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Un mariage sous l’empire/18

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 105-112).


XVIII


— Pourquoi trembler ainsi ? dit M. de Montvilliers en voyant entrer le lendemain chez lui sa nièce ; qu’as-tu donc à m’apprendre qui puisse le causer tant de trouble ? Ah ! quel que soit le sujet qui t’afflige, tu es sûre de l’intérêt de ton vieil ami : pourquoi paraître le craindre ?

— Oui, je le crains, répondit Ermance d’une voix tremblante, car je viens m’exposer à sa colère, à son mépris…

— Toi, mériter le mépris ! jamais je ne croirai que notre Ermance, celle dont les vertus, les heureuses qualités font le bonheur de sa famille, puisse la faire rougir !

— Ne me parlez point ainsi, reprit Ermance, avec une sorte d’égarement ; ne me rappelez point ce que j’ai perdu pour jamais, ou je n’aurai pas la force de vous rien avouer ! Cependant je n’ai plus que votre pitié au monde ; il faut qu’elle m’aide à accomplir le plus affreux devoir !

— Mon enfant, calme-toi ! dit son oncle en prenant la main brûlante d’Ermance ; la fièvre t’agite !

— Oui, la fièvre me brûle ; la fièvre du désespoir, du remords !…

— Que dites-vous ? du remords !…

— Écoutez-moi,… mais jurez avant de ne pas m’abandonner ; sinon, je ne sais à quelle extrémité je puis me porter !

— Le chagrin vous égare, Ermance, vous dont les sentiments religieux servaient de modèle à vos compagnes !

— Oui, la douleur m’égare, je le sens ; et c’est pour échapper à de nouveaux torts, à de nouveaux malheurs, que je viens vous supplier d’être mon guide, mon protecteur !

Alors remontant aux événements qui avaient précédé son mariage, elle fit le récit de tous ceux qui avaient amené sa honte, sans chercher à dissimuler aucune des circonstances qui pouvaient atténuer sa faute. En l’écoutant, le visage de M. de Montvilliers avait pris un air sévère ; ses exclamations douloureuses avaient souvent interrompu le récit de sa nièce : « Misérable éducation !… exemple pernicieux !… lancer une jeune femme, sans guide, dans un monde pareil !… » et plusieurs phrases de ce genre qui prouvaient assez son indignation.

— Ainsi, dit-il après avoir reçu la confession d’Ermance, six mois ont suffi aux êtres corrompus dont on n’a pas craint de vous entourer, pour vous plonger dans un abîme de regrets, de malheurs. Les misérables !… tant de candeur, de grâce, importunaient leurs regards, humiliaient leurs cœurs dégradés ; ils ont voulu vous perdre, vous assimilera eux. C’est eux seuls qu’il faut accuser de votre faute ; mais s’ils vous ont entraînée, ils n’ont pu vous corrompre : je n’en veux pour preuve que vos larmes.

— Qu’importe ma douleur, dit Ermance. Si j’étais seule à plaindre, je leur pardonnerais ; mais si M. de Lorency apprend jamais pour quel motif je me sépare de lui…

— Vous séparer ! interrompit vivement M. de Montvilliers, en venir à un éclat !…

— Eh ! puis-je faire autrement ? reprit Ermance ; irai-je, joignant la ruse à la trahison, donner à mon mari un enfant qui n’est pas le sien ? usurper sa tendresse pour lui et le tromper enfin dans ce qu’il y a de plus sacré sur la terre ? Non, je préfère ma honte, sa colère, son mépris même, à cette longue trahison ; il me perdra sans regret, lui que tant d’autres sentiments occupent. En m’éloignant de lui, en me voyant partir seule pour l’Italie, il supposera que j’ai voulu m’affranchir du joug qui m’a été imposé par l’empereur ; je lui laisserai toute ma fortune, ne me réservant que ce qu’il faut pour vivre dans la plus austère retraite. Il m’oubliera, et comme aucune action de moi ne servira désormais de prétexte à la médisance, il n’aura point à rougir de ma conduite ; je ne serai pour lui qu’un être fantasque, insociable et qui se rend justice en s’exilant du monde où sa maussaderie devenait insupportable.

— Et cet enfant, cette cause innocente de tant de malheurs, que deviendra-t-il, madame ? demanda M. de Montvilliers du ton d’un juge sévère.

— Confié aux soins d’une personne… dévouée, je le ferai… élever, s’il se peut, dans l’ignorance des torts de sa… mère… et… peut-être… u n jour…

Le trouble d’Ermance l’empêcha de continuer.

— Et savez-vous quel sera son sort ? reprit le président d’une voix tonnante ; la honte, l’abandon, et bientôt la misère !

— Ah ! monsieur, s’écria Ermance en se cachant le visage, pouvez-vous penser…

— Oui, madame, la misère dans toutes ses horreurs, la misère d’autant plus cruelle à supporter que vous aurez accoutumé son enfance à tous les soins d’une tendresse furtive, à toutes les habitudes du luxe. Croyez-vous les continuer, ces soins, lorsque le temps, ayant calmé vos idées romanesques, vous rentrerez dans la vie commune pour y maintenir votre rang et une considération d’autant plus précieuse que vous l’aurez autre fois compromise ? Non, madame, il n’en sera pas ainsi ; importunée de la présence d’un être qui ne serait plus pour vous que le souvenir de votre faute, vous l’éloignerez petit à petit de vos yeux, et lorsque viendra le moment de répondre à ses questions sur sa naissance, lorsqu’il faudra lui assigner sa place dans le monde, où vous rougirez d’être sa mère, la honte l’emportera sur le devoir ; ne pouvant lui continuer vos soins sans lui laisser deviner ses droits, vous le délaisserez par prudence. Alors, sans nom, sans état, sans appui, livré à tous les dangers d’une jeunesse abandonnée, s’il devient misérable, abject, criminel, c’est vous qui serez responsable de sa dégradation et de ses crimes.

— Par pitié, s’écria Ermance en fondant en larmes, épargnez-moi cet affreux tableau, ou je meurs !…

— Moi vous cacher l’horreur d’un avenir certain, vous laisser tomber dans l’abîme quand je puis vous en montrer la profondeur, quand je puis vous sauver, sinon du malheur, au moins d’un crime ! Jamais vous n’obtiendrez de moi cette lâche faiblesse. Vous avez réclamé le secours de mon expérience, de ma vieille amitié pour cette famille que vous vous préparez à mettre au désespoir ; je vous dois la vérité, vous la subirez tout entière. Vous croyez peut-être vous faire justice à vous-même en vous résignant pour quelques années à vivre loin du monde, dans une retraite où les douleurs du repentir céderont bientôt au charme d’une vie indépendante, où le repos et les soins mystérieux donnés à un enfant composeront de fort douces journées ; ce châtiment vous parait suffisant pour expier le tort d’abandonner un père qui ne s’est point remarié par tendresse pour vous ! un mari qui vous a confié l’honneur d’un des plus beaux noms de France ! Après une telle fuite, pensez-vous qu’il accepte la fortune que votre vertu lui légue ? Ah ! vous le connaissez trop bien pour douter un instant que votre séparation n’entraîne sa ruine ! En prenant ce parti, non contente de l’exposer au ridicule, aux suppositions injurieuses d’un monde méchant, aux suites inévitables des propos que de tels scandales font naître, vous lui enlevez, avec son repos, l’existence qu’il tient de votre fortune ; vous devenez l’arme fatale qui le frappe au milieu de sa carrière, lorsqu’il vient de se couvrir de gloire, lorsqu’il est au moment d’obtenir le prix dû à son courage, à cette noble résignation qui l’a fait entrer comme soldat dans l’armée française au lieu d’aller parer l’antichambre des Tuileries et prostituer son ancien nom parmi les favoris d’une cour nouvelle, enfin c’est lorsque tout lui promet un brillant avenir, que vous le forcez à tout abandonner pour aller cacher la honte qui retombe sur lui !

— Oh ! mon Dieu ! que faut-il faire pour le sauver d’un pareil malheur ? dites. Je puis tout braver plutôt que de le rendre victime de ma honte. Avec quelle joie je donnerais ma vie… cette existence qui n’est plus qu’un malheur pour moi, pour tout ce que j’aime ! Mais serais-je donc si criminelle en ensevelissant cet affreux secret avec moi ?… Vous détournez les yeux… je vous fais horreur… Ah ! malheureuse !…

— Oui, cet atroce vœu m’indigne ! Et qu’est-ce autre chose que le désir impie de s’affranchir d’une punition méritée ? Ce n’est point ainsi que vous pouvez expier vos torts.

— Ah ! donnez-moi le-moyen d’en obtenir un jour le pardon ; et dussiez-vous m’infliger le plus cruel, le plus long supplice, je le subirai sans me plaindre. Mais est-il un moyen de me soustraire à l’infamie, d’épargner Adhémar ?…

— Oui, madame, il en est un, le plus pénible, le plus courageux de tous, qui vous condamne à des craintes continuelles, à des soins de tous les moments, aux humiliations, aux tortures d’une contrainte sans relâche, enfin à la sombre douleur d’être seule à porter un secret dont le poids accable, d’un secret d’où dépend l’existence et l’honneur de deux êtres sacrés pour une femme.

— Qu’exigez-vous ? ô ciel !

— J’exige le sacrifice de tous les moments de votre vie, la mort de tous les sentiments d’orgueil qui vous animent. Je le sais, je sais qu’en pareille situation la femme la plus sincèrement repentante croit s’humilier assez par l’aveu de sa faute, et s’immoler généreusement en s’exposant au juste courroux de son mari. Le cœur soulagé par cette avilissante confession, elle attend avec résignation les effets du ressentiment ou de la clémence de l’offensé. Qu’en résulte-t-il ? un mépris, une méfiance mutuelle. Celui qu’on ne s’est donné la peine de tromper qu’autant qu’on trouvait intérêt à le faire ne sait pas longtemps gré d’un aveu qui lui a enlevé pour jamais sa tranquillité. Quoi ! vous l’avez trahi pour votre plaisir, et vous ne sauriez le tromper pour son intérêt ! Le soin de racheter son outrage par tous les sacrifices d’une vie exemplaire vous paraitrait-il au-dessus de vos forces ? Mais qu’est-ce donc que la vertu, si ce n’est le besoin constant d’immoler son bonheur à celui d’un autre, de souffrir pour lui épargner la souffrance ? Voilà le devoir que la religion vous impose ! la morale est plus sévère encore. Qu’importent aux intérêts de la société vos scrupules tardifs, vos remords ? Il s’agit de l’honneur, de l’existence d’un homme justement considéré, du sort d’un enfant appelé à jouir des droits que la loi donne à tous : l’arrêt ne peut être douteux. Croyez-moi, c’est ici le magistrat qui vous parle : entre deux innocents et un coupable, celui-ci doit porter seul la peine : subissez donc la vôtre avec courage.

— Le tromper ! répétait Ermance en levant au ciel ses yeux brillants de larmes ; profiter de l’amour qui l’a ramené un moment près de moi pour l’abuser par un mensonge éternel ! Ah ! mon Dieu ! le pourrais-je ? Mon tremblement, la rougeur de mon front ne me trahiront-ils point sans cesse ? Songez donc que je l’aime, que ma raison peut m’abandonner à la seule idée d’un soupçon ; enfin que, dans le trouble où le désespoir me jette, je suis incapable de chercher à maintenir son illusion par des moyens, des ruses indignes de…

— Eh bien, interrompit M. de Montvilliers, en s’emparant du bras tremblant d’Ermance, laissez-moi ce pénible soin ; je ne croirai point me dégrader en vous sauvant tous deux du déshonneur. Mais quelle qu’en soit la rigueur, vous serez docile à mes conseils.

— Oui, répondit Ermance d’une voix étouffée.

— Vous souffrirez en silence. Je serai seul au monde à partager le poids de ce triste secret : et pour mieux le garder, vous resterez ici, c’est moi qui écrirai à votre père, à votre mari ; je lui dirai que vous cédez à mes instances en passant l’hiver près de moi ; c’est moi qui les tromperai tous deux pour vous conserver leur tendresse, pour vous rendre vous-même un jour à la vertu, au bonheur ! Ah ! vous bénirez alors ce vieil ami dont la sévérité vous condamne aujourd’hui au plus cruel châtiment ! vous reconnaîtrez alors que dans ce cœur flétri par de longs malheurs, par toutes les déceptions de l’expérience, il existait encore assez de force pour vous protéger contre vous-même, assez d’affection pour vous consoler !

En finissant ces mots, deux larmes coulèrent lentement sur les joues pâles du vieillard ; Ermance les voit, se jette aux genoux de son oncle en s’écriant :

— Ô mon unique ami ! mon soutien ! mon père ! je jure ici de vous obéir ; il n’est point d’humiliations, de sacrifices que je ne puisse supporter pour payer de si précieuses larmes !… disposez de moi… Si le tourment de ma vie entière doit me rendre votre estime et l’affection de ce noble cœur que j’afflige, ah ! je n’aurai pas trop souffert ! Déjà je sens le bienfait d’une protection si douce ; je ne suis plus seule au monde avec ma douleur ; j’ai votre pitié, mon repentir vous touche, et vous m’encouragez par l’espoir de mériter un jour le pardon que je ne pourrai jamais, hélas ! implorer de lui ! Mais le ciel et vous seront les juges de mes efforts ; et si je meurs avec votre bénédiction, je croirai qu’Adhémar pardonne.

— Pauvre Ermance ! dit son oncle en la relevant pour la presser sur son cœur ; va, tant de douleur et de courage seront récompensés ! le ciel ne permettra pas que la perversité triomphe ; il déconcertera les infâmes qui ont juré ta perte ! Mais redoute-les ; songe qu’ils épient tes larmes, et qu’ils en pourraient deviner la cause ; songe qu’après s’être flattés de t’associer pour toujours à leurs coupables plaisirs, à leur secte immorale, ils ne te pardonneront point de t’être relevée de l’abaissement où ils t’ont plongée ; cache leur ton repentir, et laisse-les réunir sur moi seul tous leurs ressentiments. Je consens à passer pour un vieillard tyrannique chargé d’exercer sur toi la plus sévère surveillance. Ils m’accuseront de t’éloigner d’eux, de te soustraire à leur perfide influence ; ils me haïront enfin, et la pitié qu’ils auront pour ton sort, le mépris que leur inspirera ta docilité à te soumettre aux volontés d’un vieil oncle les empêcheront de sévir contre toi. Mais j’ai besoin que tu me secondes dans tous ces projets ; sois donc plus courageuse. Tu trembles, tu pâlis ! Promets-moi de ne plus t’abandonner ainsi au désespoir.

— Oui, je vivrai pour vous, pour mériter tant de bonté par ma reconnaissance ! dit Ermance d’une voix presque éteinte, je dévorerai mes larmes, mes souffrances ; vous seul saurez…

Mais ce pénible entretien avait épuisé ses forces, elle ne put achever. M. de Montvilliers, alarmé de l’état où il la voit, fait appeler Mélanie, la recommande à ses soins. Mais, sans s’étonner de la pâleur qui couvre le visage d’Ermance, elle l’aide à retourner dans sa chambre ; sans se douter que le chagrin pût jamais causer tant de souffrances, elle lui prépare des calmants, des tisanes, pour dissiper le tremblement qui l’agite ; elle s’établit auprès du lit de sa cousine, et lorsqu’elle la voit plus calme, elle lui raconte en détail toutes les cures qu’elle a faites dans le village avec le simple secours des plantes qu’elle fait sécher, lui dépeint le plaisir qu’elle éprouve à voir céder l’accès de fièvre d’une pauvre paysanne à quelques sudorifiques sagement employés, à recevoir les bénédictions que ces bonnes gens lui donnent en retour de ses soins charitables.

— Heureuse Mélanie ! pensait Ermance en l’écoutant ; au ! pourquoi ne m’a-t-on pas élevée comme elle !