Une Campagne de vingt-et-un ans/Chapitre XXII

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Librairie de l’Éducation Physique (p. 201-209).


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LA ivme OLYMPIADE..… ET APRÈS



La ive Olympiade vient de prendre fin. Des comptes-rendus détaillés en ont été donnés. Il serait donc oiseux de discuter ici sur l’ampleur de sa célébration. Imposante au Stadium, partout techniquement irréprochable dans son organisation, elle a obtenu à Henley le maximum d’eurythmie dont le monde moderne se soit jusqu’ici montré capable. En tous les cas, elle représente un colossal effort dont la British Olympic Association et, avant tout, Lord Desborough, son président, et le Révérend R. S. de Courcy Laffan, son secrétaire, ont le droit d’être fiers. L’attitude déplorable d’un groupe d’Américains n’a pas pu davantage en diminuer le succès que les menées de certaines sociétés françaises n’avaient réussi à en entraver la préparation. Ces menées du reste battaient déjà leur plein à l’heure où, le 23 mai 1907, le Comité International Olympique s’assemblait à La Haye pour examiner le programme des futurs Jeux de Londres et, au cours de la session, il n’en fut même pas question. C’est dire le peu d’importance que les membres du Comité attribuaient à la nouvelle campagne entreprise par l’Union des Sports athlétiques. Car ce fut une fois de plus cette brave Union, réduite décidément aux besognes négatives, qui voulut se mettre en travers des Jeux Olympiques. Elle entraîna plusieurs autres fédérations françaises en faisant miroiter à leurs yeux la peau de l’ours. Malheureusement l’ours ne fut pas tué et, sous peine de s’exclure des concours de Londres, il fallut à la dernière heure se résigner à traiter avec le Comité olympique français dont on avait si opiniâtrement poursuivi la disparition. Les prétextes à cette campagne manquaient — du moins les prétextes légitimes. Aussi tergiversa-t-on de la façon la plus comique. Rien qu’en réunissant les ordres du jour des différents groupes hostiles et aussi les lettres d’adhésion puis de démission de tels ou tels de leurs dirigeants, on pourrait composer un « Livre jaune » qui répondrait bien à son nom car il ferait rire jaune ceux qui se trouveraient en avoir fourni les documents. La politique se mêla à tout cela et l’affaire de la subvention finalement votée par le parlement pour assurer la participation des athlètes français brocha sur le tout très curieusement. Le tableau Lord Desborough
lord desborough of taplow
Président de la British Olympic Association
d’ensemble qui résulterait dudit Livre jaune donnerait assez nettement l’idée de la maladie dont sont atteintes tant de sociétés françaises comme aussi du remède qu’il conviendrait de leur appliquer.

La réunion de La Haye (mai 1907) dont je viens de parler fut des plus brillantes. S. A. R. le prince-consort en avait agréé le patronage et le gouvernement néerlandais avait mis à notre disposition cette admirable salle de la Trève, l’une des plus belles de l’historique Binnenhof et qui tire son nom de la trêve de douze années conclue jadis entre l’Espagne et les États de Hollande. Ouvrant par de larges fenêtres sur le fameux Vivier, elle est ornée des portraits de Guillaume le Taciturne, de Maurice de Nassau, etc…, encastrés dans de magnifiques boiseries. Là se tinrent, trois jours durant, nos séances. Le ministre des Affaires Étrangères, M. Van Tets van Goudriaan, nous y souhaita la bienvenue le premier jour au nom du gouvernement tandis que le prince-consort, absent de La Haye, avait daigné nous faire porter ses compliments et ses vœux par le baron Van Asbeck, aide-de-camp de S. A. R. Des dîners et un très beau concert suivi de bal furent donnés en l’honneur du Comité par le Ministre ainsi que par le baron de Tuyll, notre très aimé collègue qui avait été l’organisateur de la réunion et s’était dévoué à nous rendre le séjour de La Haye aussi agréable que possible.

La principale tâche du Comité consista à écouter, en général à approuver et toutefois à amender sur plusieurs points le projet britannique, œuvre considérable et digne de tout éloge. Quand je dis à amender, cela ne signifie pas que nous introduisîmes des changements définitifs dans le projet de notre pleine autorité. On sait — je crois l’avoir déjà rappelé dans ce volume même — que tel n’est pas le rôle du Comité International qui doit, comme le dit son règlement, « assurer la célébration régulière des Jeux », mais laisse ensuite le pays organisateur libre de ses actes dans la limite des principes généraux posés en 1894. La British Olympic Association avait tenu, par égard pour le Comité International, à lui soumettre avant de le publier le détail de son programme ; et, sauf sur un ou deux points où des obstacles sérieux s’y opposaient, elle tint compte très exactement des observations présentées. Pour apprécier l’énormité du travail accompli en cette circonstance, il suffit de jeter les yeux sur le volume de 190 pages publié par un des membres les plus actifs du British Olympic Council, Mr Theodore A. Cook et dans lequel il a inséré sous le titre The rules of sport tous les règlements qui furent en vigueur aux Jeux de Londres. Ce monument, le premier du genre, marque le point de départ des études ultérieures en vue d’arriver à la codification générale réclamée en tant de pays par les meilleurs sportsmen.

Et après ?… Après, ce sera la ve Olympiade déjà en voie de préparation, — et ce sera, comme auparavant, la féconde activité du Comité International se déployant sur des terrains variés. Car il ne faut pas oublier les congrès du Havre et de Bruxelles et la conférence de la Comédie-Française. Ces assemblées ont trop bien réussi et leur action a été trop fructueuse pour que nous renoncions, quand l’opportunité s’en affirmera, à en convoquer de semblables. Aussi bien il est beaucoup de questions en lesquelles notre initiative peut être d’un intérêt décisif. En ce moment même, un des plus grands journaux anglais, réclamant des mesures pour préserver l’amateurisme, imprime ces lignes significatives : « Surely the International Olympic Committee stands alone in a position to formulate a standard definition ». Jamais peut-être il n’a été rendu un hommage plus probant à la situation sans égale atteinte par notre Comité. Que mes chers collègues dont le zèle, l’intelligence et la persévérance ont assuré un pareil résultat trouvent dans cette attestation la récompense de leurs mérites.

Il est un point sur lequel porteront notamment nos efforts. Au dernier moment — on s’était laissé prendre de court — le programme de 1908 s’est trouvé amputé de sa partie artistique. La
Stadium de Londres

le stadium de londres pendant les jeux olympiques de 1908
British Olympic Association n’a eu en somme que deux années pour préparer la ive Olympiade et, pour bien faire, il aurait fallu publier les conditions des concours d’art en tout premier lieu. Or
Stadium de Londres

le stadium de londres pendant les jeux olympiques de 1908
ces conditions ne furent arrêtées que vers la fin de 1907. Établies par une commission que présidait Sir Edward Poynter, président de la Royal Academy of Arts, elles constituent du moins un document fort intéressant et que pourront utiliser les organisateurs de l’olympiade suivante. Le Comité International donnera dans l’avenir tous ses soins à la diffusion des principes qui ont été affirmés par la Conférence de 1906 et grâce auxquels les Jeux Olympiques modernes pourront atteindre au niveau d’art et de beauté de leurs glorieux devanciers. Il faut espérer d’autre part qu’en différents pays se fonderont des sociétés se proposant, comme le fait en France la Société des Sports Populaires, de répandre dans tous les rangs de la population l’habitude et l’instinct d’un Ruskinianisme sportif, si l’on peut hasarder cette expression.

Mais je ne dois pas oublier que le présent volume s’ouvre par des considérations un peu autres que celles-ci. L’art sportif et même les Jeux Olympiques ne relèvent pas directement de la « pédagogie sportive » et le lecteur se reportant à ce que je lui exposais au début de mon livre est en droit de me demander si mes ambitions ont dévié ou si j’ai déraillé inconsciemment. Je n’aurais nullement à me défendre, en tous cas, d’un changement volontaire d’orientation mais je n’aperçois rien de tel à travers ces vingt-et-une années. Pour tirer de la culture physique tout ce qu’elle peut fournir pédagogiquement, il fallait commencer par l’organiser solidement. Elle l’était en Angleterre ; elle ne l’était pas sur le continent. En plus, les milieux pédagogiques sont très lents à se transformer et des obstacles sociaux vraiment formidables s’opposaient à l’adoption pure et simple des principes fondamentaux sur lesquels repose le collège anglais. Enfin, en ce qui me concerne personnellement, je ne suis arrivé qu’au bout de très longtemps à me représenter la forme exacte et pratique sous laquelle la pédagogie anglaise pourrait utilement prendre racine dans les autres pays. Car il ne saurait être question de recommander l’établissement d’un public school à l’anglaise pour former des petits français ou des petits italiens, voire même des petits allemands. Une telle entreprise ne peut réussir et ceux qui, voulant la tenter en France, m’ont fait l’honneur de me consulter, savent que je les en ai détournés de mon mieux.

La formule qui conviendrait, je crois l’avoir trouvée enfin et je l’ai exposée au Congrès international qui s’est assemblé à Mons il y a quelques années sur l’initiative du roi Léopold II pour étudier la plupart des problèmes que pose la civilisation contemporaine notamment en ses rapports avec l’expansion mondiale. Après le Congrès où le projet fut assez favorablement accueilli, je l’ai laissé dormir dans un tiroir ; puis l’ayant repris et le trouvant de nouveau conforme aux besoins des temps présents, je me prépare à le publier et à le faire discuter çà et là ; la discussion, de nos jours, est le vestibule indispensable de toute réalisation de ce genre.

On le voit, je n’ai donc rien abandonné de mes convictions et de mes espérances. Je demeure persuadé en 1908 comme en 1887 que la pédagogie sportive telle que la comprenait Thomas Arnold est le meilleur et le plus actif levier dont puissent faire usage les éducateurs de tous les pays en vue de former des adolescents solides au moral comme au physique.
Distribution des prix

s. m. la reine d’angleterre distribuant les prix

Entre temps, la question de l’enseignement secondaire a pris une acuité qu’elle n’avait pas encore en 1887. À cette époque, en France, je m’étais attaché à prouver qu’on faisait fausse route en reliant l’un à l’autre ces deux problèmes de l’enseignement et de la santé. Les perturbations physiques ne provenaient pas de ce qu’on travaillait trop mais de ce qu’on ne jouait pas assez. De même, les perturbations mentales observées par la suite ne proviennent pas de ce qu’on enseigne trop mais de ce qu’on enseigne mal. Cette fois il s’agit d’une maladie quasi universelle. Partout on se lamente — et partout on a raison de se lamenter — en face de ce fait essentiel et désormais reconnu que « la valeur intellectuelle de l’élève ne s’accroît pas (c’est un euphémisme : on devrait dire diminue) en raison des connaissances acquises ». Après avoir mené une enquête à travers pas mal de pays, j’en suis venu à cette conviction que ce qui a fait faillite en cette affaire, c’est la méthode synthétique. Avec des éléments variés qui sont les divers ordres de connaissances, l’enseignement secondaire visait à créer dans le cerveau humain une culture d’ensemble, une conception homogène du monde et de la vie. C’est à quoi il ne réussit plus et il n’y a pas lieu de s’en étonner. Depuis un siècle les connaissances humaines se sont prodigieusement accrues : en acquérir les « fondements » est demeuré le but de l’enseignement secondaire. Comment y parvenir ?… Là est la cause du désordre mental, le même chez l’homme et chez l’adolescent, chez le bachelier et chez le docteur. Il ne saurait diminuer de lui-même. Tout aspect nouveau, toute découverte inattendue viendront forcément l’accroître. Si déjà le point d’arrivée se trouve hors de portée, ce n’est pas en multipliant les points de départ ou en allongeant la route indéfiniment qu’il deviendra plus facile d’accès. Si la synthèse est déjà si difficile à réaliser avec les éléments actuels, comment ne le serait-elle pas davantage encore avec des éléments plus nombreux ?

Y a-t-il une méthode inverse ? sans doute. Il y a la méthode analytique. Il suffit pour l’appliquer à l’enseignement secondaire de déterminer sur quels ensembles portera l’analyse. Et l’analyse aura ici cette grande supériorité sociale que, dès le principe, un examen analytique crée de la lumière et que, si même on l’abandonne à peine commencé, la notion subsiste de l’ensemble qu’on prétendait analyser. Tandis qu’une synthèse laissée inachevée n’a dissipé aucune ténèbre, si même elle n’en a pas amassé de nouvelle. Combien de déclassés dans une démocratie moderne qui ne sont que des synthétistes restés en route. Or les « ensembles » que l’enseignement secondaire a à sa disposition sont proprement au nombre de deux. Il y a deux blocs. La connaissance scientifique du monde matériel depuis le système solaire et la géologie jusqu’à l’agriculture et à l’industrie constitue l’un. La pensée et le geste de l’homme à travers les siècles c’est-à-dire l’histoire politique, intellectuelle, artistique, économique de l’univers, constituent l’autre. Ajoutez y l’étude des langues, ces instruments de perfectionnement et vous avez la division d’un enseignement secondaire comprenant beaucoup de choses nouvelles mais vide par ailleurs d’une surprenante quantité de détails historiques et scientifiques dont l’inutilité apparaîtra à tous les regards quand le triage aura été opéré.

Ce triage préalable, l’Association pour la Réforme de l’Enseignement s’applique à le réaliser. Que ces vues dont je viens de résumer l’essence et que j’avais timidement exposées dès 1901 aient rallié les hommes éminents dont se compose ladite Association, voilà qui suffit à me donner pleine confiance et à fortifier définitivement mes convictions en l’utilité de l’œuvre entreprise. Œuvre très lente, très minutieuse, œuvre de fourmis silencieuses et infatigables. Car ce programme de l’enseignement analytique, il ne suffit pas d’en énoncer le principe ; il faut le rédiger. Et ce que cette rédaction suppose d’émondages et d’additions, on n’en a pas idée. Quoiqu’il en soit, la besogne est commencée et sera résolument poursuivie.




Après la « gymnastique utilitaire » formule d’éducation physique et l’« analyse universelle » formule d’éducation mentale, je m’excuse d’avoir encore quelque chose à proposer concernant l’éducation morale. J’ai l’air vraiment de chercher systématiquement des formules pour tous les aspects de la pédagogie et d’apporter à cet effort le besoin de logique et de symétrie qui nuit tellement à l’esprit français — si par ailleurs il l’embellit — en le jetant hors des chemins que le bon sens trace vers les solutions opportunistes, les meilleures socialement et les plus durables. Mais non ! Rien de pareil ne m’a incité. Si j’ai travaillé à solutionner l’un après l’autre ces trois problèmes, c’est qu’ils m’apparaissaient insolutionnés et pressés de l’être. Il importe énormément à la civilisation présente de remettre de la force dans les muscles, de l’ordre et de la clarté dans les esprits. Mais elle devra également, sous peine de déchoir définitivement, remettre de la tolérance dans les consciences. Cette triple besogne, l’éducateur seul peut y pourvoir ; non pas celui du jeune enfant encore inaccessible sous ce rapport mais l’éducateur de l’adolescent et du jeune homme, ces sculpteurs de l’heure prochaine.

La formule que je me permettrai de proposer plus tard pour l’éducation morale tient en ces deux mots : respect mutuel. Et pour se respecter il faut se connaître. L’ignorance où le catholique se tient à l’égard du protestant n’a d’égale que celle dont ce dernier est pénétré à l’endroit de l’orthodoxe. Nul ne s’inquiète de savoir ce que pensent un baptiste, un méthodiste, un musulman éclairé ou un bouddhiste d’esprit ouvert. Les mentalités de l’israélite, de l’hindou, du shintoïste ne font l’objet d’aucune étude. C’est beaucoup plus important de savoir ces choses pourtant que de connaître l’âge du pithécanthrope ou la carcasse du diplodocus. Car c’est la vie même, la vie actuelle, la vie profonde de l’homme.

Je devine à quelles violentes oppositions je me heurterai quand il s’agira de répandre cette doctrine pédagogique du respect mutuel mais le progrès ne s’acquiert qu’en bataillant et ma foi est absolue qu’ainsi seulement l’équilibre moral se rétablira dans les âmes odieusement divisées ; et les églises elles-mêmes finiront par reconnaître que, loin de leur être préjudiciable, ce respect mutuel, même étendu à la libre-pensée sincère, est apte à fortifier le sentiment religieux.

Me voici en apparence loin de la ive Olympiade. Mais ne vous devais-je pas, lecteur attentif qui m’aurez bien voulu suivre jusqu’ici, de vous dire ma pensée entière et de joindre un plan pour demain à cette histoire d’hier. Tout cela forme un ensemble. Convaincu que, de toutes les réformes auxquelles en ce temps-ci on s’attelle avec un zèle parfois intéressé mais souvent généreux, celles qui visent l’éducation de l’adolescent sont les plus urgentes et les plus essentielles, j’ai porté là tout le poids de mon effort. L’avenir dira si je me suis trompé.