Une Académie des beaux-arts révolutionnaire (1790-1795)

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Une Académie des beaux-arts révolutionnaire (1790-1795)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 18 (p. 883-903).
UNE
ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS
RÉVOLUTIONNAIRE
(1790-1795)

La plupart des artistes français de la Révolution, gagnés par le vertige de liberté qui emportait les esprits, résolurent d’affranchir leurs travaux de la tutelle académique. L’oppression d’un joug leur parut plus intolérable qu’ailleurs sur le domaine du génie et de la beauté : ils poursuivirent donc, avec opiniâtreté, la suppression de l’Académie royale de peinture. Mais, si le génie et la beauté se peuvent passer de lois, ils ne pouvaient, au gré de ceux qui croyaient les détenir, se passer d’encouragemens, d’appui, de récompenses. Où devait-on chercher de telles consécrations, sinon dans le suffrage des masses, infaillible arbitre du moment ?

C’était marcher à une tyrannie pire que celle dont on pensait avoir à se plaindre, et dont on se délivrait : les assemblées artistiques révolutionnaires en firent l’expérience jusqu’à leur fin logique, c’est-à-dire jusqu’au l’établissement, par leur vœu formel, de l’Académie qu’elles avaient tenté de remplacer ! Il y a là mieux qu’un épisode, d’ailleurs extrêmement intéressant, de notre histoire de l’art. Il y a une haute leçon de philosophie sociale : elle apparaîtra clairement dégagée des indications essentielles extraites des touffus procès-verbaux, demeurés inédits jusqu’à ce jour et que les circonstances ont placés sous nos yeux, aux Archives départementales de la Seine.


I

L’Académie royale de peinture, supprimée par décret de la Convention du 8 août 1793, avait résisté quatre ans aux plus rudes assauts. Dès 1789, David et quelques-uns de ses collègues de l’Académie s’étaient coalisés contre elle, et la création, en 1790, d’une société d’artistes fut certainement le coup de maître de la coalition. Cette société prit le titre de « Commune des Arts qui ont le dessin pour base. » Réunis pour la première fois, le 27 septembre 1790, au nombre de trois cents, les membres de la Commune des Arts n’hésitèrent pas à entrer sur l’heure en guerre ouverte avec l’Académie royale de peinture. Un mémoire fut rédigé pour demander à l’Assemblée nationale de dissoudre l’Académie, comme nuisible à l’essor du génie. Le mémoire était vif ; on y employait volontiers la violence des mots : « sordides spéculations des intérêts » étaient les moindres. Au vrai, la Commune des Arts entendait, dès l’origine, être reconnue comme seule digne de représenter les véritables intérêts des artistes, et le mémoire s’exprimait très nettement sur ce point. Il demandait que, au lieu des Académies royales de peinture, de sculpture et d’architecture, la Commune des Arts, organisée selon les principes de la Constitution, semblable à une grande famille, fût autorisée à réunir « tous les artistes sans exception et sans aucune distinction de rang et de personne pour quelque considération que ce puisse être. »

La grave question des prérogatives des Académies soulevait naturellement l’indignation des pétitionnaires, qui demandaient, justement d’ailleurs, l’ouverture des expositions à tous les artistes et non plus aux seuls académiciens.

L’Académie royale de peinture riposta indirectement. Elle prétendait se tirer d’affaire en changeant de nom et en modifiant ses statuts. Un projet de statuts préparé par la majorité des membres de l’Académie royale donnait à celle-ci le titre d’Académie centrale, ce qui provoqua une note complémentaire et indiquée de la Commune des Arts, désireuse de prendre le pas sur tout autre corps constitué. La Commune des Arts insistait donc pour que l’Assemblée nationale lui attribuât les pouvoirs les plus étendus, et qui étaient précisément ceux de l’Académie royale, avec les transformations inévitables que réclamait l’opinion publique. « Les Arts l’attendent et la patrie vous le demande ! » disait le mémoire.

L’Assemblée nationale n’hésita pas longtemps : sans frapper de mort l’Académie royale, elle ordonna que le Salon de cette même année 1791 serait ouvert à tous les artistes français et étrangers, membres ou non de l’Académie de peinture et de sculpture.

Mais ce n’était point assez, et la Commune des Arts, menée par Restout et par David, ne devait pas s’en tenir à cette menue monnaie. L’Assemblée nationale avait cédé une première fois ; on la sollicitait d’aller plus loin. C’était à l’existence même de l’Académie royale de peinture qu’en voulait la nouvelle société. Son triomphe ne pouvait être complet qu’à la condition de s’établir sur les ruines fumantes de la vieille Académie, en face de qui elle se posait en rivale. Nous n’entendons pas refaire l’historique de cette lutte où l’Académie était destinée à avoir le dessous, mais on n’a pas dit, ou on l’a dit insuffisamment, quel fut le rôle de la Commune des Arts, sans doute parce que jusqu’ici on ne savait que peu de chose de cette société révolutionnaire, dont l’importance, on ne le voit que trop, fut très réelle dès 1790. Restout et David, et Quatremère avec eux, n’auraient pas eu grande puissance s’ils étaient demeurés sans partisans dans les milieux artistiques : leur force fut dans la création de la Commune des Arts, où ils groupèrent toutes les ambitions, et dont ils se servirent avec beaucoup d’intelligence, d’activité et d’à-propos.


[
II

Le 17 octobre 1792, David avait été élu député à la Convention par l’assemblée électorale de Paris. L’Académie de peinture ne devait pas tarder à s’apercevoir que l’ennemi était à ses portes. David à la Convention, cela signifiait que les artistes entendraient parler de lui, s’ils tentaient de se soustraire à sa dictature prochaine. Un jour, ses collègues de l’Académie de peinture feront un effort suprême pour le retenir, ou plutôt pour le ramener ; mais, à Renou, l’informant, le 27 avril an II, qu’il a été inscrit à son rang pour professer à l’Ecole des modèles, David répondra sèchement par ces mots qui tranchent comme le couperet de la guillotine : « Je fus autrefois de l’Académie. » David s’exprime au passé. L’Académie, à son tour, sera bientôt le passé, et c’est à David surtout qu’elle le devra. L’occasion est trouvée : dans sa séance du 4 juillet 1793, la Convention nationale, « sur l’observation d’un membre, qu’il existe encore dans Paris des monumens où l’on voit des attributs de la royauté ou des inscriptions en l’honneur des rois, ou des allégories fastueuses prodiguées à Louis XIV, entre autres sur les portes Saint-Denis et Saint-Martin, » décrète leur destruction, qui sera confiée à dix commissaires, dont « six artistes nommés par la Société des Arts tenant ses séances au Louvre. » De quelle Société s’agit-il ? Ce n’est pas en tout cas de l’Académie de peinture, et pas un instant il n’est venu à l’esprit des conventionnels de réserver une place aux académiciens dans cette commission qui va jouer un rôle plus important qu’on ne serait tenté de le croire. Le décret ne parle pas de la Commune des Arts, mais c’est à celle-ci que David et Sergent pensaient à coup sûr quand ils l’ont provoqué. C’est à la Commune des Arts que le ministre de l’Intérieur Garat s’adresse pour lui demander de désigner les six membres, — sur dix — prévus par l’article 2 du décret du 4 juillet. Autant valait décréter sur l’heure la suppression de l’Académie de peinture. La Commune des Arts, au contraire, prend, dès ce moment, cette physionomie officielle vers quoi tendaient tous ses efforts depuis 1790. Elle y a mis deux ans et neuf mois, mais quel triomphe !

La première séance de la Commune générale des Arts, — car elle élargit tout de suite son titre, — convoquée par le ministre de l’Intérieur Garat, fut tenue le 18 juillet 1793. On devait nommer les six commissaires chargés de préparer la destruction de tous les attributs de la royauté. C’est Ansselin qui ouvrit la séance, en sa qualité de président de la Commune « avant la convocation générale. » Mais Ansselin céda bientôt la place au doyen d’âge, qui était Vien, alors âgé de soixante-dix-sept ans, assisté des deux artistes les plus jeunes : Pajou fils (27 ans) et Isabey (26 ans).

Le procès-verbal nous apprend que la lettre de Garat invitait les artistes à « la plus parfaite impartialité dans leurs délibérations, qui ne devaient tendre qu’au plus grand avantage des arts et ne reconnaître d’autres distinctions que celles des talens. » Au reste, le rôle de l’assemblée était limité, par le décret de la Convention, à la question des attributs. L’Académie est aussitôt mise en cause par « un membre, » qui n’est pas nommé, lequel fait observer que la salle des réunions de l’Académie « provisoire » était fermée, il semblait qu’elle fût encore réservée à un corps privilégié. Ce qui paraissait d’autant plus extraordinaire que ce corps était virtuellement détruit par la réunion générale des artistes. En conséquence, il demandait que cette salle fût ouverte et que l’Assemblée y tînt séance. Il y eut une minute de délire, dont le procès-verbal porte trace : le mot « applaudi » a été biffé après coup, mais on peut encore le lire. Au reste, deux membres insistent, et ce sont Sergent et David, dont les noms ont été également rayés. David présenta « cette ligne de démarcation comme un reste d’aristocratie qu’il falloit détruire. » Il ajouta, en indiquant la salle d’un geste tragique, que, puisque « c’était là la Bastille de l’Académie, il fallait s’en emparer. » L’assemblée, d’un mouvement unanime, leva la séance et alla siéger dans la salle de l’Académie « provisoire. »

Lesueur donne alors lecture d’un discours, que le secrétaire dit être très énergique et tendant à consacrer les principes d’égalité, de droit et de liberté qui conviennent aux Beaux-Arts. Ce il est pas tout à fait l’ordre du jour indiqué par Garat ; aussi, lorsque Sergent demande l’impression de ce discours, on passe outre. Enfin il s’agit de savoir si tout le monde pourra prendre part au vote, ou s’il faudra prouver qu’on professe les Beaux-Arts, et, comme il en est ainsi décidé, on procède à l’élection du président. Sur 206 votans, 50 voix vont au citoyen Dardel, 42 à David, 38 à Vien, 12 à Sergent, 12 à Boizot père, 12 à Regnault, 10 à Vincent. Le deuxième tour de scrutin donne 80 voix à Dardel, qui est élu, et 23 à David. On peut supposer que David ne pardonnera pas cet échec à la Commune générale. Il lui est d’autant plus sensible que, si la Commune a une existence propre, elle le doit à David : à la première occasion, elle le verra bien.

La Commune va se préoccuper des intérêts généraux de l’art et des intérêts particuliers des artistes. Lui demander de contribuer à détruire les vestiges d’un « passé odieux, » c’est bien, et la Commune générale des Arts y collaborera avec patriotisme. Mais ce qui est mieux, c’est que, grâce à elle, les mutilations se limiteront à l’essentiel, du moins autant qu’il sera en son pouvoir. Si les artistes y avaient mis de l’acharnement, c’en était fait, en France, de tout l’art du passé, et, du fatras des délibérations, il ressort que les conseils de sagesse, de prudence et de mesure furent donnés par la Commune générale. Elle protesta, à diverses reprises, contre des actes de vandalisme qui n’étaient point le fait des artistes, mais d’agens subalternes incompétens et, par surcroît, inspirés d’un zèle intempestif.

Parmi les artistes, il en était cependant qui eussent volontiers montré le même zèle, tel celui qui demandait quels changemens on pourrait faire subir à la galerie de Rubens. On lui répondit que ce n’étaient pas là « des monumens et qu’il en seroit pour les tableaux représentan des traits d’histoire et de la vie des rois comme des pièces de théâtre ou les acteurs prenent le costume des personnages qu’il représente, qu’on ne pourait faire aucun reproche à un artiste moderne qui représenteroit un roi dans les habillemens royaux, mais qu’il n’en serait pas de même de celui qui représenterait le fils de Capet avec les ornemens de la Royeauté et a conclu en disant qu’il serait bon et raisonable de soustraire, pendant un laps de tems, nombre de ces tableaux aux yeux du public en les renfermans. » Le 30 juillet, quelqu’un fait observer qu’on n’a pas enlevé les fleurs de lys qui ornent les colonnes des Tuileries. On s’est borné à les recouvrir avec du plâtre, ce qui indigne le « membre. »

Le 2 août, « un membre fait par à lassemblée des craintes que lui donnaient le décret de la Convention nationale du 1er aoust 1793 qui ordonne de détruire tous les tombeaux des rois que sont dans l’étendue de la République et notament ceux qui sont à Saint-Denis, pour le 10 aoust prochain. L’assemblée arête, sur la proposition d’un autre membre, de nommer quatre commissaires qui seront chargés de se transporter sur le champ au Comité de salut public pour lui demander de proposer à la Convention de rendre un décret qui charge la Commission des monumens de la destruction de ces tombeaux, vüe qu’elle pourra veiller à ce que tout ce qui peut être utile aux arts soit conservé et que les marques de royauté et féodalité soient seules détruites. » Le procès-verbal du 6 août décharge la Commune générale de la manière la plus précise. Il dit en effet : « Un des commissaires nomé dans la dernière séance pour se transporter au Comité de salut public prends la parole pour faire son rapport et dit qu’ayant inutilement cherché à être introduit au Comité de salut public, les commissaires se sont transportés à celui d’instruction publique ‘et que les membres de ce comité pansaient que les tombeaux des rois ne valaient pas la peine d’être conservés, — que ce n’était pas l’intention de la Convention nationale, que d’ailleurs il serait difficile peut-être d’empêcher le peuple de briser ces monumens. »

Ainsi, les artistes représentés par la Commune générale et ses délégués firent leur devoir, au milieu de quelles difficultés, inconnues jusqu’à ce jour, on vient de le voir ! On va les juger encore à l’œuvre le 9 août, où le citoyen Milbert appelle l’attention sur le tombeau du connétable de Montmorency, « vu que déjà à Montmorency deux tombeaux ont été réduits en poudre. » Mais les pouvoirs des commissaires de la Commune générale ne s’étendent pas au delà de Paris, et l’Assemblée décide que le citoyen Moreau jeune communiquera la lettre de Milbert « à la commission des monumens qui, d’après le décret du 17, peut étendre la surveillance partout ou besoin est. » Le 13 août, « le citoyen Moreau jeune, qui avoit été chargé de répondre à la lettre du citoyen Milbert, annonce qu’il doit aller à Montmorency le lendemain 14 du courant pour tâcher de conserver aux arts le tombeau qui est encore intact dans l’église de cet endroit ; il fait par aussi que la Commission des monumens doit aller à Saint-Denis pour aux termes du décret de la Convention national détruire les tombeaux des Rois en en brisant tout ce qui a rapport à la royauté et en enlevant et plaçant dans un dépôt tout ce qui peut être utile aux arts. »

Moreau rend compte de sa mission le 16 août. Il dit « qu’il a trouvé au tombeau d’Anne de Montmorency deux figures d’albâtre brisés et deux en bronze qui ont été fondues, mais que les lignes principales de ce tombeau étoient encore intactes ; il a détaillé ensuite la manière dont il a combattu les prétentions de la commune de Montmorency qui croyoit avoir le droit de vendre le tombeau par la seule raison qu’il est scellé dans l’église et il a facilement détruit ce prétendu droit par le texte du décret qui charge la Commission des monumens d’enlever des édifices nationaux tous les objets de curiosité relatifs aux arts.

« Le résultat de son rapport a été d’annoncer que ce monument serait conservé aux arts ainsi que ceux de Saint-Denis dont on extraira tout ce qui peut être utile à leur progrès. »


III

La Commune générale des Arts a-t-elle le sentiment qu’on la surveille ? Se juge-t-elle perdue, si elle ne se fait toute petite ? Le 10 septembre 1793, elle redevient la Commune des Arts. En perdant un mot, elle ne change pas de caractère, et, visiblement, elle est de plus en plus académique.

Ce même jour, 10 septembre, la discussion s’ouvre sur le point de savoir ce que sont devenus les papiers qui intéressent la Commune des Arts, depuis l’origine. On a vite fait de généraliser et on décide que, ces papiers, on les réclamera aux présidens et secrétaires de la Commune, et, par extension, de toutes les sociétés qui intéressent les arts. La Commune a la prétention, qu’elle ne cache bientôt plus, d’être seule à représenter la collectivité des artistes. Garnerey, qui a joué un rôle dans la première Commune des Arts, offre de remettre les pièces qu’il a conservées, et qui formeront le fonds des archives.

Un archiviste est nommé. La Commune des Arts ne s’en tient pas là. Rien de ce qui concerne les artistes ne doit être réalisé sans son concours officiellement réclamé par la Convention ou par le Comité d’Instruction publique. Au besoin, elle rappelle son existence par l’envoi de délégués, et il n’est pas une séance où des commissaires ne soient nommés, avec des missions déterminées. Les purs y trouvent, du reste, à redire, et ce mot est prononcé par Miger à propos de certains commissaires : « C’est une petite Académie déjà formée au milieu de la Commune... (séance du 13 septembre). » Quand il s’agit de juger des concours pour les prix de l’année, on observe que, si c’est une commission qui les juge, « l’intrigue et la cabale » auront beau jeu. Que la Commune tout entière soit appelée à se prononcer ! Et d’abord, sur quels principes s’appuiera-t-on ? La Commune doit décider qu’il est des principes immuables. Plusieurs séances sont consacrées à la discussion de ces principes, discussion confuse où tous les lieux communs surgissent dans le tumulte d’une assemblée, animée sans doute de bonnes intentions, mais médiocrement préparée à son rôle.

Les artistes de la Commune, s’ils ont élargi leur cadre, s’ils ont forcé les portes du Salon à s’ouvrir toutes grandes devant tous, s’ils ont, avec modération, du reste, rempli la mission dont le décret du 4 juillet les avait investis, ces artistes ne semblent pas avoir satisfait les démagogues. On les accuse d’être des aristocrates, et, à partir du jour où cette grave accusation est portée, la Commune des Arts est condamnée à mort. Aristocrate, la Commune des Arts ? Qu’on le prouve, il s’agit bien de cela ! Le mot a été prononcé : il suffit, et Sergent aura beau s’ingénier à démontrer le contraire, les artistes auront beau décider que désormais le public assistera aux séances et qu’on demandera aux sociétés populaires d’envoyer des délégués, ce « repaire d’aristocratie » est destiné à disparaître !


IV

Nos procès-verbaux accusent une lacune de deux mois. Que s’est-il passé entre le tridi de la 1re décade du 2e mois de l’an II (24 octobre) et le 3 nivôse (23 décembre) ? Tout ce que nous savons, c’est que la Convention supprima par décret la Commune des Arts, comme une simple Académie, et que la Société Populaire et Républicaine, ayant pour président Bienaimé et pour vice-président Allais, lui succéda. Le Moniteur du 12 brumaire an II (2 novembre) dit que devant le Conseil général de la Commune de Paris, le 9 brumaire, « une députation de la Commune des Arts déclare au Conseil que, se conformant au décret qui supprime cette assemblée, les artistes, jaloux de veiller à la conservation des monumens des arts, se réuniront en société populaire et publique, sous la dénomination de Société Républicaine des Arts.

« Le Conseil applaudit aux vues de ces citoyens et leur donne acte de leur déclaration. »

Plus tard, le 3 germinal, Sergent demande à être reçu en qualité de membre de la nouvelle société. Il explique alors les motifs qui l’en ont tenu éloigné jusque-là. « Ce fut moi, dit-il, qui vous appris que le décret qui constitue la Commune des Arts étant rapporté, je vous proposais de vous rétablir sous le titre de la Société Populaire des Arts ; la malveillance s’étoit plu à répandre que je voulois être le meneur de cette Société ; je crus alors, pour vous et pour moi, qu’il étoit utile de m’abstenir d’assir, ter à vos séances ; maintenant que vous-même vous vous êtes donné l’énergie qui convient, il est temps que je vienne partager vos travaux ; je rentre dans votre sein avec joie, et je viens m’unir à vous pour contribuer à donner aux Arts l’impulsion convenable au plus grand intérêt de la République. »

La Commune des Arts avait donc été détruite pour son caractère académique, contre quoi s’était élevé Sergent lui-même. La Société Populaire et Républicaine des Arts, si elle voulait durer, devait, avant toutes choses, éviter l’écueil où avait sombré la Commune. Celle-ci était fermée, telle une Académie : la Société Populaire et Républicaine allait s’ouvrir à tous, jusqu’au jour où, à son tour, elle disparaîtra pour avoir accueilli trop de monde. On n’y reçoit pas seulement les professionnels des arts « qui ont pour base le dessin, » mais, sans distinction d’aucune sorte, quiconque se présente est admis à siéger dans la salle du Laocoon, de la ci-devant Académie. La Commune des Arts pouvait, à la rigueur, passer pour un corps académique. Il n’en est pas de même de la Société Populaire et Républicaine.

La première discussion sérieuse de la Société traite de l’admission des femmes : on décide de leur fermer la porte parce qu’elles sont « différentes des hommes sous tous les rapports. » La Société « ayant pour but la culture des arts et non la politique, » et la loi interdisant, par surcroît, aux femmes de s’assembler et de délibérer sur aucun objet, les admettre serait aller contre la loi.

La Société s’intéresse au calendrier républicain. Elle prend part à la fête de la Convention en l’honneur de la reprise de Toulon. Elle a la préoccupation de ne pas être isolée : elle demande à s’affilier à la Société des Jacobins, elle félicite la Convention des sages et grandes mesures qu’elle prend pour faire triompher la République.

Derrière tout cela, passe l’ombre de David. On ne parle plus de Sergent, qui fut assez volontiers l’homme de la Commune des Arts, mais David est ici le maître absolu, et toutes ces manifestations de civisme de la Société Populaire, c’est lui qui les suggère. D’ailleurs, on s’adresse constamment à David, et, lorsque Regnault, qui paraît avoir boudé un temps la Société, vient prendre séance, on lance contre lui je ne sais quelles inculpations qui tendent à l’obliger à s’humilier devant David. On exige qu’il se procure un certificat de civisme, et qu’il écrive à David, dont la réponse fera loi pour la Société Populaire et Républicaine.

Nous sommes à l’heure des dénonciations. La plus grave est celle qui pèse sur la mémoire de Wicar, et dont il ne se lavera pas de sitôt. C’est le 26 nivôse qu’il en est question pour la première fois. Il faut citer intégralement.

« Un membre annonce à l’Assemblée que des artistes arrivés nouvellement d’Italie ont quelque chose d’intéressant à communiquer à l’assemblée. Le président les invite à prendre la parole, et comme l’orateur de cette députation, le citoyen Wicar ainsi que le citoyen Devoge est auteur de l’un des deux dessins fait d’après les tableaux de Pelletier et Marat de David, lesquels dessins viennent d’être favorablement accueillis de la Convention, et qu’un membre venoit à l’instant même de demander que ce fait fût consigné au procès-verbal, le président le félicite au nom de l’assemblée.

« L’objet de la démarche que font les artistes auprès de la Société est un rapport sur la conduite infâme de plusieurs artistes indignes du nom françois, actuellement en Italie, et particulièrement une dénonciation contre Xavier Fabre, peintre, qui a trahi lâchement sa patrie en jurant d’être l’esclave de Louis XVII, et contre Corneil, sculpteur. Après avoir exprimé dans ce rapport leur indignation, ils engagent la Société à la partager et à s’unir à eux pour demander : 1° que le prix de Xavier Fabre, sujet de Louis XVII, soit arraché des salles de l’Ecole souillée de la ci-devant Académie ; qu’il soit immédiatement traîné au pied de l’arbre de la Liberté où il sera mutilé par chacun des membres de la Société et que les débris soient brûlés et leurs cendres jetées au vent aux cris mille fois répétés de : « Vive la République ! » 2° qu’il soit nommé quatre commissaires pris dans le sein de la Société et envoyés à toutes les sections pour les instruire du fait et leur communiquer l’arrêté en demandant leur adhésion et leur réunion pour obtenir de la Convention nationale une prompte exécution de cette vengeance due à la République et aux Arts ; 3° que ceux des artistes qui auront été reconnus par les bons patriotes comme intimement liés avec les aristocrates contre-révolutionnaires ci-dessus nommés soient regardés comme suspects et déclarés incapables de remplir aucun emploi dans la République ; 4° que, comme il est constant que le nommé Gauffier continue à rester à Florence, attendu qu’il est peintre en titre de l’infâme lord Hervei, ministre d’Angleterre, et protégé par le soi-disant prince Auguste, l’ennemi le plus acharné contre la France, et par ses rapports avec l’aristocratie cardinalesque de Bernis, le tableau du prix de Gauffier soit descendu ou qu’il soit tourné vers la muraille dans la même place qu’il occupe, jusqu’à ce qu’il soit bien constaté qu’il a prêté le serment ordonné par le nouvel Édit au grand Duc ; 5° que, comme le nommé Desmarais est émigré à Pise et intimement lié avec Tierce, peintre, également émigré à Livourne, et dont les fils portent la cocarde blanche ; et que ce Desmarais étoit intimement lié avec Corneil, Fabre, Gagnereaux l’aîné, Gauffier et plusieurs autres dont ils peuvent donner les noms ; que plusieurs artistes au dehors semblent balancer entre l’émigration et la rentrée dans leur patrie ; ils demandent pour fixer leur irrésolution qu’il soit accordé deux mois aux artistes seulement qui sont en pays ennemis et qui ne sont que suspects, après lequel tems ils seront regardés comme émigrés et mis hors la loi ; 6° enfin ils demandent que les noms des traîtres émigrés soient envoyés à leur département respectif pour y être inscrits sur la liste des émigrés. Les artistes au nom desquels est fait le rapport du citoyen Wicar sont les citoyens Lafitte, Meynier, Gois fils, Michalon, Dandrillon, Moinet, Varon, Debure, Gérard et Bidan fils, la plupart pensionnaires de la République. »

Quelques jours plus tard, on revient à l’affaire Wicar, qui est assez vivement discutée.

« L’un des commissaires chargés de la rédaction d’une pétition sur la demande précédemment faite par les artistes nouvellement arrivés d’Italie fait un rapport sur cet objet dans lequel il develope les motifs qui les ont dirigés. Après l’examen des pièces qui ont servi de base à la dénonciation, ils pensent que la Société ne pourroit sans partager les crimes des dénoncés ne pas appuyer la pétition de ses frères artistes, et, n’ayant pas vu les faits, ils se bornent à demander qu’elle les accompagne à la barre pour demander que le Comité de Salut public examine les faits, approuvant d’ailleurs la destruction des ouvrages énoncés dans la dénonciation, en les livrant aux flammes ainsi que les tableaux de Doyen, Menageot, et autres artistes émigrés ; le portrait d’Angiviller, et un mauvais bas-relief représentant les arts prosternés devant un despote corrompu. »

Un membre s’oppose à cet acte de vandalisme inutile. Le fait que les accusés sont à deux cents lieues de Paris plaide en faveur de la modération. Où sont les preuves de leurs crimes ? Et, quand même on les aurait, pourquoi détruire des œuvres qui n’y sont pour rien ? Sur qui l’action de brûler ces tableaux fera-t-elle impression ? Sur le peuple ? On dira donc au peuple que ces tableaux furent l’œuvre d’un traître et que la République ne veut rien « qui nous rappelle de pareils monstres ? » Le membre en question a dit autre chose, mais cette autre chose, on en a ordonné la suppression au procès-verbal, et, en effet, les lignes qui suivent ont été biffées avec soin, pas assez pourtant pour nous empêcher de les déchiffrer. Voici ce qu’on n’a pas voulu laisser à la postérité : « Mais que, demain, je suppose, l’auteur des tableaux de Marat et Lepelletier vienne à oublyer les devoirs envers la patrie, et à se soustraire à la vengeance nationale, vous verriez le peuple venir vous demander l’autodafé de ses ouvrages, et vous ne pourriez le lui refuser puisque vous lui auriez vous-même donné l’exemple. L’on me répondra que les tableaux de Fabre et de Gauffier ne sont pas de bons tableaux, cela se peut ; mais le peuple ne regarde pas cela. Il regardera que votre intention en brûlant leurs tableaux a été de détruire leur souvenir, et il voudra en faire de même. »

Soupçonner David, quel crime ! Et pourtant il ne fallut pas plus de six mois pour que « l’auteur des tableaux de Marat et Lepelletier » fût arrêté sur cette accusation qu’il avait « oublié ses devoirs envers la patrie. » Quoi qu’il en soit, on décide qu’une pétition sera rédigée et remise au Comité de Salut public.

A qui le tour maintenant d’être dénoncé ? Wicar va s’en charger. Cette fois, c’est aux « ouvrages d’une obsénité révoltante pour les mœurs républicaines, lesquels obsénité salissent les murs de la République. » Il faut proscrire ces ouvrages, il faut les brûler au pied de l’arbre de la Liberté. Wicar, Petit-Couperay, Bosio et Lesueur sont chargés d’une mission à ce sujet. Sergent s’en mêle, tout le monde parle à la fois, on incrimine les artistes, et Boilly vient modestement s’expliquer à la barre de la Société. Il dit qu’il « a abjuré ses anciennes erreurs, » et la preuve, c’est qu’il va se mettre en mesure de demander son admission à la Société Populaire et Républicaine des Arts.

Entre temps, on rappelle le rôle néfaste des anciens académiciens, qui ne voulaient pas que le peuple s’élevât jusqu’à eux ; on constate que le premier concours arrêté par la Convention est celui de la statue de J.-J. Rousseau, et on insiste pour que tous les travaux soient donnés dans les mêmes conditions, ce qui est indispensable pour que l’intrigue ne triomphe pas, comme aux mauvais jours de l’Académie. Sergent, Wicar, Détournelle, parlent en faveur d’une réforme du costume, en commençant par le costume militaire, et plusieurs séances sont consacrées à cette discussion. Lebrun, au grand scandale de quelques-uns, fait l’éloge de l’art flamand et se plaint de l’abandon où le laisse le Conservatoire du Muséum, ce qui oblige Bonvoisin à expliquer qu’on a voulu d’abord mettre en évidence la « majesté de l’école italienne. » Comme il parle d’un ton méprisant des peintres de genre ! On ne les aime pas, à la Société Populaire et Républicaine des Arts ! Wicar surtout leur a voué une haine mortelle : ne demandait-il pas pour eux la guillotine ? Aussi, quand les peintres de fleurs et de genre réclament leur part des travaux de la Convention, on leur répond que ce sont des artistes de « pure fantaisie » et que les encouragemens de la nation ne doivent être réservés qu’à « ceux qui, par leur crayon et les sujets qu’ils représentent, peuvent affirmer notre Révolution en propageant les belles actions et enfin toutes les vertus. » On devine ici David et son porte-parole Wicar, lequel, après avoir souhaité qu’on allât solennellement féliciter la Convention pour son énergie, fait décider, malgré Détournelle, qu’on ira seulement avec les sections. Ce qui valut à Wicar cette insinuation, dans le Journal de Détournelle, qu’il n’avait changé d’opinion si promptement que parce qu’il avait été prendre le mot d’ordre chez David.

Le 6 floréal, David vient lui-même, faveur de plus en plus rare, à la Société Populaire et Républicaine des Arts. Il apporte les arrêtés du Comité de Salut public, qui donnent satisfaction aux vœux des artistes : les monumens que la République veut élever « pour marquer sa puissance et encourager les arts, qui doivent transmettre à la postérité les traits sublimes de la Révolution » sont mis au concours. « L’assemblée reçoit avec transports les heureuse nouvelle que David lui annonce. Un membre, en exprimant l’impression que fait cette bonne nouvelle sur le cœur des artiste qui voyent en un moment tous leurs vœux remplis, demande que le président donne l’acolade fraternelle à David au nom de toute la Société. David et Bousquet se précipite dans les bras l’un de l’autre, au milieu de la salle et des applaudissement de tous les citoyens. »


V

Au cours de la séance du 3 prairial an II, la Société Populaire et Républicaine décidait de modifier son titre. Elle devenait simplement Société Républicaine. Elle ne change pas tout de suite son esprit, et on voit que le premier acte du président est pour interpeller les membres de la Société afin de savoir s’il n’y aurait aucun reproche à faire à quelqu’un d’entre eux.

Plus que jamais David règne en souverain incontesté sur l’art. C’est, quoi qu’on en ait dit, une véritable dictature qu’il exerce, mais une dictature dont on aurait tort de se plaindre : dans le débordement des passions, elle imposa une sorte de discipline salutaire. La Société Républicaine est tout entière avec David, dont elle suit les moindres indications. Le 29 messidor, elle prend connaissance du rapport de David sur la fête en l’honneur de Viala et de Dara, cette fête fameuse qui devait provoquer la tourmente thermidorienne. Il faut retenir cette date du 29 messidor : à partir de ce jour, il ne sera plus jamais question de David dans les procès-verbaux de la Société Républicaine ; dix jours plus tard, en effet, c’est le 9 thermidor, qui amène la chute de David, accusé d’avoir crié trop haut qu’il boirait la ciguë avec son ami Robespierre. David se défendra et il ne boira pas la ciguë, puisque, aussi bien, il jettera Robespierre par-dessus bord, non sans quelque apparence de lâcheté. Mais son rôle actif est fini pour quelques années, et il ne faudra pas moins que Brumaire et la proclamation de l’Empire pour redonner à David la première place au premier rang.

Débarrassée de son tyran, la Société Républicaine, qui discute sur les arts en général, s’assagit de plus en plus : la réaction thermidorienne produit son effet. Elle réclame des pensions pour les veuves des artistes, elle félicite Grégoire et la Convention, elle vote adresses sur adresses, décide de recevoir les femmes artistes, reprend sa discussion sur le costume français, déclare que l’allégorie est utile à l’éducation artistique du peuple, etc., et enfin demande à Sergent, qui est là, si David n’y est plus, de défendre les intérêts des artistes au Comité d’Instruction publique.

La Société Républicaine, persona grata auprès des pouvoirs publics, dresse la liste des artistes auxquels une récompense nationale doit être attribuée. Le Comité d’Instruction publique est en rapports constans avec elle et il décide qu’il consultera toujours celle-ci « sur tous les objets qui auront quelques rapports avec les arts. » Le 22 pluviôse, on remarque que le buste de Marat a disparu de la salle des séances, peut-être depuis Thermidor ? On proteste, disant qu’il n’aurait dû être enlevé que sur un arrêté de la Société. Un membre répond qu’il l’a retiré en vertu du décret de la Convention. Il n’importe, le buste est réclamé par les artistes. On va le chercher, et solennellement, il est brisé séance tenante.

Il faut constater que la chose ne porta pas bonheur à la Société Républicaine des Arts. Cet acte de civisme, — c’en fut un, au même titre que naguère la glorification quotidienne de Marat, — ne lui valut même pas de rester dans les bonnes grâces du Comité d’Instruction publique et de la Convention. Les artistes, petit à petit, se détachent de la Société et ils n’y viennent plus en très grand nombre. On en fait l’amère constatation. Le 22 ventôse, le temps est affreux, et, ce jour-là, la salle du Laocoon est vide, ou peu s’en faut. On n’y voit ni le président ni le secrétaire de la Société, demeurés au coin de leur feu. Combien sont là ? Détournelle, qui a rédigé une manière de procès-verbal, dit qu’on a « délibéré, néanmoins, qu’on ferait part à la prochaine assemblée de l’intention que quelques membres ont manifestée qui est que, dans le cas de quelque événement semblable, les artistes qui seraient réunis dans le lieu des séances, on continuerait à discuter les intérêts des arts, afin d’attester à la postérité du zèle que les artistes ont mis aux progrès des arts et des sciences malgré tous les obstacles possibles. »

La vérité est que la Société Républicaine des Arts se meurt. La Révolution touche à sa fin et on voit déjà poindre, comme on disait avant Thermidor, l’hydre académique, l’Institut, qui va ressusciter les vieilles Académies. Les artistes de la Société Républicaine sentent le besoin d’élargir leur base d’action, sous peine de mort prochaine. On a créé différens organes qui n’ont pas donné, au regard des artistes, des résultats appréciables, tels la Commission d’Instruction, le Conservatoire et la Commission temporaire des Arts, « autant de pouvoirs, dit un passage biffé des procès-verbaux, qui ne paraissent pas remplir le but. » Ce but, c’est celui de l’éducation artistique. Pourquoi la Société ne s’y attacherait-elle pas ? Mais il faudrait réunir tous les artistes, et c’est à la Convention qu’il appartient de provoquer une assemblée générale de cette nature. Cela signifie surtout, apparemment, que les membres de la Société Républicaine éprouvent le besoin d’attirer les anciens académiciens, ou d’aller à eux. Détournelle est officiellement délégué à l’étude de la question. Garnier lui est adjoint. La Société voudrait qu’à l’avenir on n’admît pas de « gens sans talent, qui osaient se dire artistes, » comme on l’a fait jusque-là, ce qui lui a valu de descendre assez bas dans l’estime publique, et un rapport de Garnier demande expressément au Comité d’Instruction « la réunion de tous les artistes. » Ce rapport évoque la Terreur qui opprimait ceux-ci avant le 9 thermidor, et notamment la dénonciation Wicar, et Garnier rappelle que la Société Républicaine réclama la mise en liberté des artistes, au moment de la réaction thermidorienne.

Puis on revient aux propositions de secours à faire au Comité d’Instruction et on constate que Houdon a été oublié : « Un membre observe que des représentans du peuple ont remarqué que Houdon n’étoit pas sur la liste, qu’il invitoit la Société à l’y joindre. Cette proposition n’a pas de suite. »

Le 2 floréal, on se demande pourquoi la Société Républicaine ne se ferait pas déclarer « corps constitué, » ce qui soulève l’indignation d’un membre, qui voit là le germe d’une nouvelle Académie. Le même explique que, si la Société a été privée de l’adhésion de beaucoup d’académiciens, c’est parce qu’on avait admis des jeunes gens à la tête exaltée et à la voix vibrante, qui « violentaient » les délibérations. Il ne veut pas d’une Académie, mais il souhaite qu’on attire les académiciens. Il faut citer le procès-verbal : le membre dit « qu’il étoit temps que tous les artistes ne fassent plus qu’une Société où les rivalités, les jalousies, les sistèmes se confondent et saneantissent devant l’intérêt général ; il avance que les ci devans académiciens sont la plus part ceux qui ont formé les artistes les plus célèbres qui existent actuellement ; que, sous le titre de reconnoissance, on doit chercher à se réunir avec eux.

« Il développe la motion sous les rapport d’intérêt, de réunion de fraternité qui doit exister parmi les artistes en général, l’assemblé applaudit au discours, et elle arrête qu’il sera faite une invitation particulière aux artistes de la ci devant académie pour qu’il partage les travaux de la Société. »

Des discussions assez confuses s’élèvent dans la séance du 8 floréal, qui sont reprises le 12 et le 28 floréal, mais on y aperçoit deux choses essentielles : 1° le désir de la Société de fermer la porte à quiconque n’est pas réellement un artiste ; 2° son désir, plus vif encore, d’un rapprochement avec les membres des anciennes académies. Ceux-là mêmes qui ne tombent pas d’accord avec la majorité, sur ces deux points, témoignent en tous cas de leur volonté de travailler enfin avec méthode, sur des ordres du jour déterminés à l’avance, et de façon que l’opinion publique ne s’éloigne pas davantage d’une Société qui lui apparaîtra alors sous son jour véritable. Et, comme nous l’avons vu déjà à trois reprises, la première chose à faire, c’est de transformer le titre de la Société, qui deviendrait de nouveau la Commune des Arts ! C’est le dernier paragraphe du dernier procès-verbal arrivé jusqu’à nous.


VI

N’y a-t-il pas quelque chose d’instructif et de véritablement touchant dans les efforts de cette société d’artistes, essayant, sous divers noms et par différens systèmes, d’échapper aux vices qu’elle reproche à l’Académie royale, — pour lesquels celle-ci fut abolie, — et qui retombe dans les erremens identiques, sans voir qu’ils tiennent à l’existence même de toute assemblée du même ordre ?

À ce point de vue, l’histoire de la Commune générale des Arts et de ses succédanées, est symbolique de la Révolution elle-même, et le symbole s’impose avec une vivacité d’autant plus saisissante que l’Art est le domaine le moins facilement gouvernable à coups de votes et par le suffrage des majorités. « Le vice essentiel des Académies est d’avoir un goût dominant, » affirment nos artistes révolutionnaires : voilà donc l’écueil auquel ils cherchent à échapper. Leur souci en est attendrissant. La Commune des Arts en arrive à ne pas oser nommer des commissaires pour juger les concours et distribuer les prix, car « ce serait une petite Académie sujette à l’intrigue et à la cabale. » Il faut que la totalité des sociétaires prononce. Mais quoi !... Comment obtenir de cette foule des jugemens qui aient quelque cohérence, qui puissent dégager certaines règles générales et servir d’indication aux concurrens futurs ? Il faut d’abord voter des principes immuables, La voilà donc résolue à faire régner ce qu’elle abhorre, c’est-à-dire « un goût dominant, » le goût de sa majorité. Elle n’est préservée de cette contradiction avec elle-même que par l’effroyable cacophonie de ses discussions, où, suivant les procès-verbaux, « quelques membres doués d’un organe plus imposant et d’une constance plus soutenue parviennent à lasser l’assemblée. »

Pour ces gens bien intentionnés, mais absolument ignorans des lois psychologiques, l’indépendance de l’art, qui leur est si véritablement chère, ne se trouvera que dans l’anarchie, où, d’après l’expression si juste de Renou, « la moindre règle paraît un attentat à la liberté. »

Oui, mais alors pourquoi maintenir une assemblée dirigeante ? Car le moindre acte de celle-ci, la sélection même qu’elle représente, créerait une hiérarchie, un pouvoir, des influences, toutes choses qui tournent vite à une pression plus ou moins directe sur l’initiative personnelle des artistes.

D’autre part, la disparition totale de toute assemblée ne peut être admise par des esprits imbus de cette idée, que le salut de l’art, comme le salut de la patrie, est dans la volonté des majorités, dans le suffrage des masses. D’ailleurs, un groupement quelconque est indispensable pour le fonctionnement de certaines institutions : concours, prix, subventions aux artistes nécessiteux. Sans compter le vœu secret de la vanité humaine, qui ne tolère pas le travail égal pour le génie, le talent ou la médiocrité, sans aucune sanction de titre, de gloriole et de prééminence.

Parmi ces difficultés absolument irréductibles et entre lesquelles l’insuffisance de notre nature n’a jamais pu établir qu’une balance, la Société artistique révolutionnaire, qu’elle s’appelle d’un nom ou d’un autre, se débat en se donnant le ridicule touchant de ne pas vouloir les reconnaître. Eviter la tyrannie en art, n’est-ce pas très simple ? Il suffit de noyer l’élite qui voudrait l’exercer dans la multitude de tout ce qui tient un pinceau ou un ébauchoir. Puisque le médiocre aura voix au chapitre comme l’homme de génie, on ne craindra plus que celui-ci n’abuse de sa puissance intellectuelle.

Alors la porte de la Société Populaire et Républicaine des Arts s’ouvre toute grande. C’est un flot indescriptible de sottises, une cohue de prétentions, des séances tumultueuses qui n’aboutissent à rien. Et lorsque, dans la lassitude universelle, quelque décision par hasard est prise, on doit reconnaître qu’elle a été arrachée à l’ahurissement de tous par la bruyante ténacité d’un seul, ou bien inspirée par la volonté occulte qui les terrorise tous, celle de David, dont on redoute l’influence politique, autant qu’on subit la maîtrise lumineuse, claire et forte, grâce à laquelle, malgré toutes les manœuvres égalitaires, il devint chef d’école. On tombe ainsi dans le piège qu’on avait voulu éviter.

Le confus idéal de la Société artistique substituée à l’Académie royale se montrait en désaccord avec son existence même. Tous les travaux un peu valables de la Commune comme de la Société républicaine des Arts ne furent pas autre chose que des travaux académiques : indication d’une esthétique officielle, sujets de concours proposés, prix distribués, secours offerts, commissions élues, commandes de l’État sollicitées, etc. Mais toute cette besogne s’accomplissait avec le malaise de l’étonnent d’y revenir, parmi des bonnes volontés qui se cabraient devant les ornières, et que paralysait en outre le lourd poids mort d’une multitude prétentieuse et incapable.

En moins de cinq ans, l’expérience fut accomplie. « Puisque nous ne pouvons être qu’une Académie, » proclamèrent les rêveurs déçus, « rappelons les académiciens qui nous précédèrent. » Et ainsi firent-ils. Car, éclairés par leur erreur et sincères avec eux-mêmes, ils apercevaient en toute évidence, sur le domaine de l’art, ce qu’on ne devait pas découvrir de sitôt sur le domaine politique : à savoir que la tyrannie d’une foule ignorante est autrement oppressive que l’oligarchie d’une élite, et conduit fatalement, du reste, à l’autocratie.

Comme l’avait très bien prévu Renou dans une lettre au Président de l’Assemblée nationale : « M. David, voulant régner seul, affecte une démocratie outrée pour mettre la multitude de son côté : or, la multitude des mauvais artistes est grande. » Heureusement, l’influence de David n’avait point été néfaste, parce que ce despote ne tenait au pouvoir que par amour de l’art. À cause de cela, il trouva, dans les sociétés dont il était l’âme, des sujets aveuglément dévoués. Ces hommes turbulens et chimériques, non exempts de faiblesse et de lâcheté, comme le prouve leur triste campagne de délations, gardaient au cœur la flamme sainte. Ils surent, à certains momens, comprendre que l’éternelle beauté est plus sacrée que les changeans concepts politiques, et, devant les injonctions gouvernementales leur enjoignant de détruire, sur les monumens publics, les emblèmes de l’ancien régime, ils élevèrent la voix pour défendre les nobles formes qui représentent l’éphémère avec des splendeurs d’infini, et restent ainsi non le patrimoine des rois, mais celui de l’humanité.

A l’époque révolutionnaire, une telle ferveur n’était pas sans danger, ni par conséquent sans mérite. Cette attitude seule devrait assurer à nos sociétés artistiques l’attention reconnaissante de la postérité, et retenir sur nos lèvres le sourire d’ironie qu’appellent trop souvent le désordre stérile de leurs séances et la puérilité de leurs illusions. Et voilà pourquoi, dans les délibérations de ces sociétés, palpite pour les amis de l’art, sous le tumulte qui n’a pas réussi tout à fait à l’étouffer, une angoisse qu’on ne peut s’empêcher de respecter : celle de notre génie troublé, mais toujours subsistant, et, durant les heures les plus tragiques, les plus déconcertantes de notre histoire nationale, cherchant confusément à renouer sa tradition et à préparer son avenir.


HENRY LAPAUZE.