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Un mariage sous l’empire/1

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Calmann Lévy, éditeur (p. 1-4).


I


— N’avez-vous point, parmi vos aides de camp, un descendant de l’ancienne famille des Lorency ? dit un jour Napoléon au général Donavel.

— Oui, sire ; il a fait avec moi la dernière campagne, et je puis affirmer à votre Majesté qu’il est en tout digne du nom qu’il porte.

— Quelle fortune a-t-il ?

— Aucune, sire ; les biens de sa famille ont été des premiers vendus lors de…

— Eh bien, il faut qu’il en ait d’autres. La fille de Brenneval est riche ; son père a gagné des millions sur la vente des biens nationaux ; il faut que cet argent-là tourne au profit d’un grand nom ; votre femme arrangera cette affaire-là avec madame Campan.

Et, sans attendre la réponse du général, sans supposer la moindre objection de sa part, Napoléon se tourna vers le ministre secrétaire d’État, lui fit signe de le suivre dans son cabinet, et tous deux sortirent du salon en laissant le général rêver aux moyens de remplir la mission délicate dont il était chargé.

Son premier soin, en revenant du château, fut de demander à sa femme si elle connaissait mademoiselle Brenneval ; mais madame Donavel, quoique ancienne élève de madame Campan, allait rarement la voir, et n’avait plus de rapports qu’avec les anciennes pensionnaires de son âge, mariées ainsi qu’elle depuis plusieurs années. Craignant donc de ne pas réussir dans une démarche qui exigeait peut-être plus que de l’adresse, elle eut recours à la duchesse d’Alvano pour obtenir les renseignements que son mari désirait sur la fortune et le caractère de mademoiselle Brenneval.

La duchesse d’Alvano, comme toutes les femmes uniquement occupées des plaisirs, des intrigues, ou des petites tracasseries du monde, saisit avec joie cette occasion d’entrer, pour ainsi dire, dans un secret, et de jouer un rôle dans une affaire à laquelle s’intéressait l’empereur ; car son expérience ne lui permettait point de douter que les renseignements qu’on voulait se procurer sur la jeune Ermance Brenneval n’eussent pour but un de ces mariages par ordre qui se faisaient journellement à la cour. Jalouse d’être citée pour son zèle en cette occurrence, elle se rendit sans délai à Saint-Germain.

L’arrivée d’une ancienne compagne, devenue dame du palais, duchesse, et, plus encore, femme à la mode, cause une telle sensation parmi les pensionnaires que les études en sont interrompues ; chacune d’elles court à la fenêtre pour voir le carrosse, la livrée, et surtout la parure de l’élégante Euphrasie. On se demande quel peut être le motif de sa visite ; car ce n’était point encore l’époque de la fête de madame Campan, et l’on ne songeait pas à arranger une de ces imitations de Saint-Cyr-Maintenon, une de ces représentations pompeuses où les plus jolies pensionnaires se montraient parées des diamants de leurs compagnes couronnées, et où l’on entendait les vers de Racine déclamés par de douces voix, et applaudis par une cour brillante.

— Ah ! je devine, dit une grande élève qui semblait oubliée par sa famille ; la duchesse d’Alvano n’a ici personne qui l’intéresse ; sa fille est encore trop petite pour entrer en pension, et je parierais qu’elle vient pour quelque affaire dans le genre de celle qui nous a valu dernièrement un jour de récréation.

— Un mariage ? dit une autre, tant mieux ! rien n’est si amusant.

— Oui, pour vous qui n’êtes qu’une enfant, interrompit une troisième, et qui n’avez pas à craindre qu’on vous donne à quelque vieux général pour panser ses blessures, ou bien qu’on vous oblige à vivre au milieu d’une famille de braves gens plus communs les uns que les autres. Mais moi, à qui ce malheur peut arriver aussi bien qu’à la pauvre Valérie, je ne vois pas sans terreur de pareilles visites.

— N’ayez pas peur, reprit la doyenne d’âge de la classe ; ce malheur ne menace jamais que la plus pauvre ou la plus riche : celles qui se trouvent dans votre position en sont à l’abri. Je n’en dirais pas autant d’Ermance, qui reste là sans s’inquiéter de ce que l’on décide peut-être en ce moment pour elle.

— Quoi ! vous pensez que la duchesse d’Alvano vient tout exprès de Paris pour parler de moi à madame Campan ? Comment cela serait-il ? elle ne me connait pas. Je suis bien sûre de ne l’avoir jamais rencontrée chez mon père, encore moins chez mon grand oncle, qui déteste tout ce qui tient à la cour de l’empereur, et puis quel intérêt la porterait à vouloir me marier ?

En disant ces mots, Ermance paraissait également agitée par la curiosité et par la crainte.

— Quel intérêt ? reprit mademoiselle Caroline Dermeuil, mais le sien. On peut attendre beaucoup de la reconnaissance d’un ami auquel on fait cadeau d’une héritière.

— Ah ! quelle supposition ! dit Ermance d’un air indigné. Une femme bien élevée s’abaisserait à de telles spéculations ? Je ne puis le croire, et j’ai plutôt l’idée que la duchesse d’Alvano aura entendu parler d’Adrien, et qu’elle s’intéresse à…

— À son amour pour toi ? Ah ! vraiment, tu es bien bonne de penser que la coquette Euphrasie se donnerait tant de peine pour servir la passion d’un jeune homme occupé d’une autre que d’elle. Non, ma chère, malheur à toi si elle se mêle jamais de faire le bonheur d’Adrien de Kerville !

Cette menace remplit d’effroi le cœur d’Ermance, car elle regardait Caroline Dermeuil comme un oracle, et partageait au suprême degré, ce respect imbécile qu’ont ordinairement les jeunes élèves pour celle qui a vieilli dans la pension. Cependant celle-là ignore plus qu’une autre ce qui se passe dans le monde, et comment on doit s’y conduire. Mais, confidente générale de toutes les pensionnaires qui se croyaient en âge d’avoir un secret. Caroline savait les espérances, les projets romanesques de chacune de ses compagnes, et ne manquait point d’en exagérer l’importance pour s’en faire raconter les moindres détails. C’est ainsi qu’elle avait appris la rencontre de mademoiselle Brenneval et du jeune Adrien dans un bal chez le ministre de la guerre et qu’elle avait décidé, qu’ayant engagé deux fois Ermance à danser, il devait en être amoureux fou. La décision flattait l’amour-propre d’Ermance, et jeta dans son cœur un trouble inconnu que l’esprit romanesque de Caroline appela bientôt une passion invincible.

Le bonheur de se croire aimé est sans doute le premier de tous, puisque les plus savants corrupteurs en ont toujours fait leur plus puissante flatterie. La raison, la modestie, tout cède à cette douce erreur. Ermance se disait bien quelquefois qu’une grande passion ne pouvait naître et se maintenir sans preuves de dévouement et de sympathie, et qu’avant de consacrer sa vie à une personne il fallait au moins la connaître. Mais ces réflexions sages et ennuyeuses étaient combattues par des illusions charmantes, des rêves amusants ; et l’esprit d’Ermance n’hésita pas dans son choix. Uniquement occupée du souvenir d’Adrien, elle passait tous ses jours de sortie à le chercher à la promenade et au spectacle où on la conduisait, et quand elle l’apercevait se dirigeant vers la calèche où elle était avec son père, s’il venait s’informer des nouvelles de leur santé à la sortie de l’Opéra, ce grand événement redoublait l’innocente folie d’Ermance, à tel point qu’elle attendait avec impatience le moment de retourner à la pension pour savoir quel nom sa confidente donnerait à une si simple démarche.

Ainsi, chez les femmes dont l’imagination s’éveille bien avant le cœur, l’impossible et le mystère ont seuls le pouvoir de les captiver : la plupart de leurs sentiments ne naissent qu’après avoir été baptisés par une amie.