Un prêtre marié/XXI

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Alphonse Lemerre (tome 2p. 105-135).

XXI


L’évanouissement de Calixte glaça tout à coup la colère de Néel, et un épouvantable remords entra dans son âme. Il sentit le mal qu’il avait fait. Fou de douleur, comme il l’avait été de colère, il prit cette fille devenue cadavre dans ses bras désespérés et la porta sur le lit toujours préparé pour elle. Puis il sonna violemment les deux noirs, qui montèrent et ne s’étonnèrent pas de voir leur jeune maîtresse dans cet état, où ils l’avaient déjà tant vue, qui s’en étonnèrent d’autant moins que le maître de la vie s’en était allé. Le maître de la vie, pour ces natures grossièrement idolâtres, c’était Sombreval depuis qu’il les avait guéris.

À dater du moment qu’il avait soigné et soulagé ces deux horribles rebuts du monde, Sombreval avait pris, à leurs yeux, les proportions d’un être surnaturel. Il était pour eux plus puissant et plus redoutable qu’aucun de ces jongleurs qui règnent si despotiquement sur l’imagination fanatisée de leur race… Et comme ils croyaient que la vie lui obéissait, ces esclaves jusqu’à l’intelligence, qui n’avaient dans leur crâne étroit que des notions d’esclaves, s’imaginaient aussi que, le maître parti, la vie devait profiter de son absence pour se révolter.

Néel éperdu leur demanda ce qu’ils avaient coutume de faire quand ces crises surprenaient Calixte et fondaient sur elle, — mais ces brutes lui dirent qu’elles ne faisaient rien et que le maître de la vie touchait seul à l’enfant morte, quand il fallait la ressusciter… Idée nègre, qui n’était pas plus bête qu’une autre, après tout, car la vie suspendue est-elle vraiment la vie ? Ces deux noirs croyaient que Calixte mourait chaque fois qu’elle tombait évanouie et qu’elle ressuscitait par la magie de Sombreval. Ils n’apprirent donc à Néel que ce qu’ils savaient, c’est que Calixte, une fois couchée et étendue comme elle était là, restait indéfiniment dans cette immobilité, glacée et terrifiante, jusqu’au moment où, selon eux, Sombreval forçait la flamme de l’existence à revenir dans ce corps qu’elle avait abandonné.

Hélas ! Néel ne pouvait pas s’abuser sur le pouvoir surnaturel de ce père attelé, depuis tant d’années, à l’idée de trouver une combinaison de substances qui devait guérir son enfant, et qui ne la trouvait pas, malgré son génie ! Il avait vu Sombreval auprès de ce lit où gisait cette malade qui impatientait et humiliait une science colossale pourtant. Il se rappelait qu’il l’avait vu désarmé et impuissant contre ces évanouissements tenaces, qui duraient quelquefois plusieurs jours, et qu’il fallait seulement surveiller. Ils étaient suivis, en effet, d’actes somnambuliques dont le réveil soudain pouvait être extrêmement dangereux.

Calixte ne sortait jamais de sa rigidité cataleptique pour rentrer, de plain-pied, dans la vie normale. Elle passait toujours par un état de somnambulisme intermédiaire, plus effrayant que la catalepsie elle-même, car la catalepsie figure tout simplement la mort, qui est un phénomène naturel, tandis que le somnambulisme, où la mort présente tous les caractères de la vie et même d’une vie supérieure, est le renversement de tous les phénomènes naturels, du moins de ceux-là que nous connaissons.

Une fois tombée en somnambulisme, Calixte pouvait sortir de son lit et se livrer à tous les actes incompréhensibles de cet état resté encore jusqu’à cette heure, malgré le progrès de la science, si profondément mystérieux. Vous vous rappelez qu’un soir on l’avait surprise sur les bords de l’étang, pieds nus, marchant où tout être humain, réduit à ses seules forces naturelles, aurait glissé et serait tombé au fond du gouffre.

Une autre fois, on l’avait aperçue escaladant les murs du château et se risquant, avec une lucide adresse, sur cette ligne, étroite comme une corde, que forment, en se rejoignant, les deux côtés du toit, adossés l’un à l’autre, entre les cheminées et les girouettes… Phénomènes qui n’étonnent plus maintenant, tant l’état nerveux du monde, surexcité par une civilisation excessive, a changé en un demi-siècle ! mais qui, alors inconnus, n’avaient qu’un nom dans cette contrée chrétienne et simple : — « la punition de Sombreval. »

Néel, qui ne voyait que Calixte, ne pensait pas à ses lèvres saignantes et blessées. Il se révoltait contre sa violence. Il s’accusait de cruauté. Il se disait qu’à peine Sombreval parti, il payait la confiance de ce père en abattant le mal sur son enfant, et il ne savait même pas combien de temps durerait ce mal dont il était la cause ! Il éprouvait la plus grande douleur de la vie, le remords d’avoir fait à un être adoré un mal irréparable, sur lequel il ne pouvait rien. Il voulut se persuader pourtant que cette crise n’était qu’un évanouissement ordinaire, et il resta auprès du lit de la jeune fille avec les deux noirs qu’il avait appelés, espérant toujours qu’elle reprendrait connaissance et qu’il pourrait, avant de retourner à Néhou, lui demander pardon de la violence qu’il se reprochait.

Mais les heures s’écoulèrent sans amener aucun changement dans l’état de prostration et d’insensibilité de Calixte, et Néel atteignit le matin sans avoir surpris un seul battement d’artères qui pût faire croire que la jeune fille ne fût pas morte. « Si pourtant je l’avais tuée ! » se disait-il en s’épouvantant de cet état, si semblable à la mort, dans lequel il l’avait fait tomber ; et, pour ne pas devenir complètement insensé, il avait eu besoin de se rappeler ce qu’il savait de la maladie de Calixte et tout ce que lui en avait dit Sombreval.

Brisé par les émotions de cette nuit, ivre de douleur, d’impatience et d’anxiété, car il n’était jamais possible de prévoir le temps que devaient durer les crises de Calixte, obligé de retourner à Néhou quelques heures, il quitta le Quesnay aux premières blancheurs de l’aube et dit à Pépé et à Ismène qu’il reviendrait dans la journée. Il était sûr de la fidélité animale de ces êtres superstitieux et reconnaissants, qui d’ailleurs aimaient Calixte, à leur manière, et qui croyaient qu’absent, Sombreval n’en avait pas moins l’œil sur eux.

Quand il revint au Quesnay, peu de temps après, il les retrouva à la même place, aussi immobiles que Calixte elle-même, accroupis sur le tapis, comme deux idoles noires, silencieux et consternés, comme ils l’étaient toujours quand la jeune fille avait ces crises qu’ils imputaient peut-être à quelque démon. L’homme se tenait le front dans ses mains et les coudes sur les genoux et suivait, de ses yeux pesants et dilatés, les mouvements de sa femme, rafraîchissant le visage de Calixte avec un éventail de plumes et en chassant, de temps à autre, quelque mouche qui s’en venait bourdonnant de la vitre et qui prenait, sans doute, cette pâle et ronde joue pour une fleur…

Le silence qui pesait dans ce salon très vaste était presque religieux. Il semblait qu’on y gardât une morte ; et cette idée de mort devenait une inquiétude qui allait s’accroître d’heure en heure et qui commençait à s’acharner sur le cœur de Néel… Lui, il entrait dans ce grand salon comme il serait entré dans une église. Il interrogeait ce pouls qui ne battait plus. Il prenait cette main de marbre froid, sur laquelle il ne posait même pas ses lèvres blessées, cette main qu’il aurait peut-être embrassée si Calixte avait eu sa connaissance, mais que, dans la délicatesse de son amour, il aurait cru profaner en la baisant alors qu’elle ne pouvait plus la lui refuser.

Quelquefois il priait pour que cette crise ne durât pas, mais il priait mal, car le Dieu de sa vie était sur ce lit, le Dieu qui lui avait pris l’âme, cette âme qu’il nous faut toute pour bien prier ! Il vint plusieurs fois dans la journée ; il vint aussi la nuit suivante. Dans ce singulier château, gardé par la terreur et la répulsion qu’inspirait Sombreval, la grande barrière de la cour restait toujours ouverte, et la porte vitrée du perron ne se barrait pas. Néel, qui connaissait les êtres de cette maison par lui si hantée, y pénétrait à toute heure sans le moindre obstacle. Il entrait, la nuit, d’un pied sûr, à tâtons, dans le vestibule et allait au salon, où il trouvait le même silence, la même immobilité et les mêmes attitudes qu’il y avait laissés quand il en était sorti. Il n’y avait que le jour de moins et une lueur de lampe de plus.

Alors il s’informait, disait quelques mots à ces deux noirs qu’on eût dits figés près de cette blanche jeune fille morte, — puis il recommençait de se pencher sur ce visage où il cherchait deux vies, — celle de Calixte et la sienne, — s’asseyait, l’admirait encore, cet être d’une beauté si pure qu’on aurait dit que l’âme qui l’avait quittée se réfléchissait dans cette beauté pure, du haut du ciel ! Enfin, de la fille passant au père, il songeait longuement à Sombreval, à cet hypocrite sublime et effrayant dont seul il savait le secret, et qui, là-bas, où il était, ne se doutait guère que Calixte était retombée dans une de ses crises contre lesquelles il avait lutté comme on lutte contre un ennemi abhorré, — et qui avait été vaincu.

Le soir du troisième jour, il ne revint pas seul. Il amena l’abbé Méautis. L’abbé était la seule personne à qui Néel pût parler du Quesnay et de Calixte, et il mit l’âpre bonheur de s’accuser, que connaissent les âmes repentantes, à dire au prêtre le crime de violence qu’il avait commis. Néel ne cacha même point à l’abbé le sujet de la colère qu’il avait montrée devant Calixte. Seulement l’âme pieuse du prêtre, ravie de voir sa chère pénitente persister dans la résolution qu’elle avait prise d’accomplir son sacrifice à Dieu, cacha sa joie au pauvre Néel. Le saint curé aimait Calixte pour le ciel, et il préférait la voir monter au rang des Anges sur l’échelle sanglante des sacrifices à la voir rester sur terre, mariée à Néel et heureuse du bonheur le plus légitime et le plus pur… D’ailleurs, d’un tact trop fin pour donner à Néel un conseil que Néel ne lui demandait pas, il ne lui dit point que le mariage rêvé avec cette fille vouée à Dieu était impossible et qu’il n’avait plus qu’à épouser la fiancée choisie par son père, cette belle et grande fille dont tout le pays plaignait l’abandon. L’abbé Méautis renferma en lui ses pensées.

Pour y faire diversion, il parla de ce jour, à la veille duquel ils étaient ; de ce jour qui devait être une fête dans le cœur de Calixte et que probablement elle ne verrait pas. C’était, en effet, le lendemain que le curé devait apprendre à sa paroisse, du haut de la chaire de Néhou, la conversion de Sombreval. Cette douceur chrétienne de prier pour son père, en communauté avec les fidèles, Dieu l’ôtait à Calixte, et si le saint prêtre n’en murmurait pas contre Dieu dans l’optimisme de sa foi, il s’en affligeait pour Calixte. Il savait combien elle regretterait de n’avoir pas vu ce moment où l’on aurait proclamé le retour à Dieu de son père, et où les yeux durs de ces paysans, toujours armés et méprisants, se désarmeraient de leur dureté et se tourneraient vers elle, avec respect et sympathie, pour la première fois.

Et les prévisions du curé se réalisèrent. Calixte, dont la crise continua, ne put être à l’église, le lendemain. Quoique Sombreval fût parti, il y avait près de quatre jours, rien n’avait transpiré de son départ dont la cause, dite par le curé en pleine chaire, frappa d’étonnement les paysans comme si la main de Dieu fût sortie visiblement du Tabernacle et eût projeté son ombre gigantesque sur la voûte de leur église. Malgré l’incrédulité à laquelle on était disposé à l’encontre d’un événement aussi peu attendu et avec un homme aussi perdu dans l’opinion que Sombreval, le lieu dans lequel cet événement était annoncé, la bouche qui l’annonçait, tout obligeait à croire… et les plus têtus baissèrent la tête, au lieu de la branler aux paroles de joie et de réconciliation que prononça l’abbé Méautis !

Avec l’adresse d’un homme qui sait comment se manient les âmes, l’abbé, ce jour-là, commença le travail qu’il avait promis à Sombreval de faire sur l’opinion, dans l’intérêt de Calixte, la calomniée. Il dit que les vertus de la fille, qui ne l’avaient pas toujours défendue contre des pensées et des paroles outrageantes, mais qu’il avait, lui, plus qu’un autre, pu apprécier, avaient enfin obtenu de Dieu pour son père la grâce d’une conversion qui devait remplacer par l’édification un grand scandale… Il ne pesa pas sur cette première impression… Il savait que ce premier coup dans les esprits devait être porté moins fort que juste. Et d’ailleurs, pourquoi aurait-il insisté ? Avec l’immense place que tenait Sombreval dans l’imagination publique, il aurait toujours bien l’occasion d’y revenir.

Est-ce que les quelques mots qu’il venait de prononcer n’auraient pas pour échos toutes les chaires des paroisses voisines et ne seraient pas commentés dans tous les cimetières d’alentour ? En ce temps-là, dans la presqu’île du Cotentin, l’opinion publique s’ébauchait, avant ou après les offices, dans les cimetières qui ceignaient l’église, pour s’achever sous les tentes des Assemblées et les poutres des cabarets. Tous les dimanches, avant et après la messe, mais plus particulièrement après les vêpres, des groupes se formaient, en grand nombre, parmi ces paysans, dispersés toute la semaine dans les champs, et ils restaient à deviser, comme ils disaient, les hommes debout entre eux, et les femmes entre elles, assises sur le talon de leurs sabots dans l’herbe haute et verdoyante de toutes ces tombes ou sur la barre peinte en ocre, des échaliers ; et le soleil couchant, longtemps encore après complies, éclairait, de ses rougeurs mélancoliques, les derniers de ces groupes attardés.

Or, le soir de ce dimanche-là, ils venaient tous de disparaître. Le dernier s’était lentement égrené et les deux personnes auxquelles il s’était enfin réduit avaient tourné derrière l’épine qui surmontait le petit mur du funèbre enclos pour aller jouer une partie de quilles, à quelques pas de là, à la Corne-Verte. Le cimetière paraissait n’avoir plus en son enceinte âme qui vive, quoiqu’il y eût encore une personne cachée (car elle était assise à terre) par le seul tombeau qui dominât, de son granit bleuâtre, toutes ces tombes de gazon, semblables aux vagues figées d’une mer immobile.

Ce tombeau était celui de la mère de Néel, cette blanche Polonaise, ce beau grèbe du Nord qui était venu mourir aux marais de Néhou après que l’émigration fut rentrée… La Révolution, qui avait pris aux nobles même leurs sépultures, ne permettait pas qu’on les enterrât sous leurs bancs d’église ou dans leurs caveaux de famille, et Casimire-Gaëtane, deux fois expatriée, reposait au milieu de ces humbles poussières qui n’étaient pas les cendres des siens… La personne assise par terre dans l’ombre projetée du tombeau que le soleil couchant allongeait était l’éternelle rôdeuse de cette histoire.

C’était la grande Malgaigne. Elle avait remarqué l’absence de Calixte à l’église le matin. Elle avait deviné que la jeune fille était malade pour n’être pas venue rendre grâces à Dieu, un pareil jour, et elle croyait bien qu’après les vêpres l’abbé Méautis descendrait, tout en disant son bréviaire, les pentes de la butte qui conduisaient au Quesnay. Elle avait résolu de parler à l’abbé Méautis, comme elle avait parlé à Néel, qui n’avait pas voulu la croire ! Aussi, quand elle l’entendit fermer son église à la clef, se leva-t-elle et alla-t-elle au prêtre, qui tressaillit en se retournant, car il se croyait seul.

— Vous tressautez, monsieur le curé, fit-elle. Il y a donc quelque chose qui vous avertit que je suis un oiseau de mauvais augure ?…

— Qu’y a-t-il donc, la Malgaigne ? — dit l’abbé de sa voix douce, mais troublé déjà. Il était ému de l’air solennel de la vieille et de ses mains tremblantes qui n’avaient jamais ainsi tremblé sur son bâton d’épine, mais aussi déjà il était tout prêt à la résignation et à la pitié.

— Il y a, dit-elle, que la chaire de vérité a retenti, ce matin, d’un mensonge, monsieur le curé, et que c’est vous, vous la sainteté même, qui l’avez prononcé d’une bouche innocente. Sombreval, soi-disant parti pour Coutances, touché de la grâce et voulant reprendre sa prêtrise, est une fausse dierie, qui, d’à matin, gagne par tout le pays et qui aura fait, ce soir, combien de lieues ? Et cependant, c’est un abusement ! Sombreval vous a menti à tous ! à vous, — à sa fille, — à monsieur Néel, mais il n’a pas changé !

— Folle ! alla pour dire l’abbé, — mais il s’arrêta devant ce mot cruel qui exprimait le malheur de toute sa vie. Au moins, ne parlez pas si haut, reprit-il après un silence. Ce mur n’est ni élevé ni épais, et les passants peuvent vous entendre dans le chemin qui est à côté.

— Et quand tout Néhou entendrait ! — fit-elle. Il vous a bien entendu, à matin, monsieur le curé ! Est-ce que la vérité n’est pas toujours connue ?… Est-ce qu’elle ne crève pas toujours la toile des menteries dans laquelle on veut l’envelopper ?… Ah ! monsieur le curé, si vous laissez s’accomplir le nouveau sacrilège que Sombreval veut ajouter à l’autre, est-ce que vous croyez que Dieu, un jour, ne lui brisera pas dans les dents le calice dont il va faire une jouerie, par furie d’amour pour son enfant ?

— Mais qui vous a dit de pareilles choses, la Malgaigne ? demanda l’abbé, sévère comme il l’était toujours quand il rencontrait cette tenace exaltation dont il connaissait la réponse.

— Mes Voix ! fit-elle.

— Oui, toujours vos visions ! dit le prêtre avec la commisération pleine de mélancolie qu’il avait pour toutes les démences, ce pauvre fils de folle affligé. — Mais, ma vieille Malgaigne, j’aime mieux croire à ce que j’ai vu qu’à ce que vous entendez, le soir, dans les ramures du Bocquenay. C’est vrai, — ajouta-t-il rêveusement, — que les âmes ne sont pas transparentes, mais j’aime mieux croire à Sombreval qu’à vous !

Et comme importuné et presque impatienté par cette hallucinée, il fit un geste pour passer en l’écartant, quand elle, très grave et très recueillie :

— Mais il ne s’agit plus de Sombreval ! — dit-elle. — Mais lui, Sombreval, est damné ! Calixte est morte ! Néel de Néhou, marié avec elle dans la mort ! Ils sont tous perdus ! Quand en plein jour, en plein midi, je me retourne dans la lande au Rompu et que je cherche le Quesnay à sa place ordinaire dans la vallée, il n’y est plus ! Il a fondu. Je n’en avise pas même une pierre. L’étang même n’a plus figure d’eau. L’herbe y croît comme dans une prairie. Ah ! il ne s’agit plus du Quesnay, ni de Sombreval, ni de sa fille, ni de monsieur Néel, ni de choses, ni de créatures ! Il s’agit de Dieu, monsieur le curé ! Oui, de Dieu, insista-t-elle, s’élevant tout à coup aux yeux du prêtre, comme si elle se fût fait de ce grand mot de Dieu un escabeau, qui, physiquement, la grandissait, — oh ! monsieur le curé, vous le prêtre de Jésus-Christ, vous allez donc laisser profaner et pour combien de fois, le corps et le sang de Notre-Seigneur par celui qui jusqu’ici ne l’avait encore que renié ? Et rien ne vous crie dans le cœur quand vous souffrez qu’une telle profanation s’accomplisse : « Rappelle-toi l’hostie de Salsouëf ! »

Et elle s’arrêta sur ce mot qu’elle lui avait lancé, sûre que c’était une foudre… et que, s’il n’en était pas terrassé, il en emporterait au moins l’éclair ! Elle ne se trompait pas. Un tel mot pour le prêtre avait subitement détruit, effacé l’hallucinée. Pour lui, il n’y avait plus là de visionnaire ; il n’y avait que la chrétienne qui était le fond de cette âme troublée et dont lui, confesseur de cette âme, connaissait la grande foi…

La circonstance que la Malgaigne venait d’évoquer, rappelait à l’abbé Méautis un fait de sa jeunesse accompli avec la simplicité héroïque d’une âme comme la sienne. C’était dans les premières années de son ministère. Une maladie du caractère typhoïde le plus effrayant, sortie de ces fondrières, incessamment crevées et remuées par le pied des bestiaux, dans les marais qui bordent la Douve, — une espèce de peste à laquelle les médecins de la contrée ne surent pas même donner de nom, tomba sur Salsouëf, la plus pauvre et la plus chétive paroisse qui soit accroupie dans la vase de ces marécages, si beaux à l’œil, de loin, dans leur verte étendue ; si mortels, de près, dans leurs miasmes putrides — vaste émeraude, à travers laquelle suinte un poison ! Tout le temps que durèrent les ravages de cette épouvantable maladie, qui traça pendant bien des mois, entre Salsouëf et les autres localités voisines, l’invisible cordon sanitaire de la peur, non-seulement l’abbé Méautis assista les mourants, mais il finit par ensevelir les morts, car dans ce pays, qui aime l’argent pourtant et qui a du courage, on ne trouva bientôt plus, pour de l’argent, des ensevelisseurs. Or, un jour que ce Belzunce obscur d’un pauvre village, qui l’a oublié, venait de donner les derniers sacrements à un de ces malades qui mouraient tous dans ses bras, les uns après les autres, le mourant rejeta tout à coup violemment l’hostie dans un de ces vomissements qui étaient le symptôme le plus incoercible d’une maladie dont tous les caractères rappelaient ceux d’un empoisonnement, et c’est alors que l’abbé Méautis avait ramassé cette hostie souillée et que, sans horreur, il avait communié avec elle… Il aurait pu la brûler, dirent les prêtres dans le temps, mais il n’y pensa même pas. Dans une émotion que la foi et l’amour peuvent faire seuls comprendre, il courut au plus sublime par le plus court et se jeta au martyre du dégoût, plus grand pour certaines organisations que le martyre de la douleur ! On regarda comme un miracle que l’abbé Méautis ne mourût point… Il vécut et n’eut pas, en pensant à une action dans laquelle le surnaturel l’avait emporté sur la nature, les pâleurs et les convulsions qui prenaient mademoiselle de Sombreuil, lorsqu’elle pensait au verre de sang qu’elle avait bu pour sauver son père… Plus prêtre qu’homme, l’abbé Méautis n’avait vu que la profanation physique du voile sous lequel Dieu descend dans ses créatures et se fait un tabernacle de leur chair. Mais la poitrine d’un sacrilège, l’indignité du cœur qui allait abuser du pain des Anges était une profanation bien plus terrible que le vomissement involontaire d’un mourant ! Et la Malgaigne, voulant ce qu’elle voulait de l’abbé Méautis, avait fait une chose puissante de le lui rappeler.

Il n’avait rien dit, mais il n’était point passé : il avait même reculé de quelques pas et il méditait en silence. Il était frappé… S’il y avait une exaltation qu’il condamnait dans la Malgaigne, il y en avait une autre qu’il estimait. Nous avons tous nos tentations, pensait-il souvent, ses visions sont ses tentations, à elle. Chacun porte la peine et garde la mauvaise odeur de son péché, imprégnée dans les plis de son âme, même après que des vertus tardives l’ont purifiée.

Ce sont les hantises acharnées du Démon auquel elle avait donné une part de sa vie, et qui, infatigable, revenait, la tentant toujours, cette femme dont la curiosité et l’orgueil de savoir les choses de l’avenir, avaient été les seuls vices pendant une jeunesse gardée virginale, quand elle avait été le plus loin de Dieu. Pour la mieux tenter, le Démon, qui rôde autour de nous à ses heures, et à qui Dieu permet d’avoir des favoris, comme lui-même a les siens, ne pouvait-il pas investir d’une certaine puissance l’âme qu’il voulait reprendre à Dieu ?

L’abbé déniait cette puissance à la Malgaigne pour qu’elle n’en fût pas enivrée. Il la lui déniait partout, même au confessionnal ; mais son sens théologique était trop acéré et trop profond pour nier absolument, au fond de sa conscience, la réalité de ce qu’il affectait de mépriser. Il avait souvent reconnu dans la grande Malgaigne d’étonnantes intuitions et des prévoyances qui touchaient presque au merveilleux, et tout cela qui lui affluait à l’esprit et à la mémoire jetait alors le pauvre abbé dans l’anxiété et dans l’angoisse.

Il ne voulait pas montrer son trouble, et voilà pourquoi il avait fait d’abord un mouvement pour passer outre ; mais plus que troublé par cette dernière parole, par ce rapprochement évoqué entre l’hostie tombée dans les immondices de la chair qui ne sont que de la matière et ses molécules, après tout, et le nombre des hosties qui allaient, si Sombreval était un imposteur, tomber dans la souillure de l’âme qui est le péché et le mal…, il avait le frisson qui prend tout être pur devant le gouffre du mal et du péché. Ce n’était pas pour Sombreval qu’il souffrait, malgré sa charité infinie, c’était pour Dieu ! Si Dieu, à la hauteur inaccessible qu’il habite, est au-dessus de tout outrage humain, les Anges adorateurs qui l’entourent, les Chérubins, qui l’aiment avec des ardeurs inconnues aux amours de la terre, sentent, eux, l’outrage fait à leur Dieu, et ils en souffrent, dans leurs splendeurs et leurs béatitudes, non pour l’homme qui le fait, cet outrage, mais pour le Très-Haut, quoiqu’il soit le Très-Haut et que l’outrage ne l’atteigne pas ! Le ciel lui-même ne change rien à l’essence des choses. L’essence de l’amour n’est-elle pas de souffrir pour l’objet aimé, plus qu’il ne peut souffrir, et même quand il ne souffre pas ?…

C’est cet amour des Anges et des Chérubins qu’éprouvait l’abbé Méautis, et c’était aussi leur souffrance ! En proie aux incertitudes les plus cruelles, il quitta, toujours silencieux, la Malgaigne, ne rentra pas au presbytère, et les clefs de son église à la main, sans chapeau, n’ayant sur la tête que sa calotte de velours noir, que le temps jaunissait comme une feuille d’automne, il s’en alla du côté de la butte par laquelle on descendait au Quesnay. Les âmes ont un courant. Il allait à Calixte. Il croyait peut-être que Dieu l’y menait.

Mais ce qu’il devait voir au Quesnay n’était pas de nature à calmer ses agitations. Calixte n’avait pas repris connaissance. Elle était toujours sur le lit où on l’avait déposée plutôt que couchée, rigide, mate et blanche, dans sa couverture verte, comme une statue tombée de son socle sur l’herbe moirée d’un gazon… Il y avait cinq jours que les fonctions extérieures de la vie étaient en elle totalement suspendues…

Elle avait eu des crises plus effrayantes peut-être, lorsque, dans des bonds et des grimpements monstrueux qui défiaient la force ou la vigilance de son père, elle avait, cet être habituellement pâle, doux et pliant comme un lis submergé de rosée, montré tout à coup la force d’étreinte du crabe et la souplesse du chat sauvage ; mais elle n’avait pas eu, — du moins au Quesnay, — de crise plus inerte, plus morne et plus longue.

Néel était allé plusieurs fois au bourg de S… chercher le vieux docteur d’Ayre, qu’il avait trouvé, selon son usage, lisant son favori Montaigne, au coin de son feu, entre les feuilles de son petit paravent de laque, et qui avait décroché du mur son manteau bleu flore, à galon d’or sur le collet, contre la fraîcheur des soirées, et enfourché son petit cheval gris avec répugnance, car l’état de Calixte, névrose exceptionnelle et compliquée, déconcertait la science du docteur et embarrassait son scepticisme.

C’était un sceptique, en effet, que le docteur d’Ayre, mais un sceptique aimable. Il était fou de Montaigne, dont il avait fait son bréviaire et qu’il ne lisait pas pour des prunes, — disait le vicomte Éphrem, dont il soignait les gouttes sans les guérir, bien entendu ! Orné d’une vaste littérature médicale, il ressemblait à cet historien de nos jours qui s’est cru, au pouvoir, un grand politique, mais qui l’a cru tout seul. L’étendue de ses connaissances avait donné de l’indécision à son coup d’œil.

Le docteur d’Ayre avait l’avantage sur l’historien en question qu’il ne se croyait pas un grand médecin… Il n’avait (affirmait-il) que de l’expérience, et il disait que c’était tout et qu’une garde-malade intelligente, qui aurait vu autant de malades que lui, l’aurait valu. C’était peut-être vrai. Comme les médecins d’autrefois, il n’était que médecin et se serait cru déshonoré s’il avait touché de ses blanches mains ridées à un instrument de chirurgie. Aussi n’avait-il pas été appelé au Quesnay lors de la chute de Néel.

C’était un homme de taille moyenne et de geste vif, qui ressemblait à un portrait de bonbonnière un peu effacé par le temps. Il avait sur les beaux plans de ses joues blanches de petits réseaux d’un vermillon pâli qui disaient bien que dans sa jeunesse il devait avoir ce beau teint cher à nos grand’mères, et il l’adoucissait encore par la poudre qui tombait en frimas odorants sur le col de son habit et emplissait jusqu’à la patte d’oie qui bridait ses yeux bleus et fins.

Attestant son temps par son costume, il portait la culotte défunte du dix-huitième siècle, à boucles de strass aux jarretières, et des bas de soie chinés, par-dessus lesquels il mettait des bottes à revers, couleur ventre-de-biche ou pistache, selon le temps… ou l’idée ! Il avait gardé, quand il était à pied, la canne à pomme d’or, de tradition depuis Fagon jusqu’à Vicq-d’Azyr, son ami et son compatriote. Enfin il se servait de la boîte d’écaille pleine de pastilles, et il était une des trois queues de la contrée qui apparaissaient hardiment encore à l’horizon, par-dessus les flots envahissants de la titus, alors victorieuse !

On l’avait vu pendant la Révolution sacrifier ses chères ailes de pigeon, par dégoût assez légitime des ciseaux que messieurs les Bonnets Rouges, dans leurs jours de plaisanterie, mettaient au bout de leurs bâtons en guise de piques, et qui leur servaient à touzer les aristocrates (style du temps). « Puisque c’étaient des ailes de pigeon, — disait-il en riant, — elles pouvaient bien s’envoler, surtout quand on plumait tant l’innocence ; » mais sa queue, il y avait tenu !… Ce n’était ni la longue et majestueuse queue militaire du vicomte Éphrem, ni le plantureux catogan de Vigo. C’était une petite queue vipérine très mince, très serrée et très courte et qui, toujours prise entre la tête poudrée du docteur et le collet de son habit, avait l’air de se moquer par-derrière de ce qu’il disait par-devant.

Justement, il était encore là, mais il allait en partir, le docteur, quand l’abbé Méautis entra dans le salon du Quesnay. Il l’y trouva prescrivant des applications de valériane et de musc, et essuyant avec le mouchoir de la jeune fille les grosses larmes qui commençaient de pleuvoir de ses yeux fermés à travers ses cils d’or, et qui s’en allaient ruisselant sur ses joues inanimées, — si lisses qu’elles ne les gardaient pas !

— Est-ce la fin de cette malheureuse crise, monsieur, demanda le curé au docteur, — lequel frotta sa queue contre son collet, en allongeant les lèvres et en faisant un petit peutt ! qui était probablement toute son opinion, dans la circonstance. — Les larmes que répand cette enfant, continua l’abbé, malgré le peutt du sceptique, — sont-elles un bon ou un mauvais signe ? Sont-ce des larmes purement physiques, dues à la détente des nerfs qui vont reprendre leur jeu régulier ? ou bien seraient-ce des larmes d’âme ?… — ajouta-t-il avec sa candeur habituelle.

— Je ne sais pas, — dit le docteur, de sa petite voix mordante — ce que vous appelez des larmes d’âme, monsieur le curé ; mais si vous voulez dire par là que cette belle enfant souffre et a conscience de ce qu’elle souffre, eh bien ! franchement, je ne le sais pas plus que vous. Tout ce que je sais, c’est que cette jeune fille est dans un état auquel la science, avec son bagage actuel, ne comprend absolument rien.

Aujourd’hui, nous voyons des phénomènes, je ne dis pas tout à fait nouveaux — ce serait trop ! — mais fort mal observés autrefois. Il s’agit de les observer mieux. C’est un champ qui peut être immense, mais nous y faisons les premiers pas et nous avons à nous défier de tout et particulièrement de nous, qui sommes nos seuls instruments d’observation à nous-mêmes…, des instruments diablement délicats, — ajouta-t-il après une pause, — diablement faciles à fausser, car ils sont sortis de cette fabrique de la Nature, qui ne se recommande pas positivement par la solidité de ses produits !

Et il salua l’abbé Méautis sans s’interrompre.

Ah ! oui — continua-t-il, — il faut se défier de tout cela ! Si j’étais mon confrère de Valognes, le docteur Marmion, qui ne doute de rien, lui ! qui a connu Mesmer et son baquet et qui admet les influences magnétiques, comme vous, monsieur le curé, vous admettez le bon Dieu, j’aurais, palsambleu ! une réponse toute faite à votre question. Mais n’étant simplement que moi et ne désirant nullement entrer dans la peau de mon confrère Marmion, qui n’est pas plus jeune que la mienne, je vous avouerai très humblement que je n’en ai pas.

Mademoiselle Calixte Sombreval est, depuis sa naissance, à ce qu’il paraît, la proie d’un mal mystérieux et impénétrable. Impénétrable ! ma foi ! on peut risquer le mot. Nous avons bien là quelques symptômes connus, par exemple de la contracture, de la convulsion tonique permanente et une roideur particulière aux muscles soumis à l’action de la volonté, enfin un état approchant du tétanos sans lésion traumatique, du tétanos spontané, et par-dessus le marché peut-être se mêle-t-il à tout cela une influence hystérique, encore obscure et mal caractérisée, mais les symptômes… les tenons-nous tous ?…

Le diagnostic est si incertain qu’on ne peut s’y fier, dans ces perturbations profondes, qui sont peut-être le renversement, de fond en comble, du système nerveux. Voilà tout ce que je sais de présent, monsieur le curé ! C’est le « Je ne sais rien » du philosophe Socrate. Je ne suis qu’un vieux praticien : pas un zeste de plus ! et j’ai toujours aimé à sentir la terre ferme sous mon pied, — fit-il en tapant légèrement sur le point de Hongrie du parquet de sa botte à revers pistache, — mais mon confrère Marmion est plus hardi que votre serviteur. Il a toujours méprisé le plancher des vaches en médecine. C’est un crâne… Moi, j’aimerais mieux un cerveau, hé ! hé ! (et il se mit à rire, toujours médecin, même dans la plaisanterie). S’il était ici, ce diable de Marmion, il vous dirait que l’état dans lequel vous voyez cette jeune fille, et que je crois, moi, très dangereux, est un état, en bien des points, supérieur à l’état normal… ordinaire, car pour certaines organisations, il est peut-être l’état normal.

Il vous dirait que la science, un jour (mais quel jour ?), en tirera un parti superbe et enfin que nous sommes (nous les d’Ayre, mais non les Marmion !) des ânes bâtés et sanglés, qui prenons, révérence parler, notre cul pour nos chausses, — comme dit, sans se gêner, Michel Montaigne — et des facultés pour des maladies.

Oui, monsieur le curé, des facultés ! rien que ça ! excusez du peu ! reprit-il avec plus d’entrain qu’il n’en avait eu jusque-là, en voyant l’étonnement naïf dans lequel il jetait ce simple et doux prêtre. Il avait fini d’essuyer ce blanc visage immobile qui pleurait, comme dans Virgile les marbres pleurent, et il prit son chapeau sur la console. — Tenez ! — fit-il, en montrant Calixte du bout de sa cravache en cuir tressé, qu’il avait couchée sur son chapeau, — tenez ! Monsieur, cette stupeur, cet engourdissement, cette rigidité, cette mort apparente vous paraissent, n’est-il pas vrai, un état terrible et contre nature ?

Au Moyen Âge, il n’y avait que le Diable avec quoi on pût expliquer cela. C’est assez commode, le Diable, hé ! hé ! Eh bien ! si nous tenions ici le docteur Marmion, il vous expliquerait que sous cette torpeur, effrayante pour nous, simples mortels, mademoiselle Calixte vit d’une vie très particulière et très profonde et même qu’elle n’a jamais mieux vécu ! car elle peut être capable de faire, en ce moment, des choses qu’elle ne ferait certes pas si elle était, par exemple, dans le même état de santé que vous et moi, et qu’elle pût manger ce soir une aile de poulet avec nous, et boire un verre de vieux Porto à la santé de monsieur son père, parti, — m’a-t-on conté — pour demander les étrivières à Notre-Seigneur de Coutances qui ne demandera pas mieux que de les lui donner !… Selon Marmion, monsieur le curé, mademoiselle Calixte, que voilà, pourrait être capable, malgré ses yeux fermés, de voir à des distances énormes, de traduire des langues qu’elle n’a jamais apprises, et de lire couramment dans les cœurs !

Et comme à ce dernier mot le curé avait fait un haut-le-corps, le docteur se crut obligé à le prendre par le bouton de sa soutane pour le fixer sous ce qu’il avait à lui dire encore :

— Têtebleu ! oui ! Elle le pourrait, vous dirait Marmion, mais à une condition pourtant, — reprit-il avec un rire clair, — c’est qu’il lui faudrait un peu d’aide ! Toutes ces belles choses que je vous apprends, monsieur le curé, la chère enfant ne pourrait pas les exécuter toute seule et par la seule opération de son esprit ! Non pas ! Il faut que quelqu’un s’ajoute à elle ! Voilà le joli et le sympathique de la chose !

Faites bien attention à ceci, monsieur. Pour que mademoiselle Sombreval, que vous croyez là évanouie, s’élève, par exemple, jusqu’au degré de clairvoyance de la servante de Puységur, qui ne savait pas lire et qui, les yeux fermés, à Paris, déchiffrait un manuscrit grec placé dans un des rayons de la bibliothèque de Berlin, il faut — de rigueur, — qu’elle soit en rapport avec un être doué de ce qu’ils appellent la puissance magnétique, c’est-à-dire d’une très grande force de vie et d’une très grande force de foi. Or, la vie n’est plus mon fort maintenant et la foi ne l’a jamais été.

Je ne suis plus qu’un vieux bonhomme qui a perdu son fluide, et qui ne s’en refait un peu, — de temps en temps, — qu’avec deux doigts de Malaga, quand il est bon. Je ne tenterai pas l’expérience, laquelle demande aussi pour moi, qui aime à rire, trop de sérieux. Et voilà pourquoi nous laisserons tranquille aujourd’hui, si vous le permettez, cette charmante fille qui pleure peut-être comme on transpire, et que nous ne saurons pas, comme dit la romance, le secret de ses pleurs ! »

Et il salua encore l’abbé Méautis avec le respect léger qu’il avait pour la soutane, en sa qualité de médecin, et il accomplit sa sortie du salon entre un plongeon et une glissade, ayant recommandé aux deux nègres de donner à Calixte, si elle sortait de sa stupeur, quelques gouttes de l’essence de la fiole rouge, composée par son père. « Diable de bonne chose ! — avait-il dit, — meilleure que tous nos médicaments ! » Quand il rentra à son logis et qu’il reprit au coin du feu, derrière le paravent, la lecture interrompue de son Montaigne, se douta-t-il, ce soir-là, le docteur d’Ayre, et même se douta-t-il jamais de quelle immense tentation il avait envahi l’âme de ce pauvre prêtre qui l’avait écouté avec une attention si étonnée, — quand il lui avait dit qu’en ce moment peut-être Calixte pourrait lire dans les cœurs ?…