Une Campagne de trente-cinq ans

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La Revue de Paris30e année, Tome 3, Mai-Juin 1923 (p. 688-694).

UNE CAMPAGNE
DE TRENTE-CINQ ANS


Le 31 mai 1888 — il y a eu hier trente-cinq ans — deux douzaines d’hommes de bon vouloir s’assemblaient à Paris afin d’aviser au moyen de « rebronzer la France » par le sport. La proposition avait plu à Jules Simon lorsqu’un mois plus tôt, j’étais allé quêter sa présidence. « Et combien de temps m’avait-il demandé avec son petit sourire, sceptique et lassé, qui recouvrait tant de réserves d’infatigable enthousiasme, combien de temps faudra-t-il pour rebronzer la France ? » — « Vingt ans, » avais-je répondu sans hésiter. Cette réponse l’avait satisfait. Un moindre délai eût peut-être provoqué de sa part une décision négative mais l’estimation lui paraissant vraisemblable et prudente, il avait aussitôt fait sienne l’entreprise que mes cinq lustres offraient à son activité septuagénaire. Il la jugeait originale et opportune. Au soir de sa vie, il se sentait prêt à la patronner effectivement. Car ce ne fut point un patronage verbal. Jules Simon présida des courses à pied et suivit en bateau des régates. Il s’intéressa à la longue-paume et au foot-ball. Il donna des départs et distribua des prix. Si bien qu’après avoir trouvé que tout ce plein air faisait une heureuse diversion avec l’existence jusque-là trop recluse de son mari, il advint que madame Jules Simon me reprochât parfois le surmenage nouveau que j’avais imaginé de lui procurer.

L’influence du philosophe sur les petits potaches ainsi mis en contact avec lui fut énorme. Il est de mode aujourd’hui de railler la philosophie de Jules Simon, parce qu’il n’édifia aucun système ; mais il était un vrai philosophe au sens classique du mot, car il enseignait la vie. Les lycéens le sentaient. Assemblés autour de lui à l’issue de leurs concours, ils buvaient ses paroles comme si elles fussent descendues de l’Olympe. Et lui leur prodiguait les élans de sa prestigieuse éloquence. Nul auditoire ne lui plaisait davantage. Un jour, je le trouvai en liesse parce que le secrétaire d’une des Associations sportives scolaires que nous cherchions à créer partout, lui avait écrit, en tant que président d’honneur de nos groupements : « Monsieur et cher Collègue… » — Comme il a raison, s’exclamait Jules Simon. C’est avec lui et ses camarades qu’est mon cœur. « Il n’est pas avec les vieux bonzes. »

D’autres discours notoires illustraient nos séances. Georges Picot, secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences morales était parmi les assidus et aussi J. Janssen. L’éminent historien et le célèbre astronome payaient de leur personne. Ne vit-on pas le premier arpenter les bois de Saint-Cloud pour y découvrir des terrains propices qu’on pût arracher à la rapacité maussade de l’Administration — et le second laisser là ses observations et ses calculs pour recevoir à goûter dans la coupole de Meudon les concurrents d’un cross-country interscolaire ?

Ainsi l’alliance idéale du sport et de la haute culture s’affirmait dès le premier moment. J’y veillais d’autant plus jalousement que déjà des surenchères s’étaient manifestées. Un publiciste empressé à dresser contre la nôtre une entreprise rivale ne venait-il pas de déclarer que la République se devait désormais de « rendre au muscle les honneurs souverains ». Les honneurs souverains ! la folie qui avait perdu Olympie et dévoyé l’athlétisme antique. À peine réincarné, celui-ci allait-il donc recevoir dans son nouveau berceau le redoutable présent d’une pareille évocation ?… Je touche là à ce qui a fait la grande difficulté et constitué le principal écueil de notre longue et laborieuse campagne. Et je voudrais m’en expliquer une bonne fois.

Sans doute il me serait doux de consacrer plutôt ces quelques pages à honorer la pléiade des fidèles collaborateurs d’une entreprise dont le maréchal Lyautey me disait, dans une lettre écrite au lendemain de l’armistice, qu’après tout « elle avait été à la base de la victoire »… les patrons d’abord : le président Carnot et son frère, Duruy, Jules Ferry, A. Ribot, Brouardel, Lagrange, le général Thomassin, le général Lewal — les sportifs : G. de Saint-Clair, Léon de Janzé, L. P. Reichel, Heywood, Marcadet, Paul Champ, A. de Pallissaux, Dedet, Christmann, Caillat, Paul Blanchet… — les pédagogues : A. Godart, Braennig, le P. Didon, G. Morel, Morlet, Fringnet, G. Sevrette… Mais les hommes passent. Au-dessus d’eux se tiennent les idées, ces « idées-forces » comme disait Fouillée, dont la pesée agit pour le bien ou pour le mal, accélère ou retarde, ouvre des routes ou en ferme. Nous avons souvent rencontré, parmi ceux qui prétendaient nous aider, des adversaires déguisés : arrivistes, jaloux, brouillons, exaltés… toutefois le pire de tous a été une idée, une formule plutôt, une de ces formules que leur inconsciente répétition finit par ériger en dogmes intangibles et irréfléchis.

Le mens sana in corpore sano revêt de séduisants aspects de bon sens, de logique et d’équilibre qui semblent en devoir faire le résumé des aspirations d’une sportivité raisonnable. En réalité, ces mots contiennent tous les éléments propres à neutraliser et à détruire l’action du sport sur les mœurs, l’entendement et le caractère. C’est qu’il y a là une simple recette d’hygiène basée, comme toute prescription à tendances hygiéniques, sur le culte de la mesure, de la modération, sur la pratique du juste milieu. Or le sport est une activité passionnelle susceptible de modifier l’individu et par là d’agir sur la collectivité pour autant seulement que ce caractère passionnel sera reconnu et respecté. Prétendre le priver de sa tendance à l’excès, c’est lui couper les ailes. Mais d’autre part les performances auxquelles il permet à ses fidèles d’aspirer — et à quelques-uns de parvenir — exercent une dangereuse emprise sur la foule, laquelle s’assemble bientôt à l’entour. Or la foule finit toujours par user et corrompre ce qu’elle avait commencé par simplement encourager. Telle est précisément la courbe qu’ont dessinée les deux grandes périodes sportives de l’histoire universelle, car il n’y en a eu que deux : la première dans l’antiquité avec le gymnase et les jeux grecs comme centres — la seconde au moyen âge, rayonnant de France sur toute l’Europe occidentale et s’exprimant par les tournois et les joutes. Dans les deux cas, les symptômes morbides apparurent de bonne heure, mais l’institution rencontra pour la soutenir une aide extérieure à elle-même. Dans l’antiquité, ce fut la religion, gardienne de l’Hellénisme, qui prit le sport sous son égide, le protégea et le maintint. Au moyen âge, ce fut la participation populaire qui se produisit avec une véhémence et une continuité dont nous ne nous rendions plus compte, imbus que nous avons été si longtemps du préjugé que le moyen âge fut une époque d’aristocratisme étroit et fermé.

La renaissance sportive moderne ne bénéficie pas des mêmes garanties de solidité et de durée que ses devancières, car il ne faut pas prendre pour un puissant contrefort les passagères exaltations de la mode. Elle est née en Allemagne, en Suède, en Angleterre d’efforts nullement homogènes, voire divergents. Il est vrai qu’elle se croit épaulée par le « scientifisme » dont la pédanterie envahit de nos jours tous les domaines et donne parfois l’illusion de la force. Sa faiblesse n’en serait pas moins grande sans un élément nouveau qui lui insufflera peut-être une vitalité prolongée : l’internationalisme. Ce n’est pas pour autre chose que j’ai provoqué en 1894 le rétablissement des Jeux Olympiques. On a cru que j’avais cédé, en ce faisant, à l’envie, après tout compréhensible, de restaurer l’une des plus célèbres parmi les institutions de l’Antiquité, mais j’étais surtout animé par le désir de donner au mouvement sportif une base à la fois élastique et vaste. Maintenant que le néo-olympisme s’est étendu à presque tout l’univers, les caprices et les fluctuations de l’opinion auront bien moins de prise sur lui. Qu’un grand peuple — que les Anglais même, comme ils donnent parfois à le prévoir — vienne à s’en détacher, cela n’empêchera plus le sport de fleurir de l’autre côté du monde, sur des rivages rajeunis ou dans les profondeurs des vieux continents.

Mais revenons à la France. Elle risque bien d’être le théâtre d’une prochaine réaction. Ne tenant point compte des enseignements de l’histoire, négligeant systématiquement d’apercevoir les côtés psychiques de la question sportive, les Français se sont habitués à considérer le sport comme l’expression d’un besoin naturel à l’homme, besoin dont l’incurie ou l’inattention des générations précédentes avaient omis d’assurer la satisfaction et auquel il suffit d’avoir rendu la liberté de s’affirmer pour que la permanence en soit définitivement acquise. Rien n’est moins exact. Le culte de l’effort musculaire intensif ne se développe pas à lui tout seul, simplement parce qu’on s’abstient de le contrarier. Les guerres napoléoniennes suivies de l’échec à Paris de la fameuse tentative d’Amoros ont prouvé qu’il n’était même pas en rapport de cause à effet avec la mentalité et les tendances belliqueuses d’une nation. Soixante-dix ans plus tard, en 1887, la France n’était guère mieux disposée à recevoir une impulsion dans le sens sportif. Pour l’engager dans une telle voie, il fallut l’y pousser par une propagande organisée et persévérante. Bien lui en a pris du reste de s’être laissée convaincre. Pendant la récente guerre l’esprit sportif ne vint pas seulement au secours de nos combattants sur le front ; il aida l’arrière à tenir. Les autres nations, attentives au conflit comme participantes ou spectatrices, notèrent aussitôt le fait. Aujourd’hui la sportivité nationale se voit partout encouragée ; l’Allemagne de son côté y apporte un soin et un zèle spéciaux comme s’il y avait là pour elle une pierre d’attente de la revanche dont elle caresse l’espoir. Pendant ce temps, on dirait parfois que la France est en recul. Qu’y fait-on ? Du bruit, beaucoup de bruit, mais une besogne insuffisante. L’aventure de Carpentier se reproduit en raccourcis à tout moment. Parmi ceux qui l’exaltèrent et puis le huèrent avec une frénésie également pitoyable, combien n’avaient jamais touché un gant de boxe ! Ainsi en est-il également pour les autres sports, j’entends ceux qui jouissent de la vogue. Ce ne sont pas nécessairement les meilleurs. Lorsque la satiété de tels spectacles en détournera la foule, que restera-t-il ? Que les stades se vident, tant pis si l’arène en demeure fréquentée. Mais il y a cent à parier qu’elle sera délaissée, elle aussi. On dirait que le sport français ressemble à certaines plantes dont les racines courent à fleur de sol sans y pénétrer et s’y ancrer solidement. Ne serait-ce pas que, depuis la guerre, il se compromet par ses fréquentations ? Au lieu de se lier davantage avec l’Esprit, il se fait de plus en plus le camarade de cette « fêtardise » vulgaire qui sévit certes un peu partout, qu’on dirait pourtant devoir faire chez nous plus de ravages qu’ailleurs.

Mens fervida in corpore lacertoso, un esprit ardent dans un corps musclé… la devise que je me suis efforcé de substituer à l’incolore Mens sana était faite pour les Français avant tous les autres. Le sport, en France, sera intellectuel ou il ne sera pas. Il se fera le compagnon fidèle et discret de la réflexion, de l’idéal, de l’imagination — il sera le rempart silencieux et bien surveillé, derrière lequel l’individu réalisera son ascension cérébrale… il remplira cet office respectable, ou bien alors il versera dans une banalité triviale dont ce que nous savons des Jeux du Cirque, aux soirs de Rome et de Byzance, peut nous donner quelque instructif aperçu.

On trouvera sans doute que j’apporte un esprit singulièrement revêche à apprécier l’état des choses autour de moi, mais je n’ai pas conscience de dépasser la mesure de ce qu’un vieil ouvrier est autorisé à dire le jour où il célèbre sa trente-cinquième année de présence à l’atelier. C’est là un chiffre qui, par l’expérience qu’il implique, donne droit à formuler quelques avertissements. Encore doit-on les accompagner de la mention des remèdes qui s’indiquent, avec la façon de s’en servir.

Le grand remède — l’essentiel, sinon l’unique — doit germer dans la conscience d’un chacun. Il faudrait qu’on éprouvât enfin une juste honte de se fabriquer, comme l’on fait, une silhouette sportive avec les muscles d’autrui, car, observons et notons — c’est là ce dont les trois quarts des gens ont pris l’habitude. À force de parler sport et de se tenir « au courant » des moindres détails qui s’y rattachent, ils donnent aux voisins — et finissent par se donner à eux-mêmes — l’impression qu’ils ont le sport dans le sang et ne peuvent s’en passer. Ils dissertent, ils surveillent, ils apprécient ; ils intimident aussi et découragent. Autour d’eux se confectionnent des méthodes compliquées, des systèmes pédants, qui ne valent en théorie ni plus ni moins que beaucoup d’autres, mais dont la pratique rend le sport prétentieux, exigeant, exclusif. Au lieu de servir alors de charpente à la vie virile, il en devient la façade. Au lieu d’aviver les forces spirituelles, il les éteint. Tout découle de là. À quoi pourra servir de compléter et de perfectionner indéfiniment les rouages collectifs de l’organisation sportive, tant que la direction n’en appartiendra pas exclusivement aux sportifs, tant que ne sera pas admis ce principe premier que celui-là seul qui est lui-même un sportif est qualifié pour intervenir dans les choses du sport ? Or un tel principe ne saurait prévaloir nulle part par voie de législation.

Il ne prévaudra chez nous en tous les cas que le jour où le jeune Français aura pour idéal de réaliser lui-même son autonomie individuelle par la poursuite simultanée d’une double perfection, musculaire et mentale avec la conviction que si la première ne peut jamais égaler la seconde, la seconde peut trouver dans la première son complément et son armature.

pierre de coubertin