Un village français en Allemagne (Progrès religieux)

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Un village français en Allemagne (Progrès religieux)
Revue pédagogique, second semestre 1887 (p. 81-82).

Un village français en Allemagne — Il existe dans l’ancien duché de Nassau, devenu aujourd’hui une province prussienne, un village d’environ 1,500 habitants, Friedrichsdorf, où le voyageur étonné entend la population presque tout entière s’exprimer en langue française. Ce village a été fondé dans les montagnes du Taunus par des huguenots que la révocation de l’édit de Nantes avait chassés de France, et qui furent accueillis avec bienveillance sur les terres du landgrave de Hesse-Hombourg. En juin dernier, Friedrichsdorf a célébré par une fête le deuxième jubilé séculaire de la construction de son église ; et nous trouvons à cette occasion dans le Progrès religieux de Strasbourg, sous la signature de M. Paul Sabatier, un article dont nous extrayons quelques détails intéressants.

« Rien de plus admirable, dit M. Sabatier, que le chemin sous bois qui conduit de Hombourg à Frisdrichsdorf… Mais voilà, à quelques pas des derniers arbres de la forêt, l’entrée de la ville ou plutôt du village, car, malgré les lettres patentes qui accordent à Friedrichsdorf les droits et prérogatives d’une ville, cette colonie n’est vraiment qu’un grand village, Mais il y a village et village ; celui de Friedrichsdorf a je ne sais quel air d’aisance, de simplicité pittoresque qui le distingue complètement des bourgs des environs. Deux choses semblent tout à fait inconnues ici, la misère et le luxe. Rien qu’à voir les maisons d’apparence modeste, mais où le jour entre abondamment, et qui ont presque toutes un jardin, ou à rencontrer ces groupes d’enfants bien tenus qui vous regardent d’un air curieux et aimable tout à la fois, on se sent dans un pays particulier, dans une terre d’élection, comme ils aiment à le dire, dans un français où les expressions et les tournures bibliques jouent un grand rôle.

» Ils parlent français, en effet, et un français très pur, très correct ; ils ont moins d’expressions vieillies que la plupart des provinces ; ils le doivent surtout à leurs instituteurs, qui sont des hommes vraiment supérieurs et font des efforts persévérants pour le maintien de la langue. La colonie jouit du reste à cet égard comme à tous les autres de la protection du gouvernement. L’impératrice a toujours témoigné à la communauté française du Taunus une bienveillance toute particulière. À l’école maternelle on ne parle que français, et dans les autres écoles il y a un nombre égal de leçons dans les deux langues. »

Le caractère des fêtes du jubilé a été avant tout religieux, comme il était naturel. Un grand nombre d’invités ont assisté aux diverses cérémonies : il en était venu de très loin, non seulement d’Alsace, de Suisse, mais aussi de la Hollande et des vallées vaudoises. Le premier jour, un cortège historique a parcouru les rues du village : on y voyait, au premier rang, un char représentant l’arrivée des huguenots dans les montagnes du Taunus ; puis venaient les corps de métiers tels qu’ils étaient autrefois et qu’ils sont encore aujourd’hui, les tanneurs, les chapeliers, les tisseurs. « Après avoir fait le tour de la ville, le cortège se dirigea vers une pittoresque promenade plantée d’arbres où a été érigé, en 1873, un buste de Frédéric II, landgrave de Hesse-Hombourg, celui qui, il y a deux siècles, accueillit à bras ouverts les premiers réfugiés. On comprend toute la reconnaissance que les habitants de la colonie doivent éprouver encore aujourd’hui pour ce prince magnanime qui a laissé dans l’histoire une mémoire où la bravoure n’est égalée que par la bonté. Un jour que son entourage lui reprochait de trop dépenser pour les réfugiés, il répondit ces belles paroles : « Je préférerais vendre toute ma vaisselle d’argent plutôt que de ne pas secourir ces braves gens. » Aussi est-ce un acte de sincère et pieuse reconnaissance qu’accomplissaient les jeunes filles de Friedrichsdorf en couronnant son buste de fleurs. »

Après un banquet qui a réuni tous les invités, de nombreux discours ont été prononcés. Et ici, recueillons un détail que raconte M. Sabatier, et qui nous paraît plus éloquent à lui seul que tout ce qu’ont pu dire les orateurs :

« Pendant que mes voisins sténographiaient les toasts, dit-il, je me suis approché du curé, qu’on avait invité à la fête et qui était venu sans hésitation. Je livre ce simple fait à la méditation des gens paisibles. Combien devra-t-il, dans notre Alsace, s’écouler de générations avant qu’un prêtre vienne s’asseoir au milieu de protestants qui célèbrent le jubilé de la fondation de leur église ? Il était du reste parfaitement heureux et à l’aise au milieu des « parpaillots ». Je voudrais proposer ce bon et conciliant curé en exemple à tous ses confrères d’ici et d’ailleurs, voire même à un certain nombre de pasteurs. »