Une Apologie de la langue française

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Une Apologie de la langue française
Revue des Deux Mondes5e période, tome 15 (p. 580-600).
UNE APOLOGIE
DE
LA LANGUE FRANÇAISE


L’Expansion de la Nationalité française. Coup d’œil sur l’avenir, par M. J. Novicow ; 1 vol. in-18 ; Paris, 1903. Armand Colin.


Elle est d’un Russe, qui, sans doute, en cette qualité de Russe, n’avait point d’intérêt national à l’écrire ; et ce Russe est un « sociologue, » dont les intentions et le point de vue n’ont rien de commun avec celui d’un philologue ou d’un artiste : c’est ce qui fait l’intérêt et l’originalité de son livre. Quelles sont, à l’heure présente, et dans l’état du monde civilisé, les chances d’expansion ou de diffusion de la langue française ? Le domaine en est-il pour se restreindre ou pour s’étendre encore ? S’il doit s’accroître, comme l’estime M. J. Novicow, quelles qualités, ou quels défauts peut-être, seront dans l’avenir les « facteurs » de cet accroissement ? et, de cet accroissement même, quel avantage, enfin résultera-t-il pour la France et pour le bien de l’humanité ? Telles sont les questions que M. J. Novicow se pose ; et je dirais qu’il y répond d’une manière dont un Français ne lui saurait être qu’infiniment reconnaissant, si je ne craignais d’offenser sa haute impartialité de sociologue en parlant de reconnaissance. Les sociologues ne sont mus que par l’intérêt de la seule vérité scientifique, et, puisqu’on ne doit pas de remercie-mens aux Pythagore ou aux Archimède, je blesserais cruellement M. Novicow si j’avais l’air de croire un seul instant qu’il eût mêlé, dans son « Apologie de la Langue française, » la moindre sympathie personnelle pour la France et pour les Français.

C’est donc à titre de sociologue, de « membre, et d’ancien. vice-président de l’Institut international de sociologie, » que M. J. Novicow s’est lassé d’entendre parler de la « décadence des races latines. » Et en effet, depuis quelques années, en France, comme en Italie d’ailleurs, et même en Espagne, dans nos journaux et dans nos Revues, nous n’entendons parler, ou plutôt nous ne parlons nous-mêmes que de notre « décadence. » C’est aussi bien que peu de thèmes prêtent à plus de variations. J’ai là, sous les yeux, tout un livre d’un publiciste italien, M. G. Sergi, sur La Décadence des Nations latines, où, parmi beaucoup de rhétorique et d’assez vaines déclamations, je ne nierai pas que l’on puisse glaner, de loin en loin, quelques utiles vérités. Ce n’est pas toutefois quand il parle du « militarisme, » ni non plus dans ce qu’il dit du « préjugé du patriotisme ! » On peut lire encore, sur ce même sujet de la « Décadence des nations latines » un livre tout récent d’un écrivain français, M. Léon Bazalgette, intitulé : Le Problème de l’Avenir latin, avec cette épigraphe empruntée de Michelet : « Soyons intelligens !… » M. Léon Bazalgette, lui, ne voit d’avenir pour les races latines que dans leur « délatinisation ; » et cela équivaut presque à conseiller aux gens, pour se « perfectionner, » de commencer par se « déshumaniser. » Et pourquoi pas ? si, comme le démontrait dernièrement M. Metchnikoff, nous n’aurions, pour nous assurer une santé meilleure, qu’à nous débarrasser de notre appendice vermiforme, de notre gros intestin, et de notre estomac ? Tout le monde sait aujourd’hui que, par un jeu vraiment diabolique de la nature, notre estomac n’existe qu’en fonction des maladies qu’il nous procure. Semblablement, aux yeux de M. Bazalgette, notre « latinité, » — qu’elle soit au surplus dans notre sang, ou qu’on ne veuille voir en elle qu’une hérédité de culture acquise, — voilà notre misère ! Tous nos malheurs, qui sont au dernier point, ne nous viennent que d’avoir été jadis « romanisés » à fond, ce qui veut dire, dans le langage de M. Bazalgette, « latinisés » et surtout « catholicisés. » Telle est aussi, d’ailleurs, l’opinion de M. G. Sergi, et, sous sa plume d’anthropologiste, les grands mots abondent, ou plutôt les gros mots, dès que le cours de son sujet l’amène à parler de l’Eglise. Il reprochait naguère à nos hommes d’Etat de ne pas procéder contre l’Eglise avec assez de vigueur, troppo poco, disait-il, e troppo timidamente. Il doit, je pense, être satisfait maintenant ; et, sans doute, il attend que M. Zanardelli s’engage sur les traces de M. Emile Combes. Vous verrez que M. Zanardelli s’abstiendra prudemment, — et patriotiquement, — de le faire.

Mais ces considérations générales, qu’il est trop facile de développer, et au bout desquelles on n’a rien prouvé, pas même la décadence de la France ou de l’Italie, ne sont heureusement pas à l’usage de M. J. Novicow. Ses opinions sur le « catholicisme, » ou généralement sur la religion, et sur le « militarisme, » ne diffèrent point en substance, nous le savons, de celles de M. Bazalgette et de M. Sergi. Elles ne sont pas moins « radicales, » ni moins « avancées, » — ou moins « arriérées » peut-être, s’il serait, hélas ! trop facile de montrer que son idéal social, et le leur, est celui du « divin Platon, » roi des sophistes et des Utopiens. Mais, comme sociologue, M. J. Novicow sait que les nations sont des organismes infiniment complexes, dont le progrès ou la décadence ne s’expliquent point d’une manière si simple ; et il sait surtout ce qu’il entre de « relatif » dans la composition de ces idées elles-mêmes de décadence et de progrès. * Les phénomènes sociaux, dit-il avec raison, sont d’une extrême complexité. Ils sont conditionnés par un grand nombre de facteurs. » Et, en vérité, c’est ce que n’ignore personne, mais tout le monde fait comme s’il ne le savait point. L’une des nouveautés du livre de M. J. Novicow sur l’Expansion de la nationalité française est d’être de quelqu’un qui le sait, et qui se souvient qu’il le sait.

Que voulons-nous donc dire, Latins, en général, et Français, en particulier, quand nous parlons de notre « décadence ; » et à quelle époque de notre histoire ou à quel idéal de vie nous référons-nous pour en juger ? M. J. Novicow s’est bien gardé de poser la question en ces termes, et, il est vrai que, si l’on veut ne pas la résoudre, ou n’y rien répondre qui vaille, mais seulement donner libre cours à sa rhétorique, c’est ainsi qu’il faut la poser. On fait alors œuvre de « moraliste, » comme chez nous La Bruyère ou Montaigne, qui ne nous ont pas représenté, je crois, la France de leur temps sous les couleurs de l’espérance ; on fait œuvre de « satirique, » à la manière de Boileau ; on fait œuvre de philosophe et de philosophe pessimiste, comme l’auteur des Pensées ou comme celui des Destinées : on ne fait pas œuvre de sociologue. Laissons les mots et voyons les faits. En réalité, ce qui nous inquiète, M. J. Novicow l’a bien vu, c’est la diminution du pouvoir de la France dans le monde ; c’est encore la diminution de notre « natalité, » quand nous la comparons à l’accroissement de la natalité germanique ou anglo-saxonne ; c’est, enfin, le recul de notre langue. « Si nous sommes si fortement impressionnés, dit à ce propos M. J. Novicow, par le progrès des races anglo-saxonnes, c’est parce que nous constatons que l’anglais était parlé au XVIIIe siècle, par 22 millions d’hommes dans le monde, et qu’il l’est aujourd’hui par 130 millions. » Nous le sommes aussi de voir, que, de ces 130 millions, il y en a bien une dizaine que l’Angleterre a gagnés sur nous.

Ces inquiétudes sont-elles fondées ? Pour « la diminution du pouvoir de la France dans le monde, » elle n’est que trop claire, hélas ! à tous les yeux ; et nous ne sommes assurément ni la France de Louis XIV ni celle de Napoléon. Nous savons aussi pourquoi nous ne la sommes plus ; et, indépendamment de vingt autres raisons, celle-ci suffirait que 38 millions de Français ne sont pas à 128 millions d’Anglais (42), d’Allemands (53) et d’Italiens (33) dans la même proportion que 24 millions à 46 millions. Or, le nombre est le nombre ; et c’est fort bien fait de dire qu’il n’en faut pas avoir la superstition, ni même, si l’on veut, « le respect, » mais il ne faut pas pourtant le mépriser, ni s’imaginer qu’il serait un élément négligeable de la force des nations. Ainsi posée, la question se ramène à la question de la natalité. « La natalité française, dit à ce propos M. J. Novicow, est la plus faible de l’Europe, et, dans ces dernières années elle a été dépassée plusieurs fois par la mortalité. L’excédent annuel des naissances sur les décès est presque nul, et, tandis que la population des autres pays augmente avec rapidité, celle de la France demeure stationnaire. » Mais il s’empresse aussitôt d’ajouter que, si le fait est certain, il n’est pas pour cela « nécessaire. » Les circonstances historiques, économiques et autres, qui ont déterminé l’abaissement en France du taux de la natalité, sont « changeantes » par définition : elles ne seront sans doute pas demain ce qu’elles étaient hier. Les Etats-Unis d’Amérique n’avaient en 1800 que 5 308 000 habitans ; ils en ont aujourd’hui 70 000 000 ; si la population ne s’y était accrue que par le jeu de l’excédent des naissances sur les décès, on a calculé qu’elle ne serait que de 14 000 000. Inversement, si le taux de l’accroissement continuait de baisser en France dans la même proportion qu’au courant du siècle qui vient de finir, la natalité tomberait à 11 pour 1 000 aux environs de l’an 2 000, dans cent ans, et, dans deux cents ans, en 2100, à 0 pour 1 000. « Cela revient à dire que dans deux siècles les Français ne feront pas un seul enfant, » et M. J. Novicow n’a pas de peine à montrer l’absurdité de la conclusion. Aussi bien, dans ces pays eux-mêmes qu’on nous oppose, les naissances ont-elles passé : en Angleterre, de 36 pour 1 000 en 1872 à 30,5 en 1894 ; et en Allemagne, de 40,1 en 1872 à 35,7 en 1894. La question n’est donc pas uniquement ce qu’on appelle « démographique. » On a prétendu fonder jusqu’à la morale sur la démographie : M. J. Novicow prétend, lui, et à notre avis, il démontre que la démographie ne saurait même pas servir de fondement à nos spéculations sur l’expansion d’une « race » ou d’une « nationalité. » D’autres « facteurs » interviennent, dont il faut tenir compte. Il y en a d’économiques, il y en a de politiques, il y en a d’intellectuels. C’est sur ces derniers qu’il insiste ; et ce qu’il en dit constitue la plus belle apologie qu’on ait faite de notre langue, depuis les temps si lointains et cependant si proches de nous, où l’Académie de Berlin couronnait le Discours classique de Rivarol sur l’Universalité de la Langue française.

Car, d’abord, on n’en saurait concevoir, si je puis dire, de plus intrinsèque, ni qui explique la diffusion de notre langue par des raisons plus intérieures au génie de cette langue même. C’est une croyance assez répandue parmi nous que la grandeur politique de la France, préparée par Henri IV, accrue par les Richelieu et les Mazarin, les Turenne et les Condé, et portée enfin à son comble par Louis XIV, n’a pas été jadis tout à fait étrangère à l’expansion du français ; et, en effet, il semble que, de cette croyance, ou, si l’on veut, de ce préjugé, l’histoire ne serait pas embarrassée de fournir au moins ce qu’on appelle un commencement de preuves. Telle n’est pas cependant l’opinion de M. J. Novicow. « Rosbach, dit-il à ce propos, qui a été une défaite honteuse pour l’Etat français, n’a pas arrêté l’expansion de la nationalité française (entendez de la langue)… et après Rosbach comme avant, l’aristocratie germanique a continué à parler le français, à imiter les usages et les mœurs de Versailles et à se délecter à la lecture de Voltaire et de Rousseau. » C’est peut-être, lui répondrons-nous, que, pas plus en histoire qu’en physique, les grandes causes ne produisent tout de suite et n’épuisent immédiatement leurs effets. Ou encore, et s’il l’aime mieux, c’est que leur action se propage et se prolonge bien au-delà du point et du moment précis où elles se sont manifestées. Rosbach n’avait pas effacé Fontenoy de l’histoire ! Le souvenir de Louis XIV vivait toujours dans la mémoire de l’Europe. Et, généralement, comme Voltaire et Rousseau lui-même, c’était dans les tragédies de Racine, dans les Oraisons funèbres de Bossuet, dans les Fables de La Fontaine ou dans les romans de Lesage, que les lecteurs de Rousseau et de Voltaire avaient appris le français. Mais à quels excès la haine irraisonnée du « militarisme, » et de tout ce qu’on enveloppe indûment sous ce nom, ne peut-elle pas conduire un « sociologue ! »

« Si l’on voulait établir un lien, dit M. J. Novicow, entre les victoires militaires et les victoires nationales, on pourrait presque dire qu’elles sont en raison inverse les unes des autres ; » et il apporte l’exemple des Turcs ! Sachons-lui gré de ce « presque ; » et convenons avec lui qu’au fait la langue et la littérature turques ne sont pas très répandues dans le monde ! Qu’est-ce que cela prouve ? Il faut dire, plus simplement, qu’entre les victoires militaires, et les « victoires nationales, » — qui sont, dans le vocabulaire de M. J. Novicow, l’expansion d’un grand peuple et son influence croissante sur d’autres peuples, — il n’y a pas de liaison nécessaire, ni de coïncidence entière, ni même quelquefois de coïncidence du tout. Il y a plus de rencontres ou d’accidens en histoire que la « sociologie » n’en saurait expliquer ! Il y a aussi de simples hasards. Toutes les qualités de la langue de Shakspeare et de Mil ton n’auraient pu faire qu’elle fût aujourd’hui parlée par 130 ou 140 millions d’êtres humains, si, de cette Grande-Bretagne, hier encore isolée du reste de l’univers, — toto divisos orbe Britannos, — les circonstances n’avaient pas fait, depuis tantôt cent ans, le centre, ou, comme on disait jadis, « l’ombilic » du monde civilisé. Mais enfin, et quoi qu’il en soit des victoires militaires et des victoires nationales, il ne peut pas nous déplaire, à nous Français, qu’ayant entrepris de faire l’apologie de la langue française, M. J. Novicow ne trouve qu’en elle, et en elle seule, dans sa nature propre et dans ses qualités essentielles, dans son pouvoir secret et dans ses vertus cachées, la raison de sa diffusion et, avec l’explication de sa fortune passée, la promesse ou la garantie de son expansion future.

Il passe rapidement sur les défauts qu’il lui reproche, et dont les principaux seraient, à son avis, « la complication de notre syntaxe » et « l’absurdité de notre orthographe. » C’est aussi l’opinion de M. Jean Barès, de M. Georges Leygues, du Conseil supérieur de l’Instruction publique, et de la « Ligue de l’Enseignement, » — celle que préside M. Ferdinand Buisson : — ce n’est pas l’opinion de l’Académie française, ni celle des écrivains en général, ni des poètes, ni la nôtre, si nous l’osons dire ; et nous avons eu jadis, ici même, l’occasion de nous expliquer sur ce point. On ne modifie point la syntaxe par décret ou par principes, ni l’orthographe : il faut ici laisser faire à l’usage et au temps. Mais nous ajouterons une observation. Ceux qui se récrient sur les difficultés, ou, comme ils s’expriment, sur les « chinoiseries » de l’orthographe et sur les subtilités de la syntaxe françaises, qui regrettent le temps qu’on y consacre dans nos écoles, et qui déplorent l’obstacle qu’elles opposent à la bonne volonté des étrangers, sont-ils bien sûrs que ces obstacles mêmes, et cette application, n’aient pas contribué pour une part au perfectionnement de la langue ? En d’autres termes : si la langue française est ce qu’elle est, croit-on qu’elle ne le doive pas, pour une part, à l’étude attentive, méticuleuse et continue, dont elle est l’objet dès l’école primaire ? Croit-on que les singularités de l’orthographe, en gravant dans les mémoires la figure entière des mots, ne contribuent pas à en préciser ou à en fixer la valeur d’usage ?


Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant !


Croit-on que les difficultés de la syntaxe, lesquelles ne résultent toujours que de quelque subtilité d’analyse, ne contribuent pas à développer, de génération en génération, ce caractère « analytique » dont M. J. Novicow accorde qu’il fait l’une des supériorités du français ? « Que l’on écrive : Les livres que j’ai lus ou les livres que j’ai lu, cela ne fait aucune différence, puisque la prononciation est la même dans les deux cas : » ainsi s’exprime M. J. Novicow, lui centième ; et sans doute il a raison, mais cependant il a tort ! Cela ne fait aucune différence quant à la prononciation, et encore faut-il distinguer, puisque enfin la justesse de tel vers de Racine ou d’Hugo dépendra de cet s’de plus ou de moins ! Mais cela pourtant en fait une, quant à tout le reste, et une considérable, si l’invariabilité du participe, une fois posée en règle absolue, dispense l’esprit d’analyser les rapports de ce participe avec le sujet et avec le complément du verbe. La locution, en ce cas, fait bloc. Il n’y a plus de distinctions ni de nuances. Les articulations de la pensée s’ankylosent. On retourne insensiblement, mais inévitablement, au « synthétisme, » et pourquoi pas à « l’agglutination ? » c’est-à-dire au système où le verbe et le sujet, l’article et le régime, l’adverbe et la préposition, tout cela ne formant ensemble qu’une espèce de « magma, » la proposition entière s’exprime d’un seul mot ? Contentons-nous ici d’avoir indiqué le problème. Entre les « chinoiseries » de l’orthographe et les difficultés de la syntaxe, d’une part, et, d’autre part, certaines qualités de la langue, il y a peut-être plus de relations qu’on ne pense. Les partisans à outrance de la réforme de l’orthographe, mais surtout de la syntaxe, y ont-ils toujours assez réfléchi ?

D’autres observations de M. J. Novicow soulèveront moins de critiques. « Les mots français, dit-il, sont généralement d’une dimension agréable, ni trop longs, ni trop courts. Il y a aussi une juste pondération des consonnes et des voyelles. L’italien pèche peut-être par trop de sonorité. » Voilà de ces choses que l’on ne saurait décemment se dire à soi-même, et qu’on est donc bien aise d’entendre dire par un étranger. Puisse du moins la remarque de M. J. Novicow nous mettre en garde contre la tendance que nous avons, depuis un siècle ou davantage, à former des mots nouveaux par allongement illégitime ou criminel des anciens : Règle, Régler, Règlement, Réglementer, Réglementation, et sans doute, un de ces jours, Réglementationner et Réglementationnement ! « Un autre avantage du français, dit également notre auteur, c’est que ses consonnes et surtout ses voyelles sont d’une prononciation très facile. Beaucoup de Slaves et de Germains ont de la peine à prononcer le th anglais. Or, en français, il n’y a aucune consonne de ce genre… L’anglais a encore une série de sons vocaux qui ne se retrouvent dans aucune langue ». Ce sont là, continue-t-il, de grands et sérieux obstacles à l’expansion de l’anglais, qui augmentent d’autant « les chances du français. » Et, en effet, pour prononcer correctement l’anglais, ne dirait-on pas qu’il soit besoin d’une conformation particulière et spéciale des organes mêmes de la parole ? « Il m’a toujours été impossible, dit M. J. Novicow, de prononcer le mot Soap comme les Anglais. » C’est peut-être qu’il n’a pas la mâchoire ou le larynx faits comme eux. À quoi, pour en finir avec les qualités proprement linguistiques du français, il nous permettra d’ajouter que la prononciation en est singulièrement facilitée aux étrangers par la position constante de l’accent tonique. Doit-on prononcer Popolo, avec l’accent sur la première syllabe, ou Popolo, avec l’accent sur la seconde, ou Popolo, avec l’accent sur la troisième ? Un Français n’en est jamais bien sûr, et, en tout cas, il faut qu’il l’apprenne pour chaque mot de la langue italienne ; mais un Italien sait bien vite qu’il lui faut poser, dans Population, l’accent sur la dernière, dans Peuple sur l’avant-dernière, et il le sait une fois pour toutes.

Une langue ne se sépare pas de la littérature à laquelle elle a donné naissance, ou plutôt, et, pour mieux dire, on ne saurait décider qui des deux aide plus efficacement à la diffusion de l’autre, si c’est la valeur d’une littérature qui fait la popularité d’une langue, ou si c’est la qualité d’une langue qui fait la fortune de sa littérature. M. J. Novicow n’a pas tranché la question, ou plutôt il ne l’a pas posée, et il s’est borné à prouver ou à s’efforcer de prouver que « la production littéraire de la France l’emportait sur la production des autres pays et par la quantité et par la qualité. » Les considérations qu’il fait valoir à cet effet sont d’ailleurs intéressantes à relever. Il est intéressant d’entendre un Russe mettre, par exemple, le roman français fort au-dessus, non seulement du roman anglais, mais du roman russe, du roman de Tourguénef, de Tolstoï et de Dostoïevski. Ce n’est pas qu’il s’en dissimule les défauts. « On reproche, dit-il, au roman français, dans ces dernières années surtout, d’être tombé dans un réalisme qui confine de bien près à la pornographie ; » et il ne dit pas le contraire. Hélas ! s’il le disait, c’est alors qu’il nous faudrait nous défier de son impartialité. Mais, fait-il assez justement observer, « si les étrangers préfèrent les romans inconvenans, cela montre, de leur part, une perversité dont il n’est pas juste de rendre la France responsable. » La France ? Non, sans doute, ni le goût français ; mais malheureusement quelques Français, qui font commerce de ce genre d’écrits, et ainsi qui nous abaissent, moyennant une juste rémunération, au rôle de pourvoyeurs de la lubricité britannique ou allemande. On en pourrait dire presque autant du théâtre français, « le seul, dit M. J. Novicow, qui se suffise entièrement à soi-même, » dont les productions « s’exportent » dans le monde entier, qui n’emprunte rien ou peu de chose aux autres théâtres, mais qui, lui non plus, ne s’adresse pas toujours aux parties les plus nobles de l’intelligence. Mais, quand on a tout dit, et quand on le dirait plus sévèrement encore, il reste toujours que, pour justifier leur fortune, le théâtre ou le roman français doivent avoir des qualités que n’ont pas tous les autres, et, s’il nous est permis d’exprimer un regret, ce sera que M. J. Novicovv n’ait pas essayé de les caractériser.

Il dit bien, à la vérité, que « les productions littéraires de la France ont un caractère international, parce qu’elles peuvent plaire à toutes les nations, » ce qui revient à dire que l’opium fait dormir « parce qu’il y a en lui une vertu dormitive, quia est in eo virtus dormitiva ; » et la réponse, malgré Molière, n’est peut-être pas si sotte ! Mais il pouvait dire quelque chose de plus, et, par exemple, quelque chose d’analogue à ce passage du livre de M. Sergi (j’aime à rapprocher ces témoignages qui nous apprennent ce que les étrangers pensent de nous) : « Le génie français est moins apte à créer qu’à transformer et à propager les idées. La principale qualité qu’on ait coutume d’attribuer communément au peuple français, je veux dire la sociabilité, se retrouve encore ici et n’y est pas d’une médiocre utilité. Inconsciemment et involontairement, elle devient une tendance à répandre autour de soi les acquisitions que l’on a transformées. Dan » cette sorte de transformation, tout, en effet, prend un air d’aisance, de légèreté, de grâce et d’agilité, qui sont les qualités les plus propres à favoriser la diffusion des inventions intellectuelles ; et la limpidité d’une langue transparente comme le cristal, trasparente come cristallo, en s’y ajoutant, aide et concourt au même objet. »

Nous nous laisserions entraîner un peu ; loin, si nous voulions discuter, de mot à mot, cette « caractéristique » du génie français ; et nos médiévistes, en particulier, pourraient s’étonner que l’on refusât le don de la « création » ou de l’ « invention » au, pays qui a ouvert cette source de poésie que sont les romans du cycle de la Table Ronde. Les historiens de la science, à leur tour ; pourraient faire observer, non sans quelque raison, que l’histoire naturelle et la chimie modernes sont bien des « inventions » françaises. Mais, en somme, l’observation est juste, et il est vrai que, depuis le temps de la Renaissance, nous avons moins « inventé « que « transformé ; » moins « créé » que « rendu viable » ce qui ne l’était pas toujours né ; moins « innové » qu’ « humanisé, » dans le vrai sens du mot, ce qui se sentait trop des particularités de son origine. On en pourrait produire des exemples à l’infini. Et il est également très vrai que cette tendance n’est qu’une autre forme de « l’esprit de sociabilité. » Défaut ou qualité, nous aimons à penser en groupe ou en troupe, pour ne pas dire en foule, et nos idées ne nous plaisent qu’autant que nous les voyons partagées. Un Français n’écrit pas pour lui-même, pour sa propre satisfaction, à dessein d’exprimer ou d’objectiver sa personnalité dans son œuvre ; et il n’écrit pas non plus pour cent cinquante ou deux cents personnes en Europe, qui seraient ses pairs ou ses supérieurs ; il écrit pour tout le monde, et notamment en vue de convertir à ses idées ceux qui ne les ont point…

Mais à quoi bon redire péniblement ce que Joseph de Maistre, s’adressant aux Français, a si bien dit dans une page célèbre ? « Omnia quæ loquitur populus iste, conjuratio est : le penchant, le besoin, la fureur d’agir sur les autres est le trait le plus saillant de votre caractère. On pourrait dire que ce trait est vous-mêmes. La moindre opinion que vous lancez sur l’Europe est un bélier poussé par 30 millions d’hommes ; toujours affamés de succès et d’influence, on dirait que vous ne vivez que pour contenter ce besoin ; et, comme une nation ne peut avoir reçu une destination séparée du moyen de l’accomplir, vous avez reçu ce moyen dans votre langue, par laquelle vous régnez bien plus que par vos armes, quoi qu’elles aient ébranlé l’univers. » M. J. Novicow n’a pas voulu dire autre chose, en parlant du « caractère international » des « productions littéraires de la France ; » et, comme la phrase que je souligne pourrait servir d’épigraphe à son livre entier sur l’Expansion de la nationalité française, il me saura gré, je l’espère, de la lui avoir rappelée.

M. J. Novicow fait encore une autre observation. « Il y a une vingtaine d’années, nous raconte-t-il, j’ai vu jouer à Athènes, par des amateurs, l’Étincelle de Pailleron. Ces comédiens improvisés étaient des gens cultivés, ayant vu le monde, et vivant en plein dans le courant de la vie moderne. L’Étincelle de Pailleron était beaucoup plus conforme à leur manière de sentir et de penser que ne pouvait l’être une comédie grecque moderne originale. » L’anecdote était intéressante ; mais combien l’observation, très fine et très juste, qui la termine ou qui la résume, ne l’est-elle pas davantage I Que signifie-t-elle, en effet, sinon qu’avec la langue, et par son intermédiaire, c’est, comme on dit de nos jours, une « mentalité » quasi française qui se répand ? Les amateurs que M. J. Novicow a vus jouer l’Étincelle, et les auditeurs de choix qui les applaudissaient probablement, se reconnaissaient eux-mêmes dans les personnages de Pailleron, ils se retrouvaient dans l’intrigue légère, dans le marivaudage parisien, dans la « psychologie » de sa comédie. Ils sentaient « à la parisienne » et ils pensaient « à la française. » Et, plus ou moins, n’est-ce pas le cas de tous ceux qui font leurs délices, à Berlin ou à Londres, à Rome ou à Saint-Pétersbourg, de la représentation d’un drame ou de la lecture d’un roman français ? Leur plaisir opère en eux les effets de la sympathie. Des manières de sentir ou de penser s’établissent en eux qui, d’un goût passager, deviennent des habitudes, et selon le mot de M. J. Novicow, « les rendent partiellement Français. » C’est une importante conséquence de la diffusion de notre langue et du caractère de notre littérature. Ou encore, et plutôt, ne serait-ce pas là ce que nous cherchions tout à l’heure, j’entends la formule de la relation qui lie l’une à l’autre une littérature et une langue ? On apprend une langue dans les chefs-d’œuvre de sa littérature, afin de pouvoir en jouir ; et la connaissance de cette langue, à son tour, crée dans les esprits des exigences conformes ou analogues aux qualités qui ont fait dans l’histoire et qui font encore tous les jours la fortune de cette littérature.

En voulons-nous immédiatement la preuve ? « Considérons donc, dit M. J. Novicow, la littérature scientifique… L’Allemagne l’emporte probablement par la quantité, mais la France reprend l’avantage par la qualité… Les Français reprennent l’avantage, grâce au talent avec lequel ils savent établir une juste pondération entre les parties, et grâce à la clarté de leur langue… Sachant également le français et l’allemand, on n’hésitera pas à prendre le traité de chimie ou de physique d’un auteur français, plutôt que celui d’un auteur allemand. » Et la conclusion est précisément celle que nous indiquions, à savoir que « les livres scientifiques français, ayant des qualités remarquables, poussent à l’étude de la langue dans laquelle ils sont écrits. » Autre moyen encore d’expansion et d’action ! A mesure que les progrès eux-mêmes de la science font éprouver à tous ceux qui s’y intéressent le besoin d’une langue « universelle, » dont la connaissance puisse dispenser le physiologiste ou l’astronome de commencer par en étudier sept ou huit, il est bien inutile d’inventer, à grands frais d’imagination, et non sans quelque ridicule, un « volapück, » ou un « espéranto » — pourquoi pas un « javanais ? » — et il suffira dans l’avenir, au français, de développer les qualités qui furent et qui n’ont pas cessé d’être les siennes. Je ne verrais, pour l’en empêcher, et nuire à sa diffusion, que quelques poètes « obscurs », des « Verlainiens, » des « Mallarmistes, » quelques « stylistes » attardés aux théories de l’art pour l’art, des élèves des Goncourt ou de Théophile Gautier ! Mais le nombre en est petit, les temps ne leur sont pas favorables ; on ne croit guère à eux qu’en Amérique ; et ils pourront bien agiter un moment la surface de l’onde, ils n’interrompront pas le courant qui, depuis trois cents ans, entraîne la langue française vers la clarté, vers l’action, et vers la propagande.

Discuterons-nous, après cela, les opinions de M. J. Novicow sur la propagation du français par l’intermédiaire de la « mode » et de la « cuisine ? » « Les menus, presque universellement, sont écrits en français dans le monde civilisé ;… » et, à ce propos, nous souvenant que M. J. Novicow est lui-même étranger, nous lui demanderons où, dans quel autre « monde » que le « civilisé » on rédige des « menus ? » « La mode féminine vient actuellement de France, nous dit-il encore, les journaux des grandes faiseuses de Paris se répandent dans le monde entier. Les couturières et les dames, pour comprendre ces journaux, sont poussées à apprendre le français. » Et il paraît enfin « qu’un cotillon ne peut être conduit qu’avec des mots français ! » Il n’y a pas en russe d’expression pour dire : « Balancez vos dames. » M. J. Novicow, sans insister sur ces menus faits, « qui paraissent vulgaires, mais qui ont une extrême importance, parce qu’ils composent la trame de la vie journalière, » a raison de les signaler. Si c’est jadis en apprenant le latin dans les livres et aux écoles, c’est peut-être surtout en vivant de la vie romaine que la Gaule celtique s’est latinisée : c’est en imitant, et en s’appropriant les habitudes, les usages, les mœurs, les plaisirs mêmes qui étaient ceux de Rome. Oui, certainement, ces menus faits ont plus d’importance qu’on ne serait tenté de le croire ! La goutte d’eau creuse le roc. Les usages de la vie française, en s’exportant, si je puis ainsi dire, emportent avec eux l’usage habituel de la langue. N’apprît-on le français que pour danser le cotillon, ou pour se commander une robe, c’est toujours le français qu’on apprend, non l’allemand ou l’anglais, qui sont des langues d’affaires ; et, à la vérité, ce français-là n’est pas celui de Voltaire ou de Pascal, mais, une fois qu’on le sait, on peut un jour lire Candide ou l’Ingénu, on peut même avoir la curiosité de lire les Provinciales ; et, en attendant, c’est toujours un commencement de « francisation. » L’expansion de la langue française, dit M. J. Novicow, amènera le progrès des idées françaises, ce qui sera un événement des plus heureux ; » et, ici encore, nous ne pourrions que nous accorder avec lui, si nous n’avions, tout Français que nous sommes, quelque méfiance de ces « idées françaises » dont il souhaite si vivement le progrès.

« On a beau dire, écrit-il aux dernières pages de son livre, le génie français est tout de même, à l’heure actuelle, le plus large et le plus libéral qui existe parmi les peuples civilisés… La France est le seul pays qui ait conscience d’avoir un rôle humanitaire… La France est la plus moderne des nations européennes, la plus orientée vers un avenir de droit et de justice, la plus résolument opposée aux idées de violence et d’agression, legs funeste d’un passé barbare. » Nous voudrions pouvoir souscrire à ces paroles, qui sont assurément flatteuses ; mais, auparavant, nous aimerions savoir ce que c’est que le « legs funeste d’un passé barbare, » et ce que c’est aussi que « ce rôle humanitaire » auquel M. J. Novicow nous convie. Ou plutôt, nous le savons : dans la langue de M. J. Novicow, « le legs funeste d’un passé barbare, » c’est presque tout ce qui passe, de temps immémorial, pour faire la force des nations. Et, quant à notre rôle humanitaire, il consiste, pour M. J. Novicow, comme aussi bien pour toute une école de sociologie, non pas précisément, en toute occurrence, intérieure ou extérieure, à faire prédominer l’intérêt de l’humanité sur l’intérêt français, et donc à sacrifier le second au premier ; mais à croire qu’ils coïncident, qu’ils ne peuvent pas ne pas coïncider ; et à nous conduire comme s’ils coïncidaient. Ce n’est malheureusement pas ce que nous enseigne l’histoire, dont je conviens d’ailleurs qu’il ne faut pas que les enseignemens pèsent à jamais sur l’avenir, et dont les leçons ne sont pas tellement impérieuses que l’on n’y puisse quelquefois passer outre, mais dont il ne faut pas non plus dédaigner les avertissemens, et dont il faut nous souvenir qu’à chaque moment de la durée les annales représentent la totalité de l’expérience humaine. Le « legs funeste d’un passé barbare, » je crains, en vérité, que ce ne soit, pour M. J. Novicow, comme pour M. G. Sergi, « le préjugé du patriotisme, » et je crains qu’il ne nous conseille tout simplement de nous en émanciper quand il nous invite à nous rendre pleinement consciens « de notre rôle humanitaire. » Nous, au contraire, nous croyons que le meilleur moyen qu’il y ait de servir la cause de l’humanité, c’est d’abord de servir celle de sa patrie.

La philanthropie n’est souvent qu’une manière de se dispenser, en les déplaçant, des obligations que la charité nous impose : pareillement « l’amour de l’humanité, » — nous en avons de mémorables exemples, — n’est souvent qu’une façon de se libérer de ses devoirs prochains, en les élargissant jusqu’aux confins de la terre habitable. On signe des pétitions en faveur de la Finlande, privée de quelques-unes de ses libertés, et on jette sur le pavé, comme en ce moment même, et en attendant que ce soit en prison, des Français qui n’ont commis d’autre crime, étant Français, que de se croire chez eux dans leur propre patrie. On organise des réunions, on essaie de soulever l’opinion publique en faveur des Arméniens, — et à Dieu ne plaise que j’en décourage personne ! — mais les mêmes hommes ne se font nul scrupule, s’ils ne s’en font pas gloire, d’enlever à d’inoffensives religieuses l’unique moyen qu’elles eussent de gagner leur pain quotidien. Et on bouleverserait le monde, si l’on en avait le pouvoir, pour assurer l’indépendance du Crétois ou du Macédonien, mais on fait le coup de poing dans les églises de France pour empêcher des Français d’y parler… De quoi ? de la République ? du gouvernement ? du ministère ? Non ! pas même cela, mais de la « Vierge Mère » et de la « Fréquente Communion ! » C’est ainsi qu’il y a quelque cent ans les sinistres politiciens de la Terreur entendaient « le rôle humanitaire » de la France, et « s’orientaient, — à travers le sang de leurs concitoyens, — vers un avenir de droit et de justice. » N’étaient-ils pas eux-mêmes la justice et le droit ? Mais comment M. J. Novicow, qui les juge d’ailleurs avec une courageuse sévérité, quand il les définit par la « grossièreté de leurs appétits » et « l’étroitesse de leur intelligence, » comment n’a-t-il pas vu que tel était au moins l’un des effets de l’illusion humanitaire ? Pour ceux qui sont atteints de cette maladie, l’humanité se divise en deux parts, dont l’une, celle que son rêve aveugle, a tous les droits contre l’autre, jusques et y compris celui de l’anéantir, puisque enfin c’est celle-ci qui seule fait obstacle à la réalisation immédiate ou prochaine du rêve. Il semble que la France ait assez chèrement payé le droit de se défier d’un rêve qui fut celui de Marat, de Robespierre, et de Rousseau !

Mais cette erreur, si c’en est une, — et nous le croyons, — n’est pas la plus grave que M. J. Novicow ait commise en son livre ; et ce qui le vicie tout entier, c’est l’équivalence qu’il a d’abord établie, dans son Introduction même, entre la « diffusion d’une langue » et « l’expansion d’une nationalité. » « Bien que la langue littéraire, y disait-il, et la nationalité soient loin d’être des termes synonymes, cependant la langue est le signe le plus apparent de la nationalité… On peut donc mesurer grosso modo les progrès de la nationalité par l’extension de la langue. » Oui, peut-être, grosso modo, mais très grosso modo ! Il écrit encore, dans sa Conclusion : « Rien ne prouve que la natalité française restera éternellement aussi faible que de nos jours. Mais, quand bien même il en serait ainsi, la natalité des Frances africaines et américaines portera le nombre des Français, à la fin du XXe siècle, à près de cent millions d’hommes, rien que par l’excédent des naissances sur les décès. D’autre part, les Français d’Europe pourront facilement absorber, tous les ans, une centaine de milliers d’étrangers, ce qui, dans le même laps de temps, pourra augmenter la population de la France d’une dizaine de millions. En troisième lieu, il est parfaitement dans le domaine des réalités que 200 millions d’hommes, dans le domaine colonial de la France, adoptent le français comme langue de culture intellectuelle. Enfin, il est presque certain que 4 millions d’Européens appartenant à l’élite de la société deviendront partiellement Français. Et toutes ces probabilités, basées non sur des fictions, mais sur des faits positifs et réels,… ouvrent d’immenses perspectives à la nationalité française. »

Acceptons-en l’augure, pour faire plaisir à M. J. Novicow, et tenons ses calculs, qu’on appellerait mieux des « spéculations, » pour des « faits positifs et réels. » Lassés, dit-on, de la monotonie de l’existence qu’ils vivent à Londres ou à Berlin, un Anglais ou un Allemand viennent « s’amuser » à Paris ! Avons-nous lieu d’en être si fiers ? Pareillement devons-nous l’être de ce que nos vaudevilles ou nos opérettes fassent le tour du monde ? et, quand on veut lire « un mauvais livre, » si « quatre millions d’Européens, appartenant à l’élite de la société, » le choisissent français, est-ce un motif de nous enorgueillir ? Il faudrait peut-être prendre garde à ne pas mettre notre vanité dans ce qui devrait faire notre honte. Mais, négligeant la question morale, quel bien, quel avantage nous reviendra-t-il, — j’entends à la « nationalité française, » à la France, à la vraie France, à la France de l’histoire, à la France qui fut celle de Charlemagne et de saint Louis, de Jeanne d’Arc et d’Henri IV, de Louis XIV et de Napoléon, — si « quatre millions d’Européens » qui parleront couramment notre langue, qui en apprécieront toutes les qualités, ou qui même l’écriront, et d’une manière, comme le grand Frédéric, à prendre et à tenir un rang parmi nos bons écrivains, nous sont hostiles, et nous ont été donnés par la nature, ou imposés par l’histoire comme rivaux d’influence et de pouvoir dans le monde ? Quel avantage encore, si « 200 millions d’hommes, dans l’empire colonial de la France, adoptent le français comme langue de culture intellectuelle, » 200 millions d’Annamites ou de Malgaches, de Kabyles ou d’Arabes, et que, nous échappant des mains, ou même demeurant sous notre suzeraineté nominale, ils pensent en français des choses berbères ou indo-chinoises ? L’Espagne contemporaine tire-t-elle grand avantage de ce que l’on parle espagnol à Buenos-Ayres et à Mexico ? Je ne dis rien des « centaines de millions d’étrangers que nous pourrions absorber tous les ans, » si ce n’est que leur absorption ne laissera pas de modifier la « mentalité » française. Croit-on, vraiment, s’il existe aux Etats-Unis une « mentalité » américaine, que l’on puisse définir et caractériser par des traits précis et certains, croit-on qu’elle soit « anglo-saxonne ? » En tout cas, ce que nous osons dire, c’est qu’elle ne le demeurera qu’autant que continuera d’exister, de ce côté-ci de l’Atlantique, une véritable Angleterre, une Angleterre forte et puissante, l’Angleterre d’Edouard VII et de Victoria. Sachons-le donc bien : c’est une chose que de parler espagnol ou anglais ; c’en est une autre que de penser à l’anglaise ou à l’espagnole. La diffusion des idées ou de la « mentalité » française n’a presque rien de commun, et en tout cas n’a pas de commune mesure avec la diffusion de la « langue. » En nous lisant, on nous juge ; on distingue, on sépare nos idées de l’expression que nous en donnons ; et si M. J. Novicow nous dit que ce genre de critique n’est à l’usage que d’une élite, nous lui ferons observer qu’en tout cas des Anglais ou des Russes, des Italiens, des Allemands, à plus forte raison des Soudanais ou des Tonkinois, ne sauraient retenir de nos « idées françaises » que ce qui s’adapte à leur mentalité historique et ethnique. C’est ce que M. J. Novicow a décidément oublié dans son livre.

Je n’aime pas beaucoup, en « sociologie, » ni même en histoire, les exemples qu’on emprunte à l’antiquité : ils n’en sont presque point, tant de choses ayant changé depuis Alexandre et César ! Mais il en est cependant un que je ne puis ici m’empêcher de rappeler, et c’est celui de la « diffusion du grec, » aux environs du premier siècle de l’ère chrétienne, dans le monde méditerranéen. Elle offre en effet plus d’une analogie avec la diffusion de la langue française, et nous pouvons croire, si nous le voulons, que ces analogies procèdent de ce que nos vieux hellénistes, les Budé ou les Estienne, appelaient « la conformité du langage français avec le grec. » Les Evangiles sont en grec, et aussi les Pensées de Marc-Aurèle. Le grec était donc devenu la langue, non seulement de quelques millions d’hommes appartenant « à l’élite de la société, » mais aussi la langue populaire de ceux dont on pourrait dire qu’ils formaient « l’empire colonial » de Rome, et bientôt après de Byzance. On écrivait en grec l’histoire même romaine. On philosophait en grec. Les romans qu’on lisait étaient grecs. La vie latine s’était imprégnée des usages de la vie grecque. On avait des précepteurs grecs dans toutes les grandes familles. Quand on faisait des tragédies, c’étaient déjà des sujets grecs, Agamemnon, Médée, Hippolyte, qu’on mettait à la scène. S’il avait existé quelque part une académie pour mettre le sujet au concours, on eût pu savamment, et à bon droit, discourir de « l’universalité de la langue grecque. » Mais la Grèce, où était-elle ? qu’était-elle dans le même temps ? et quel avantage « la nationalité grecque » avait-elle tiré de la « diffusion de la langue grecque ? » Elle avait conquis son vainqueur, mais de cette victoire elle était morte, et, si je puis ainsi dire, sa nationalité s’était comme dissoute en s’universalisant. La langue grecque pouvait avoir toutes les qualités, sans en excepter celle de convenir merveilleusement aux exercices de la sophistique, et on pouvait d’ailleurs avoir semé l’univers « d’idées grecques ; » elle n’avait ni sauvé, ni préservé, ni maintenu « la nationalité grecque. » Preuve évidente et mémorable, à notre avis, qu’il n’y a presque pas de commune mesure entre « la diffusion d’une langue » et l’ « expansion d’une nationalité. » Et c’est ici que, revenant à la distinction que M. J. Novicow a essayé d’établir entre les « victoires militaires » et les « conquêtes nationales, » nous en pourrions sans doute, et aisément, montrer la vanité. Mais nous nous contenterons de dire, — ce qui sera moins ambitieux ou même presque naïf, — que, l’expansion d’un grand peuple étant suivie quelquefois de la diffusion de sa langue, elle ne l’est pas toujours. Cela dépend des qualités de la langue. Cela dépend aussi des circonstances, qu’il est d’ailleurs toujours intéressant et instructif d’analyser, mais qui semblent, dans l’état présent de nos connaissances, échapper à toute espèce de loi, même « sociologique. » Et nous maintiendrons enfin qu’une langue eût-elle encore plus de qualités que M. J. Novicow n’en reconnaît à la nôtre, il n’est jamais inutile à sa diffusion d’être parlée par des millions d’êtres humains qui l’aient d’abord apprise des lèvres de leur mère ou de leur nourrice, et qui soient les citoyens d’un pays populeux, prospère et puissant. Ce n’est pas d’apercevoir, aux vitrines d’un libraire de Berlin ou de Saint-Pétersbourg, nos romans étalés, et ce n’est pas d’entendre, dans quelque « beuglant » d’Hanoï ou de Tananarive, nos refrains de café-concert, qui nous consolera de n’être plus ce que nous fûmes, ni qui nous rendra les moyens de le redevenir !

Ceci dit, et ces réserves faites, il n’en reste pas moins, du livre de M. J. Novicow, deux choses, et d’abord ce que nous avons nous-même essayé d’en mettre principalement en lumière : une excellente apologie de la langue française. Etant d’un Russe, nous avons tout lieu de la tenir pour impartiale, et ce Russe, comme la plupart de ses compatriotes, sachant l’allemand et l’anglais aussi bien que le français, nous avons lieu de la croire solide. Si M. J. Novicow connaît les « qualités » du français, il connaît aussi les défauts de notre langue ; il connaît les qualités de la langue de Shakspeare et de celle de Gœthe ; et les préférences qu’il exprime en faveur du français, ne sont donc point des « préférences, » l’expression de son goût personnel ou de ses sympathies, mais les conclusions de son expérience linguistique, et la totalisation, si je puis ainsi dire, de ses observations raisonnées. En outre, et dépouillée ou libérée qu’elle est de toute préoccupation d’art ou de philologie, cette apologie est d’un utilitaire, qui ne veut considérer dans une langue, qui n’en admire et qui n’en loue, que les facilités qu’elle offre à l’expression de la pensée. Si d’autres causes, plus littéraires, ont pu contribuer à la diffusion de la langue française, M. J. Novicow n’a pas cru qu’il fût de son objet de les examiner. La seule question a été, pour lui, de savoir quelles raisons positives un Européen de culture moyenne, un jaune de l’Annam, un noir du Soudan, s’ils veulent apprendre une autre langue que la leur, auront, dans leur intérêt même, d’en choisir une plutôt qu’une autre. Et, s’il estime qu’en général cette langue sera le français, son dessein n’a été que de préciser les motifs de ce choix en les rapportant aux qualités du français. Nous l’avons dit, et nous le répétons : c’est ici le côté neuf de cette apologie de la langue française. Et c’est aussi pourquoi, dans les quelques points où elle se rencontre avec les autres, elle les confirme, mais, en ce qu’elle contient de différent et d’original, elle les complète. Les grammairiens et les « stylistes » eux-mêmes liront l’apologie de M. J. Novicow avec d’autant plus d’intérêt, et en feront d’autant plus de profit que l’on n’a jamais songé moins à eux que M. J. Novicow. Il est bon que, de temps en temps, les profanes se hasardent ainsi sur le terrain des spécialistes ou des professionnels, et on a observé qu’en général ces excursions ne laissaient pas d’être utiles au progrès de leurs « spécialités. »

Nous ne pouvons encore qu’approuver M. J. Novicow quand il exprime éloquemment le vœu que le « français, — pour toutes les raisons qu’il en a données, — devienne « la langue officielle du groupe de civilisation européen. » Nous ne croyons pas qu’il soit nécessaire pour cela de réformer ou de bouleverser notre orthographe, ni, comme il nous le conseille encore, d’écrire « en vue de nos lecteurs étrangers. » Notre langue y perdrait en saveur originale ce qu’elle, y gagnerait peut-être en clarté superficielle. Une langue n’est pas une algèbre. Et, de même que les sciences, en dépit de Condillac, sont quelque chose de plus que « des langues bien faites, » les langues, elles aussi, sont quelque chose de plus que la science de parler le plus brièvement et le plus clairement possible. Les langues littéraires ont à faire œuvre d’art. Le meilleur livre français sera toujours le plus français, et non le plus cosmopolite. Mais, si M. Novicow veut dire que l’aptitude générale de la langue française, s’étant déterminée dans le sens de ses qualités les plus propres à la propagande, et que ces qualités ayant fait la fortune de notre littérature, nous serions de grands maladroits, et même des coupables, de travailler à les détruire sous prétexte « d’écriture artiste » ou de « nationalisme intransigeant, » il a raison, et dans cette mesure nous partageons tout à fait son avis. Je mettrais volontiers les excès du romantisme au nombre des causes qui ont gêné, dans le cours du XIXe siècle, la diffusion de la langue française.

Et enfin, comment nous séparerions-nous du livre de M. J. Novicow sans le remercier d’être la protestation qu’il est contre la thèse de la « décadence des races latines ? » Si le pouvoir de la France a diminué dans le monde, écrit-il à propos, « on s’est empressé d’attribuer le fait à la dégénérescence physique et intellectuelle de la race, qu’on a qualifiée du terme de « décadence des races latines. » Cette grosse mystification a eu un succès énorme ! Elle est devenue un des clichés les plus en vogue dans ces dernières années, et, par une espèce d’auto-suggestion des plus bizarres, on a pris cette insanité pour un fait réel. Un grand nombre de Français et même de Belges sont convaincus que les races latines sont déchues et que les races germaniques ne le sont pas. » Cette protestation d’un « Slave » touchera-t-elle d’ailleurs M. Léon Bazalgette, qui est un Français, et M. G. Sergi, qui est un Italien ? Je ne sais ! et, au contraire, je crains qu’ils ne tiennent fermement à leur idée de la « décadence des races latines, » pour la beauté des choses qu’ils en ont dites. Mais leur idée n’en sera pas pour cela plus conforme à la réalité des faits, et nous sommes heureux que telle soit l’opinion de M. J. Novicow. Car, ce terme de « décadence » ne pouvant avoir qu’une valeur relative, on s’amusera de constater que, si l’Italien et le Français, trop modestes peut-être, se jugent en décadence, c’est exactement par rapport au même idéal dont le Russe estime, au contraire, que nous nous rapprocherions tous les jours, par un mouvement d’expansion et de progrès continus. Nous, cependant, laissons-les dire, et, en attendant que l’avenir ait tranché le débat, soyons fermement convaincus que le premier degré de la « décadence » est d’y croire, et, pour cette seule raison, qui peut suffire à nous dispenser de toutes les autres, n’y croyons pas ! La sociologie nous le permet, et la Russie nous y invite.


FERDINAND BRUNETIERE.