Aller au contenu

Un mariage sous l’empire/23

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 131-137).


XXIII


Trois heures venaient de sonner, Ermance était encore au lit, car le docteur ne lui permettait de se lever que pour dîner, tant il craignait de la voir retomber dans l’état de faiblesse qui l’avait alarmé. M. de Montvilliers, interrompu par le bruit de la voiture, attendait à chaque instant que la porte s’ouvrît et qu’Adhémar parût ; madame de Lorency gardait le silence, et s’enveloppait du chale que lui avait envoyé son mari, pour cacher le tremblement qui agitait ses mains. On entendait sa respiration précipitée, et son visage, animé par la crainte et la joie, avait une expression impossible à décrire.

— Nous nous sommes trompés, dit le président, en ne voyant pas venir Adhémar, ce n’était point lui… Cependant j’ai bien entendu le claquement du fouet d’un postillon… peut-être est-il entré tout de suite dans sa chambre… On lui aura dit que tu étais couchée ; il croit que tu reposes, mais pourtant il sait bien que nous l’attendons… N’a-t-on pas ouvert la porte du salon ?… Il me semble que j’entends plusieurs voix… Si tu sonnais… Maudit pied ! ajouta-t-il en tachant de se lever pour aller vers la cheminée, car Ermance, plongée dans ses réflexions, en proie aux suppositions les plus alarmantes, n’entendait rien ; les regards attachés sur la porte de sa chambre, on eût dit que son sort dépendait de l’immobilité de cette porte ; enfin, elle s’ouvrit, et le docteur parut en disant :

— Je vous amène un médecin plus savant que moi ; celui-là aura bientôt triomphé de la maladie causée par l’inquiétude.

Au même instant, M. de Lorency s’approcha d’Ermance, l’embrassa avec une froideur préméditée, et lui fit des reproches obligeants sur l’imprudence qu’elle avait commise en venant à Paris chercher de ses nouvelles.

— Je ne me ressents plus de cette indisposition, répondit-elle en s’efforçant de paraître tranquille, et sans la recommandation du docteur, vous ne m’auriez pas trouvée au lit…

— Discrétion inutile, reprit M. B… ; je descendais de voiture au même moment où celle de M. de Lorency entrait dans la cour, et j’ai eu le temps de lui raconter dans quel état le bruit de sa mort vous avait plongée. Vraiment, il était temps qu’on vous rassurât, car il aurait couru risque de ne plus vous retrouver.

— Combien je suis touché de vos bons soins pour elle ! dit Adhémar en serrant la main de M. de Montvilliers.

Puis, s’asseyant près de lui, ils causèrent ensemble pendant que le docteur tâtait le pouls d’Ermance.

— Voilà une pulsation bien vive, disait-il, et qui s’explique assez, on ne revoit pas les gens qu’on aime sans agitation ; mais celle-là n’est pas mortelle.

Puis, se tournant du côté de M. de Lorency, il lui demanda comment il avait laissé l’armée d’Espagne.

— Assez découragée, répondit-il. Là les succès n’avancent à rien ; on n’a pas plutôt vaincu les troupes ennemies qu’il faut se défendre contre la population des villes et des campagnes. On dirait que nos soldats ont le sentiment de l’injustice de cette guerre ; ils font avec plus de dévouement que de confiance, et je m’estime fort heureux de n’être plus condamné à m’en mêler, car je prévois que cela finira par de grands revers. Il est impossible qu’une nation entière, décidée à s’affranchir du joug étranger par tous les moyens, n’y parvienne point.

Après avoir fait le récit de la prise de Lérida, où il avait été blessé légèrement, Adhémar se retira chez lui avec M. de Montvilliers. Ermance profita de ce temps pour s’habiller et se disposer à recevoir madame de Cernan et M. de Maizières, qu’elle attendait à dîner. En vain mademoiselle Augustine lui fit-elle observer qu’elle n’était point encore assez rétablie pour se vêtir comme à l’ordinaire, et l’engagea-t-elle à mettre une de ces robes négligées dont la façon et le tissu, doublé de taffetas rose, semblent l’uniforme des femmes qui relèvent de couche. Ermance, empressée de se soustraire à tout ce que l’usage ordonne en pareil cas à la coquetterie comme à la santé, mit une robe de velours noir, et fit relever ses beaux cheveux avec l’élégance accoutumée. Cette sorte de courage produisit l’effet contraire à celui qu’elle en attendait. Madame de Cernan se récria sur l’imprudence de se découvrir la tête si peu de temps après être accouchée, surtout après les souffrances qu’avait éprouvées madame de Lorency, et les accidents qui avaient hâté le terme de sa grossesse. Ce sujet une fois traité, elle allait passer au régime de l’enfant d’Ermance lorsque le président s’apercevant de ce que cette conversation faisait souffrir à sa nièce, dit tout bas à madame de Cernan de ne point trop parler de ce pauvre enfant, qui, selon toute apparence, n’était pas destiné à vivre, car il était venu au monde si chétif qu’on ne pouvait se flatter de le conserver.

Cette recommandation, répétée par madame de Cernan à tous ceux qui entouraient Ermance, explique le silence que M. de Lorency gardait lui-même sur le petit Léon. Cependant cet enfant s’élevait par les soins d’une bonne nourrice, et M. de Montvilliers en recevait chaque jour des nouvelles qu’il communiquait à sa mère.

Le reste de cette journée, Adhêmar fut tout au plaisir de revoir ses amis. Chacun venait lui faire compliment sur la nouvelle faveur qui l’attirait à Paris. On s’extasiait sur les agréments, l’élégance de sa maison, et madame de Lorency crut s’apercevoir qu’il n’était point insensible au plaisir d’être le possesseur d’une si jolie habitation. Combien elle se félicitait alors d’avoir été docile aux avis de son oncle ! que de projets elle formait pour rendre cette maison, qui plaisait à son mari, le rendez-vous de tous les gens qui pouvaient lui être agréables ! mais devait-elle se flatter de l’y retenir souvent ? n’avait-il pas juré de rompre tous les liens intimes avec elle, et l’intérêt des convenances suffirait-il pour le maintenir dans une apparence d’amitié ?

Ces doutes s’augmentèrent lorsque tout le monde étant parti Adhémar quitta tout à coup le ton affectueux qu’il avait eu avec Ermance, lui recommanda poliment le soin de sa santé, fit une ou deux questions sur ce que lui avait dit l’empereur à propos de lui, et se retira.

Sans les reproches qu’Ermance avait à se faire, la conduite d’Adhémar en cette circonstance lui aurait paru la conséquence toute naturelle du ressentiment qu’il conservait contre elle depuis son départ pour l’armée ; mais le souvenir d’un tort bien plus grave lui faisait oublier celui d’avoir décidé elle-même de leur désunion, en laissant sa lettre sans réponse. Elle se figura qu’il fallait qu’il eût quelque soupçon de sa faute pour la traiter avec tant de dédain.

— Si je n’avais excité que sa colère, pensait-elle, il me parlerait avec humeur ; chacun de ses mots serait un reproche dont moi seule connaîtrais l’amertume ; il me regretterait enfin, et tous ses soins pour m e le cacher ne parviendraient point à m’abuser ; mon cœur devinerait le sien en dépit de ses efforts, et son orgueil ne tiendrait pas contre mon amour. Mais le mépris, la méfiance ont remplacé les sentiments qui l’entraînaient vers moi, et bientôt sa vengeance rendra mon sacrifice inutile.

Ainsi la malheureuse Ermance ajoute à tous ses maux l’affreuse idée de ne pouvoir échapper au mépris de celui qu’elle aime !

Le lendemain, Adhémar se rendit de bonne heure chez le général Donavel, qui devait le même jour rejoindre l’empereur à Compiègne ; il se chargea d’apprendre au grand maréchal qu’Adhémar était à Paris, où il attendait les ordres de Sa Majesté.

— Il ne vous fera pas venir en ce moment, dit le général, car il est dans un tel enchantement de l’arrivée de Marie-Louise qu’il voudrait pouvoir éloigner sa cour pendant un mois entier pour le passer tête-à-tête avec elle ; on dit même, entre nous, qu’il n’a pas attendu la bénédiction nuptiale pour user de ses droits, ce qui désole Madame mère, dont la dévotion égale presque la superstition : aussi redoute-t-elle beaucoup pour l’avenir d’un mariage consommé avant d’être béni ; elle va jusqu’à prédire malheur aux enfants qui en doivent naître.

— Eh bien, je m’étonne que l’empereur se soit affranchi de ce respect religieux, dit Adhémar ; il faut que sa mère ne lui ait pas fait part de ses craintes superstitieuses, car il les aurait partagées, j’en suis certain.

— Je ne pense pas, reprit le général ; il est trop amoureux pour cela : vous ne pouvez vous faire une idée de sa galanterie pour sa nouvelle femme, et des frais qu’il fait de toute nature pour lui plaire ; enfin il s’est résigné à porter un habit à la mode, c’est vous en dire assez.

— Et ces grands témoignages d’amour sont-ils récompensés ? demanda M. de Lorency.

— Oui, vraiment, elle parait l’aimer ; au reste, il a toujours été adoré des femmes auxquelles il a voulu plaire, et j’en connais qui versent aujourd’hui bien des larmes de regrets.

— Cet homme-la aura donc épuisé tous les genres de bonheur ? dit Adhémar en soupirant ; être aimé ainsi quand on se fait tant craindre !

Alors il raconta au général Donavel par combien de vexations, de cruautés et de pertes d’hommes et d’argent, nous achetions nos succès en Espagne.

En sortant de chez le général, Adhémar rencontra M. de Maizières, et tous deux vinrent s’informer des nouvelles d’Ermance.

— Je crois que madame est tout à fait bien, car elle est déjà levée, répondit Francisque, le valet de chambre de madame de Lorency.

En disant ces mots, il ouvrit la porte du petit salon où se trouvait Ermance.

Elle tressaillit en voyant entrer Adhémar, et chercha à se remettre de son trouble on écoutant Ferdinand, qui disait :

— Y pensez-vous, de vous lever de si bonne heure, après une maladie, un retour ! ajouta-t-il en souriant ; si j’étais à la place d’Adhêmar, je vous gronderais de la bonne manière.

— En effet, dit M. de Lorency en baisant la main d’Ermance, pourquoi ne pas suivre les ordres du docteur ?

— C’est que je n’en ai plus besoin, répondit-elle avec un sourire plein de grâce ; car l’air d’intérêt qu’Adhémar semblait prendre à elle avait dissipé un moment toutes ses craintes M. de Montvilliers, qui survint alors, fut frappé de l’impression douce qui embellissait le visage d’Ermance ; il la crut plus heureuse qu’elle n’était, et la joie qu’il en ressentit anima sa gaieté. Celle de Ferdinand, qui ne demandait jamais qu’une occasion de se montrer, y répondit de son mieux, et il en résulta une conversation amusante ou madame de Lorency mit sa part de grâce et d’esprit.

Adhémar et le président s’étant approchés de la fenêtre pour mieux admirer un Elzévir, une édition précieuse du Don Quichotte rapportée de Madrid par M. de Lorency, Ferdinand profita de cet instant pour dire à Ermance :

— J’ai vu hier la grande Ariane… vous ne devinez pas ?

— Non, dit Ermance.

Mais la duchesse abandonnée. Oui, ajouta-t-il en répondant au signe d’incrédulité d’Ermance, abandonnée, vous dis-je ; elle est revenue de Compiègne, et s’est emparée de moi hier chez M. de T…, où nous dînions tous deux ; elle m’a fait ses doléances ; il ne lui a point écrit deux fois pendant son absence ; il était parti pour l’armée sans lui dire adieu ; il ne daigne pas lui faire part de son arrivée ici : tous ces crimes-là sont votre ouvrage, à ce qu’elle prétend. Comme je me flatte qu’elle dit vrai, je n’ai pas trouvé de bons argumens pour la combattre : cependant, lorsque j’ai vu qu’elle était décidée à se venger, n’importe comment, de l’affront que vous lui attiriez, je lui ai affirmé que vous n’aviez point cherché à influer sur la conduite d’Adhémar envers elle, qu’il avait été aussi fort négligent pour vous, que moi-même j’avais reçu à peine de ses lettres ; enfin, j’ai mis tous les torts sur lui. Nous verrons comment il s’en tirera.

— Une visite de lui calmera bientôt cette grande colère, dit Ermance d’un ton amer.

— À propos de visite, reprit Ferdinand, j’oubliais de vous dire qu’elle brûle de vous en faire une, et qu’elle n’est retenue que par le bruit qui circule ; on prétend que vous lui avez fait défendre votre porte.

— Cela est faux, reprit Ermance. On a peut-être remarqué la froide politesse avec laquelle j’ai répondu à toutes ses démonstrations d’amitié quand elle est venue me parler au dernier cercle de l’empereur ; elle même aura peut-être conclu de cette manière de l’accueillir en public que je la recevrais mal chez moi, et c’est ce qui l’empêche d’y venir avant de s’être assurée de ma condescendance.

— Cela se peut, répliqua M. de Maizières ; mais, je vous le répète, ne lui donnez pas un prétexte d’agir contre vous : sinon elle inventera une bonne calomnie pour motiver son ressentiment, et vous regretterez de n’avoir pas neutralisé sa vengeance en la traitant comme à l’ordinaire. Croyez-moi, l’insouciance est la punition la plus cruelle pour les femmes qui adorent l’effet.

— Qu’elle vienne, dit Ermance en soupirant ; je vous promets de la bien recevoir. D’ailleurs, ajouta-t-elle d’un ton humble et digne à la fois, M. de Lorency éprouvera quelque plaisir à la revoir, et il me saura gré…

— Je pense qu’il n’attache plus grand prix à ce plaisir, interrompit Ferdinand ; mais il serait fâché que l’éclat d’une rupture vînt porter l’attention sur elle et sur lui. Ainsi donc, vous m’autorisez à rassurer madame d’Alvano ?

— Comme vous voudrez, répondit Ermance ; car elle était dans une disposition à consentir sans peine au sacrifice qu’on exigeait d’elle.

— Vous serez récompensée de cette généreuse complaisance en voyant par vos propres yeux combien ceux de la belle Euphrasie ont perdu de leur pouvoir, dit en riant M. de Maizières. N’est-ce pas que j’ai raison ? ajouta-t-il en s’adressant à Adhémar, qui se rapprochait d’eux.

— Je ne sais ce que tu dis, ni toi non plus peut-être, répondit Adhémar ; mais n’importe, je t’approuve sur parole.

— Que le ciel vous entende ! dit madame de Lorency en portant sur lui un regard qui le fit rêver.