Un voyageur des pays d’en-haut/Chapitre VII

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Beauchemin & fils (p. 123-141).

CHAPITRE VII


Charbonneau cultivateur. — Les voyages dans le Minnesota. — Sa capture chez les Sioux. — Son retour à Saint-Boniface. — Ses dernières années. — Sa mort.


Après quinze années de courses aventureuses, il prit envie à Charbonneau de revoir la Rivière-Rouge, et d’embrasser un genre de vie plus calme que celui qu’il avait mené jusqu’alors. D’ailleurs, il savait que les missionnaires étaient rendus à Saint-Boniface, et comme depuis quinze ans il n’avait pas rencontré de prêtre, il sentait le besoin de mettre ordre à sa conscience.

Il fit donc ses adieux à l’Île-à-la-Crosse, et partit pour le fort Garry, dans l’intention de s’adonner à l’agriculture.

Il se choisit un lopin de terre auprès de la mission, à peu près à l’endroit où passe aujourd’hui la rue Masson, dans la ville de Saint-Boniface, et commença à cultiver.

Accoutumé comme il l’était depuis longtemps à courir les déserts, on peut facilement croire que sa ferme ne devint pas du premier coup une ferme modèle.

De plus Charbonneau n’avait pas d’aptitude pour cet état. En 1832 il se mit au service de Mgr Provencher, qui sut utiliser ses talents comme maçon.

Cette année-là, on commença à Saint-Boniface les travaux de la première cathédrale en pierre. Jean-Baptiste Charbonneau fut un des premiers maçons employés à la construction de cette église. La main-d’œuvre était rare et il laissait souvent la truelle pour aider Mgr Provencher à monter la pierre sur les échafauds. Sa Grandeur, qui était d’une force athlétique, se plaçait au bout le plus pesant du brancard et ne laissait à Charbonneau qu’un poids proportionné à ses forces. Cette différence l’humiliait profondément, et il finit par refuser de porter de la pierre en si honorable compagnie. Il ne se montrait pas toujours aussi gracieux à l’égard de Sa Grandeur. Dans une circonstance, il ne sut pas assez tôt maîtriser un moment de promptitude. Monseigneur, le voyant de mauvaise humeur, voulut le calmer en le plaisantant. Ce fut bien pis : Charbonneau, oubliant à qui il parlait, fit deux pas en arrière, et offrit à Monseigneur de se battre avec lui. Ce mouvement qui l’avait emporté ne dura qu’un instant : il comprit sa faute et se hâta d’en demander pardon.

Nous l’avons dit en commençant, nos voyageurs du Nord n’ont jamais pu se faire dans la suite à la vie calme des champs. La vie nomade qu’ils avaient menée pendant leur jeunesse les avait tout à fait dégoûtés des travaux de l’agriculture. Charbonneau, après dix années d’essais, voulut de nouveau goûter à la vie des prairies. À cette époque la chasse avait beaucoup plus de charmes que les travaux des champs. La chasse était abondante, et les rivières étaient remplies de poissons. Il en coûtait beaucoup moins à se procurer les provisions nécessaires à la vie en se faisant chasseur qu’en maniant la charrue et la herse. D’ailleurs il n’y avait rien alors à la Rivière-Rouge pour encourager l’agriculteur. Les grains ne pouvaient pas être exportés à l’étranger. Plus un homme cultivait de terrain, plus il faisait de dépenses et moins il pouvait compter sur des profits. Du moment qu’un fermier avait récolté assez de blé pour sa provision personnelle de l’année, il n’en demandait pas davantage ; une plus grande quantité ne serait devenue qu’un embarras pour lui.

Ceux qui sont venus depuis s’établir au Nord-Ouest, se sont étonnés de ce que les Métis avaient dédaigné si longtemps l’agriculture, préférant la vie de chasseur à celle de fermier.

Cependant il n’y a rien là d’étonnant. Pour peu qu’on réfléchisse, la chose s’explique bien naturellement.

Les prairies, il y a cinquante ans, étaient couvertes de troupeaux de buffalos. Quelques semaines passées à la poursuite de ces animaux suffisaient pour faire une ample provision de viande, qui, jointe au poisson pris dans les rivières, fournissaient à l’entretien des familles pendant la plus grande partie de l’année. Puis cette chasse était plutôt une excursion de plaisir qu’un voyage de fatigue. Pour les anciens voyageurs et pour les Métis, la vie dans la tente, au milieu des prairies, avait un charme indicible.

Au printemps, dès que la neige était disparue et que l’herbe commençait à tapisser les plaines, ces bandes de chasseurs, armés de leurs fusils et montés sur de fringants coursiers partaient par troupes de deux à trois cents, gais et insouciants de l’avenir comme s’ils avaient eu l’assurance de ne jamais plus manquer de rien.

Dès qu’ils arrivaient sur les traces des buffalos, ils plantaient leur tente, où ils installaient les femmes et les enfants qui les avaient suivis ; puis, sous les ordres d’un chef, élu pour la saison, les cavaliers donnaient la chasse aux animaux.

Une course durait environ vingt minutes, pendant laquelle un bon cavalier abattait une dizaine de bœufs, qu’on se hâtait de dépecer sur-le-champ. Une fois ce travail fini, les hommes passaient leur temps à causer, étendus sur l’herbe de la prairie, ou faisaient des paris pour des courses à cheval. La saison s’écoulait ainsi, et vers la fin de l’été la caravane revenait avec des charrettes chargées de viande pour l’hiver. Pendant l’automne on faisait la pêche au poisson blanc dans les lacs et les rivières. Quelquefois la pêche manquait ou la chasse ne répondait pas aux espérances conçues ; mais les fermiers non plus ne peuvent pas toujours compter sur une moisson abondante : les années de disette alternent avec les années de fertilité.

Il n’y a donc rien d’étonnant si, avec une telle facilité de se procurer de la nourriture, les Métis n’avaient que de l’indifférence pour l’agriculture.

Jean-Baptiste Charbonneau abandonna le terrain qu’il avait choisi près de la mission de Saint-Boniface et se dirigea vers le territoire du Minnesota, où il résida jusqu’à l’année 1860. Il ne se fixa guère longtemps au même endroit, tantôt chasseur, tantôt pêcheur, gagnant sa vie comme il pouvait. Parfois il reprit même ses anciennes fonctions de porteur de malle.

En 1862 il habitait sur la rivière Saint-Pierre, en un lieu appelé le Bois-Rouge. Il faillit perdre la vie dans l’horrible massacre que les Sioux firent de la colonie allemande établie le long de cette rivière.

Comme cet épisode est une page d’histoire très intéressante et en général assez peu connue, on nous permettra de donner des explications sur les causes qui amenèrent cette affreuse boucherie.

Longtemps après la découverte de leur pays par les blancs, les Sioux refusaient encore de commercer avec eux, et même de les recevoir au milieu de leurs tribus. Ils voyaient d’un œil défiant et jaloux tous ces nouveaux venus, et ils ne pouvaient comprendre comment ces étrangers osaient pénétrer sur leurs terres pour s’y établir.

Peu à peu, cependant, ils finirent par s’adoucir et par s’apprivoiser à la vue des objets que venaient leur offrir les traiteurs. La civilisation, en pénétrant parmi les sauvages, fit naître chez eux des besoins inconnus jusqu’alors.

À mesure que les villes se fondèrent sur le Mississipi, et que la colonisation s’étendit vers l’ouest, les Sioux se montrèrent plus exigeants et le gouvernement fut obligé de faire avec eux des traités pour les dédommager de l’empiétement des blancs sur leurs terres de chasse. Plus tard encore, les Sioux reçurent des réserves sur la rivière de la Médecine-Jaune ; des bureaux d’indiens furent ouverts au Bois-Rouge, au fort Ridgely, et dans d’autres endroits.

Ces sauvages vivaient, les uns à la manière des blancs, réunis en villages et s’adonnant à l’agriculture ; les autres, et c’était le plus grand nombre, continuaient à vivre sous leurs tentes et à mener la vie errante.

La manière perfide et malhonnête dont les traités furent observés par les agents des sauvages, fut la première cause des mécontentements qui amenèrent le massacre de la rivière Saint-Pierre en 1862.

Tous les employés des différents offices s’entendaient entre eux pour exploiter les Sioux et les irriter. Les spéculations les plus véreuses étaient faites, par les agents, sur les terrains et sur les objets destinés aux sauvages. Les spéculateurs ne s’inquiétaient nullement des mécontentements qu’ils soulevaient, et continuaient leurs exactions. Les pauvres sauvages qui voulaient formuler leurs plaintes, étaient traités avec hauteur et rudesse ; on refusait d’entendre leurs demandes les plus légitimes, et de redresser les abus les plus criants. Au vol les officiers du gouvernement joignaient les scandales de l’immoralité la plus dégradante. Les femmes et les filles des sauvages étaient violées sous les yeux de leurs maris et de leurs parents.

En 1862, un agent ayant reçu $400,000, qui devaient être payés aux sauvages, en vertu du traité, donna toute cette somme à différents traiteurs, qui prétendaient avoir des créances contre les sauvages. Un autre agent garda pour lui $55,000, en compensation de quelques déboursés qu’il avait été obligé de faire pour obtenir l’assentiment d’un chef, lors d’un traité. Enfin la destitution du chef sioux par les agents, sans l’assentiment de la tribu, acheva d’exaspérer les esprits ; on n’attendait plus pour agir qu’une occasion favorable, qui ne tarda pas à se présenter.

Le Petit-Corbeau, le chef le plus renommé parmi les Sioux, disait à un agent des sauvages, quelques semaines avant le massacre : « Quand je me lève, le matin, il me semble toujours entendre le bruit de la guerre et voir la fumée des armes à feu. »

Au mois de juillet 1862, les Sioux étaient réunis en conseil au nombre de cinq mille, pour forcer l’agent à leur payer la somme qui leur était garantie par le traité. Ils arrachèrent le drapeau américain, qu’ils mirent en lambeaux, et s’emparèrent de quelques magasins. Afin d’aviser aux moyens à prendre pour se faire rendre justice, ils formèrent une société secrète, qu’ils nommèrent la loge des soldats. Peu de jours après, un nommé Mérick se mit à faucher du foin et à couper du bois sur une réserve de sauvages, malgré la défense réitérée du chef. Les Sioux déclarèrent alors qu’ils allaient prendre les armes.

Le 16 du mois d’août 1862, les Sioux tinrent conseil à Rice Creek, et là ils décidèrent qu’ils se rendraient au fort Ridgely pour exiger l’exécution des clauses du traité, et qu’au cas de refus, ils useraient de violence.

Le 17 août, 1,300 guerriers, déterminés à tout, poussés par la faim et la misère, aigris par les mille vexations du gouvernement américain, se trouvaient prêts à tomber sur la colonie à un signal donné. Peut-être auraient-ils patienté encore, si un incident imprévu n’était venu précipiter le soulèvement.

Le 10 août, vers le soir, trois Sioux revenant de la chasse, se trouvaient près du lac Picolo. Il n’y avait que huit familles allemandes établies dans cet endroit. Ces trois chasseurs, aux allures martiales, entrèrent chez un colon ; la faim seule les poussait à cette visite. Lorsqu’ils eurent mangé, bu et fumé, ils se mirent, selon la coutume sauvage, à raconter leurs exploits.

Après qu’ils eurent épuisé leur répertoire, ils se retirèrent, laissant la famille allemande passablement intimidée de leurs propos. En mettant le pied sur le seuil de la porte, ils aperçurent un bœuf qui paissait tranquillement à quelques pas de la maison. Aussitôt l’un d’eux interpelle son compagnon, et lui dit : « Toi qui te vantes d’être brave, tue donc cet animal. » À peine avait-il porté le défi, qu’une flèche décochée par un bras vigoureux abattait l’animal.

Le pauvre Allemand maître du bœuf voulut se plaindre ; le temps était mal choisi ; les trois Sioux se jetèrent sur lui, le couteau à la main, et en moins de cinq minutes le chef de la maison, sa femme et ses enfants gisaient sur le sol. Ce fut le signal. Enivrés par l’odeur du sang, les trois Sioux coururent aux maisons voisines et massacrèrent tous ceux qu’ils trouvèrent au lac Picolo.

Pendant la nuit, ils se rendirent au Bois-Rouge, où les guerriers étaient assemblés et ils racontèrent au Petit-Corbeau la scène qui venait de se passer.

Le chef les blâma d’abord, mais il fallut bien, lui aussi, qu’il reconnût les faits accomplis, comme les grands politiques du jour. Après avoir hésité un instant, il dit : Puisque nous avons commencé, eh bien ! continuons et mettons tout à feu et à sang.

Aussitôt on lève le camp ; les femmes, les enfants et les vieillards prennent le chemin de la prairie, tandis que les hommes et les jeunes gens, divisés en petites bandes, profitent des ombres de la nuit pour exécuter les ordres du chef.

Pour rendre le massacre plus prompt et plus général, d’agiles messagers sont expédiés vers les camps qui se trouvent non loin des établissements américains, entre Abercrombie et Saint-Cloud.

Le 19 août fut le jour fixé pour le massacre. Notre pauvre Charbonneau, qui demeurait au Bois-Rouge, était parti ce matin-là pour la pêche ; il se trouvait à un demi mille du village quand les échos commencèrent à retentir des hurlements des sauvages. Il entendit quelqu’un qui lui cria : « Sauvons-nous, les Sioux massacrent les blancs. » Sur le côté opposé de la rivière, Charbonneau connaissait un Canadien du nom de Lacroix ; celui-ci avait entendu la fusillade, et s’était hâté de prendre la fuite vers le fort Ridgely, qui était à douze milles du Bois-Rouge. Charbonneau traversa la rivière et parvint à rejoindre Lacroix. Malheureusement les Sioux les aperçurent au moment où ils gravissaient une côte et ils se mirent à leur poursuite. Comme les Sioux étaient à cheval et les fuyards à pied, il était impossible à ceux-ci de s’échapper ; aussi après quelques minutes, ils étaient faits prisonniers. Un des chefs, ami personnel de Charbonneau, avait ordonné à ses guerriers de ne point lui faire de mal, mais de l’amener au camp. Ils l’avertirent qu’ils n’en voulaient pas à sa vie, mais qu’ils avaient ordre de s’emparer de sa personne. Son compagnon fut aussi épargné. En retournant au Bois-Rouge, ils trouvèrent, étendus sur le chemin, les cadavres de deux Canadiens, Mallet et Martel. Au village, le spectacle était hideux ; des corps sans vie et mutilés gisaient partout ; on avait ouvert le ventre à plusieurs victimes ; des petits enfants étaient cloués sur les portes des maisons ; quelques-uns étaient attachés deux à deux par les jambes et suspendus la tête en bas sur les palissades. Un gros Allemand, qui avait bourré ses poches d’habit de pièces d’or, fut saisi au moment où il passait par une fenêtre de sa maison ; les sauvages l’étendirent sur le dos, et s’amusèrent à lui remplir la bouche avec ses pièces d’or. Mangesen, lui disaient-ils, tu as bien aimé cela ; tu nous l’as volé ; eh bien, avale-le maintenant. Et, armé d’une baguette, un Sioux lui enfonçait l’or dans la gorge.

On estime à cinq cents le nombre de ceux qui tombèrent sous les coups des Sioux pendant cette lugubre journée. Les atrocités commises par ces féroces sauvages dépassent toute imagination.

Charbonneau fut conduit au grand camp des Sioux auprès du Lac-qui-parle. Les sauvages étaient réunis là au nombre de huit cents. Les chefs, en se rendant au camp, marchaient en triomphateurs. Ils étaient montés sur des wagons attelés de bœufs, et les prisonniers, à pied, la tête découverte, suivaient le char. Charbonneau, un long bâton à la main, était chargé de stimuler le pas des bœufs lorsqu’il se ralentissait.

Un Métis du nom de Montreuil, qui se trouvait prisonnier, offrit au chef d’aller voler des chevaux chez les blancs. Se fiant à sa parole, le chef le laissa partir, mais Montreuil ne revint pas.

Le 22 septembre, les troupes américaines, sous le commandement du général Sibley, vinrent se poster à deux milles du camp des Sioux. Ceux-ci étaient cachés dans un bas-fond bien boisé ; les prisonniers étaient avec eux. Les soldats américains, au nombre de 2,400, occupaient une hauteur. Les Sioux ouvrirent le feu. Un canon, pointé vers le bas-fond, lança un boulet qui tua quatorze guerriers sauvages. Une seconde bombe, qui fit explosion quelques instants après, les délogea de leur position. Ils abandonnèrent le camp et tous leurs prisonniers.

Charbonneau et ses compagnons furent conduits auprès du général américain, qui leur fit donner des vêtements, car ils étaient presque nus. Quelques-uns retournèrent au Bois-Rouge dans l’espoir de retrouver quelques objets oubliés ou délaissés par les sauvages. Charbonneau revint à Saint-Boniface, d’où il était parti depuis vingt-deux ans.

Trois ans après il eut le malheur de perdre la vue ; mais on peut dire que ce fut presque un bonheur pour ses vieux jours.

Sa Grandeur Mgr Taché, le consolateur de toutes les misères, le reçut à l’archevêché, comme une épave d’un autre siècle.

Privé de la lumière du jour, il eut plus de facilité pour se recueillir et repasser dans sa mémoire les années de sa jeunesse.

Ce fut par la prière et le recueillement qu’il se prépara à comparaître devant le terrible tribunal du Très-Haut. Muni de tous les secours de la sainte Église, il mourut paisiblement en 1883, à l’âge avancé de 88 ans.


FIN.