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Un mariage sous l’empire/29

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 171-176).


XXIX


Le soleil se glissait déjà entre les volets de la chambre d’Ermance qu’elle était encore assise à la même place où mademoiselle Augustine l’avait laissée après l’avoir déshabillée, les yeux fixés sur la table qui se trouvait devant elle, n’ayant pas même la force de chercher à se distraire par la lecture des livres nouveaux épars sur cette table ; elle traçait machinalement, sur un album ouvert, des mots sans suite, tombant pour ainsi dire de sa pensée ; car sa peine n’était point de celles qu’on soulage en les confiant au papier. Son malheur écrit lui aurait causé autant d’effroi que de honte.

Au milieu de cette pénible rêverie, les lumières s’éteignirent. Alors Ermance ouvrit sa fenêtre pour laisser pénétrer le jour, et resta quelques moments à contempler l’aspect riant de la campagne à cette heure où tout s’éveille ; mais cette vue si douce aux cœurs heureux redoubla sa tristesse, elle vint se rasseoir, et, trouvant qu’il était trop tard pour se mettre au lit, elle se décida à attendre ainsi le moment où chacun se lèverait.

Elle avait déjà repris la suite de ses pensées douloureuses lorsque le bruit d’une porte qu’on ouvre la fait tressaillir. Elle prête l’oreille et n’ose respirer, car cette porte est celle de la petite bibliothèque qui donne dans la chambre d’Adhémar. L’autre va-t-elle s’ouvrir, ou, bien fatigué de ne pouvoir dormir, Adhémar vient-il chercher un livre pour se désennuyer ? n’a-t-il pas plutôt deviné le chagrin que son accueil sec et froid a causé à Ermance ? n’a-t-il pas lu dans ses yeux la joie de le revoir et le désespoir de n’en pas être aimée ? vient-il la consoler d’une injustice ou l’accabler d’un reproche mérité ? est-ce le ciel ou l’enfer qui s’ouvre pour elle ? Ah ! grand Dieu ! quelle attente ! et ce cœur à la fois si faible et si courageux pourra-t-il résister à la violence de ses battements !

Mais les pas qu’elle croit entendre s’arrêtent tout à coup, et nul bruit ne frappe plus son oreille. Cependant Adhémar n’a point refermé sa porte, il est encore là ; sans doute il lit et ne soupçonne pas qu’Ermance veille si près de lui.

— Ah ! s’il savait ce qu’il me fait éprouver, pensa-t-elle, il me pardonnerait ! tant d’amour, de regrets toucheraient son âme ! son orgueil serait fier de mon tourment ; il saurait à quel point il faut l’adorer pour tant souffrir, et j’obtiendrais tout de sa pitié ! Mais, condamnée à mourir de remords et d’amour, là, près de lui, sans qu’il sache jamais à quels maux je succombe, sans connaître mes droits à son amour et à sa haine ! ce supplice, qui surpasse tous les autres, puis-je l’accomplir… n’est-il pas au-dessus de mes forces ?…

Et, cédant au sentiment passionné qui égare sa raison, Ermance est prête à franchir la porte qui la sépare d’Adhémar, à courir se jeter à ses pieds, à implorer sa colère pour apaiser le remords qui la déchire… Mais le souvenir du serment qu’elle a fait à son oncle la retient… c’est au nom du repos, du bonheur d’Adhémar qu’elle l’a fait ; elle ne peut y manquer sans ajouter un crime à celui qu’elle se reproche : terrifiée par cette idée, elle s’arrête et vient retomber sur le siége qu’elle a quitté, tremblant que le bruit de ses sanglots ne parvienne jusqu’à son mari.

La tête appuyée sur ses mains, qu’elle inonde de larmes, elle cherche à se calmer, car l’heure approche où il faudra paraître heureuse à des yeux indifférents ;… mais, pour cette fois, elle ne saurait s’y tromper, c’est bien sa porte qu’on ouvre… c’est Adhémar !… Dans l’excès de l’émotion où cette certitude la plonge, elle n’ose tourner ses regards du côté de la bibliothèque, tant elle craint de s’abuser ; la voix d’Adhémar ne lui laisse plus de doute.

— Passer ainsi la nuit, dit-il d’un ton amer, sans prendre un moment de repos ! il faut que votre esprit soit cruellement agité. Je serais fâché que mon retour fût cause d’une si cruelle insomnie ; cependant j’ai cru devoir m’expliquer avec vous à ce sujet.

En disant ces mots, Adhémar s’était approché de la cheminée, et se trouvait en face d’Ermance. Elle le regardait avec un étonnement qui tenait de la stupeur. Incertaine sur la nature du coup qui doit la frapper, la pâleur d’Adhémar, la sombre expression de son visage lui annoncent assez que d’amers reproches et peut-être un arrêt fatal vont l’accabler ; résignée à tout, elle attend en silence qu’Adhémar se soit remis du trouble qu’il parait avoir peine à surmonter.

— Dans les termes où nous en sommes, reprit-il d’une voix altérée, il faut autant qu’il est possible éviter de mettre le public dans la nécessité de porter sur vous et sur moi un jugement qui nous flétrirait tous deux.

— Que voulez-vous dire ? prononça à voix basse Ermance.

— Vous le savez aussi bien que moi, reprit Adhémar avec un sourire de dépit.

Et la malheureuse Ermance sentit un frisson mortel circuler dans ses veines.

— Vous n’ignorez pas davantage, poursuivit-il, le parti que la méchanceté sait tirer de semblables faiblesses ; vous savez que la réputation d’une femme en souffre encore moins que celle du mari qui parait les tolérer.

En cet instant, Ermance, ne pouvant plus supporter le regard de M. de Lorency, baissa la tête et tomba dans l’accablement stupide d’un criminel qui écoute sa sentence.

— Je ne vous reproche point, continua-t-il, une préférence dont je ne me suis pas probablement assez rendu digne, vous m’avez trop prouvé mon peu d’empire sur votre cœur pour que j’aie à vous accuser de fausseté ; mais si j’ai pu consentir à vous laisser libre dans votre indifférence, je ne saurais être aussi complaisant pour les sentiments que vous montrez, et je dois vous prévenir du parti que votre conduite m’oblige à prendre.

Adhémar s’arrêta ici dans l’espoir qu’Ermance chercherait à se disculper ; mais, prenant son silence pour un aveu :

— La fortune dont vous jouissez, ajouta-t-il, m’oblige à plus de sévérité qu’un autre : on croit que je la partage, et la moindre tolérance de ma part serait aux yeux du monde plus qu’une faiblesse, ce serait une lâcheté dont je ne saurais supporter le soupçon. Ainsi, ne me taxez point de jalousie ridicule, de tyrannie conjugale ; rien de tout cela n’entre dans la détermination que j’ai prise d’obtenir de vous… ou de lui… le sacrifice des soins compromettants du comte Albert.

— Du comte Albert ! s’écria Ermance en passant subitement de l’anéantissement à la vie ; ah ! mon Dieu ! je vous promets de ne plus le voir, de ne jamais lui parler, et cela sans regret ! Je le connais à peine, et je ne comprends point comment il se peut qu’on parle dans le monde de ses soins pour moi ; c’est quelques méchants qui se seront plu à m e prêter ce tort pour que vous m’en punissiez ; mais vous ne tarderez pas à juger vous-même de la vérité : d’ici là je vous conjure de m’indiquer la conduite que je dois tenir pour me mettre à l’abri des propos qui vous importunent ; vous verrez s’il m’en coûte de vous obéir.

Pendant qu’Ermance parlait, Adhémar cherchait à deviner à ses inflexions, aux différentes impressions qui se peignaient sur son visage, ce qu’il devait croire des assurances qu’elle lui donnait avec ce ton de franchise si difficile à imiter. Tant de fausseté lui semblait impossible dans un caractère tel que celui d’Ermance ; cependant l’amour-propre offensé lui défendait la confiance. Ermance se résignait à tous les sacrifices pour le rassurer ; mais, dans son empressement à lui prouver que le comte Albert lui était indifférent, avait-elle parlé de l’affection qui n’en permet point d’autre ? avait-elle laissé entendre seulement qu’elle aimât assez Adhémar pour se défendre sans peine contre un autre sentiment ? Non ; le devoir seul paraissait dicter sa conduite, et, sans pouvoir se plaindre, sans continuer des reproches dont tout prouvait l’injustice, Adhémar sentait qu’il avait encore raison d’être jaloux.

— Je n’ai rien à répondre à de telles assurances, madame, dit-il, et je ne vous ferai point l’injure d’en douter, malgré toutes les apparences qui devraient confirmer mes craintes.

En disant ces mots, Adhémar regardait Ermance, dont les traits altérés, les yeux rouges, les cheveux encore nattés de la veille, attestaient une nuit entière passée dans les larmes. Ah ! s’il avait pu deviner qu’elles coulaient pour lui ! Mais, bien loin de le croire, ces larmes lui semblaient la preuve des regrets d’Ermance pour un autre.

— Au reste, continua-t-il, nous sommes dans une situation où la ruse est inutile, et je vous crois incapable de ne pas dire vrai quand vous savez si bien vous taire : sans les considérations qui m’obligent à vous éclairer sur les prétentions du comte Albert, je ne me serais pas donné vis-à-vis de vous le ridicule d’un tuteur de comédie ; mais il est de certains devoirs dont un homme d’honneur ne peut s’affranchir, et j’en avais assez entendu pour ne pas permettre plus de conjectures à ce sujet. Vous connaissez trop bien les convenances et les moyens qu’une femme comme il faut a toujours de faire cesser les assiduités qui la compromettent pour que j’aie à vous tracer votre conduite : votre fermeté à maintenir les résolutions que vous savez prendre ne doit pas me laisser de doute sur votre courage à tout sacrifier aux soins de votre réputation, et j’espère que vous ne m’en voudrez point d’un avis dicté par la plus sincère amitié.

Ce mot d’amitié, cette injure des âmes passionnées retentit au cœur d’Ermance et ranima sa fierté.

— Je vous remercie, dit-elle avec amertume, de m’avoir appris à quel point je pouvais vous déplaire, et je m’engage à vous éviter désormais l’ennui de me surveiller dans le monde. Je le hais : ses plaisirs, ses médisances me fatiguent également ; laissez-moi le fuir, laissez-moi vivre ici, près de mon oncle, loin de tout ce qui blesse mon cœur et mes yeux.

— Je vous croyais au-dessus de ce dépit vulgaire, reprit Adhémar. Quoi ! parce qu’on vous avertit d’un danger, qu’on demande le sacrifice de quelques soins dont on peut tirer des conséquences factieuses, vous voulez fuir le monde et me donner le ridicule de cet exil inopiné ? c’est vouloir me faire jouer un rôle de tyran que je n’accepterai point, je vous en préviens ; mais ces partis violents sont le résultat ordinaire d’une soumission pénible, on fait du devoir une vengeance : c’est la consolation de tout amour contrarié, ajouta-t-il avec un accent de rage concentrée ; pourtant, je ne saurais vous l’accorder. Quels que soient vos projets, je ne me laisserai accuser ni de complaisance ni de tyrannie ; c’est à vous à vous conformer à ce que le monde exige : peu lui importe les sentiments cachés ; il n’est sévère que pour ceux qu’on lui montre, et l’on peut lui obéir sans affecter un désespoir délateur.

— Hélas ! que puis-je donc faire ? s’écria Ermance en fondant en larmes ; comment vous prouver…

— Il ne s’agit point ici de ce que je pense, interrompit Adhémar, rien de plus indifférent, mais bien de ce qu’on doit penser dans le monde où nous vivons, et tout mon intérêt se borne à vous engager à mieux dissimuler le sentiment que votre trouble et vos larmes trahissent.

À ces mots, Adhémar, pâle de colère, rentra dans sa chambre sans laisser à Ermance le temps de lui répondre.

Combien cette fureur jalouse eût réjoui son cœur, si Adhémar n’avait pas pris le soin de la voiler sous tant d’expressions dédaigneuses ! Mais, en dépit de ces froides menaces, de ces conseils humiliants, sous le poids d’une injustice que le passé lui défendait de combattre, Ermance éprouvait une sorte de consolation à se voir accusée à tort, après avoir frémi de succomber à de trop justes reproches : ainsi le cœur noble qui s’est rendu un moment coupable accueille avec reconnaissance tous les chagrins qui peuvent l’absoudre !