Un pari de milliardaires, et autres nouvelles/L’Arche de Noé

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Traduction par François de Gaïl.
Société du Mercure de France (p. 205-213).

L’ARCHE DE NOÉ

Les progrès faits dans l’art de la construction navale depuis Noé sont bien remarquables. Il faut avouer que, de son temps, les lois de la navigation étaient quelque peu négligées, et que, par contre, de nos jours, elles se trouvent réglées comme papier à musique. Le pauvre Noé ne pourrait guère entreprendre aujourd’hui ce qu’il se permit alors, car l’expérience nous a enseigné la nécessité de prendre, avec plus de scrupules, soin de la vie de nos semblables. À l’heure présente, Noé se verrait refuser la permission de sortir du port de Brême. Les inspecteurs venus pour passer la visite de l’arche lui feraient toutes sortes d’objections. Quiconque connaît l’Allemagne peut aisément s’imaginer la scène et tous les détails du colloque qui s’engagerait. Voici l’inspecteur, dans son superbe uniforme militaire, impressionnant de majesté et de correction, parfait gentleman, mais aussi immuable que l’étoile polaire dans la fidèle exécution de sa consigne. Il obligerait Noë à lui décliner ; son lieu de naissance, son âge, la secte religieuse à laquelle il appartient, le chiffre de ses revenus, son grade et sa position sociale, le genre de ses occupations, le nombre de ses femmes, de ses enfants et de ses domestiques, ainsi que le nom, le sexe et l’âge de chacun d’eux. Au cas où il n’aurait pas de passe-port, il serait requis de s’en faire délivrer un sur l’heure. Puis, on passerait à l’arche.

— Sa longueur ?

— Six cents pieds.

— Son tirant d’eau ?

— Soixante-cinq.

— Entre baux ?

— Cinquante à soixante.

— Construit en…

— Bois.

— Quelle essence ?

— Cèdre et acacia.

— Décorations extérieures et intérieures ?

— Goudronnée au dedans et au dehors.

— Passagers ?

— Huit.

— Leur sexe ?

— Quatre mâles, quatre femelles.

— Âges ?

— Les plus jeunes, cent ans.

— Et les plus vieux ?

— Six cents ans.

— Ah ! vous allez à Chicago. Bonne idée. Le nom du médecin du bord ?

— Il n’y a pas de médecin.

— Il faut vous en procurer un, et aussi un entrepreneur de pompes funèbres, c’est absolument indispensable. Des personnes aussi âgées doivent s’entourer de tout ce qui est nécessaire pour vivre. L’équipage ?

— Les mêmes huit personnes.

— Les mêmes huit personnes ?

— Parfaitement.

— Et là-dessus, quatre femmes ?

— Oui, Monsieur.

— Ont-elles déjà servi dans la marine ?

— Non, Monsieur.

— Et les hommes ?

— Non plus.

— Un de vous a-t-il jamais navigué ?

— Non, Monsieur.

— Où donc avez-vous été élevés ?

— Dans une ferme, tous.

— Ce navire, n’étant pas à vapeur, doit avoir un équipage de 800 hommes. Il faut vous les procurer. Il doit avoir aussi quatre seconds et neuf cuisiniers. Qui est le capitaine ?

— C’est moi, Monsieur.

— Il faut que vous ayez un capitaine, voire même une femme de chambre, et des gardes-malades pour les personnes âgées. Qui a dessiné ce bateau ?

— C’est moi, Monsieur.

— C’est votre début dans le genre ?

— Oui, Monsieur.

— Je m’en doutais un peu. Quelle cargaison avez-vous ?

— Des bêtes.

— De quelle espèce ?

— De toutes les espèces.

— Sauvages ou domestiques ?

— Surtout sauvages.

— Exotiques ou du pays ?

— Surtout exotiques.

— Quelles sont vos principales bêtes sauvages ?

— Megatheriums, éléphants, rhinocéros, lions, tigres, loups, serpents, toutes les espèces sauvages de tous les climats, — et une paire de chaque.

— Leurs cages sont-elles solides ?

— Mais il n’y a pas de cages…

— Il vous faut des cages en fer. Qui donne à boire et à manger à toute cette ménagerie ?

— Mais nous…

— Comment, vous, de si vieilles gens ?

— Oui, Monsieur.

— C’est dangereux pour les bêtes et pour les gens. Il faut que ces bêtes soient soignées par des gaillards qui s’y entendent. Combien d’animaux avez-vous là ?

— Des gros, sept mille ; gros et petits, tout ensemble, quatre-vingt-dix-huit mille.

— Il vous faut douze cents gardiens. Par combien d’ouvertures le navire reçoit-il le jour ?

— Par deux fenêtres.

— Où sont-elles situées ?

— Sous les rebords du toit.

— Deux fenêtres pour un tunnel long de 600 pieds et profond de soixante-quinze ?… Il faut mettre la lumière électrique, quelques lampes à arc et 1 500 lampes à incandescence. Que feriez-vous pour parer à une voie d’eau ? Combien de pompes y a-t-il à bord ?

— Il n’y en a pas, Monsieur.

— Il vous faut des pompes. — Comment prenez-vous de l’eau pour les passagers et les animaux ?

— Avec des seaux, par les fenêtres.

— Ce n’est pas admissible — quelle est votre force motrice ?

— Ma force… quoi ?

— Force motrice. — De quoi vous servez-vous pour faire marcher votre bateau ?

— Mais de rien.

— Il vous faut des voiles ou la vapeur. — Comment est fait votre gouvernail ?

— Nous n’en avons pas.

— Vous n’avez pas une barre ?

— Non, Monsieur.

— Alors, comment gouvernez-vous ?

— Nous ne gouvernons pas.

— Il vous faut un gouvernail, convenablement installé. Combien d’ancres ?

— Pas une.

— Il vous en faut six. — Il est défendu de laisser partir un navire de cette dimension sans cette garantie. Combien de canots de sauvetage ?

— Pas un, Monsieur.

— Il en faut vingt-cinq. Combien d’appareils de sauvetage ?

— Pas un.

— Il en faut deux mille. — Combien de temps votre voyage va-t-il durer ?

— Onze ou douze mois.

— Onze ou douze mois. C’est un peu long, mais vous arriverez encore pour l’Exposition. — Avec quoi votre bateau est-il doublé ? Avec du cuivre ?

— Sa coque n’est pas doublée du tout.

— Mon brave homme, les petites bêtes de la mer qui rongent le bois vont vous percer votre bateau comme un crible et vous le couler avant trois mois. Il ne peut pas partir dans ces conditions ; il faut le faire doubler. — Encore un mot. — Avez-vous réfléchi que Chicago est une ville de l’intérieur et qu’un bateau comme celui-ci ne peut pas y arriver ?

— Chicargo ? Qu’est-ce ça, Chicargo ? Je ne vais pas à Chicargo.

— Vraiment ? — Alors puis-je vous demander ce que vous voulez faire de toutes ces bêtes ?

— Mais les faire reproduire.

— Oh ! n’en avez-vous pas assez comme cela ?

— Il y en a assez pour les besoins actuels de la civilisation, mais comme tous les autres animaux vont être noyés par le déluge, ceux-ci serviront à en perpétuer l’espèce.

— Un déluge ?

— Oui, Monsieur.

— Vous en êtes sûr ?

— Absolument sûr. — Il va pleuvoir quarante jours et quarante nuits.

— Ne vous en effrayez pas, cher Monsieur, cela arrive assez souvent ici.

— Pas ce genre de pluie. Celle-là recouvrira la cime des montagnes, et on ne verra plus la terre.

— Entre nous, — (mais là, tout à fait officieusement) — je regrette que vous me fassiez cette révélation. Je suis obligé de ne pas vous laisser le choix entre la voile et la vapeur, et de vous imposer la vapeur. Votre bateau ne peut pas porter la centième partie de ce qu’il faudrait d’eau pour les animaux pendant onze mois. — Il vous faut une machine à distiller l’eau.

— Mais puisque je vous dis que j’en puiserai par les fenêtres avec des seaux.

— Belle réponse ! Avant que le déluge n’ait recouvert la crête des montagnes, l’eau douce par infiltration de l’eau de mer sera devenue salée. Il vous faut la vapeur pour distiller de l’eau. Je vous présente mes civilités, Monsieur. Ai-je bien compris que c’est là votre premier essai d’architecture navale ?

— Mon tout premier, Monsieur, parole d’honneur. J’ai construit cette arche sans posséder la moindre notion des constructions navales. — C’est un ouvrage bien remarquable, Monsieur, bien remarquable. J’estime qu’il n’y a pas un bateau sur mer d’un caractère aussi nouveau et aussi étrange.

— Vous me flattez infiniment, cher Monsieur, infiniment. Croyez bien que je garderai de votre visite un impérissable souvenir. Tous mes devoirs, Monsieur, encore grand merci et… adieu !

Adieu ? non pas !… L’inspecteur allemand, avec une courtoisie infatigable, ferait à Noé toutes sortes de protestations d’amitié, mais ne lui permettrait jamais de prendre la mer sur son arche.