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Un mariage sous l’empire/34

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy, éditeur (p. 199-207).


XXXIV


À Paris, l’événement le plus important n’occupe pas au delà de trois jours ; c’est la mesure classique de tous les drames qui s’y jouent : aussi les gens qui s’immolent à la vanité d’y produire de l’effet sont-ils toujours dupes. Un suicide, un désastre n’y vivent pas plus longtemps dans le souvenir public qu’une belle action ou un succès.

Excepté les familles que l’incendie du bal plongeait dans le deuil ou l’inquiétude, personne ne pensait plus à ce funeste événement, si ce n’est l’empereur, qui en resta frappé comme d’un avertissement du ciel, et madame de Lorency, que le mystère répandu sur la manière dont elle avait été sauvée préoccupait sans cesse.

Bien qu’on ne parlât plus guère de ce jour malheureux que pour raconter une foule de petits faits plaisants, d’aventures burlesques qui se mêlent ordinairement aux événements les plus tragiques, toutes les invitations de bals avaient été suspendues ; personne n’aurait voulu insulter à la douleur des victimes en donnant un concert, ou même en invitant du monde chez soi dans le dessein de s’amuser : car chez nous le respect des convenances tient lieu de sensibilité ; mais ce sacrifice fait, on tachait de s’en dédommager en se réunissant dans les maisons où l’on était sûr de trouver toujours des causeurs agréables. À cette époque, on comptait plusieurs asiles de ce genre, où l’on pouvait se mettre à l’abri du fracas du monde ou de l’ennui d’un boston de famille. L’habitude d’aller au spectacle ou à la cour ne nuisait en rien à ces réunions quotidiennes ; car les théâtres, ne donnant que deux pièces, étaient fermés à onze heures, et comme les habitués d’un spectacle en voient rarement la fin, la maitresse de maison qui aimait à recevoir, pouvait rentrer chez elle d’assez bonne heure pour y recommencer une soirée amusante. La mode de faire étouffer quatre cents personnes dans de petits salons n’étant pas encore adoptée, on recevait, les uns après les autres, les gens de sa connaissance, et l’on donnait aux amis d’élite le droit de venir tous les soirs causer des événements de la journée : cet usage favorisait les conversations intimes, les rapports d’esprit et d’amitié ; on y continuait l’entretien de la veille, et la discussion entamée sur un sujet littéraire fournissait à chacun les moyens d’instruire ou d’amuser, selon que son caractère était sérieux ou plaisant. Dans ces sortes de réunions, on se laissait aller sans contrainte à la nature de son humeur, certain d’être bien écouté et jugé avec indulgence par des amis dont les éloges ou les épigrammes étaient également bien accueillis. On ne pouvait tomber dans le tort de blesser en disputant, car on devait se revoir le lendemain, et cette obligation empêche souvent les querelles de trop s’animer ; enfin l’impossibilité de rien changer aux lois de la toute puissance qui régnait alors ne permettait pas les suppositions, les dissertations politiques qui forment aujourd’hui le fond de nos conversations ; la volonté de l’empereur régissant tous les intérêts à son gré, personne n’était captivé par ce désir rongeur d’abattre pour reconstruire à son profit, et si la dignité de l’homme y perdait, son esprit, dégagé des rêves d’une ambition financière, se montrait dans tout ce qu’il avait d’aimable. La victoire et les femmes y gagnaient ; on s’illustrait, on s’aimait, faute de mieux : aussi ce temps de gloire et d’esclavage sera-t-il, malgré tous les avantages de la liberté constitutionnelle, un éternel sujet de regret ou d’envie pour les générations présentes et futures.

M. de L… ancien ami de la famille de M. de Lorency, homme d’esprit, penseur ingénieux, auteur de plusieurs ouvrages de mérite, avait, comme tant d’autres, la manie de dédaigner le genre où il excellait, et de se croire passé maître dans celui où la nature lui avait refusé tout moyen de réussir. Avec un génie observateur et malin, par cela même froid et sec, M. de L… s’était imaginé qu’il était appelé à concevoir et à écrire la tragédie. En vain ses meilleurs amis avaient-ils voulu le détourner de cette idée, ils n’avaient fait que redoubler son envie de leur prouver qu’il pouvait devenir le Corneille de la tragédie moderne, et un long ouvrage en cinq actes et en vers était né de ce défi. Déjà M. de L… avait proposé plusieurs fois à madame de Lorency de la lui lire devant quelques personnes chez elle ; mais Adhémar, qui connaissait le danger d’une telle proposition, l’avait engagée à l’éluder. Ses occupations, les bals, les concerts de Paris, son séjour à la campagne, lui avaient servi jusqu’alors de prétexte pour ajourner cette lecture ; mais l’événement qui la retenait chez elle parut très-propice à M. de L… pour renouveler son offre, et madame de Lorency, craignant de le désobliger, fixa au surlendemain la lecture redoutée. C’était justement le jour choisi pour la présentation de M. Jules de C…, et Ferdinand rit de bon cœur en pensant à la grimace que ferait le jeune étourdi en tombant au beau milieu d’une tragédie lue par l’auteur lui-même.

Il faut l’avoir éprouvé, sinon l’on n’aura jamais l’idée du supplice de la maîtresse de maison que la confidence littéraire d’un ami oblige à le faire applaudir de force ou de gré par ses auditeurs. D’abord les rassembler n’est pas chose facile : depuis le succès de la comédie de Molière, où le bel-esprit est si gaiement bafoué, la peur de tomber dans les extases de Philaminte ou les critiques de Trissotin, engage la plupart des gens capables de soutenir une lecture à s’en dispenser, et la crainte plus vive encore de ne pouvoir surmonter le sommeil ou les bâillements causés par un ouvrage ennuyeux, éloigne le plus grand nombre de personnes en état d’en juger. Reste donc ce fond de public insignifiant attaché à toutes les maisons, dont la moitié se compose de femmes qui saisissent toujours avec empressement l’occasion de mettre une toque et d’être là où plusieurs autres doivent se trouver, et la seconde moitié, d’hommes qui ne savent quel emploi faire de leur soirée. Ce public, fort agréable à l’œil, car il est ordinairement paré, est aussi le plus difficile à captiver ; ses airs distraits, ses chuchotements, ses réflexions aventurées font d’abord le tourment de la pauvre maîtresse de la maison avant d’arriver à déconcerter l’auteur. À tout cela il faut joindre le dérangement occasionné par les auditeurs tardifs auxquels deux derniers actes de tragédie suffisent pour décider du mérite des premiers, et puis les rires étouffés de certaines jeunes femmes que le souvenir des lectures de pensionnat dispose toujours à l’ironie, et que la vue d’un auditeur qui s’endort plonge dans des accès de gaieté impossibles à calmer.

C’était en proie à ces petites tortures que madame de Lorency écoutait tant bien que mal la pièce de M. de L…, saisissant avec une bonté spirituelle les moindres passages qui prêtaient à l’éloge et cherchant à les faire valoir : mais cette bienveillance était faiblement imitée ; quelques fort bien, c’est écrit à merveille, quelques signes de tête approbatifs venaient lentement et l’un après l’autre ranimer l’auteur, que le froid glacial répandu par son œuvre sur l’auditoire commençait à gagner. Cependant l’ouvrage n’était pas sans mérite, et c’était là le pire ; un plus mauvais aurait moins ennuyé. Mais écouter cinq actes écrits sans faute et sans élégance, sur un sujet connu, dont toutes les situations prévues n’excitent pas une émotion, pas une critique, ni curiosité, ni crainte, enfin une de ces honnêtes tragédies dont l’époque qui a succédé à Voltaire offre tant de modèles, voilà une de ces corvées littéraires pour lesquelles on ne trouve plus de serfs aujourd’hui, et qui faisaient déjà bien des révoltés sous le régime impérial.

Madame de Lorency avait supplié M. du Maizières de ne pas venir à cette lecture, et il aurait bien désiré lui obéir, car il était connu pour l’homme le plus opposé à ce genre de plaisir ou d’ennui, mais il s’était engagé à aller prendre M. Jules de C…, à dix heures, chez le prince de Neufchatel, et il voulait tenir sa promesse.

— Je suis trop l’ami de M. de L…, avait-il dit, pour entendre un mot de sa pièce ; mais que vous importe, si je la loue de manière à vous contenter tous les deux : permettez-moi seulement de passer dans votre petit salon pendant que lui et son chef-d’œuvre occuperont celui-ci. Je montrerai vos jolis albums à mon ami, et la nous rédigerons ensemble le compliment sincère dont l’effet sera merveilleux, je vous l’affirme ; seulement, tachez de ne pas rire en l’écoutant.

— Et vous, tâchez de ne pas vous attirer quelques mots piquants, quelques traits malins de la part de M. de L…, car ses épigrammes valent mieux que ses tragédies, vous le savez, dit Ermance.

— Oui, mais je sais encore mieux qu’un auteur ne se fâche jamais quand on le loue, même de mauvaise foi, et je brave la menace. En effet, il exécuta son projet fidèlement. Lui et madame de Cernan, qui n’avait cessé de penser à autre chose qu’à sa pièce, furent les seuls dont M. de L… crut avoir été entendu avec attention et jugé sans flatterie.

Pendant la lecture, madame de Cernan, assise sur le même canapé qu’Ermance, avait trouvé le temps de lui dire tous bas qu’elle était priée de recevoir l’ami que M. de Maizières devait lui amener avec toute la bonne grâce dont elle était capable.

— Pourquoi faut-il que je le reçoive mieux qu’un autre ? demanda Ermance.

— Pourquoi ? vous le saurez, reprit madame de Cernan ; mais il serait mieux à vous de le deviner.

Ce peu de mots jeta le trouble dans l’esprit de madame de Lorency, et, quand elle vit entrer Ferdinand avec M. Jules de C…, elle éprouva une sorte de malaise, comme à la vue d’une personne qui devait lui apprendre quelque chose de désagréable.

Après la lecture, les habitués de la maison de madame de Lorency arrivèrent : ce n’était pas sans motif qu’ils venaient si tard ; mais tous témoignèrent à M. de L… de si vifs regrets de n’être pas arrivés assez tôt pour l’entendre, qu’il ne put s’empêcher de reprocher à madame de Lorency le tort qu’elle lui avait fait en ne les invitant pas à sa lecture. C’étaient, comme on le devine bien, les mêmes qui avaient résisté à toutes ses instances lorsqu’elle leur avait offert de donner à M. de L… cette preuve d’intérêt. Ermance resta stupéfaite en écoutant ces assurances mensongères, ces faussetés naïves tellement reçues dans le monde, qu’on ne se donne même pas la peine de les relever.

Dès qu’on put parler d’autre chose que de la pièce lue, et qu’en sachant à peine le titre, M. de Maizières se fut engagé à en faire accepter à Talma le rôle principal, il pensa que le moment était venu de jouer la petite scène de reconnaissance concertée avec madame de Cernan ; alors il présenta M. Jules de C… à Ermance, comme étant l’homme le plus heureux qu’il connût au monde, puisqu’il avait eu le bonheur de lui sauver la vie.

— Quoi ! c’est vous, monsieur, à qui je dois…

Ermance ne put continuer ; le regret de ne pouvoir placer sa reconnaissance au gré de son cœur l’oppressa, elle se sentit prête à pleurer, et elle fut obligée de s’asseoir, tant elle avait de peine à se soutenir. Pendant ce temps, Jules disait, du ton le plus singulièrement modeste, qu’elle ne lui devait aucun remercîment, que l’homme assez favorisé du ciel pour avoir eu l’occasion de se dévouer un moment pour elle, était assez récompensé en la voyant ; et plusieurs phrases de ce genre, où sa bonne foi se retranchait dans l’arrangement des mots, croyant, parla, se soustraire à la complicité d’un mensonge.

M. de Lorency, qui causait près de la cheminée, se retourna vivement pour voir celui qu’il entendait madame de Cernan désigner tout haut comme étant le libérateur d’Ermance. Il quitta involontairement l’homme auquel il parlait pour se rapprocher d’elle, et contempla d’un air sombre l’abattement qui se peignit tout à coup sur ses traits en apprenant que le héros anonyme n’était point le comte Albert. C’est ainsi qu’il interprétait les regrets d’Ermance. Ensuite, portant ses regards sur Ferdinand et son jeune ami, il sourit, et prêta une attention maligne à ce qu’ils disaient tous deux sur l’événement du bal. Il paraissait s’amuser surtout de la peine que prenait madame de Cernan de parcourir tous les salons pour signaler M. Jules de C… à la reconnaissance des amis de madame de Lorency ; puis, réfléchissant à ce qu’il était de son devoir de témoigner aussi la sienne, il adressa à M. de C… des remercîments si vifs, des questions si embarrassantes sur la manière dont il était parvenu à rentrer dans la salle embrasée, et sur le danger qu’il avait bravé pour arriver jusqu’à madame de Lorency, que le faux libérateur ne savait plus comment soutenir son rôle.

L’arrivée de M. Brenneval le sortit enfin d’une situation qui commençait à devenir trop difficile ; il arrivait de chez le duc de Ro…, où il était enfin parvenu à apprendre par qui sa fille, sa chère Ermance, lui avait été conservée. Des ouvriers qui la connaissaient pour l’avoir vue pendant qu’ils travaillaient dans sa maison l’avaient reconnue au moment où celui qui venait de l’arracher aux flammes la portait chez madame R…

— Eh bien, qui était-ce ? demanda avec vivacité madame de Cernan, oubliant ce qu’elle venait de dire cinq minutes avant.

— D’abord, reprit M. Brenneval, des gens de la maison du prince de Schwartzemberg ayant vu le comte Albert se précipiter dans la salle pour y chercher la pauvre sœur de l’ambassadeur (en cet instant Adhémar fixa ses yeux sur Ermance, mais elle ne leva point les siens et resta plongée dans sa triste rêverie), on supposa, continua M. Brenneval, que lui seul avait pu sauver Ermance ; mais plusieurs personnes l’ayant félicité ce soir chez le duc de R… d’un tel bonheur, voilà ce qu’il leur a répondu devant moi, à l’instant même où j’allais lui témoigner toute ma reconnaissance.

Ici on se rapprocha de M. Brenneval pour mieux l’entendre, ne doutant pas qu’il ne s’apprêtât à nommer M. Jules de C… La contenance de ce dernier aurait été embarrassante pour tout autre ; mais pour lui, qui ne savait rien prendre au sérieux, même ce qui le déjouait, il souriait, en regardant Ferdinand, qui, de son côté, se pâmait de rire. La curiosité d’Adhémar paraissait aussi vive que celle de tous les gens qui écoutaient M. Brenneval, répétant les paroles du comte Albert :

— « Hélas ! messieurs, avait-il dit, vos félicitations cruelles ne font que me rappeler le regret de n’avoir pu les mériter. Je suis en effet parvenu dans la salle à l’instant où le plafond allait s’écrouler ; j’ai aperçu une femme étendue par terre, mais quand je m’élançais pour la secourir, un homme plus heureux que moi avait déjà franchi la fenêtre embrasée. Se précipiter vers madame de Lorency, l’arracher à cet enfer dévorant, tout cela fut accompli dans l’espace d’une seconde par l’homme qui avait le plus de droit à un tel bonheur. »

— Eh bien, vous ne devinez pas ? ajouta M. Brenneval.

— Adhémar ! Adhémar !… s’écria aussitôt Ermance.

Et dans sa joie, son premier mouvement fut de se lever pour aller se jeter dans les bras de M. de Lorency ; mais, arrêtée subitement par la présence des gens qui l’entouraient, et plus encore par le froid sourire d’Adhémar, elle retomba sur son siége et ne put retenir ses larmes.

— Qui diable l’aurait jamais deviné ? dit Ferdinand. Un mari sauver sa femme ! et ce la sans même s’en vanter ! On n’en a jamais vu d’exemple. Pourquoi ne nous avoir pas mis dans le secret ? Tu nous aurais épargné les frais d’une ruse dont tu te moques depuis une heure, et ce pauvre Jules ne nous aurait pas prouvé à quel point il ment mal.

Adhémar, embarrassé de son émotion, de celle d’Ermance surtout, craignant de lui laisser deviner le bonheur qu’il ressentait en la voyant ainsi touchée de ce qu’il avait fait pour elle, adopta avec empressement le ton plaisant dont M. de Maizières traitait son dévouement conjugal, et raconta en termes fort gais toutes les réflexions qu’il faisait depuis que M. Jules de C… usurpait sa place de libérateur.

— Ainsi, reprit Ferdinand, tu nous aurais laissé te divertir pendant une éternité des extravagants mensonges que nous imaginions pour obliger le véritable héros à se trahir. L’auriez-vous jamais, soupçonné d’une telle hypocrisie ? ajouta-t-il en s’adressant à madame de Cernan.

— Certainement, j’aurais dû l’en soupçonner, et maintenant que j’y pense je ne comprends pas comment l’idée ne m’en est pas venue. De semblables trahisons ont toujours été dans son caractère.

— Vraiment, je n’aurais pas fait mystère d’une chose aussi simple, dit Adhémar, si je ne vous avais pas vus tous enchantés de la supposition d’une histoire romanesque, et la revêtissant à votre gré de tous les détails qui en doublent l’intérêt. Convenez qu’il eût été dommage de mettre sur le compte d’un mari tout ce que vous imaginiez d’élégant, de poétique.

Ainsi, Adhémar chercha, en plaisantant, à se justifier de son silence, et surtout à atténuer le mérite d’une action qu’il prétendait avoir été à peu près celle de tous les gens témoins de cet horrible incendie.

Pendant qu’on discourait sur ce sujet, Ermance, agitée par un sentiment de bonheur étranger à son âme, craignait d’entendre un mot qui le gâtât, une inflexion qui la rendît plus calme ; maudissant la présence des gens qui l’empêchaient de se livrer à sa reconnaissance, elle espérait qu’en ne faisant aucun frais pour eux ils se retireraient plus tôt ; mais M. de Maizières et son jeune ami les captivèrent longtemps par leur conversation et la manière amusante dont ils se moquaient d’eux-mêmes à propos de leur ruse si bien déjouée ; enfin, l’heure avancée obligea de se séparer. M. Brenneval, resté le dernier avec sa fille et son gendre, serra la main de celui-ci avec une profonde émotion : il y avait dans ce geste cordial, dans les yeux humides de ce bon père, tout un traité de reconnaissance paternelle.