Une Correspondance inédite de Sainte-Beuve - Lettres à M. et Mme Juste Olivier/02

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Une Correspondance inédite de Sainte-Beuve - Lettres à M. et Mme Juste Olivier
Revue des Deux Mondes5e période, tome 18 (p. 5-38).
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UNE CORRESPONDANCE INÉDITE
DE
SAINTE-BEUVE
LETTRES Á M. ET Mme JUSTE OLIVIER

DEUXIÈME PARTIE[1]


Ce jeudi 2 juillet 1838.

« Je reçois avec bien du bonheur, Madame, votre lettre tant attendue ; vous me grondez bien sévèrement au début : ce n’est pas très juste, véritablement, mais j’aime trop le motif de cette injustice pour ne pas vous en remercier, surtout maintenant qu’elle est passée et que vous ne m’en voulez plus, j’espère.

« Pour vider tout d’abord le point délicat, ma santé n’est pas du tout mauvaise ; j’ai même un visage et un teint qui me fait complimenter de tout le monde ; cela ne saurait entièrement mentir. Ma poitrine a encore des faiblesses, mais rien de plus, et seulement après des conversations ou des courses trop longues, après des petits excès enfin qu’il me suffit de supprimer pour être tout à fait bien. Il est vrai qu’à ce bien-là, il n’y faut pas trop toucher, car aussitôt il se dérange, mais c’est comme tous les biens du monde. Mes amis, d’ailleurs, doivent se résigner plus aisément que moi à ce que je ne sois plus infatigable comme jadis, et dans ma plainte de santé il entre un peu trop de cette exigence. Le lait d’ânesse ne m’a pas fait mal, peut-être m’a-t-il fait quelque bien insensiblement, et peut-il en faire à d’autres, par la raison même de nos médecins ; ne sommes-nous pas un peu ânons ?

« Je me suis remis au travail, avec intermittence, comme quand je suis libre. J’ai achevé Lafayette cette quinzaine ; j’ai donné ce matin la première copie de Port-Royal à l’imprimerie. Voilà le premier bout. Cela défilera. Je vois peu de monde ; d’abord il n’y a presque personne ici. Mme de Tascher vient de partir elle-même pour sa terre. J’ai pourtant été hier à Saint-Germain, pour la première fois par le chemin de fer, chez mon ami Guttinguer[2]. C’est merveilleux : à neuf heures du soir sonnantes, je partais de Saint-Germain (6 lieues de Paris), et j’étais rendu à mon hôtel à dix heures sonnantes ; il avait fallu au pas traverser la moitié de Paris. Chez Guttinguer, je devais trouver Musset, qui loge pour le quart d’heure à Saint-Germain à une fashionable auberge où il pratique la vie de ses drames ; mais, gris le matin, il avait de plus un rendez-vous à Paris, et n’a pu être de retour à temps ; nous n’avons eu à dîner que son ami Tattet et un autre gentil monsieur, mais à peine éveillés de leur griserie et de tout ce qui s’ensuit. C’était triste au fond de les voir ainsi ; M. Bruguière, le compositeur, a chanté d’aimables chansons, celle du Bon vieillard de Béranger, dont la musique est de lui ; cela m’a rappelé nos soirs de Lausanne ! Guttinguer m’a montré force sonnets charmans. La vue si variée du haut de la terrasse de Saint-Germain m’a paru petite et maigre, après les Alpes… Et moi aussi, j’en suis !

« Voilà mes plus vives impressions, Madame, il me tarde bien que votre incertitude soit apaisée ! Combien je vous remercie de tous ces soins et renseignemens sur Mme de Charrière. Rien n’est de refus. Je n’ai que le Mari sentimental que je sais bien être de M. Constant. J’ai lu la Femme sensible, espèce de contrepartie par Mme de Charrière ; mais je ne connais pas la lettre à la dame blessée ; si je la recevais, je serais exact à la rendre.

« J’ai fait remettre chez Risler pour M. Ducloux des livres dus à M. Lèbre, un à Mlle Doy, et un certain médaillon pour vous, mais je ne sais quand tout cela vous arrivera. Je désire que M. Ducloux paie le port et je lui en ferai tenir compte ; en un mot, je ne veux pas que M. Lèbre, dont le lot est le principal, paie rien.

« Il me tarde d’avoir la nouvelle et le Chant de l’Épée[3] et tout ce que vous y joindrez ; vous m’avez parlé d’un travail qui vous occupait et que je verrais : qu’est-ce ?

« Quel bonheur n’aurais-je pas eu de me trouver avec vous (en vous supposant sans souci grave) dans votre excellente famille d’Eysins, dans cette vie saine et moralisante par tous les pores. C’est de cela que j’ai bien besoin ; la maladie est là. Un jour pourtant, je ferai avec vous ce séjour, mais sera-t-il toujours temps d’en profiter et d’en jouir ? Vous voyez quelles tristesses m’échappent, chère Madame et amie, comme s’il n’y avait de vertu, de bonheur possible que dans la jeunesse ; c’est là ma grande erreur à vaincre ; vous deux, jeunes de cœur et de tout et heureux malgré tout, vous n’êtes pas tout à fait un exemple propre à me réfuter.

« Offrez mes respects à toute la famille d’Olivier, à son frère, sa mère, à tous et particulièrement à M. Urbain, que je connais. A Aigle, je n’ai pas besoin de vous dire mes commissions du même genre. Tendresses à M. Lèbre, à qui vous écrivez sans doute, baisers aux deux enfans, amitiés pêle-mêle aux amis qu’on rencontre ; je me reproche d’avoir oublié l’autre jour Mlle Frossard dans mon catalogue homérique à Mlle Herminie.

« Vous n’êtes pas à Eysins sans doute ; mais, où que vous soyez, j’ai peur que vous fassiez un petit voyage inutile et sans trouver de lettre ; et celle-ci partira dès aujourd’hui, — mais il faut bien vous mettre dans l’esprit que les lettres mettent au trajet un jour de plus toujours que ce que vous vous figurez ; surtout en venant de Lausanne ici.

« Pardonnez-moi, chère Madame et amie, embrassez pour moi Olivier ; tenez-moi bien au fait de la tactique de Fabius de la commission.

« Recevez les hommages du cœur. »


Ce dimanche 15 juillet 1838.

« Mes chers amis,

« Vous trouverez dans la Revue de ce jour l’explication et, j’espère, l’excuse de mon long retard. Votre bonne lettre m’est arrivée précisément quand commençait pour moi ce que j’appelle ma faction de Lafayette dont je n’ai été relevé qu’hier soir six heures, et qui durait depuis lundi six heures du matin. J’avais attendu au dernier moment comme toujours, et je n’avais pas un quart d’heure libre : j’en ai souffert, croyez-le. Votre dernière lettre est triste ; il me hâte que vous soyez sortis d’incertitude sur cette position. Que je regrette qu’Olivier, en 1830, au lieu de quelques mois, ne soit pas demeuré une couple d’années à Paris ! Au lieu d’aimer Paris, comme il fait depuis longtemps, avec haine et aversion (je dis cela parce que je le crois à la lettre), il saurait tout simplement que c’est un lieu commode et où l’on se tire toujours d’affaire avec des relations et du travail, et vous y viendriez.

« Hélas ! quand je dis qu’on se tire toujours d’affaire à Paris (ce que je maintiens vrai quand on a la plume bien taillée), je n’oublie pas ce qui vient de se passer pour nos pauvres amis, les Valmore. Le mari, qui était sous-directeur de l’Odéon, mais sans engagement écrit et à la merci de Vidal, directeur des Français, a été congédié au terme où fermait le théâtre. Ils se sont trouvés sans rien ; leurs amis allèrent trouver M. Martin (du Nord), qui s’intéressa vivement à sa compatriote de Douai ; on avait découvert à M. Valmore quelque gérance dans une affaire de gaz ou de je ne sais quoi d’industriel. Une offre est venue à la traverse pour Milan, pour une place de comédien dans une troupe ambulante qui va jouer en français en Italie ! D’abord au couronnement, puis à Gênes, Rome, Naples ; il fallait oui ou non en vingt-quatre heures, puis en un quart d’heure. Tous les amis étaient conjurés contre un tel coup de désespoir : partir de Paris le 7 pour être à Milan le 14, pour y jouer le 18 ; la nécessité, le guignon, peut-être au fond l’habitude aventureuse, l’attrait du ciel d’Italie, et le goût de comédien persistant dans l’honnête Valmore, quelque diable enfin, tout les a poussés, et ils sont partis, toute la famille, harassés, pleurant, désolés, et pas encore malheureux. Puissent-ils ne pas l’être là-bas ! Mme Valmore est une femme si charmante, quand on la connaît, si naïve ! Savez-vous (comme biographie) que ses belles élégies brûlantes sont pour La touche, le loup de la vallée, dont elle ne s’est pas encore réveillée, dit Guttinguer ?

« Je vous parle au long de cela, mes chers amis, et à vous surtout, chère Madame, parce que ç’a été un grand trouble dans ma vie, il y a quinze jours, et que j’ai bien participé à cette angoisse.

« Au même moment, Mme de Simonis qui prend vivement les douleurs de ses amis, recevait la sienne, et une lettre de Bruxelles lui apprenait que son vieux père n’était pas du tout bien ; une de ces lettres qui semblent vouloir préparer un deuil tout accompli. Elle allait partir pour y passer trois semaines ; elle part en poste deux jours plus tôt, un jour avant Mme Val-more, qui n’avait plus de gîte et, ayant rendu son logement, arrivait pour coucher chez elle. Vous jugez de la complication des douleurs. Votre lettre arrivant sur ces entrefaites m’a paru combler l’augure par les craintes qu’elle exprime sur votre situation. Pourtant, ayons espoir ; déjà Mme de Simonis est hors de peine ; son vieux père est en convalescence et elle a passé d’un désespoir de quarante-huit heures au délire de la joie. L’augure reprend meilleur cours, oh ! que votre prochaine lettre le vienne confirmer.

« Depuis bien des jours, je vis seul, au travail ; à part quelques visites à Mme de Tascher, à Mme Veyne[4], je ne vois personne ; la voix n’est pas bien revenue, et il y a là faiblesse décidément et ressort blessé.

« J’ai reçu enfin les livres, et j’en vais faire usage. J’ai parlé à Buloz du projet de Souvestre sur M. Vinet, et il doit le lui rappeler. Je dois un remerciement à M. Monnard, à qui j’écrirai pour son article si amical qui a paru dans la Revue du Nord. Vous aurez, si vous êtes à Lausanne, d’ici à quelques jours, la visite de M. Michelet ; je n’ai pas hésité à l’adresser à Olivier ; c’est un homme distingué, bon, avide de savoir, et qu’on n’a qu’à se féliciter de connaître quand on n’a pas d’article à écrire sur lui : il vous intéressera, il a bien de l’esprit sous son emphase. Je voudrais bien répondre aux questions morales de Mme Olivier, mais il m’est difficile de le faire autrement qu’en redisant : Mes chers amis, vous avez tout mon cœur.

« Je tiens toujours au Chant de l’Épée. Je regrette que l’article sur le major Davel ne soit pas tout fait ; je n’engage à rien, mais je désire cet article pour la Revue. Je désire surtout qu’Olivier, en donnant tous les documens, les fasse valoir, les interprète ; ne se fie pas trop à l’intelligence de la majorité, pas plus en Cisjurane qu’en Transjurane ; en un mot, qu’il intervienne en son nom et fasse la chose, comme tous les vrais historiens.

« Cette lettre est trop courte et trop pressée de réparer, pour qu’il y entre autre chose que mes sentimens pour vous, des baisers aux enfans, des hommages à Mlle Sylvie, des amitiés à M. Lèbre ; je ferai en sorte que les livres, en retard comme tout le reste, partent cette semaine.

« Je compte, bien avant que vous ayez reçu celle-ci, en avoir une de vous qui me gronde, qui se plaigne, et qui en même temps me marque la fin de cette incertitude sur l’avenir dans laquelle et dans lequel je suis.

« Adieu, chers et bien-aimés amis ; c’est peu pour aujourd’hui, mais c’est tout comme toujours. »


Ce mercredi… 1838.

« Mes chers amis,

« Une lettre de moi qui a précédé votre seconde depuis l’affaire vous aura dit bien mal et bien à la hâte ma première impression. J’espère, je l’avoue, quelque chose de l’effet de cette pétition ; il me semble impossible que ceux mêmes qui ont fait une si méchante chose, et dont les noms m’étonnent, ne reculent pas, aussitôt leur coup porté : par malheur, ce ne sont pas les mêmes qui feront le second vote. Vous savez au reste ce résultat, et je n’ose calculer sur une chose déjà faite, sur un coup déjà porté[5].

« Quant au cours qu’on demande à Olivier d’accepter et de subir, je ne puis que vous donner un bien faible avis. Ce que je ferais, moi, je le sais bien ; mais je suis seul, je n’ai pas de famille, je n’ai pas les liens moraux qui sont tant pour vous et cette étoile du matin que vous consultez dans vos nuits dès qu’elles se prolongent un peu trop. C’est de tous ces côtés pourtant que doit venir le conseil. En ce qui est de Paris et des ressources, il y en a certainement ; en labourant ici, c’est-à-dire en écrivant, on vit. Mais où écrire ? quoi écrire ? c’est ce qu’on ne choisit pas toujours, c’est ce qu’il faut souvent subir, c’est ce qui devient une transaction continuelle dans laquelle la conscience peut toujours être sauve, mais où tout idéal périt. D’ailleurs, il faudrait qu’Olivier vît cela par lui-même au printemps, qu’il sondât le terrain par lui-même, et conçût l’assiette de vie qui serait possible. Il faudrait écrire dans quelque journal quotidien, y écrire sinon de la politique, du moins de la littérature, de la critique, des nouvelles. Il faudrait avec cela quelques articles de Revue, et, en outre, de temps en temps un volume, roman, par exemple. Tous deux vous feriez cela à merveille ; je me figure un peu pour vous la vie de M. et Mme Souvestre. Si le théâtre s’en mêlait, si quelque drame (sans trop de prétention d’art, mais fait pathétiquement et un peu rondement), réussissait, oh ! alors, vous seriez riches. Je vous ai dit sur la Revue des Deux Mondes mes conjectures et mes craintes ; je les crois très fondées. D’ici à deux ou trois ans, pour prendre un large horizon, je serais bien étonné si elle était aux mêmes mains. Voilà en gros la vue ; pour moi-même, elle est si vague qu’il faut me pardonner de ne pas vous la rendre plus précise. Mon absence de Paris m’avait refait une sorte d’inexpérience ; j’ai trop compté au retour (et mon fardeau du cours mis bas) sur une facilité universelle, et je me retrouve repris dans de tels embarras de travail, d’engagemens entre-croisés, et d’argent en définitive, que je ne sais en vérité comment je m’en tirerai, comment je continuerai. Après tout, ce ne sont que des vétilles quand on est seul, et je ne vous le dis que pour m’excuser de ne pas vous représenter un horizon plus fixe, un terrain plus engageant ; c’est à votre seul coup d’œil de dire : Je camperai là. En y venant d’abord, Madame, et comme éclaireur, il faudra seulement prendre garde de ne pas porter avec vous trop de cette affection expansive et de cette lumière embellissante qui se répand aisément, et fait croire à ce qu’on désire, à ce qu’on aimerait. Il ne faudra pas trop attendrir le coup d’œil, qui devra voir en quelque sorte, sèchement, crûment, et non pas à travers ce prisme qu’on appelle une larme.

« Au reste, au milieu de cette douleur et de ce renoncement, vous avez, comme vous me l’exprimez si bien, des jouissances faites pour encourager, pour enorgueillir si vous n’étiez pas chrétiens ; vous avez, au temps de la disette, la moisson plus abondante de l’amitié. Que je voudrais être là pour y apporter de ma main mon épi ; pour jouir surtout avec vous et comme vous (tant je me crois vôtre) de tout ce qu’on vous apporte de toutes parts de tribut si sincère, si mérité !

« Tenez-moi vite au courant, chers amis, et du second vote (si vous ne l’avez déjà fait) et de la détermination sur le cours. Je ne vous dis rien pour tous, c’est trop habituel, et je vous serre bien vivement la main, cher Olivier, et vous les baise, Madame et chère amie. »


Ce dimanche 22 juillet 1838.

« Vous aurez reçu ma lettre, cher Olivier, en même temps que je recevais la vôtre. Tout ce que vous me dites des incertitudes où vous êtes sur l’avenir me touche bien vivement ; ce que je ne conçois pas, c’est que la décision soit rejetée au mois de novembre. Peste des républiques, si elles rendent ainsi les individus plus peureux, plus nuls, si elles paralysent les bonnes volontés personnelles et vous font instrumens serviles de la lettre de la loi ! Ici, du moins, on a encore la ressource d’un ministre qui pourrait prendre sur lui un acte de justice. Mais je vois que je m’en prends à la forme de ce qui est du fond, et que c’est plutôt au caractère du pays qu’au reste qu’appartient cette méticulosité. Il ne manque plus maintenant qu’une chose, c’est que le secret rigoureux vous soit tenu jusqu’à la fin, qu’on vous cèle la détermination probable de la commission, et que votre incertitude soit complète ; ils en sont bien capables, puisqu’ils ont promis le secret et que leur moralité les empêchera peut-être d’y faire une petite infraction. Il y a dans tout cela quelque chose qui fait plus que m’impatienter et m’inquiéter, et qui m’irrite. Mais je ne veux pas compliquer vos sentimens des miens en ce qu’ils ont d’indiscipliné ; tenez-moi bien au courant de chaque mouvement.

« Je vous ai écrit ces jours-ci des petites lettres d’introduction qui ne vous arriveront peut-être jamais ; Michelet est chargé de l’une, Leroux et Reynaud de l’autre ; ils vont à Lausanne ; y serez-vous quand ils y passeront ? Ils y gagneraient beaucoup et vous-même prendriez plaisir à leur mouvement d’idées ; ce sont de plus d’honnêtes gens, ce qu’il devient essentiel de noter dans le signalement quand il s’agit de littérateurs de Paris.

« Je suis fort triste et fort ennuyé, quoique je me sois remis au travail. J’en suis à recopier Port-Royal, ce qui ira lentement ; l’impression commencera dans une quinzaine. Il s’est trouvé que dans mes livres arrivés de Lausanne, il manque un volume in-4o de la collection des Nouvelles ecclésiastiques[6] ; il est impossible qu’il ait été soustrait en route, la caisse n’ayant été ouverte qu’ici. Il est difficile qu’on ait oublié là-bas de l’emballer, le volume étant si gros et dans la compagnie d’une vingtaine pareils. Pourtant, pourriez-vous demander à l’hôtel si l’on n’aurait pas retrouvé le volume quelque part dans mes chambres ou dans l’écurie où s’est fait l’emballage ? Je penche à croire qu’il s’est trouvé mêlé par mégarde aux in-4o que j’ai renvoyés à la bibliothèque de Lausanne, et que c’est là parmi les Arnaud, les Bossuet ou les Daguesseau in-4o qu’on aurait le plus de chance de le retrouver ; pourriez-vous en parler à M. Dumont ? C’est le tome XIII du journal les Nouvelles ecclésiastiques, aussi intitulé Histoire ecclésiastique in-4o.

« J’avais parlé à Buloz pour le Davel, et il était à merveille disposé, mais on perd tant de paroles ici qu’il ne s’apercevra de rien si vous ne faites pas que je pourrais même lui en reparler encore sans que cela vous oblige.

« Je suis assez engagé avec Buloz pour du travail et des articles ; c’est ma seule ressource ou du moins ma plus claire. On est d’ailleurs très bien disposé pour moi chez MM. Molé et Salvandy[7], mais je ne puis profiter de leur bon vouloir. J’en suis venu à ne désirer rien, sans être plus content du présent : belle sagesse ! Si par suite de ce concours manqué, vous vous trouviez libre, où iriez-vous ?… est-ce en Allemagne ? Oh ! un coin où l’on puisse vivre, non sans affection, en joignant toutes les ressources de l’étude et de l’intelligence avec les privilèges de la solitude ; mais ce pis aller là, que je rêve, ce n’est pas moins qu’un Paradis, et c’est trop pour qui doit mourir.

« Et comment êtes-vous, chère Madame et amie ; vous me parlez de vos inquiétudes, et Olivier me parle des secousses sensibles que cela vous a données ; il faut tâcher d’être plus forte. Parlez-moi un peu vous-même de la situation et de ce que vous en augurez. J’ai besoin d’un peu plus long de votre écriture pour reprendre goût à toutes choses. Je vous écris ces maussaderies le dimanche matin, de mon réduit sous les toits d’où je vois d’autres toits et des derrières de maison ; la pluie tombe et refroidit le temps ; comme je n’ai plus mes babouches, j’ai fourré mes pieds dans une couverture, ce qui prouve moins le froid du temps que mon peu de chaleur de sang. Telle est ma perspective en mon lac d’ici ; vous voyez les misères.

« Adieu, mille baisers aux deux Billon Billou[8] ; si vous êtes encore à Eysins, offrez mes amitiés à M. Urbain, et mes respects à tous. Tendresses à M. Lèbre, félicitations à M. Espérandieu. Il me coûte de supprimer tant de noms qui me reviennent, et, au risque de commencer au bas d’une page un catalogue, je mets presque au hasard (et en prenant à même du cœur) Mme Hare, Mme Forel, M. De Brenles, les Vinet, M. Scholl, Diodati, M. Manuel (si impertinemment traité par M. Cousin, avez-vous lu le Semeur du 18 juillet ? ) M. Ducloux, Péclard, Monnard, Vulliemin, les Secretan, Durand, M. et Mme Régnier, etc., la suite au prochain numéro ; ces demoiselles. Je vous embrasse, mes chers amis.

« SAINTE-BEUVE.

« Voulez-vous jeter à la poste ce mot de réponse à M. Mayor. J’ai parlé à Du Bochet de la digne Mme Murat. »


Ce 15 août 1838.

« Vos communications deviennent plus rares et plus lointaines, ce me semble, à mesure que vous vous retirez de la colline à vos vallées, et que de vos vallées vous montez à vos chalets. Il faut bien des jours à ces petites feuilles volantes pour vous atteindre ; cela décourage un peu. J’attendais avec bien de l’impatience et un commencement de murmure les vôtres, Madame et chère amie ; vous les faites plus courtes cette fois qu’à l’ordinaire, et vous en cherchez ensuite une raison. J’y coupe net, et vous dis seulement que, si j’ai eu peut-être mes lettres à moi courtes, assurément je désire les vôtres longues et bien longues. Depuis ma dernière, je cherche à rallier mes souvenirs, peu importans. Rien ici de bien neuf. J’imprime tout doucement Port-Royal. J’ai déjà deux épreuves. J’ai revu M. De Chateaubriand de retour de son voyage rapide dans le Midi ; le caractère de sa conversation est le bon sens ; mais quand il écrit, je ne sais quel diable s’en mêle, et il se lâche en lui une détente ; je lui ai, à lui-même, entendu dire cela. Il faut un peu le prendre comme il est, ainsi que les complimens d’Emile Deschamps, qui sont chez celui-ci une habitude très sincère, comme, l’autre jour à l’Académie, je prenais la pompe de M. de Salvandy distribuant les prix de vertu comme la plus sincère dans sa bouche. Voyez-vous, je suis assez janséniste et même calviniste, surtout en ce que je ne crois pas beaucoup à la liberté. On est (bien souvent) ce qu’on est. Voilà le fin mot d’un chacun.

« Je suis ces jours-ci tout irrité, et devinez pourquoi ? Je le suis à cause de la question suisse, de cette demande avec menaces au sujet de M. Louis Bonaparte ; on a ici débité de telles insultes à des noms que je connais et honore ! Hier en lisant les Débats sur M. Monnard, je n’ai pu me retenir et j’ai écrit une lettre, pour relever un peu le faquin qui l’insultait : la lettre a paru ce matin dans le Siècle[9] ; car la Revue est trop compromise pour se brouiller avec les puissances. Ainsi, Madame, vous voyez que j’ai un peu de sang suisse dans les veines et que je ne cesse à aucun moment d’être des vôtres par le cœur.

« Il y a, à ce petit hôtel où je suis, un domestique de Savoie, proche Thonon ; c’est un digne garçon, il me parle toujours de la vallée de Chamouny et m’apporte tout fièrement les lettres timbrées d’Aigle. Il a servi, il s’est battu ici à la révolution de Juillet pour que la Savoie revînt à la France. Il a reçu une balle dans le poignet ; pieux d’ailleurs, lisant la Bible, et ayant une petite terre de 10 000 francs, pour laquelle sa famille s’est endettée ; il travaille ici avec son frère et, dans peu d’années, sera de retour chez lui et propriétaire ; il m’a promis de me loger chez lui, — car il va faire bâtir, — lorsque je passerai par-là. Bien entendu qu’il me logera en gentleman, c’est-à-dire gratis, et tout joyeux d’avance de cette idée de loger au passage quelques Allemands ou Français qu’il a connus.

« L’autre jour, le 29 juillet, il m’arrive à neuf heures, m’apportant le déjeuner, en tablier blanc et linge de même : « Vous voilà en vainqueur, lui dis-je ; vous devriez avoir la croix de Juillet sur votre tablier. » — « Ah ! monsieur se moque, dit-il, mais voyez-vous, monsieur, quand j’y repense, c’est comme un rêve ; je ne puis pas m’imaginer comment cet enthousiasme alors m’est venu. Dans mon idée, voyez-vous, c’est comme la Providence. On peut dire de cette révolution-là comme du roi Salomon, qu’il ne s’en est jamais fait de plus sage avant et qu’il n’y en aura pas de si sage après. » — Je l’ai laissé sortir sur ces paroles, et suis resté édifié, plus pénétré de sa philosophie de l’histoire que de toutes les phrases de nos Platon. Vous voyez que c’est de la Suisse encore.

« Quant à Paris, c’est si grave et si intéressant pour tous que je n’ai pas répondu. Si Olivier seul venait ici d’abord, s’il voyait, s’il sentait la chose possible, ce serait la seule réponse. La situation ne se ferait que par lui et au fur et à mesure ; on ne la trouverait pas toute faite ; oui, il y a lieu ; mais le caractère d’Olivier sera-t-il assez flexible, sa plume assez courante sur des matières nécessairement inégales, son horizon de là-bas le laissera-t-il assez paisible, celui d’ici lui laissera-t-il assez de sang-froid pour qu’il se fasse à cette vie nouvelle, et ne regrette pas trop vivement ? Voilà des questions sur lesquelles le sentiment actuel et personnel a seul la voix. Tout ce que je dis de lui, je le dis de vous, Madame, et pourtant, malgré ses désirs secrets avoués, je persiste à voir la plus grande difficulté de son côté.

« Je ne comprends pas bien si, au cas où il soit appelé à la chaire, il le serait définitivement et comme titulaire, ou seulement provisoirement. Vous ne m’avez pas défini ce point.

« Ma tristesse pour parler d’un point que vous-même m’indiquez du doigt et m’invitez à définir, n’est pas du tout telle que l’amitié n’y puisse beaucoup. Elle tient d’abord à la grande absence de Dieu comme vous dites, puis à beaucoup de petits points ou de petites pointes si vous voulez, qui impatientent, tracassent, empochent de s’asseoir et gênent en marchant. Le manque d’argent surtout[10]. Ainsi confessée, cette tristesse est comme ma santé, assez tranquillisante pour les amis.

« La boutade du major n’a pas passé jusqu’ici : Ampère seul l’a lue parce qu’il en connaît l’auteur ; il paraît n’y avoir rien compris ; son bon goût a fait la moue comme là-bas la pruderie de Genève ; ce qui ne prouve pas plus, il est vrai, car il aura lu vite et sans être soutenu par le jugement du dehors, comme les meilleurs esprits en ont besoin. Je lui demanderai le volume, s’il l’a, et le lirai à l’intention de M. Diodati et à la vôtre. Mais de quelle légèreté on est ici et de quelle indifférence pour tout ce qui n’est pas naturalisé !

« Dites mille respects et tendresses à M. Diodati ; j’ai causé l’autre jour de lui et de plusieurs autres avec M. Rossi que je rencontre quelquefois. Amitiés à M. Vinet, à M. Espérandieu, à M. Vulliemin, à M. Ducloux… mais je recommence les litanies. M. Lèbre donc, pour ne pas sortir des pénates, M. et Mme Ruchet, Mlle Sylvie, voilà ce qu’il faut bien que vous me permettiez ; les baisers pêle-mêle aux Billon Billou, les complimens à ces demoiselles. J’embrasse Olivier, et ne le dispense pas des deux mots à la suite des vôtres ; n’appelez plus pied de mouche ce qui dans vos hautes et riches vallées doit courir comme les papillons des Alpes sur les mille fleurs.

« Adieu, chère Madame et amie, recevez toutes mes amitiés et les hommages du cœur.

« SAINTE-BEUVE. »


Ce 17 août 1838.

« Je suis bien irrité de cette conclusion, mes chers amis, et bien touché de la manière si religieuse dont vous la prenez. J’ai beau faire, il m’est impossible d’entrer dans cette acceptation. Je vois la ficelle, je m’explique à merveille cette contradiction apparente dans les juges, de ne dire que du bien d’Olivier et de ne pas le nommer. C’est qu’au fond on n’est jamais poète dans son pays[11] ; vieux proverbe. C’est qu’il est noté dès longtemps de ce signe de novateur qu’on ne pardonne jamais. On peut aimer la personne, apprécier le mérite, on ne l’emploiera pas si l’on peut s’en passer. Il y a toujours là un ressort inconnu qui échappe à la routine et dont elle craint la détente qui lui casserait le nez. Voilà l’histoire, cisjurane et transjurane,


Iliacos extra muros… et intra.


« Olivier, Madame, vous traduira cela.

« Je ne vais pas mal, bien que la tête fendue et tiraillée ; j’ai trop à faire, et, un beau matin, je m’en tirerai en faisant faillite à deux ou trois engagemens.

« La grande nouvelle ici est l’assassinat de Mme Flora Tristan par son mari : la voilà plus célèbre en une heure qu’après dix années de vie littéraire. George Sand a eu cette semaine deux échecs en célébrité féminine : Mme Flora Tristan, assassinée, et Mlle Dangeville qui lui fait nargue du haut du Mont-Blanc. A propos de celle-ci, je viens de voir aux mains de Mme de Fontanes, son amie intime, un petit billet triomphal au crayon que l’héroïne lui a écrit au haut même du Mont-Blanc et qu’elle a remis à un guide qui descendait. Voilà un autographe curieux. Vous voyez que je n’ai pas cessé d’être en relation directe de toute façon avec les choses de Suisse[12].

« J’ai reçu une lettre de M. Monnard en réponse à une demande que je lui faisais sur la question suisse[13]. Je désirais savoir au juste les griefs pour avoir de quoi plaider ici. J’ai remis la lettre à Buloz qui (je le crois bien) l’a fait lire à M. Molé, et bien qu’il y eût deux ou trois mots que j’aurais voulu effacer parce qu’ici on ne croit plus aux paroles ardentes et qu’on prend pour déclamation tout ce qui passe le ton, je crois qu’elle n’aura pas produit mauvais effet. Au reste toute cette fermeté est jouée ici, et si vous teniez bon, on n’irait jamais très loin, je le crois bien. — Voudrez-vous remercier M. Monnard pour moi et lui faire, ainsi qu’à sa famille ; mille amitiés.

« Il faudra que vous ayez la bonté de savoir de M. Ducloux ce que je lui dois pour le port, et si je puis le payer à Risler.

« Qu’allez-vous faire cet hyver ? Un cours libre ; mais après ? Pour la Revue des Deux Mondes je vous dirai (entre nous) que je ne suis pas très sûr de son long avenir, au moins dans les mêmes mains. Buloz veut être nommé commissaire royal à l’Opéra, ce qui lui donnerait 6 000 francs et lui permettrait le repos ; il perd un œil en effet et est sur les dents. Quand il aura cette place (s’il l’a), il se retirera au moins ostensiblement de la Revue et je ne sais trop qui sera le chef actif ; car Bonnaire, son collègue, ne pourrait tenir longtemps à cette rude manœuvre. Si on la vendait, ce serait un vaisseau qui coulerait sous nous, très probablement.

« Je me dis cela ; et mon avenir, si isolé, s’en trouble par moment. On vient de fonder des chaires en province. Quinet est professeur de littérature comparée à Lyon ; on en garde une à Marmier, je l’espère. On m’a fait offrir le choix : aller en province ! et la voix ! Pourtant, en refusant ainsi toutes choses, je ne me dissimule pas que, d’autre part, ma position à tous vents devient intenable. — Enfin l’imprévoyance est le dieu des mortels, qui n’y peuvent rien comme moi.

« Ecrivez-moi, mes chers amis, le lendemain de votre première impression ; vous, Madame et chère amie, dites-moi toujours de ces bonnes paroles de foi qu’on aime à trouver comme consolation au cœur des amis, même quand on n’en a pour soi que le désir et le regret. Je me figure qu’un jour dans quelque bonne ville de Souabe, Olivier professeur, Aloys[14] déjà un peu grand, Ziquety[15] qu’on ne porte plus, moi qui suis là depuis des mois et qui balbutie déjà pas mal d’allemand, nous nous promenons tous, entre des haies de sureau ? et nous répétant d’un air doucement rêveur : qui l’aurait dit[16] ?

« Je vous embrasse, et les enfans, et M. Lèbre, et M. Ruchet, et j’allais dire Mlle Sylvie. Je présente mes hommages à Mme Ruchet.

« Adieu à vous.

« SAINTE-BEUVE.

« Amitiés à M. Péclard que je me reproche toujours d’oublier.

« Je n’ai encore rien reçu de M. Melegari. »


1838…. Dimanche matin.

« J’attendais avec impatience votre seconde lettre, Madame et chère amie, pour répondre à la première ; j’espérais un résultat, une nomination par le Conseil d’Etat. Enfin tout est au mieux la situation étant donnée, et le talent, l’influence et tout le mérite d’Olivier n’en va que plus ressortir. — Vous ne sauriez comprendre combien vous m’étonnez avec ces détails de guerre, lorsqu’ici personne ne s’en doute et croit l’affaire close[17] : quel pitoyable machiavélisme que de continuer ainsi à démontrer quand on sait qu’il n’y a plus rien sous le tapis et qu’on sait encore mieux que, dans aucun cas, on n’aurait été au-delà de la démonstration ! Voyez-vous, il y a eu cette politique de nos gens d’Etat quelque chose d’absolument pareil à ce qu’il y a dans la phrase de nos grands littérateurs ; je compare ces mouvemens de troupes de Lyon vers Genève à une phrase des Impressions de voyage de Dumas. En prenant pourtant si au sérieux notre mensonge politique, vous faites notre gouvernement dupe plus que vous ne l’êtes ; et ce qui restera de tout cela, ce sera un allié de moins pour lui. Comme après les phrases de nos illustres, ce sont quelques admirateurs et croyans de moins qu’ils se font. Après cela, il y aurait erreur à croire qu’on en veut systématiquement à votre démocratie ; eh ! mon Dieu, c’est bien plus simple et plus sot, ils ne tiennent qu’à pousser à bout le jeu du point d’honneur et de l’air crâne. — A propos de grandes affaires, je crois que celle de Buloz est faite et qu’il est nommé commissaire royal du Théâtre-Français : du moins hier c’était arrangé, et si cela tient aujourd’hui, le voilà dans une nouvelle voie et occupé à régénérer le théâtre comme il a fait la Revue, il y a sept ans. Musset deviendra un auteur dramatique, et nous pourrons finir tous par hasarder notre bout de tragédie. Quant à la Revue, rien n’y changera d’abord en apparence : elle n’a pas du tout l’air expirante, je vous assure ; mais c’est d’ici à six mois qu’on verra l’effet. Quant à la prendre, noble dame, j’admire la vaillance ; mais oubliez-vous ma faiblesse à moi, oubliez-vous ce flot de littérature de Paris aussitôt conjuré et vomissant tous les phoques et requins ; oubliez-vous enfin les 100 ou 200 000 fr. qu’il faudrait tout d’abord pour l’acheter ? — Car on ne fait rien ici sans être propriétaire.

« Je n’ai toujours rien par la diligence : aurait-ce été perdu ? Vous ne m’avez pas dit si, pour l’envoi dernier, je puis payer à Risler pour M. Ducloux ; dans ce cas il voudrait bien faire dire à Risler combien j’ai à remettre.

« On est toujours absent de Paris, bien qu’on aille commencer à y revenir. Ampère est en Italie. Je vois assez souvent Mme Récamier et M. De Chateaubriand à qui je fis mardi une longue notice sur Fontanes. Mme Valmore, après un désastreux voyage de Milan, où le directeur de théâtre les a dupés, s’en revient avec toute sa pauvre couvée, une aile blessée, et chantant toujours. On va avoir dans trois semaines une pièce de Hugo sur l’Espagne du temps de Charles II, je crois : on dit l’intérêt très très grand, les vers beaux et l’on compte sur un succès ; cela renouerait à Hernani.

« J’imprime au rebours P. -R. (Port-Royal), c’est-à-dire que me voilà arrêté à la 6e ou 7e feuille, et pour je ne sais combien de temps ! Enfin, si je vis, je terminerai, mais j’ai repris par nécessité mon horizon de vingt-quatre heures ou pour mieux dire de douze heures que j’ai soin encore de couper en deux dans mon idée. Quand les nuages se pressent un peu trop, je ferme les yeux en marchant et je crie comme chez vous : A la garde[18] ! Ce qui m’est bien certain au milieu de cela, chers amis, c’est votre affection sur laquelle je compte, c’est la mienne qui y répond à jamais.

« SAINTE-BEUVE.

« Respectueux hommages à Mme Ruchet, Mlle Sylvie, et amitiés à M. Ruchet, à Lèbre, à tous. »


29 août 1838.

« Mes chers amis,

« Je vais être pris ces deux jours-ci d’un article sur Fortoul[19] pour le 1er, tellement que je n’aurai pas une minute ; et je crains, si je ne vous écris ce mot à la hâte, de vous paraître encore une fois négligent, peut-être même de vous inquiéter.

« J’ai été très heureux de ce que me dit Olivier et de son bravo patriotique. On ne sait pas ici de nouvelles plus décisives de Lucerne, et on ne doute pas que cela ne s’arrange au gré de l’ambassadeur.

« J’ai reçu un mot de M. Monnard, affectueux et non politique ; il m’annonçait le mariage de sa fille.

« On est ici très inquiet de la santé de Cousin, dont les entrailles sont prises d’un mal plus aigu que celui du bon M. Manuel ; il laisserait moins de regrets. Il en laisserait pourtant à cause de la beauté de sa plume et de l’incomparable verve de son esprit.

« Il ne faut pas s’inquiéter de mon in-8o, s’il n’est ni à la bibliothèque ni à l’écurie de l’hôtel, il n’est nulle part.

« Charton que j’ai vu et que j’ai tâché de rallier à la Revue Suisse, pour laquelle (trop pressé par Secretan) il avait donné sa démission, a été très content de l’Honneur de Famille[20], et on va l’imprimer ici dans un journal. J’ai pris sur moi de dire à Charton que je ne voyais pas d’inconvénient à cette reproduction ; voici un argument pour M. Ducloux contre mes doctrines sur les contrefaçons.

« Et le Chant de l’Épée !

« Olivier pourrait-il me dire la date exacte de la représentation du Sacrifice d’Abraham en latin par les étudians de Lausanne[21] ?

« Mais c’est très mal à lui de dire que je lui donne pour rôle les post-scriptum des lettres et la résistance à Paris : voilà son sourire narquois (comme si souvent à dîner), sous son grand front mélancolique !

« Michelet a vu M. Monnard à Lucerne, mais il vous aura manqués et probablement M. Vulliemin.

« On est ici dans le Te Deum pour le Comte de Paris, et la grande nouvelle est le discours aigre-doux de l’archevêque à Notre-Dame. Vous voyez à quel point la France est calme et repue ; elle cancane comme un rentier après dîner.

« J’ai vu l’autre jour l’atelier de David le statuaire ; je lui ai parlé de Davel, je lui ferai lire le morceau d’Olivier. Oh ! que cet atelier vous irait avoir, mes chers amis ! quel temple ! Gutenberg, le dernier né, est debout (pour Strasbourg), laissant échapper sa première feuille imprimée de la Bible, où l’on lit : Et la lumière fut. Grande idée, n’est-ce pas ?

« Mme de Tascher est toujours à la campagne et je n’en ai pas de nouvelles, Mme de Castries à Dieppe[22]. Mme Récamier est ici et j’y ai entendu l’autre jour de belles pages de M. De Chateaubriand sur Fontanes pour notre édition : il y a sur moi deux lignes qui me lient désormais à l’adroit Chateaubriand d’un nœud de soie et d’un carcan d’or[23]. — Mais je suis habitué, Madame, à vivre et à me mouvoir comme je puis dans les fers.

« Port-Royal s’imprime, comme vos examens vont, à pas de tortue. Je tombe à l’aspect du bon à tirer dans des scrupules infinis. Je veux tout vérifier, tout reconsulter, tout annoter. Je pratique (en littérature) la morale de nos gens.

« Adieu, mes bons amis, baisers à Billon et Billou. Simples complimens à ces demoiselles.

« Respects et hommages autour de vous, à Mme Ruchet, à Mlle Sylvie. Je voudrais bien entendre M. Ruchet sur la question suisse pour avoir quelque chose à répondre à nos diplomates de la Revue : offrez-lui mes amitiés et au bon M. Lèbre.

« Adieu, Madame et amie, ne soyez donc pas triste et laissez ces pressentimens sur des incendies qui s’éteignent toujours. »


23 octobre 1838.

« Je vous réponds tout de suite, cher Olivier ; mais j’envoie pour plus de sûreté ma lettre à Lausanne. Enfin la phrase est faite, comme vous le dites ; mais pourquoi Mme Olivier ne m’a-t-elle pas écrit, ne fût-ce que deux mots, et pourquoi ne me dites-vous rien d’elle ? Ce n’est pas bien à elle de me traiter presque comme un ennemi. Je prends une bien vive part à cette mort du bon M. Manuel[24] ; nous avons eu ici celle de Mme de M…, qui n’a pas été moins triste humainement et moins sainte. Comment est M. Vinet lui-même ? Il ne manquerait plus que lui à ce grand coup d’aile de la mort. Au reste qu’est-ce cela ? Six mois ou six ans… nous les suivrons tous tout à l’heure.

« Vous aurez vu, si vous lisez les journaux, le tapage de tous ces honneurs redoublés infligés à la Revue des Deux Mondes, et la lettre solennelle de Lerminier à Buloz qui a défrayé l’opposition pendant huit jours. Buloz paraît bien décidé à garder la Revue et à nous tenir tous à bord : tant mieux. Il y aura toujours place pour Davel : faites donc cela une bonne fois en vue de Paris, en vue de la question historique, animé d’un sentiment patriotique et surtout moral ; écrivez cette Vie de Plutarque pour nous tous ; je réponds que l’intérêt serait général, et le succès d’ici retournerait aider le patriotisme de là-bas.

« Il faudrait me donner toute votre chanson ; j’avais demandé à Mme Olivier un Chant de l’Épée qu’elle ne m’a jamais envoyé, à moins qu’il ne soit chez Risler où je n’irai prendre le paquet que demain.

« On est ici fort dans la stagnation ; le prochain événement littéraire, mais qu’on attend assez patiemment, est le drame de Hugo à ce nouveau théâtre, ce sera d’ici à quinze jours environ. Lamartine est toujours à Saint-Point d’où il a envoyé à Gosselin trois à quatre mille variantes pour son Ange déchu, lesquelles variantes le susdit Gosselin distribuera au hasard et le livre sera corrigé. Lamennais est toujours à Paris, vivant dans une chambre de garçon, rue de Rivoli, et pouvant méditer tout à son aise sur la ruine des renommées ou du moins des influences. On me citait de lui l’autre jour un trait qui le peint, lorsqu’il était encore à La Chesnaie. Il voulait se faire un cachet : Un chêne re éclats brisé par la foudre avec cette devise : Je romps et ne plie pas. Mme Dudevant vient de partir pour les îles Baléares, emmenant son fils qu’on dit délicat de poitrine, mais conduite par l’ex-ministre espagnol Mendizabal ?

« La plus grande nouvelle du jour est l’apparition d’une nouvelle actrice tragique au Théâtre-Français, Mlle Rachel, juive : on y court avec fureur, et Racine est plus que jamais applaudi.

« Je voudrais vous dire d’ici quelques nouvelles recréantes, sans trop vous parler de moi qui suis dans l’insipidité, et dans les brouillards d’une vie sans horizon : mais il faudrait inventer pour cela. Marinier nous arrive de Laponie, par malheur nous le garderons peu, car il est nommé professeur de littérature étrangère à la faculté de Rennes. Je vous ennuierais si je vous faisais la liste de toutes les personnes de Lausanne ou d’Aigle dont le nom me revient et auxquelles je voudrais distribuer un bonjour : il est bien triste d’éprouver que le temps et l’éloignement font pour les groupes amis ce qui a lieu également pour la perspective à mesure qu’on laisse le rivage : on discerne toujours par la pensée, mais l’expression confond et abrège. Du moins, vous qui êtes mon seul point essentiel et de repère, distribuez autour de vous immédiatement mes plus tendres souvenirs et amitiés à votre frère Urbain, à M. Ruchet, et à sa femme, à Mlle Sylvie, à Lèbre ; des baisers aux enfans que ce bruit de guerre a cessé de faire sourire je ne sais pourquoi dans vos lettres ; je n’ose plus dire à ces demoiselles puisqu’il n’y en a plus qu’une. Mes hommages à la bonne Mme Reynier puisque vous l’avez nommée.

« Je baise les mains de Mme Olivier, et je vous les serre, cher ami. »


1838 (octobre). Dimanche matin.

« Madame et amie,

« Je vous réponds vite pour vous dire que j’ai vu hier M. Mickiewicz. Je suis arrivé à sa maison rue du Val-de-Grâce, n° 4, au moment où il allait quitter pour conduire sa femme dans un autre logis : la grande affaire était de la décider à s’habiller, à se chausser. Il était dans les transes ; mais dans le peu que j’ai pu lui dire, il a tout à fait adhéré ; il accepte si on le nomme[25]. Son programme n’est pas encore achevé, et je ne sais s’il pourra l’envoyer à temps : la situation extraordinaire où il se trouve pourrait bien, ce me semble, faire passer là-dessus. Au reste, je lui ai fait promettre d’écrire au premier instant libre un mot à M. Jacquet, ou à M. Monnard, par lequel il déclare persister toujours dans sa candidature. Vous pouvez en attendant l’assurer.

« Mickiewicz me fait l’effet d’être un de ces seconds de Byron, le pendant de Manzoni en Italie ; ce qu’aurait pu être Lamartine en France. En lisant une traduction de son Konrad Wallenrod, j’avais noté de bien belles pensées, de celles dont deux ou trois suffisent à marquer la région du poète.

« Je vois avec effroi cette seconde invasion de Burgondes dans votre pays resté jusque-là 'romand : vos hégéliens au bord du lac sont le sanglier dans la claire fontaine : malheureuse loi d’organisation qui a ainsi tout troublé ! Que Lèbre donc tue ce sanglier. J’ai appris avec plaisir que son Baader n’était pas mort. Vous ne me dites plus à travers cela où en sont au juste les affaires d’Olivier.

« J’ai plaisir à apprendre ce que vous me dites de Mme Forel : mais alors il y a cas de divorce entre elle et son mari ; et, malgré ses petites lunettes, elle est encore bien assez jolie (du côté de la taille) pour y faire songer. Mais que vais-je vous dire là ? Voilà ce que c’est que d’être revenu à Paris et de revoir Marmier. Je gage que vous n’oserez pas le dire à Mme Forel, pas plus que je n’ai osé tout dire à Mme de Vallière. Quand je vois tous vos heureux et romanesques mariages du canton de Vaud, il me prend vraiment regret (par moment) de ne pas m’être laissé marier aussi pour vivre là parmi vous à demi-quart d’heure de Lausanne, sans jamais remettre les pieds à Paris : mais on ne m’aurait épousé que pour venir à Paris, et pas si bête[26].

« Paris se remplit : la politique s’aiguise ; Guizot, Thiers, Dupin en présence assistaient l’autre jour à l’Académie Française. L’entrée de la session sera vive. Lamartine revient bientôt avec des volumes lyriques cette fois ; il a fait de beaux vers, dit-on, sur sa fille toujours, sur Mme de Broglie, qui n’échappera pas à cette musique mi-partie d’église et d’opéra. M. Xavier de Maistre est à Paris : je ne l’ai pas vu encore. M. Diodati serait bien aimable s’il m’envoyait deux lignes d’introduction près de lui. En attendant, on se presse à Ruy Blas en s’en moquant, en trouvant que c’est la farce la plus grosse, une omelette battue par Polyphème. On se presse encore plus fort à Mlle Rachel ; Racine a plus de vogue que du temps de Mme de Sévigné, et l’on dîne une heure plus tôt pour aller à Bajazet.

« Voilà comme nous sommes faits : tout en engouemens et en reprises. Tous les dimanches à deux heures et demie nous allons entendre chez Mme Récamier ce que M. De Chateaubriand a écrit de ses Mémoires dans la semaine ; — avec 6 000 livres de rente de patrimoine, la vie se passerait bien ainsi, à très peu faire : mais avec l’aiguillon là-dessous et la nécessité, on n’est pas heureux : on oublie, on glisse, on tombe parfois, on voudrait s’asseoir.

« Les cours s’ouvrent la semaine prochaine ; lundi on craint une petite émeute au cours de Lerminier : j’en aurais regret, car son ministérialisme l’a rendu tout à fait bon garçon, et il vaut mieux que les trois quarts de ceux qui crient contre lui. Ampère, fatigué de la poitrine, passe l’hiver en Italie.

« Port-Royal est un peu désert à travers tout ce profane : les solitaires sont encore une fois dispersés ; mais vous les savez opiniâtres, ils reviendront. En attendant je réimprime deux nouveaux volumes de portraits ; M. Vinet y entre. Je désirerais bien que vous puissiez ou m’envoyer ou m’indiquer (si Risler l’a) cette belle brochure dont l’un des Secretan nous parlait un soir, intitulée, je crois : De la Conscience, et qui était une réponse dans son procès ; il paraît que c’est d’une éloquence plus libre que le reste de ses écrits. Soyez assez bonne pour m’éclairer sur ce point, et, si vous l’aviez par lui, cette brochure, vous me l’adresseriez sans trop tarder. Et puis ne publie-t-on pas Monneron[27], et ne pourrais-je pas citer, en son lieu, quelque chose de plus que j’ai et qui serait dans le volume projeté par Olivier : vous voyez que j’entends ces vers à Marie.

« Mme de Castries vient de perdre son oncle, M. De Fitz-James, ce qui est un isolement de plus. Son dernier chêne protecteur est tombé : elle est pleine de courage.

« Comprenez-vous Spiridion ? on dit que le P. Alexis est M. de Lamennais et que le fameux livre de l’Esprit est l’Encyclopédie de Leroux. Je parle au hasard sans avoir lu ni en avoir envie.

« Mille souvenirs autour de vous aux Monnard, à Mme Régnier, à Mme Hare, à M. Scholl, Vinet, à MM. Espérandieu, Vulliemin, Durand, Ducloux : à la famille d’Aigle, s’il vous plaît, et à ceux d’Eysins qui me connaissent.

« Baisers aux enfans et réponse toute singulière à Aloys. J’embrasse Olivier et vous serre les mains, Madame, avec une respectueuse tendresse,

« SAINTE-BEUVE.


« Je ne vous dis jamais rien de ma mère, qui est pourtant bien sensible à vos souvenirs et qui vous envoie les siens plus exactement que je ne fais ; elle va à merveille et devient de plus en plus spirituelle et maligne en vieillissant. »


15 novembre 1838.

« Madame et amie,

« J’avais besoin de votre mot pour me dire que je ne vous avais offensée en rien sans le savoir ; merci de votre bonne assurance. J’étais vraiment inquiet et je retournais ma conscience en tous sens. Seulement pourquoi, si occupée que vous soyez, ne pas écrire un de ces mots si courts, si négligés comme je vous écris maintes fois, et qui suffisent à l’amitié ? Voilà ce que je vous reproche. Vous aurez vu que j’ai écrit à M. Monnard pour Mickiewicz ; mais vous aurez su aussi le malheur arrivé, la folie de Mme Mickiewicz, qui l’aura sans doute forcé à revenir aussitôt ici.

« J’ai reçu enfin l’Honneur de Famille ; je ne vous remercie pas de tout ce que vous y avez joint sur Mme de Charrière et le reste que je vous avais demandé. J’ai lu cette nouvelle si riche de fond et de verve ; je l’ai fait lire à quelques amis. La seule critique porterait sur le style, par momens subtil et trop sauvage. Je ne voudrais rien ôter à la poésie, à la hardiesse, mais ajouter par endroits à la netteté. Ainsi, page 36, pour dire que le peuple vaudois unit à une finesse souvent impénétrable quand on le questionne, une fréquente indifférence sur l’effet de sa parole (ce qui est un peu subtil) pourquoi ce tour : à côté de… se manifeste au grand jour, non moins également… pour dire tout simplement outre cela, il a aussi… Un peu de Voltaire, s’il vous plaît, pour apprendre à débrouiller ces écheveaux. Les analyses des caractères, en s’approfondissant trop, s’exagèrent un peu, ou du moins nous en font l’effet, ce qui revient au même : plus de modération dans l’expression, une simplicité (qu’on obtiendrait par plus de travail peut-être) sauverait cet effet. Il y a de plus quelques obscurités dues à l’habitude de théologie calviniste sur la chute, la grâce ; mais c’est notre faute, à nous qui ne savons pas. Pourtant l’expression encore, mieux trouvée, nous la ferait, je crois, comprendre. D’ailleurs profondeur, intérêt dramatique, puissance. Voilà en gros, chère Madame, tout le pédantesque de ma sentence.

« Savez-vous que dans un keepsake anglais, The literary souvenir, London 1830, se trouve la même histoire sous le titre The maison de force. C’est d’un Anglais qui aura su cela sur les lieux. Le nom de la famille est Gavin. Je ne sais si c’est le vrai : au lieu d’un cheval tué, c’est un vrai meurtre. La nouvelle qu’un de mes amis a lue n’est pas mal.

« Marmier est arrivé, et cela me débauche beaucoup ; je passe ma vie à dîner au restaurant. J’ai toujours mon mal de voix, qui n’empire pas, mais qui ne guérit pas. Marmier vous dit mille amitiés, il est revenu le même, jeune, frais, non marié.

« On a donné Ruy Blas, je ne l’ai pas vu, ni peut-être ne le verrai, étant à cet égard des moins curieux. C’est le genre Hugo au complet, du fort et du sublime selon certains, plus de grossier et de violent que jamais : un certificat d’incurable, magnifiquement historié, et avec de grosses majuscules rouges.

« Je m’amuse assez de toute la politique, étant, grâce à la Revue, au centre. Quelle lanterne magique ! L’article de Lerminier[28] a soulevé des tempêtes : cela a remué dans son fond toute cette mare infecte de la presse, et il en est résulté pour lui mainte éclaboussure. Pourtant l’infection est bien dans la presse même et ceux qui l’ont si fort attaqué valent moins. On craint du bruit pour son cours.

« Chateaubriand continue ses Mémoires avec une persistante jeunesse : j’en entends tous les dimanches deux ou trois chapitres en compagnie chez Mme Récamier ; l’autre dimanche, ç’a été plus court ; il avait brûlé le travail de la semaine, en étant peu content : bel exemple et leçon à nous tous[29].

« Ampère est en Italie et y reste ; si j’avais de la voix, je le suppléerais.

« Mme de Tascher, de retour ici, s’informe de vous ; elle aime fort Mickiewicz et m’a elle-même raconté le malheur de sa femme et le sien. Mme de Castries revient enfin de Dieppe. Si j’avais de la voix (éternel refrain) et un cabriolet, je ferais six lieues par jour dans Paris et ne serais quitte encore que de l’indispensable en fait de visites.

« Cousin, qui a manqué mourir du même mal exactement que M. Manuel, semble revenu à bien. Je lui ai donné l’autre jour le bras à sa première sortie pour aller à l’Académie. À Paris, tout est une épigramme.

« Mon Fontanes va paraître dans la Revue le 1er et le 15 décembre ; lisez-le, ce sera mon chef-d’œuvre classique. Je me suis piqué de coquetterie, et j’ai dit en relisant La Harpe : Et moi aussi ! ou comme Dumas : Pourquoi pas ?

« Où en est la Revue Suisse ? Passera-t-elle nouveau bail ? Je ne suis pas en mesure de donner Mme de Charrière : aussi n’en dites mot, s’il vous plaît.

« Voilà un an passé de quelques jours que j’arrivais parmi vous ; j’ai songé à cet anniversaire, non sans tristesse. Nos fêtes étaient ces jours-là même[30] ; mais je ne m’en suis aperçu qu’après coup et par hasard. Nous n’avons pas besoin de cela.

« Tranquillisez-moi, Madame et chère amie, sur votre santé, sur celle du petit ; un baiser à Aloys. Tendresses à Olivier, à Lèbre ; respects et souvenirs à tous, Mme Hare, Mmes Ruchet, Sylvie, Herminie, je ne veux pas vous faire sourire avec mon catalogue.

« Bonjour, et à vous du cœur.

« SAINTE-BEUVE. »


Paris, le 5 décembre 1838.

« Madame et amie,

« J’ai eu assez de peine à atteindre Mickiewicz qui avait déménagé ; ma bonne l’a enfin trouvé au bout des Champs-Elysées et lui a remis de moi une lettre pressante à laquelle il aura répondu à Lausanne, je l’espère ; vous avez sans doute en ce moment sa décision, et vous me la direz, car je ne la sais pas encore de lui : il y a tout Paris entre nous.

« Je suis un peu souffrant depuis quelques jours et cela suffit très vite à rabattre ma joie et mon ton alerte. Je me remets en même temps à Port-Royal, d’aujourd’hui seulement, mais enfin je m’y remets et vais faire encore une pointe de ce côté, un bon coup de collier. Vous voyez que d’être un peu malade me va bien littérairement et moralement : je me refais ermite.

« Je ne vous ai pas assez parlé de votre nouvelle l’Honneur de Famille : d’autres personnes qui l’ont lue depuis ont appuyé mes éloges, et comme l’homme est plus sûr de lui quand il a l’affirmation d’un autre homme (selon Pascal), je m’enhardis à vous les redoubler. Ce caractère de Marie est admirable ; la fin est bien belle de pathétique. Comme addition à mes critiques de style et pour mieux vous les préciser, je vous rappellerai cette phrase vers la fin où à propos des luttes intérieures du vieux Mesnard, vous dites du Roi du Mal qui oublie souvent à quel rang il est tombé de mendiant dont tout l’avoir est une grâce : on ne sait pas si c’est de mendiant qu’il était, qu’il est tombé, ou s’il est tombé au rang de mendiant ; et pour qui n’est pas calviniste, cela d’ailleurs ne peut s’entendre. Cette phrase résume tous les défauts que je critique, tout à l’entour il n’y a que des éloges et des pleurs.

« Les nouvelles politiques et littéraires continuent ici à se presser. Avez-vous lu Ruy Blas ? J’ai vu hier au Français la Popularité de M. Casimir Delavigne ; cela ne m’a pas trop ennuyé : il y a de beaux vers et même de spirituels, mais comme il y a peu d’esprit dans la manière de comprendre la vie et le fond des choses ! comme c’est toujours l’honnête garçon qui ne sort pas de sa ligne, même pour voir ! Au fait c’est la plus belle comédie juste-milieu qu’on pût faire ; le public applaudit toutes ces tirades contre la mauvaise presse et la fausse popularité, comme s’il était un converti.

« Lerminier pourtant assistait l’autre soir dans la loge de Buloz à la pièce : il était en vue, et à la manière dont le regardait le parterre, il a pu s’assurer que la leçon qu’on applaudissait ne corrigeait pas.

« On n’est jamais plus volé que quand on assiste dans les foules à l’exposition publique des voleurs.

« Je n’ai jamais su la décision positive du Conseil d’État sur Olivier : est-il appelé provisoirement ou définitivement ? je devine par votre dernière lettre que ce dernier cas n’a pas lieu. Quel a donc été l’effet de toutes ces pétitions ? L’hiver passé, y a-t-il chance que le Conseil d’État le nomme définitivement ? Tout cela, chère Madame, est resté dans l’intervalle de vos lettres.

« Lamartine est revenu d’hier à Paris ; je ne l’ai pas vu encore, mais malgré nos dissidences (un peu trop exprimées par moi[31], je le crains), nous nous rencontrerons et ce sera au mieux : il est la générosité même. — Mme Sand est à Palma dans les Baléares : j’ai vu d’elle l’autre jour la plus jolie et la plus folle lettre qu’on puisse imaginer, écrite par elle à Mme Buloz du milieu des orangers : cela donne regret vraiment de ne plus l’aimer. Elle est avec le pianiste polonais Chopin qui règne, avec Mickiewicz, prenez garde à ce point-là. Noble poète, il en est encore sur son compte à la foi, à l’amour : je n’en suis plus qu’à l’admiration, mais il ne faut jamais blesser l’amour.

« Au reste, vous l’aimez tous un peu, surtout Olivier, et moi un petit encore, cela pourrait bien être.

« Je dînais l’autre jour chez Mme de Jussieu avec M. Hollard, et à propos de la décision de la commission de Lausanne concernant Olivier, je suis entré dans une grande colère qui revenait à M. de Felice, et à toutes les étroites cervelles. Je n’ai pas eu l’air de savoir à qui cela allait et j’en ai dit d’autant plus.

« J’apprends de Mme de Tascher tout à l’heure que Mickiewicz a dû accepter ; elle lui avait déjà fait dire (d’elle seule) le nom de Mme Olivier, et que c’était une personne aussi bonne que spirituelle et que charmante en tout : je ne fais que répéter les paroles. Vous voyez qu’elle a bien réellement passé à Lausanne et qu’elle s’en souvient. Il paraît que Mme Mickiewicz va mieux et qu’elle a pu se promener avec son mari aux Champs-Elysées : comme c’était le lait qui la rendait ainsi folle, il y a de la ressource et dérivation possible.

« Mille tendresses à Olivier et à la maison, aux deux petits, à Lèbre, à M. Ruchet, à sa femme, à Mlle Sylvie entre toutes, à Mlle Frossard que je n’oubliais pas non plus que son frère, mais que je croyais hors de portée, à M. Urbain, enfin à MM. Vulliemin, Scholl, Vinet, Monnard, Péclard, Ducloux, les Espérandieu, Reynier, Durand, Gindroz, pas de dames en détail pour aujourd’hui.

« A vous de cœur et de respect, chère Madame,

« SAINTE-BEUVE. »


Paris, le 19 décembre 1838.

« Madame et amie,

« Rien d’ennuyeux comme les lettres qui se croisent, aussi j’aurais bien voulu en recevoir une de vous avant que celle-ci n’allai croiser sa correspondante qui est sans doute en chemin dans ce moment. Pourtant il me semble que c’est trop attendre comme cela. — J’ai vu depuis ma dernière M. De La Harpe ; j’ai reçu par lui le mot d’Olivier et tous vos obligeans messages. Je dîne ce soir avec lui chez Pinson en tête à tête, pour causer un peu à fond des indications qu’il désire et dont en effet on a fort besoin ici.

« Votre dernière lettre, Madame, s’il m’en souvient bien, est assez triste et légèrement grondeuse. Il ne faut pas trop accuser mon ami Marmier d’abord : il y a plus de plaisanterie que de vérité dans ce dont je l’ai chargé devant vous. Je le vois même à peine maintenant qu’il paraît installé ici pour l’hiver, et que tout est rentré dans l’ordre accoutumé.

« Je n’ai pas eu de nouvelles plus précises de Mickiewicz. Hier, j’ai rencontré son compatriote le prince Czartoryski qui ne m’a pas assuré qu’il eût accepté encore : il en serait temps toutefois ; ma lettre, à lui, était positive et pressante. — La lettre de M. Vinet à M. Manuel m’a bien touché : quel excellent pays, quel regrettable asile que celui où les gens de talent sentent et vivent ainsi !

« J’entrevois que ma demande sur les vers de Monneron a paru un peu indiscrète, et je sens le besoin de la répéter pour vous montrer qu’elle ne l’est pas. En réimprimant, je ne sais plus quand, au reste, cet article sur M. Vinet, j’y rencontre le nom de Monneron ; il m’est impossible de n’y pas ajouter un mot sur sa mort ; les vers que je cite de lui dans l’article sont inférieurs à son mérite ; quoi de plus naturel que je désire y joindre une pièce admirable, un petit chef-d’œuvre de sentiment et d’imagination, A vous, rien autre chose ? Si la pièce doit paraître dans ses œuvres, je ne fais que la mettre d’avance ; si le recueil ne paraît pas, je la sauve. Voilà mon excuse, si j’en ai besoin, pour avoir parlé de cela.

« Ce 20. — Un retard de ma lettre fait que je reçois la vôtre du 15. Je me hâte décrire à Mickiewicz, mais il est dans l’illusion sur sa femme : elle est aussi folle que jamais, et il la traite comme une personne raisonnable. Je le presse, mais il n’aura peut-être pas le temps d’écrire le programme.

« Je vais m’informer sur M. Hollard : mais je n’en saurai guère plus que je n’en sais ; c’est un homme instruit dans certaines branches spéciales de l’histoire naturelle. Son plus grand inconvénient, à mon sens, est de voir partout les causes finales, et d’étudier les insectes ou autres animaux, en vue continuelle de Dieu et du christianisme. Le microscope solaire et ses merveilles lui paraissent comme à M. Heutsch de Genève une démonstration directe de la Providence et une pièce à l’appui de la Bible : est-ce un inconvénient là-bas ? Il est excellent homme, instruit (médiocrement d’esprit, je le crois), mais du sens ; je m’informerai pour savoir quel est son débit et sa faconde comme professeur. — Dites de tout ceci ce que vous jugerez bon, en vous souvenant que j’ai un vrai respect pour M. Hollard, qui a toujours été très aimable pour moi. Je répondrai du reste à M. Monnard, par un petit mot dans une prochaine.

« Je sens un grand besoin de revenir à Port-Royal, d’autant plus que je suis devancé : un Allemand, le docteur Hermann Reuchlin, fait une histoire de Port-Royal et du jansénisme, un premier gros volume va paraître en février à Hambourg : il est à Paris, lui, en ce moment, et je le vois. Je profiterai de sa théologie savante, et tâcherai qu’il profite à son tour pour ses deux derniers volumes des miens parus dans l’intervalle.

« Je suis toujours souffrant, avec des palpitations, mais je vais, je suis en proie à ma vie d’obligations et de devoirs du monde, de dîners en ville, de soirées, à laquelle je cède, me disant que je cesserai demain, et en vérité je m’y soustrairai au premier jour.

« M. Delecluse (l’auteur de Mademoiselle Liron et de la Vie du peintre Robert) a écrit une histoire du peintre David et de son école, dont il a été. Il a connu M. Naef, lequel ne s’est pas souvenu de son nom quand je lui en ai parlé une fois. Mais enfin, si vous pouviez faire raconter à M. Naef quelques détails sur la fuite de David en Suisse, et cette belle scène où il le voit assis désolé sur une borne du chemin proche de Vevey, en un mot ce coin du proscrit à Minturnes, ce serait rendre service à M. Delecluse et à l’histoire de David que de l’écrire et me l’envoyer.

« Mille tendresses pour cette année finissante ; baisers aux enfans, amitiés à Lèbre, à M. Ruchet. J’embrasse Olivier et j’allais presque dire vous-même, Madame. Au jour de l’An donc

« Et à vous de cœur, chers amis.

« SAINTE-BEUVE.


« Vous lisez tout à Mme Forel, me dites-vous ; je le crois bien, mais en sautant les parenthèses, ce qui rend la bravoure facile. Dites-lui pourtant encore, ce que je me reproche d’avoir toujours omis, de vouloir bien présenter mes souvenirs respectueux et reconnaissant à M. de Breules. »


23 décembre 1838.

« Comment vous dire assez vivement combien je suis touché de ces attentions nouvelles et si imprévues, quoique je m’attende à tout ce qui est amical et bon de vous, Madame ; me voilà tout en fleurs sans que je sache pourquoi, sinon que vous l’avez voulu. Est-ce que c’est à cause de la veille de Noël ? Est-ce que vous avez deviné que c’est aujourd’hui même mon jour de naissance, le 23 ? Si vous ne le savez pas, voyez quelle rencontre singulière, et où vous avez été planter le bouquet. Ma vie, bien que si peu heureuse en général, en est bien heureuse aujourd’hui, elle le sera toujours toutes les fois qu’elle s’approchera de votre foyer si ami, toutes les fois qu’elle regardera de ce côté si uni, si profond, si sûr, et qu’elle en recevra de tels parfums ou qu’elle en entendra les deux voix[32] n’en faisant qu’une, ou que simplement, comme il nous arrive quelquefois le soir, elle restera là immobile et silencieuse à côté de votre silence qui rêve et de votre âme qui s’oublie.

« SAINTE-BEUVE. »


Mercredi, 26 décembre 1838.

« Mes chers amis,

« Je voudrais avoir grande joie au cœur pour vous offrir quelque bouquet de jour de l’an ; si j’étais près de vous, comme l’an dernier, je ne serais pas embarrassé, votre joie serait la mienne, et je vous porterais le bouquet cueilli chez vous. Mais ici, dans cette vie de fatigue et de dispersion, ou de retraite hargneuse, dans cette vie sans solennité domestique, surtout pour les gens qui errent comme moi, où sont les fleurs ? où sont les sourires, sinon ceux que vous donnent les amis heureux ? et pour cela, il faudrait les voir, et être à portée de leur journée radieuse. Ainsi donc, placez-moi auprès de vous dans cette journée de l’an et au milieu des Billon et Billou joyeux et de moins en moins bégayans, placez-moi là dans un coin du cercle comme une légère ombre, attentive à tout et silencieuse, qui n’attriste ni n’obscurcit, mais qui voile un peu : léger nuage que Billon et Billou traversent dans leurs jeux sans s’en apercevoir, mais qui se retourne après et que n’a cessé de voir l’œil des parens. Vous me raconterez comment tout cela s’est passé, et l’effet sur vous de l’ombre.

« Je crains bien que toutes les négociations et lettres près de Mickiewicz n’aient échoué. Sa douleur est telle qu’on n’en peut rien tirer ; le pauvre homme, il dit toujours demain, espérant que demain elle sera guérie. On ne peut même savoir l’état au juste de sa femme, et il y a toujours un double bulletin contradictoire : je penche pour le plus fâcheux.

« Je me suis bien informé sur le compte de M. Hollard. Il paraît qu’il professe très suffisamment pour l’élocution, et qu’il a des doctrines anatomiques et organiques élevées et, m’a-t-on dit, plus larges que ses croyances. C’est un médecin humanitaire qui m’a donné ces renseignemens. C’est l’anatomie comparée qu’il professe, ce qui est d’un intérêt plus général que quelque branche de la zoologie.

« J’ai revu Lamartine, que j’ai trouvé avec bonheur très peu optimiste, contre son habitude, et jugeant la politique dont il est témoin, et cette misérable intrigue qu’on appelle la coalition avec un dégoût profond qui lui va et qui promet un retour aux beaux vers.

« Mais que vais-je vous parler de coalition et de ces turpitudes chétives ? En attendant, le ministère tombe, et comme ce système, en ce qu’il a de mauvais, ne changera pas, il est permis de regretter d’honnêtes gens et personnellement pleins de facilités obligeantes, même charitables. Oh ! mes amis, dans quel triste état politique nous sommes, comme peuple ! et combien, à part les coups d’éclat, nous avons peu de ce qui remplit honorablement le tous les jours d’une nation !

« En attendant, Marmier nous donne ; ce soir dans sa chambrette une petite soirée où l’on dira des vers. Il y aura Brizeux, Turquety, de Latour, et deux dames que ce dernier doit amener, on ne sait trop encore lesquelles, mais de belles dames, peut-être la comtesse Dash qui fait des romans quelque peu Balzac.

« Mme Valmore a fait paraître ses Pauvres fleurs. Il y en a de charmantes, et je n’y veux voir que celles-là.

« A chaque lettre il y a une commission ennuyeuse, autant que rien peut ennuyer de bons amis si empressés. Cette fois, je reviens à demander à Olivier, qui est dans ses livres, s’il pourrait me donner la note précise sur le Sacrifice d’Abraham représenté en latin par les étudians de Lausanne, en 15.. ?

« Je me suis remis à Port-Royal ; j’y ai bien peu avancé, mais mon ardeur redouble et n’a jamais été plus jeune. Je vais durant des mois me caserner, censé à la campagne, dînant dans ma chambre, et ne sortant que le soir, en voleur, le nez dans mon manteau. Je pousserais ainsi une bonne pointe, jusqu’à nouvelle débâcle qui, à son tour, se réparera encore. La vie se compose ainsi de débandades et d’assauts, jusqu’à la grande débandade finale, d’où l’on ne se relève pas.

« Mais que vais-je dire, apporter ainsi une imago funèbre dans votre joie fervente, mon squelette desséché dans un festin qui n’est pas celui de Trimalcion, mais celui de la famille, du foyer, des modestes et des immortelles espérances ? Adieu donc, chers amis, aimez-moi, embrassez les enfans chéris, Lèbre, Mlle Sylvie, si elle y est (c’est jour d’exception), tous enfin.

« A vous de cœur, à vous, Madame et chère amie.

« SAINTE-BEUVE.

« Marmier va à merveille et vous salue. »

  1. Voyez la Revue du 15 octobre.
  2. Cette visite à Guttinguer devait être la dernière de Sainte-Beuve. Cf., sur les relations de ces deux poètes, notre article du Mercure de France (août-septembre 1903), et lire les lettres inédites de Tattet à Guttinguer.
  3. Ce Chant de l’Épée que Sainte-Beuve demanda à plusieurs reprises à Juste Olivier est du poète allemand Körner, qui l’écrivit sous le titre de Schwertlied, la nuit même de sa mort. C’est un très beau dialogue entre un cavalier et son épée, et la traduction littérale qu’en a faite Juste Olivier donne bien l’impression de l’original. Je ne vois pas cependant que Sainte-Beuve en ait tiré parti. La seule chose qu’il ait imitée de Justin Körner, c’est le sonnet publié au tome II de ses Poésies complètes, p. 505, éd. Calmann-Lévy.
  4. Femme du docteur Veyne, qui soigna Sainte-Beuve jusqu’à sa mort et fut un de ses meilleurs amis.
  5. Sainte-Beuve fait allusion ici aux difficultés que rencontrait Olivier de la part de l’Académie de Lausanne. Il y enseignait l’histoire depuis l’automne de 1833 à la satisfaction générale ; mais, en 1838, quand il s’agit de renouveler sa nomination, qui n’était que provisoire et de lui faire une position définitive, quelques-uns posèrent, en concurrence avec la sienne, la candidature de M. Vulliemin qui, plus âgé que lui, avait aussi des titres plus sérieux, ayant déjà traduit Hottinger, publié le Chroniqueur, édité Ruchat, et fondé naguère la Société d’Histoire de la Suisse romande. Olivier fut cependant renommé et occupa la chaire d’histoire jusqu’en 1845, date de la révolution du canton de Vaud qui bouleversa sa vie.
  6. Les Nouvelles ecclésiastiques, qui commencèrent de paraître en 1713 pendant le Concile d’Embrun, sont le document le plus précieux que l’on puisse consulter pour l’Histoire du Jansénisme au XVIIIe siècle. La collection des Nouvelles qui est conservée à la Bibliothèque nationale forme 71 vol. in-4o, reliés en 26 vol. Elle s’étend de 1728 à 1798, indépendamment d’un premier volume paru en 1713 sous le titre que voici : Nouvelles ecclésiastiques. — Depuis l’arrivée de la Constitution en France jusqu’au 23 février 1728, que les dites nouvelles ont commencé d’être imprimées. — Ce volume a 248 pages. A la première page on lit ce qui suit au-dessous du titre : ANNEE 1713. Extrait d’une lettre de Paris, insérée dans le IIe tome du Journal littéraire de Hollande, qui contient le mois de septembre et octobre 1713.
  7. C’est M. de Salvandy qui avait voulu décorer Sainte-Beuve, en 1837, mais Sainte-Beuve avait refusé cette distinction, ce qui avait fait dire à Antoine de Latour dans une lettre inédite à Guttinguer que j’ai sous les yeux : « Il a fait preuve d’une belle âme et d’un noble caractère, mais je regrette cette détermination. »
    La vérité, c’est qu’alors il ne voulait rien devoir à la famille d’Orléans et qu’il lui déplaisait d’être couché dans les colonnes du Moniteur à côté de gens comme Libri, Ballanche, Paulin Pâris, Charles Texier, Gustave de Beaumont, Alexis de Tocqueville, qu’il mettait bien au-dessous de lui ! Plus tard, en 1844, il écrivait à Villemain toujours à propos de la décoration qu’il venait encore de refuser : « J’ai vécu avec des hommes qui ont tout sacrifié pour ne pas signer je ne sais quel formulaire : cela paraissait une puérilité, mais ils y mettaient une idée. Je comprends très bien ces hommes. » Il n’eut pas cette révolte d’amour-propre ni ce désintéressement en 1853, quand il fut nommé officier de la Légion d’honneur sur la proposition de M. Fortoul. Les mauvaises langues racontent même que, bien loin de rejeter la rosette, il fit toutes les démarches nécessaires pour l’obtenir. Mais je n’en crois rien, l’Empire était bien trop heureux de le payer de son article des Regrets.
  8. Petits noms des enfans Olivier. Billou était peut-être la corruption du mot bijou. (Note de Mme Bertrand.)
  9. Cette lettre de Sainte-Beuve a été recueillie au t. III de sa Correspondance. La rapprocher de celle que l’illustre écrivain adressa au colonel Lecomte en 1869, et que nous publions plus loin. C’est la preuve que Sainte-Beuve n’avait pas changé d’opinion sur M. Monnard.
  10. À cette époque, Sainte-Beuve gagnait peu d’argent avec sa plume, et le plus clair de son revenu était une petite pension de cent francs par mois que lui faisait sa mère.
  11. Et, en effet, les adversaires d’Olivier lui reprochaient d’être trop poète pour un professeur d’histoire.
  12. A cette place Olivier avait piqué cette note : « Sainte-Beuve croyait, lui aussi, que le Mont-Blanc était en Suisse ! »
  13. Il s’agit des représentations faites par la France à la Suisse, au sujet du Prince Louis-Napoléon qui y avait élu domicile après son évasion et s’y trouvait « comme chez lui. »
  14. Nom et surnom des enfans d’Olivier.
  15. Nom et surnom des enfans d’Olivier.
  16. Olivier avait eu un moment l’idée d’aller s’établir en Allemagne.
  17. Toujours l’incident Bonaparte.
  18. Expression de la Suisse française, sous-entendu « à la garde de Dieu ! »
  19. L’article ne parut que le 15 septembre 1838, la Revue ayant publié, le 1er, les vers d’Alfred de Musset Sur la naissance du Comte de Paris. Il figure au tome II des Premiers Lundis.
  20. Nouvelle de Mme Olivier.
  21. Le Sacrifice d’Abraham fut composé par Théodore de Bèze, à Lausanne, en 1550 et représenté la même année devant une nombreuse assistance, sur la place de la Palud de cette ville, selon l’habitude, ou peut-être cette fois dans la cathédrale. Voici le titre de l’édition originale : Abraham sacrifiant. Tragédie française. Autheur Théodore de Beize, natif de Vézelay en Bourgogne (Genève, Conrad Badius), 1550, in-8o de 55 pages. Cette tragédie, une des meilleures œuvres que Théodore de Bèze ait écrites en français, n’est en somme qu’un mystère ramené aux proportions du drame antique, avec un prologue et des chœurs. Elle obtint un grand succès à son apparition. Jouée dans beaucoup de villes protestantes, réimprimée souvent, elle fut mise à la portée des nations étrangères, dit M. Auguste Bernus dans son intéressante notice de Th. De Bèze à Lausanne, par des versificateurs contemporains qui la traduisirent en italien, en allemand, en anglais et deux fois en latin.
  22. Sainte-Beuve lui a consacré les lignes suivantes dans l’appendice de son roman de Volupté :
    «… Cette ravissante personne, née de Maillé, mariée au marquis de Castries, ironique et froid, avait eu de grands succès de monde ; et sans être très jolie de figure, ornée de ses cheveux d’un blond ardent, souple de taille, et surtout d’une vivacité, d’une grâce de mouvemens incomparable, rien n’égalait son effet, disait-on, lorsqu’elle faisait son entrée un peu tard, sur l’heure de minuit, dans un bal de la cour. Elle s’attacha bientôt d’une passion sérieuse à M. de Metternich, fils du prince ministre (d’un premier lit) ; elle l’accompagna en Italie, et lorsqu’il mourut de la poitrine, elle le soigna jusque dans l’agonie avec un dévouement sans bornes. Je possède la croix d’argent qu’il avait baisée de ses lèvres mourantes et qu’elle voulut bien me confier dans un jour d’effusion, au moment d’un départ pour un voyage. Revenue d’Italie en France à demi paralysée des membres inférieurs, mais ayant conservé la grâce des gestes, et avec un goût très vif de l’esprit, elle se lia avec Balzac (qui l’a mise dans ses romans sous le nom de Duchesse de Langeais), avec Janin. Puis le roman de Volupté, qui lui avait plu, commença d’elle à moi une liaison qui devint vite une tendre amitié : mes Poésies de ce temps-là en offrent plus d’un témoignage… »
  23. Retenir cette phrase : le nœud de soie et le carcan d’or ne devaient pas résister à la mort de Chateaubriand.
  24. Voir au tome IX des Nouveaux Lundis, p. 66 et suivantes, et dans l’article sur M. Émile Deschanel, un très intéressant passage consacré à M. Manuel.
  25. Il était alors question d’appeler Mickiewicz à la chaire de littérature latine, à Lausanne. Cf. à cet égard la lettre que Sainte-Beuve écrivait à M. Monnard le 7 novembre 1838 pour lui recommander le poète polonais. (Nouvelle Correspondance, p. 51.)
  26. Pendant qu’il faisait son cours à Lausanne on l’avait marié avec une millionnaire de Genève, mais ce n’était là qu’un bruit. « J’ai toujours de telles idées de mariage, écrivait-il le 30 mai 1838, que je regarde au moins comme une mauvaise plaisanterie qu’on m’en prête le projet, surtout avec le calcul d’argent. » (Lettre Inédite.)
  27. Frédéric Monneron, jeune poète vaudois qui promettait de prendre un essor élevé, mort à la fleur de l’âge, dans l’égarement de l’esprit, en 1837. (Note de Sainte-Beuve au bas d’une pièce de vers du t. II, p. 290 de ses Poésies complètes, édition Calmann-Lévy.)
  28. La Presse politique, dans la Revue du 15 octobre 1838.
  29. Cette partie des Mémoires de Chateaubriand comprend le récit de sa carrière littéraire, de 1800 à 1814 et d’une partie de sa carrière politique, de 1814 à 1828. Elle fut composée de 1836 à 1839 et remplit les quatre derniers volumes.
  30. Le 4 novembre, fête de Saint-Charles. Mme Olivier s’appelait Caroline.
  31. Dans son article sur la Chute d’un ange.
  32. Allusion au volume de poésies publié par M. et Mme Juste Olivier sous le titre : les Veux-Voix.