influence s’en joignit une autre non moins salutaire : Murger aima sincèrement la campagne ; cet instinct paysagiste qu’il possédait à un haut degré, et dont il a donné des preuves excellentes, l’attira hors de Paris, en pleine forêt de Fontainebleau, sur le seul point de la banlieue qui ait conservé, à travers les empiétemens parisiens, un caractère de grandeur et de grâce sauvage digne des véritables artistes. C’est à Marlotte, on le sait, dans un vrai village où fraternisent le rustique et le pittoresque, que Murger a passé ses dernières années. Rien ne pouvait mieux lui convenir que ce nid de verdure et de mousse, tapi sous ces vieilles futaies, fréquenté par une colonie de peintres et de flâneurs spirituels qui l’animaient sans le gâter. C’est ce qu’il appelait se mettre au vert. Dans cette vie au grand air, parmi ces scènes agrestes et familières dont il aspirait et dont il a su rendre l’arôme salubre et calmant, il trouvait, sinon l’oubli, au moins le correctif de ce fiévreux Paris dont il avait trop hanté les zones torrides, de ce régime échauffant, désordonné, aussi funeste à la santé de l’esprit qu’à celle du corps. N’était-il pas trop tard ? Murger n’imitait-il pas ces malades qui attendent, pour songer à se soigner, pour essayer de se guérir, que leur mal soit incurable ? Paris d’ailleurs, ce Paris qu’il voulait fuir, ne venait-il pas trop souvent le relancer dans sa retraite, créancier opiniâtre que l’on ne supprime pas en l’évitant ? Bien des fois, on peut le supposer, Murger, baigné dans cette douce et saine atmosphère, heureux de poursuivre son rêve embaumé des fraîches senteurs de l’étable et de la forêt, entendit tout à coup frapper à sa vitre ou vit surgir à sa porte le spectre des jours mauvais : bizarre assemblage de fascinations et d’ironies, grimaçant comme un faux ami, plâtré comme une courtisane, fardé comme un roi de théâtre, importun comme ce terrible arriéré, éternel cauchemar de ces aimables martyrs de la fantaisie et du hasard. Quoi qu’il en soit, après quelques œuvres où l’on sentait l’heureuse action de cette bienfaisante nature à laquelle Murger était allé demander l’apaisement et le repos, le conteur fit un pas de plus et se renouvela presque complètement dans Hélène, le plus remarquable épisode de ses Buveurs d’Eau. Cet épisode nous semble supérieur à tous les autres ouvrages de Murger, parce que, sans abdiquer une seule de ses qualités, tout en laissant à la comédie et à la réalité leur part dans l’excellente figure de Bridoux, il a su s’élever jusqu’à l’idéal le plus émouvant en retraçant les progrès de la passion naissante d’Hélène et d’Antoine et cette promenade sur la falaise, où Antoine, pris de vertige, est sauvé par Hélène, dont l’amour décuple les forces. Cette scène encadrée dans un paysage magnifique, le cri d’Hélène : « N’aie donc pas peur, je te tiens, moi ! » l’inspiration soudaine de cette noble et chaste fille, tutoyant, pour lui donner du courage, l’homme qu’elle connaît depuis trois jours à peine, tout cela peut soutenir la comparaison avec ce que le roman moderne a produit de plus élevé. Là Murger était tout à fait dans le vrai, et, ce qui vaut mieux encore, dans la poésie du vrai.

Dans quelques-uns de ses derniers ouvrages, Henry Murger a’ essayé de faire succéder aux gais et insoucians compagnons de la Vie de Bohème des artistes sérieux, austères, durs à eux-mêmes, élevant jusqu’à l’abnégation et à l’héroïsme le culte de l’art pur et du beau. Cette prétention n’est pas nouvelle ; Balzac, ce maître dangereux qui a égaré tant de disciples, en avait donné l’exemple, notamment dans Un grand Homme de province à Paris. Il nous avait montré, lui aussi, un cénacle où des apôtres, des confesseurs de l’art, de la science et même de la politique, s’imposaient les privations les plus rigoureuses et les plus rudes travaux en vue d’un avenir immense, d’œuvres gigantesques, d’une régénération prochaine de toutes les forces intellectuelles et sociales. Ce qui dans ces groupes se consomme de vertus, d’immolations, de fraternité et de génie est incalculable ; on referait un monde, on peuplerait un siècle supérieur à ceux de Périclès, d’Auguste et de Louis XIV, rien qu’avec les inventions et les rêves de ces sublimes inconnus qu’une société pusillanime, un public imbécile, des gouvernemens aveugles refusent d’utiliser. Leur majesté et leur mansuétude font honte à cette foule hébétée qui s’obstine à passer près d’eux sans saluer leur auréole sous leurs couronnes d’épines. Ils sont grands, ils sont sacrés, ils sont saints ; on épuise en leur honneur le vocabulaire de la langue mystique et biblique sans paraître se douter qu’il y a plusieurs sortes d’emphase, et que celle-là dépasse, celle que l’on reproche aux plus ampoulés philistins de la littérature. Ces créations décevantes n’ont pas seulement le tort de faire croire à des types qui n’existent pas ; elles entretiennent et enveniment un perpétuel antagonisme entre une certaine tribu d’écrivains ou d’artistes et les hommes raisonnables : elles rompent la proportion et même le sens des idées contenues autrefois dans les mots d’honnêteté et de probité ; elles consacrent ce grand désordre moral qui réside dans le constant sacrifice du nécessaire au superflu, de la vérité au mensonge, de l’étoffe à la paillette. Approchez de ce petit monde dont les vertus humilient les faiblesses du nôtre, vous y trouverez une somme de mauvaises passions d’autant plus offensives qu’elles s’unissent à des prétentions inouïes et souvent à une incurable impuissance ; vous reculerez devant cette collection de misères assez volumineuse pour déconsidérer l’art et les lettres, s’il était juste de les en rendre solidaires. Des saints qui ne paient pas leurs dettes, des apôtres à genoux devant un écu, des héros qui abritent sous un faux nom leurs méchancetés ou leurs malices, des martyrs de dévouement et de fraternité qui immoleraient leurs frères au plaisir de faire un mot ou d’obtenir un tour de faveur, des puritains, des stoïques dont un dîner enchaîne la verve, dont un souper conquiert les bonnes grâces, voilà ce que cachent ces sanctuaires, voilà ce que l’on est à peu près sûr de rencontrer parmi ces pontifes et ces lévites. Comment s’étonner si de pareilles influences démoralisent le talent en attendant qu’elles le tuent, si cet air vicié s’infiltre dans les organes comme une impalpable poussière et y insinue peu à peu des germes mortels ? Encore si ces modernes bohèmes, dont le titre, tant de fois répété, a trop ressemblé à un brevet d’invention, avaient le mérite ou le piquant de la nouveauté ! Mais il n’en est rien. Murger lui-même, dans la préface de son livre, remarque avec raison que la Bohême est vieille comme le monde, que tous les siècles, toutes les poésies, tous les arts ont eu leurs bohèmes. Il signale Rousseau et d’Alembert ; on peut remonter avec lui beaucoup plus haut, commencer à Homère, passer par Shakspeare et arriver jusqu’à Molière. Ce sont là des noms, des devanciers qui ont de quoi contenter les vanités les plus exigeantes. Seulement il y a une légère différence qu’il est bon de mentionner ; chez Rousseau et d’Alembert par exemple, le berceau, le début, certains détails de l’existence étaient bohèmes ; le génie ne l’était pas : lorsqu’ils écrivaient, l’un le Contrat social ou l’Émile, l’autre la préface de l’Encyclopédie, ils rentraient de plain-pied et de plein droit dans la grande famille humaine, dans la société tout entière, prompte à applaudir l’éloquence de l’un et la science de l’autre. Et que dire des immortels poètes dont les noms, rapprochés de ceux qui les invoquent comme leurs patrons, semblent une accablante ironie ? Qu’importe que celui-ci mendiât de ville en ville, que celui-là eût gardé les chevaux à la porte des théâtres, que le troisième promenât sa troupe nomade et jouât la comédie dans des granges ? Leur œuvre en a-t-elle été moins grande ? N’y a-t-il pas toute une réponse dans ce contraste même de leur néant et de leur misère avec la beauté de leurs ouvrages et la splendeur de leur génie ? Trouve-t-on une trace de la Bohême dans les douleurs de Priam, dans la colère d’Achille, dans les plaintes du roi Lear, dans les remords de Macbeth, dans les souffrances d’Alceste ou les sourires de Célimène ? Il était réservé à nos modernes bohèmes de chercher dans leur état, dans leur personne, dans les incidens de leur vie et de leur entourage, le sujet, la mise en scène, l’ultima ratio, l’inspiration permanente de leur esprit et de leur art. Ce qu’ils savent, ce qu’ils voient, ce qu’ils sentent, ce qu’ils imaginent, tout cela se teint immédiatement de leurs couleurs, se marque de leur estampille, et rentre, comme accessoire obligé, dans la pièce interminable dont ils fournissent à la fois le cadre, la langue et les décors, et où ils sont tout ensemble auteurs, acteurs, personnages et public. Ce qu’il y a de triste, c’est qu’une fois qu’ils ont façonné à leur guise une intelligence, si bien douée qu’elle soit, ils ne la lâchent plus ; par une sorte de fatalité ou d’attraction invincible, elle ne leur échappe de temps à autre que pour leur revenir, comme saisie d’une nostalgie de désordre. Henry Murger en a fait, et à plusieurs reprises, la cruelle expérience. S’il est vrai, comme l’a dit Lessing, que quand on appartient au diable par un cheveu, on lui appartient par tout le corps, on pourrait ajouter qu’il y a dans cette existence, où se sont perdues de nos jours tant de facultés éminentes, plusieurs diables dont les voix tentatrices, quand on les a une seule fois écoutées, poursuivent sans cesse et ramènent leurs victimes. Nous aurons le courage d’en nommer jusqu’à trois que nous avons vus souvent se glisser sur les pas de Murger et l’enlacer de mauvais conseils, de séductions mensongères ou de désastreux embarras, — le petit journal, le théâtre, la question d’argent.

Nous ne prétendons pas instruire ici le procès du petit journal : il aura son chapitre dans l’histoire de l’esprit français, et la hiérarchie des genres est désormais assez confuse pour qu’il nous soit permis de préférer un joli badinage dans une feuille légère à une lourde page dans un gros livre, de même que nous préférons une joyeuse pochade de petit théâtre à une blafarde comédie des imitateurs de M. Scribe. Ce pauvre esprit d’ailleurs, — c’est de l’esprit français que nous parlons, — a eu dans ces derniers temps trop d’humiliations et d’entraves pour qu’on songe à lui envier un seul des moyens qui lui restent de se manifester avec ses anciens privilèges de malice frondeuse et de fine raillerie. Il faut cependant rappeler une distinction essentielle. Aux époques de liberté et de lutte, le petit journal peut faire office de cavalerie ou d’artillerie légère : la cause qu’il sert, l’idée qu’il aiguise, le péril réel ou imaginaire qu’il court, peuvent relever son rôle ; mais depuis qu’il ne lui est plus possible d’attaquer les grands de ce monde et qu’il est même forcé de les flatter un peu pour qu’on lui permette de vivre, il a dû nécessairement chercher d’autres élémens de succès, et ceux-là n’ont pas toujours été d’aussi bon aloi : sa considération en a souffert. Il s’est enrichi peut-être, mais assurément il ne s’est pas ennobli. À cette première objection ajoutons les convenances d’âge et de situation littéraire. Si chaque âge a ses plaisirs, chaque âge aussi a sa littérature. Murger avait débuté et réussi dans le petit journal, rien de mieux ; mais Murger sept ou huit ans plus tard, après avoir publié plusieurs romans remarquables et pris rang dans la vraie littérature, redescendant à ses vieilles habitudes et écrivant quelque plaisanterie d’atelier entre une anecdote de coulisses et une nouvelle à la main, Murger ne nous donnait-il pas un assez triste spectacle ?

Le théâtre a aussi exercé, selon nous, une fâcheuse influence sur les dernières phases de sa carrière, et cette remarque pourrait s’appliquer à d’autres. Étrange anomalie ! le théâtre occupe dans la société moderne, dans le monde parisien surtout, une place toujours croissante et que nous n’hésitons pas à déclarer excessive : il possède un budget énorme, il entretient une population dont l’existence s’identifie avec la sienne ; ses finances sont plus compliquées et mieux surveillées que celles de maint petit état. Ses produits pourraient être cotés à la Bourse, et ses producteurs les mieux rentes, devenus ses économes, n’ont rien négligé pour lui donner l’importance commerciale et aussi les allures d’une grande manufacture en pleine activité. Ce ne sont pas là les seules marques de sa prépondérance : il a le privilège d’imprégner de sa vie propre et de son atmosphère particulière tout un côté de nos mœurs contemporaines ; il donne le ton à une foule d’intelligences, qui n’agissent, ne pensent, ne parlent que d’après lui ; il popularise tous les caprices de cette langue usuelle et familière qui envahit de plus en plus la véritable. Cette influence, ces prestiges, ce perpétuel contact, ont établi pour bien des gens un bizarre pêle-mêle entre la vie théâtrale et la vie réelle. Nous en connaissons bon nombre qui ne respirent à l’aise que dans cet air factice qu’échauffent les becs de gaz, et nous pourrions citer plusieurs de nos illustres qui sont arrivés à ne plus savoir s’ils sont des hommes ou des personnages, à distinguer difficilement leurs vraies actions et leur vraie pensée de cette représentation où ils se donnent sans cesse en spectacle aux autres et à eux-mêmes. Qu’est-il résulté de cette absorption par le théâtre de tant d’élémens de curiosité, de prospérité et de richesse ? Quiconque sait ou croit savoir tenir une plume est irrésistiblement attiré de ce côté-là ; ces régions opulentes, ces sables aurifères ont d’éblouissans mirages, qui fascinent et magnétisent toutes les imaginations. Faire du théâtre ! tel est le vœu, le rêve, le cri de ralliement de tous les auteurs, jeunes et vieux, et cela sans distinction de vocation et d’aptitude. On a réussi dans le roman, on doit réussir au théâtre ; c’est logique, et l’on a d’autant moins envie d’en douter, que le théâtre rapporte dix fois plus que le roman. Depuis qu’on a vu des pièces médiocres produire dans un hiver plus que le traitement d’un maréchal de France ou d’un ténor, comment ne pas céder à un argument de cette force. Comment s’inquiéter de la différence des genres ? A quoi bon écouter les voix de la prudence et de la critique, qui nous conseillent d’interroger nos forces avant de nous risquer dans une périlleuse tentative ? Le sans dot d’Harpagon fermait la bouche aux contradicteurs, et Harpagon a aujourd’hui une position presque officielle dans la république des lettres.

On l’a dit et l’on ne saurait assez le redire : rien ne se ressemble moins que le roman et le théâtre. Ce ne sont ni les mêmes procédés ni les mêmes moyens de succès. Telle qualité, réclamée par l’un, est exclue par l’autre ; tel défaut, intolérable chez celui-ci, est imperceptible chez celui-là. Dans l’éternel drame des passions humaines, l’un analyse surtout les causes, l’autre montre les effets ; l’un peint l’homme par le dedans, l’autre par le dehors. Le roman vit de nuances et de demi-teintes ; il lui suffit d’une lueur mystérieuse qui éclaire le monde intérieur, et dont les alternatives sont souvent un charme de plus. Il faut au théâtre des lignes arrêtées, des figures nettement découpées sur un fond sans perspective. Il risque rarement de se tromper en supposant que le spectateur, avide de voir agir les personnages, en sait toujours assez sur les mobiles de leurs actions. Chez l’un en un mot, le fait n’intéresse que comme la conséquence du sentiment ; chez l’autre, le sentiment n’émeut qu’à la condition de conduire au fait. Que dire des différences accessoires, des ressources descriptives qui permettent aux imaginations paresseuses de remplacer le mouvement par le paysage, de la faculté qu’a le roman de se transporter sans cesse d’un point à un autre, de varier sans fatigue et sans effort le lieu de la scène, de s’arrêter à son gré pour écouter les douces chansons de la fantaisie et de la rêverie, toutes choses qui au théâtre sont impossibles ou font longueur, mot bien plus redoutable que l’impossibilité ? On comprend dès lors dans quelle erreur tombent ceux qui, séduits par des avantages matériels, croient pouvoir impunément passer de l’un de ces genres à l’autre. Que de temps et de talent ils s’exposent à perdre dans ces émigrations imprudentes ! quel triste assemblage de désirs impuissans, de velléités stériles et de déceptions amères doit résulter de ces violences qu’ils exercent sur leurs aptitudes et souvent sur leur originalité littéraire !

Henry Murger était de ceux-là : il n’avait pas le tempérament dramatique, et nous n’en voudrions pour preuves que les qualités les meilleures de ses romans. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, il y avait en germe dans les derniers chapitres des Vacances de Camille tout un drame dont il ne paraît pas s’être douté ou soucié, et nous sommes loin de l’en blâmer. Murger était le contraire du faiseur, et il y a du faiseur, quoi qu’on en puisse dire, chez nos auteurs dramatiques les plus applaudis, en dépit de leurs prétentions à réagir contre les ficelles de M. Scribe. Nature fine, nerveuse, indolente, épris de rêverie fantasque, enclin à l’école buissonnière, artiste assez amoureux de son art pour attendre l’inspiration et ne travailler qu’à ses heures, arrivant aisément à cet état de l’imagination qui n’est pas sans charme et qu’on pourrait appeler une voluptueuse impuissance, Murger semblait fait exprès pour ne pas réussir au théâtre, et cependant il n’avait pas été plus épargné que les autres par la contagion théâtrale. On ne le rencontrait pas dans ces derniers temps sans qu’il vous parlât de scenarios, de pièces reçues ou en répétition ; l’on eût dit que les droits d’auteur carillonnaient d’avance à son oreille. Les gens du métier souriaient et vous disaient tout bas que Murger rêvait des pièces, mais n’en écrivait pas, qu’il n’achevait rien, que tous ces fils légers se brouillaient dans ses mains débiles, ne lui laissant que cette prostration douloureuse qui suit un effort stérile. Que de fois nous l’avons vu dans les couloirs des théâtres, les soirs de premières représentations, morne et triste, subissant le supplice de Tantale, songeant à ces ovations prévues qui allaient ouvrir des perspectives dorées aux heureux triomphateurs, et se disant sans doute avec amertume qu’il leur était après tout supérieur par bien des points ! Ce sentiment d’une supériorité relative, combiné avec ce défaut d’aptitude spéciale et aigri par des embarras toujours renaissans, constituait pour Murger un fonds permanent de révolte intérieure qui le dégoûtait du travail et le lui rendait à la longue impossible. Ainsi tout, dans cette hygiène intellectuelle et morale, concourait à fatiguer ce cerveau et à troubler cette vie.

Ceci nous mène à la question d’argent : il n’y a pas d’indiscrétion à en dire quelques mots, puisque l’on ne pouvait passer cinq minutes avec Murger sans qu’il vous en parlât avec une expansion naïve et affligeante. Nous savons tout ce que cette question a de délicat, tout ce qu’elle pourrait avoir d’odieux, si l’on paraissait oublier à quel point sont sacrées la pauvreté et la mort. Qu’on y prenne garde pourtant : il y a deux sortes de pauvreté, la bonne et la mauvaise. Tout homme de cœur doit s’incliner avec respect devant cette pauvreté laborieuse, austère compagne de tout ce que le corps et l’esprit peuvent faire d’utile et de beau, noble sœur du talent et du travail, dont les chastes caresses exaltent l’un et fécondent l’autre ; mais il peut y avoir aussi une pauvreté moins respectable : c’est celle qui se fait avec du désordre, qui se compose de besoins artificiels à satisfaire plutôt que de privations courageusement subies. Or, dans les mœurs de cette littérature qui a si bruyamment réclamé Murger comme sien, on affecte sans cesse de confondre ce qui ne se ressemble guère : on revendique pour la fausse pauvreté les mêmes hommages que pour la vraie. On traite d’esprit vulgaire ou méchant, de bourgeois à préjugés, d’égoïste corrompu ou hébété par la vie commode et opulente, quiconque se permet de déplorer ces existences organisées ou désorganisées de manière à rompre constamment l’équilibre entre le doit et l’avoir, et à faire en certains momens de la question pécuniaire la préoccupation dominante d’une intelligence appelée à d’autres pensées. On néglige de se demander si ces bourgeois, ces riches que l’on accuse d’être sans pitié et sans entrailles pour le talent pauvre, ne sont pas bien souvent des gens dont toute la richesse consiste a régler leur dépense d’après leurs ressources. C’est un paradoxe assez bizarre que celui qui affiche un dédain superbe pour les réalités de la vie, et qui finit par s’en rendre esclave. Le mépris des biens de ce monde est, depuis Sénèque, un sentiment très philosophique et très honorable, mais à la condition de les mépriser franchement et de s’en passer, et non pas d’y songer nuit et jour pour en pleurer l’absence comme un amant pleure sa maîtresse, non pas surtout de faire de cette pauvreté volontaire, déclarée, orgueilleuse, portée haut comme un drapeau ou une enseigne, un point de mire pour des séductions funestes à la liberté et à la dignité des lettres. Remarquez en effet que ces Spartiates, ces fantaisistes du brouet noir, ces libres et sauvages enfans du hasard, indociles à toute règle, à qui il ne faut pour vivre, comme à l’oiseau du ciel, que la goutte d’eau et le brin d’herbe, sont justement ceux qui ont la plume la plus complaisante, et que tous les gouvernemens trouvent prêts à écrire ou à chanter sous leur dictée immédiate. Leur haine contre les livres de compte ne s’étend pas jusqu’à l’émargement, et ils sont moins rebelles à la consigne qu’à l’arithmétique. Heureux encore quand les gouvernemens seuls profitent de ces brèches ouvertes dans les consciences-par cette pauvreté mal acquise et mal définie ! Il arrive parfois que des particuliers, favoris ou pontifes du veau d’or, enrôlent quelques-uns de ces fiers talens que l’envie d’être riches assouplit aux féodalités du million et de l’agiotage ; l’on assiste alors à l’humiliant spectacle d’une onéreuse alliance qui assujettit les idées aux écus : grave symptôme parmi ceux qui signalent les décadences littéraires ! argument invincible en faveur de cette vérité, que tout désordre moral aboutit à la servitude !

Voilà, nous l’avouons, de bien grands mots et des réflexions bien moroses à propos d’un charmant esprit dont l’aimable mémoire et les œuvres légères n’avaient rien à faire, semble-t-il, avec les sermons des pédans et des docteurs. C’est là un des désavantages de la morale vis-à-vis de ceux qui, sans l’avoir ouvertement blessée, se sont pourtant arrangés de façon à ce qu’il paraisse également illusoire de l’invoquer en leur honneur ou à leurs dépens. Quiconque s’impose cette tâche doit se résigner d’avance à jouer dans la littérature ce qu’on appelle au théâtre les rôles sacrifiés, et s’attendre aux récriminations, aux sarcasmes ou aux dédains de ces disciples de Pangloss, qui ne veulent pas qu’on s’attriste ou qu’on s’effraie quand ils sont joyeux et rassurés. Chaque fois que l’on dénonce, dans le monde des lettres, un excès, un abus, un penchant dangereux, un trait de mœurs inquiétant, chaque fois que l’on demande où peuvent conduire ces sentiers perdus sur ces pentes glissantes, on est qualifié, nous le savons, de censeur maussade et de prophète de malheur. Il faut bien pourtant que certaines vérités se disent, moins pour discuter des renommées dont le temps fixera la valeur que pour rappeler aux survivans le mal qu’à fait et que pourrait faire encore cette manie de confondre le désordre avec le talent : l’un est si facile et l’autre est si rare ! Il ne suffit pas d’ailleurs de s’étourdir pour supprimer ce que l’on nie, et l’événement se charge d’ordinaire de réaliser ces prophéties dont se moquent le succès et le plaisir. Alors on ne rit plus, et c’est en vain que l’on essaie, à force de bruit, de couvrir l’évidence qui parle à travers ce cercueil et le bon sens public qui proteste contre ces lugubres comédies.

Nous ne voudrions pas finir sur d’aussi graves et d’aussi sombres images. Ces pâles et sympathiques figures qui ont un moment brillé des plus doux rayons de la poésie et de la jeunesse, et qui disparaissent avant d’avoir accompli toute leur destinée, n’ont pas seulement droit à une affectueuse indulgence ; elles ont un charme mélancolique qui manque aux existences plus complètes et aux génies plus robustes, le charme de ce qui reste inachevé, de ce qui ouvre un champ aux conjectures, de ce qui ne se révèle à nous que par les heures de soleil et s’enfuit avant celles du déclin. Un auteur moderne a comparé les amours tranchées dans leur fleur à ces beaux ; enfans que l’on a perdus presque au berceau, et dont on n’a connu que les sourires. Il y a quelque chose d’analogue dans le sentiment que nous laissent les écrivains, les poètes qui n’ont pas eu le temps de vieillir et qu’une mort prématurée maintient jeunes dans notre souvenir. S’ils ont contribué à rendre ce dénoûment plus prompt et plus poignant, s’ils n’ont pas suivi les conseils d’une prévoyante sagesse, s’ils ont trop vécu en dehors de la loi commune, ce tort ou ce malheur excite plus de compassion que de blâme. Les raisons ne manquent pas pour amnistier ces imaginations qui, en s’égarant peut-être, ont su rester inoffensives et n’ont fait d’autres victimes qu’elles-mêmes. On pense à des esprits plus superbes dont les écarts ont coûté plus cher à leur pays ou à leur temps ; on se souvient que soi-même, sans avoir l’excuse du talent, on a passé souvent bien près de ces maladies de l’âme dont nous ne sommes pas tous morts, mais dont nous avons tous été frappés ; on se demande si la poésie, chez quelques-uns de ses élus, ne serait pas une sorte d’infirmité brillante qui les force de gaspiller les trésors qu’ils ont reçus. S’il faut absolument donner contre eux gain de cause à la raison et à la morale, on s’en prend à tout plutôt qu’à eux-mêmes, — à leur siècle, à leur éducation, à leurs flatteurs, a l’air qu’ils ont respiré, à nous qui avions fait d’eux nos enfans gâtés. Ils ont été et ils demeurent cette chose légère, ailée et sacrée, dont parle Platon ; nous aimons à confondre dans un même sentiment leur vie si courte et leur fin si triste, leurs souffrances et leurs fautes, leur œuvre interrompue et les bonnes heures qu’ils nous ont données. Il serait plus rigide que nous n’avons le droit de l’être, celui que de pareilles images trouveraient inflexible ; mais qu’ils sont mal inspirés ceux qui enflent le ton, dressent un piédestal et tentent une apothéose, là où une simple et tendre sympathie serait si douce à pratiquer, si facile à obtenir !


ARMAND DE PONTMARTTN,