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Un monde inconnu/Tome I/08

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Alexandre Cadot, éditeur (Tome Ip. 171-186).


VIII



Cette boucherie m’avait tellement ému que je ne serais certes jamais parvenu à diriger mon cheval, sans l’obligeance de M. L…, qui ne me quittait pas.

— Pour votre début, vous n’avez guère été ménagé, me dit-il ; du reste, ce n’est point là un mal, au contraire. Si vous voulez bien le permettre, nous allons à présent nous diriger vers Tacubaya, joli petit village de plaisance situé à une lieue d’ici, où vous trouverez, je l’espère, moyen de vous distraire.

Traversant de nouveau l’Alameda, nous arrivâmes à l’entrée du Paseo-Nuevo, où nous rencontrâmes les instructeurs polonais occupés à former des recrues.

M. L… arrêta aussitôt son cheval.

— Après le drame voici la saynête, me dit-il. Vous jouez réellement de bonheur ; toutes ces curiosités se trouvent à point nommé sur votre passage. Regardez-moi un peu ces troupes et tâchez de conserver votre sérieux.

— Portez armes ! cria au même instant un des instructeurs.

Les conscrits obéirent aussitôt à cet ordre, sinon avec intelligence du moins avec imagination, car pas un d’entre eux ne s’y prit de la même façon : l’un soulevait son fusil du bras gauche, l’autre du bras droit, celui-ci des deux mains, celui-là absolument comme s’il eût porté un cierge.

L’instructeur leva les épaules d’un air dépité, mais il ne fit aucune observation.

— Je parierais que le gouvernement ne paie pas très exactement ces pauvres Polonais, dit M. L… en souriant… mais attendez un peu, ajouta-t-il, je vois des cibles devant nous, on fait l’exercice à feu, vous pourrez juger de l’adresse de ces futurs généraux.

En effet, une vingtaine de soldats chargèrent leurs fusils et se tinrent prêts à tirer au premier commandement.

— Feu ! dit l’instructeur.

Les vingt canons de fusils s’abaissèrent spontanément vers le sol et vingt balles labourèrent la terre à quatre pas des tireurs.

Je regardais M. L… ; il riait comme un fou.

— C’est là une méthode que vous ne connaissiez pas, n’est-il pas vrai ? Quant à moi, je ne puis jamais assister à cette curieuse manœuvre sans m’amuser comme un enfant. Figurez-vous donc que les Indiens ont un préjugé très difficile à vaincre chez eux, c’est que les balles remontent jusqu’à ce qu’elles se perdent dans les cieux. Plus le but qu’ils visent est éloigné et plus ils tirent bas. Mais en voilà assez, remettons-nous en route.

Après avoir franchi le Paseo-Nuevo, il me fût permis d’admirer à mon aise deux magnifiques lignes d’aqueducs, bâtis depuis la conquête, et qui fournissent toute l’eau de Mexico. Ce sont là de grands travaux dignes de l’antiquité, et que les Romains n’eussent pas désavoués ; car il est bon de remarquer en passant que de tous les peuples conquérants du moyen-âge, les Espagnols furent les plus avancés en fait de domination. Leurs colonies prospéraient encore grandes et paisibles au commencement de ce siècle, que déjà leur monarchie chancelait en Europe et menaçait ruine.

Un peu avant d’arriver à Tacubaya, à la distance d’une lieue environ, à l’ouest de Mexico, s’élève, au haut d’une colline nommée Chapultepetl[1], un élégant palais. Chapultepetl a joué un grand rôle dans l’histoire proprement dite mexicaine ; car ce fut le séjour, pendant les vingt dernières années qui précédèrent la conquête, des monarques indiens et du célèbre Montézuma. C’était alors le Versailles des Amériques, l’endroit où s’adressaient toutes les ambitions, où se décidait le sort de vastes royaumes.

Fernand-Cortez, songea aussi à profiter de l’excellente position militaire de Chapultepetl pour y bâtir un fort qui mit Mexico à l’abri des invasions aztèques, mais il finit, l’on ne sait pourquoi, par abandonner ce projet, après l’avoir longtemps combiné de concert avec Diego-Ordaz, et il remplaça le fort projeté par une fabrique de poudre, dont il confia la direction à Esteban-Pruneda, un des Espagnols les plus capables de son armée.

Chapultepetl devint plus tard le théâtre d’une erreur judiciaire qui manqua de causer bien fatalement la mort d’un innocent. Voici, en peu de lignes, le récit de cet événement qui causa à cette époque beaucoup de sensation à Mexico.

Le vice-roi, don Luis Velazco, grand amateur de chasse, avait reçu un présent de l’archevêque Montufar, deux magnifiques lévriers, les seuls qui existassent dans tout le Mexique. Ce présent fut très sensible à don Luis Velazco, qui s’empressa de mettre prudemment les deux quadrupèdes à Chapultepetl (car les environs de Mexico étaient ravagés alors par des troupeaux de bêtes féroces), et pour plus de sûreté encore, il attacha à la personne de chaque chien un soldat avec ordre de ne jamais perdre de vue le précieux animal. Or, il arriva qu’un beau matin, au point du jour, on retrouva un de ces deux soldats pendu au hait d’un arbre et mort.

Son compagnon aussitôt arrêté comme étant l’auteur de cet assassinat, protesta vivement de son innocence, et ne voulut jamais consentir, même pour faire plaisir à son juge qui lui demandait cette petite preuve de complaisance, à avouer sa culpabilité.

On lui appliqua la question ordinaire, et le malheureux protesta de plus belle. Vint ensuite la question extraordinaire, et cette fois l’infortuné gardien de lévrier, vaincu et brisé par la douleur, confessa con crime.

On lui demanda quelles étaient les autres causes qui l’avaient déterminé à commettre une si cruelle action, et il répondit oui, sans s’inquiéter de la question.

Si c’était par jalousie ? Oui.

S’il méditait ce crime depuis longtemps ? Toujours oui.

Si l’idée ne lui en était venue que la nuit même de l’exécution ? Oui, toujours.

D’où les juges conclurent que le malheureux ne pouvait éviter son sort, puis ensuite ils le condamnèrent à être pendu haut et court.

Cette sentence fut non-seulement confirmée par le vice-roi, mais il ordonna même que le corps de la victime serait placé en face de l’assassin à l’heure de l’exécution. On détacha donc de l’arbre le cadavre du premier pendu, que l’on n’avait pas même songé à examiner ; mais voilà que dans une de ses mains, crispée par l’agonie on trouva tout froissé, mais fort lisible encore, le billet suivant, dont voici la traduction textuelle :

« Senora Francisca Padilla : vous ne m’aimez pas… je ne sais pourquoi… car je vous ai donné tout ce que j’ai pu gagner jusqu’à ce jour. En outre, Pero Juares m’a menacé de me brouiller, ainsi qu’il l’a fait, avec le lieutenant Santanilla qui me poursuit à présent, et dit vouloir me tuer. Lui veut me tuer, et vous voudriez bien peut-être me voir mort aussi… Pour vous délivrer tous les deux de ces vilaines pensées, je prends Dieu à témoin (voto por vida de Dio), que si d’ici à demain vous ne me rendez pas une réponse satisfaisante, j’en aurai fini avec la vie.

Lorenzo Camargo. »

Il y avait en tête de cette lettre le mot duplicata, et la date était de la veille. La femme Francisca Padilla, citée en témoignage apporta le primata. Il devenait très-difficile, dès-lors, de pendre l’accusé ; et, malgré les remontrances des juges, qui voulaient, dans l’intérêt de la justice, qu’une injustice prononcée par eux reçût son exécution, le pauvre soldat fut grâcié… et même récompensé par une augmentation de grade des tourments qu’il avait soufferts. Il fut nommé gardien des deux lévriers.

On cite à propos de cette condamnation le mot d’un juge que je ne puis m’empêcher de rapporter, tant je le trouve ingénu et significatif.

— Regardez quelle belle invention est celle de la torture, dit-il ; cet homme a avoué son crime, étant même innocent.

Chapultepetl ne servait pas seulement alors de parc pou les lévriers, et ses murs couronnés de verdure, renfermèrent souvent de douloureuses disgrâces et bien des ambitions déçues. Comme les flottes espagnoles ne venaient à Vera-Crux qu’une seule fois par an, les vice-rois du Mexique ne recevaient la nouvelle de leur révocation que par l’arrivée de leurs successeurs, et ils se retiraient aussitôt à Chapultepetl, afin de laisser la place libre au nouveau représentant de S. M. T. C.. Les réparations se faisaient à la hâte, sans soin, ainsi que cela devait être pour recevoir un disgrâcié, et le palais tombait en ruine, lorsque le jeune vice-roi Galvez le fit démolir en entier, et rebâtir tel qu’il existe aujourd’hui. Galvez, en agissant ainsi, ne songeait nullement à son successeur, mais bien à lui-même ; car il adopta Chapultepetl pour pied-à-terre, et s’en servit comme d’une maison de campagne. La somme qu’il y dépensa s’éleva à un million cinq cent mille francs, ce qui était un assez joli chiffre pour cette époque, d’autant plus que la main-d’œuvre ne lui coûta presque rien. Galvez fut du reste blâmé de cette dépense, avec aigreur, à la cour d’Espagne.

Le palais de Chapultepetl est divisé en deux corps, dont l’un bâti sur un plan supérieur, domine de toute sa hauteur le second. Ce dernier a dix-neuf varas[2] d’élévation, vingt-six appartements ou pièces magnifiques au rez-de-chaussée, et quinze au premier étage. Un corridor large, grandiose et orné de fresques conduit de l’intérieur du palais à la place d’armes.

Le second corps du palais, celui qui s’étend sur la place d’armes, est le rêve d’un architecte enthousiaste, une réminiscence des mosquées de Grenade et des bâtisses de l’Alhambra, sa disposition première, trop poétique pour être appréciée par un gouverneur dominateur et guerrier, a été métamorphosée, je ne sais par ordre de quel vice-roi vandale, en un fort impuissant qui menace tout au plus de ses feux les oiseaux de proie.

Du moins, ce que n’ont pu gâter ces modifications maladroites, c’est l’admirable vue que l’on découvre de ce plateau. C’est là un panorama que l’Europe n’offre nulle part, et qu’une imagination riche et ardente ne pourrait pas inventer sans labeur.

Au lointain, presque à perte de vue, se détachent, dans un ciel azuré et limpide, les nombreuses coupoles peintes des couvents de Mexico ; puis, au milieu de cet amas de pierres, qui représente la ville, se dresse l’Alameda semblable à un bouquet de verdure. Toutes les chaussées qui conduisent aux diverses entrées ou gueritas, attirent le regard par leurs plantations d’arbres. À droite et à gauche, d’immenses plaines de tons tranchants et divers, ici le champ d’aloès avec sa verdure d’un mat sombre, à côté les maïs d’un vert aussi tendre que le justaucorps d’un berger de Watteau… De nombreux jardins fruitiers avec leurs éventails de bananiers et leurs milliers d’oranges qui brillent au soleil comme de l’or, s’accroupissent avec une nonchalance tout à fait créole aux bords des ruisseaux ; enfin, les haciendas célèbres de la Condesa, les Morales, la Teja, el Cebolion, etc., dont chacune équivaut presque à un de nos départements, animent d’une vie réelle le paysage, en peuplant les pâturages d’innombrables troupeaux, les champs d’Indiens cultivateurs et les plaines arides des fougueux cavaliers… Malgré la prodigieuse distance, qu’un air raréfié et un ciel sans tache permettent à l’œil de parcourir, le regard ne va pourtant point mourir sur un horizon confus et monotone comme celui de la mer ; le Popocatepetl et l’Extaccihualt, ces deux volcans qui dorment depuis des siècles, repus des empires qu’ils ont dévorés, l’arrêtent là où commencerait le vague et l’infini, et reflètent leurs crêtes couvertes de neiges éternelles dans les eaux calmes et profondes des deux grands lacs de Tezcoco, et de Chalco.

  1. En langue indienne ce mot signifie, colline de la sauterelle.
  2. La vara est de 2 pieds et demi.