Un voyage aux mines du Cornouailles/04

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Mineurs de Wheal Margery. — Dessin de Durand-Brager.


UN VOYAGE AUX MINES DU CORNOUAILLES,


PAR M. L. SIMONIN[1].


1862. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


IV

DE PENZANCE À SAINT-YVES.


Mount’s bay. — MM. Higgs. — Une usine à fondre l’étain. — Mine de Wheal Margery. — La pompe à feu. — Histoire de son invention. — La machine du Cornouailles. — Saint-Yves. — Hayle et les volontaires anglais.

Nous avions pris place, à Penzance, dans le Western-hotel. Cette maison hospitalière abrite à la fois, entre ses murs de granit, des marins, des mineurs, des marchands, des géologues et des touristes, car il vient un peu de tout ce monde à la pointe du Cornouailles. Il n’est si petit pays qui ne reçoive ses visiteurs, et celui-ci offre assez d’intérêt pour en attirer sa bonne part.

Des fenêtres de notre chambre, nous aimions à contempler la rade et la baie de Penzance, Mount’s bay, ainsi nommée parce que le mont Saint-Michel s’élève au milieu du golfe. Le vénérable pic, couronné de son monastère gothique, entouré de murs crénelés, dresse fièrement sa tête au-dessus des ondes. Le mont est découpé en pyramide ; le monastère, veuf aujourd’hui de ses pieux habitants, orne la cime ; à la base s’étale coquettement un village de pêcheurs aux blanches maisonnettes.

Penzance, au milieu de laquelle nous nous promenions en flâneurs une heure après notre arrivée, est une ville propre, bien bâtie, bien tracée. Les quais le long de la mer forment une ravissante promenade, et la ville est entourée de jolis jardins. Cette partie de l’Angleterre jouit au reste d’un climat très-doux, très-tempéré, dû à l’influence du courant sous-marin d’eau chaude, le Gulf-stream, qui, parti de la mer du Mexique, vient caresser les côtes de la Grande-Bretagne et y réchauffe l’atmosphère ambiante.

Nous n’étions pas venus à Penzance dans le seul but de nous bercer dans un doux far-niente, ou du moins de faire des promenades le long des quais, de contempler la mer, et de nous enivrer d’air salin.

Poursuivant l’étude que nous avions déjà commencée dans le Devonshire et qui nous amenait jusqu’à la pointe du Cornouailles, nous voulions surtout visiter les mines métalliques de cet intéressant district. Ce fut donc à cette fin que, m’arrachant au beau spectacle que nous avions sous les yeux, j’allai, mes lettres de recommandation à la main, me présenter chez M. Higgs, purser (régisseur) des premières mines de cuivre et d’étain du pays. Sur le vu de la lettre de M. R. Hunt, M. Higgs nous ouvrit sa porte à deux battants à mes compagnons et à moi, et, trop affairé pour nous diriger lui-même, nous confia à son fils. Celui-ci connaissait la France et y avait même exploité, près de Nantes, une mine d’étain, moins riche, il est vrai, que celles du Cornouailles. Il avait conservé de bons souvenirs de notre pays, aimait les Français, parlait volontiers leur langue. Il n’en fallait pas autant pour qu’il se décidât, avec cette obligeance que mettent les Anglais à être agréables aux personnes qui leur ont été recommandées, à nous piloter partout dans Penzance. Ce fut en sa compagnie que nous visitâmes le musée géologique ; ce fut lui encore qui nous donna pour guide dans nos excursions un capitaine de mines éprouvé. Ce dernier avait nom, je crois, maître Gilles, et comme son homonyme de comédie était un passé maître.

Nous partîmes pour Saint-Yves en compagnie de ce vieux loup de mines. Le temps était beau, les chevaux fringants. La route, d’abord tracée le long de la mer, entre Penzance et Marazion, ne tarde pas de pénétrer dans les terres. À mi-chemin, nous rencontrâmes une usine où l’on traitait le minerai d’étain, et nous y entrâmes. Les ouvriers étaient occupés à griller le minerai, fondre et affiner le métal. Je suivis avec intérêt leurs opérations. Le grillage (roasting) consiste à séparer du minerai par le feu toutes les matières volatiles qu’il peut renfermer : l’eau, le soufre, l’arsenic. C’est dans un four à réverbère que se fait l’opération. Sur une aire plane, que l’on appelle la sole, est étendu le minerai en poudre. Le foyer est séparé de la sole par un petit mur en briques, arrêté à mi-hauteur ; à l’extrémité opposée est la cheminée. Par une porte ouverte, l’ouvrier, armé d’une longue barre de fer terminée en pelle ou en râteau, agite sans cesse la masse métallique. L’eau, le soufre, reconnaissable à son odeur piquante, l’arsenic, à une odeur d’ail caractéristique, se dégagent par la cheminée. La flamme, qui arrive du foyer est rabattue, réverbérée sur la sole par la voûte du four, lèche en passant le minerai, et fait les frais de l’opération.

Après le grillage ou rôtissage vient la fusion, smelting. Le minerai grillé, qui a déjà perdu 6 à 8 pour cent de son poids, est étendu sur la sole d’un second four à réverbère, analogue au four de grillage. Seulement, la sole est, cette fois, de forme un peu concave, munie d’un trou de coulée. Un bassin de réception est disposé au dehors, en contre-bas de la porte de travail. Le minerai grillé est mêlé à du charbon de bois en poudre. On allume le feu et voici le phénomène qui se produit. Sous l’influence de la haute température se dégageant du foyer, les matières sur la sole s’échauffent fortement. Le minerai, qui est un oxyde d’étain (combinaison du gaz oxygène avec l’étain métallique), cède son oxygène au charbon de bois, qui se transforme en acide carbonique et en oxyde de carbone. Ces gaz se dégagent dans la cheminée avec ceux qui viennent du foyer. L’étain, resté seul, fond. On perce le trou de coulée et on reçoit le métal dans le bassin de réception extérieur ; les matières étrangères solides surnagent à l’état de scories ou crasses, slags. On les a du reste en grande partie écumées pendant le cours de l’opération. Pour les rendre plus fusibles on jette quelquefois de la chaux sur la sole. Sans ce fondant énergique, le lit de fusion s’empâterait.

La troisième opération, dite raffinage (refining), consiste à reprendre le métal obtenu et à le refondre de nouveau, mais très-lentement. Il se purifie complétement dans cette liquation, et de cette seconde coulée sort l’étain livrable au commerce. On le moule en pains ou lingots (saumons) à la marque de l’usine. Celle que nous venions de visiter signe ses produits de l’agneau portant l’oriflamme, lamb and flag. C’est une espèce de sceau qui garantit à la fois la provenance et la qualité du métal. À ce titre, la marque de fabrique est doublement respectable et mérite d’être conservée.

Au sortir de la fonderie d’étain, où nous venions d’étudier sur place le travail métallurgique auquel on soumet le minerai pour produire le métal pur, nous nous dirigeâmes vers une mine du voisinage d’où le minerai était directement extrait des filons. Le nom de la mine est Wheal Margery. Tout y était vie et mouvement comme à la mine de Wheal Friendship que nous avions précédemment visitée. Deux mineurs, que nous rencontrâmes sortant des travaux, voulurent bien se laisser croquer. Ils portaient la chandelle au chapeau, et comme ils venaient des sombres abîmes, ils nous rappelaient involontairement les classiques cyclopes. Qui sait si les anciens, voyant les mineurs s’éclairer de la sorte dans les galeries souterraines, n’avaient pas imaginé là-dessus la fable des cyclopes portant un œil au milieu du front ? On croit aujourd’hui que la mythologie ancienne n’est guère qu’un tissu de fines allégories, et la fiction des cyclopes s’explique ainsi tout naturellement.

La mine de Wheal Margery occupe jusqu’à deux cents mineurs, j’allais dire deux cents cyclopes ; elle produit du cuivre et de l’étain, mais surtout du cuivre. La quantité totale de minerai extrait est d’environ cent tonnes (cent mille kilogrammes) par mois.

Comme toutes les mines en Cornouailles, Wheal Margery contient beaucoup d’eau, mais ici ce ne sont pas des roues hydrauliques, comme à Wheal Friendship, ce sont d’immenses pompes à vapeur, des pompes à feu, comme nous disions encore naguère en France, qui tirent l’eau des galeries. Ces machines d’épuisement, les géantes parmi les machines à vapeur comme forme et comme force, ont jusqu’à trois mètres de diamètre au cylindre et jusqu’à huit cents et mille chevaux de force. Elles battent cinq à six coups à la minute avec une régularité d’horloge, grâce à un mécanisme particulier fort ingénieux qu’on appelle la cataracte. La maîtresse tige, énorme pièce de charpente, descend le long du puits et commande les pistons des pompes. Elle est reliée à la tige du piston à vapeur, soit par un balancier, soit directement. Le balancier est préféré en Angleterre, où il a été employé dès le principe ; les machines à traction directe sont fort en usage en Belgique et en France depuis quelques années.

À chaque coup de piston les pompes rejettent au dehors un véritable fleuve, jusqu’à mille et deux mille litres d’eau à la fois. Les machines, modèles d’ingénieuses dispositions, inscrivent d’elles-mêmes, par un mécanisme automatique, le nombre de coups de piston sur un compteur ad hoc ; enfin un grand concours est ouvert entre toutes les machines d’un même district, concours loyal et au grand jour. On proclame solennellement chaque mois quelle est la machine qui, pour un travail donné, par force de cheval-vapeur, par exemple, a consommé le moins de charbon. Le nom du constructeur est acclamé, et on comprend quel profit il en tire dans la construction de ses appareils. C’est à la faveur de toutes ces dispositions que, dans les machines d’épuisement du Cornouailles, on est descendu à moins d’un kilogramme de charbon brûlé par heure et par force de cheval, (La force d’un cheval-vapeur est ici celle qui est capable d’élever soixante-quinze litres d’eau à un mètre par seconde). Les machines ordinaires n’ont jamais pu, dans leur consommation en houille, descendre aussi bas que les machines du Cornouailles. Disons tout de suite que le charbon n’existe pas dans le Cornouailles, qu’il en est même relativement assez éloigné, car il faut le faire venir du pays de Galles, et que c’est grâce à un système particulier de transports (on envoie le minerai au pays de Galles, qui en retour expédie du charbon), qu’on peut l’avoir à assez bas prix sur les mines. Il n’importe, il faut l’économiser, et c’est dans ce but que s’est ouvert entre tous les constructeurs secondés par toutes les mines ce grand concours dont j’ai parlé, pour savoir quelle est la machine la plus économique, celle qui consomme le moins.

C’est dans les mines du Cornouailles et du Devonshire, et c’est ici le cas de le rappeler, qu’a été inventée la machine à vapeur, appelée depuis à un si brillant avenir. Les mines du Cornouailles et du Devon, exploitées à la surface et à une faible profondeur depuis des siècles, devenaient inattaquables dans les niveaux inférieurs à cause de l’affluence des eaux qui inondaient les travaux souterrains. Cette affluence était telle, que dans la plupart des cas les pompes, même les plus puissantes parmi celles alors connues, étaient incapables de maîtriser les eaux. Par suite de ces difficultés, une grande partie des mines métalliques avait dû être abandonnée.

En 1698, un capitaine de mines du comté de Devon, Savery, d’abord simple mineur, eut l’idée d’appliquer la force élastique de la vapeur à l’ascension de l’eau. À cette époque les esprits étaient vivement préoccupés des applications mécaniques qu’on pourrait faire de la vapeur d’eau, et les essais du Français Papin, qui avait inventé une machine à vapeur atmosphérique, et avait même essayé de l’introduire en Allemagne, étaient connus en Angleterre. La machine de Savery, qui faisait directement agir la force élastique de la vapeur sur la nappe d’eau à soulever, n’était pas industriellement applicable, non plus que celle de Papin dont le brasier touchait le fond du cylindre, lequel servait ainsi en même temps de chaudière ; mais deux ouvriers du comté de Devon, Newcomen et Cowley (la postérité, toujours un peu oublieuse, n’a volontiers retenu que le nom du premier), revenant sur la machine atmosphérique de Papin, et s’associant Savery qui s’était fait breveter pour les machines à feu, fabriquèrent enfin et firent fonctionner, entre les années 1705 et 1710, la première machine à vapeur réellement pratique. L’essor était donné et la machine de Newcomen remplaça sur toutes les mines du Devon et du Cornouailles, l’ancienne pompe à feu de Savery. Elle se répandit de là sur les houillères anglaises et jusqu’en France. Enfin Watt parut, et en 1765, faisant subir à la machine de Newcomen tous les perfectionnements qui lui manquaient, y introduisant surtout le condenseur, créa cette machine si parfaite, qu’elle est restée à peu près ce qu’il la fit. Ce sont ces belles machines qui, sous le nom de machines de Watt ou à simple effet, fonctionnent encore aujourd’hui sur toutes les mines pour y faire mouvoir les pompes d’épuisement. Les mines métalliques du Cornouailles, les mines de charbon des divers comtés houillers de l’Angleterre, notamment celui de Newcastle, sont celles où l’on rencontre les plus beaux et les plus parfaits modèles ; mais c’est surtout dans le Cornouailles que l’on trouve les meilleurs types, et voilà pourquoi ces machines sont connues aussi sous le nom de machines du Cornouailles.

De la mine de Wheal Margery, nous nous rendîmes à Saint-Yves. La ville est assise sur une langue de terre qui s’avance au milieu des eaux, forme une baie et se termine en un monticule qui protége les maisons. Une jetée, au bout de laquelle est un phare, défend le port. En entrant dans la ville, on passe devant d’anciens puits de mines abandonnés, ensuite devant un vieux clocher crénelé qui a dû être souvent battu de l’aquilon, à en juger par son état de complet délabrement et son aspect piteux. Les rues sont sales, et des celliers des habitations se dégage une odeur de poisson qui vous prend aux narines. Le pilchard ici règne en souverain plus encore qu’à Penzance. Quelques bateaux pêcheurs ou caboteurs se balancent dans le port ; les quais sont sans intérêt, et tout le charme que semblait faire pressentir à distance la vue si agréable de la ville disparaît dès qu’on est entré. Au fond de la baie, en face de Saint-Yves, est le port de Hayle, à l’embouchure d’une petite rivière. Quelques prairies gazonnées s’étendent au delà. Sur le turf, nous apercevons des mâts fichés en terre où flottent des banderoles. On distingue la double croix rouge et blanche de Saint-Georges et de Saint-André, l’Union-Jack, le pavillon national du Royaume-Uni. La foule est compacte, animée ; on s’exerce au tir.

Un puits de mine près Saint-Yves. — Dessin de Durand-Brager.

« Qu’est-ce que cela ?

— Eh ! pardieu, c’est la troupe des volontaires se disposant à repousser par les armes l’invasion des Français.

— L’invasion des Français ?

— Eh ! ma foi, oui ; ces incorrigibles Gaulois qui menacent la vieille Angleterre. »

Ces incorrigibles Gaulois étaient en effet devenus bien menaçants il y a quelques années, en 1858 et 1859, alors qu’il n’était question de rien moins que de faire une descente de France en Angleterre. À cette époque les pacifiques enfants d’Albion, plus habiles à manier les instruments industriels que les armes de guerre, s’émurent, et le pays tout entier s’arma pour la défense nationale. Les volontaires s’exercèrent au tir ; les rivages, non contents de leurs murs de bois, se couvrirent de murs de pierre, de batteries crénelées, et tous les citoyens britanniques, anxieux, incertains, attendirent de pied ferme l’arrivée des Gaulois.

Les Gaulois ne vinrent pas, mais ils s’agitaient beaucoup chez eux. On chantait : Guerre aux tyrans ! dans tous les cafés-concerts de Paris et des provinces ; et dans l’armée MM. les capitaines, heureux de trouver là une cause d’avancement et de se mettre eux-mêmes à l’ordre du jour, rédigeaient des proclamations belliqueuses brandissant leur sabre, et criant : Sus à l’Anglais !

Il y avait de quoi trembler.

Tout ce bruit s’en est allé en fumée. Par le traité de commerce signé en 1860, et qui favorise si bien l’industrie et la marine marchande anglaise, les deux nations se sont donné la main, et de voisines sont devenues amies. L’application de l’acier aux engins de la guerre a démontré l’inutilité des murs de pierre et de bois, et l’Angleterre en a été pour les millions qu’elle a dépensés en pure perte pour la défense de ses côtes.

Les volontaires, qui ont trouvé bon de jouer au soldat, ont seuls continué leurs attrayants exercices ; laissons-les à cette innocente distraction qui ne peut détruire la paix entre la France et l’Angleterre.

  1. Suite. — Voy. page 353.