Une Enquête aux pays du Levant/06

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Maurice Barrès
Une Enquête aux pays du Levant
Revue des Deux Mondes7e période, tome 15 (p. 481-509).
UNE ENQUÊTE
AUX
PAYS DU LEVANT[1]

VI[2]


XII. — LE VOYAGE AUX CHÂTEAUX DES ASSASSINS

L’esprit tout plein de ces histoires, un beau jour de mai, je suis enfin parti de Beyrouth, en compagnie de M. Chapotot, du Père Colangette et de Ladki Bey, et le soir nous avons couché à Baalbek.

Je ne vous raconterai pas cette première journée, non plus que mon passage du lendemain à Homs. Nous avons déjà vu Baalbek et je reviendrai à Homs, sitôt que j’aurai l’esprit libre de ces Hashâshins qui m’obsèdent. Pour l’instant, je suis tout avec eux, et je me réjouis qu’il me soit permis de les aborder à peu près comme fit Rachid-eddin Sinan, quand il arriva d’Alamout. Les chroniqueurs nous disent que sa première étape, dans le pays des Ansariés, fut le château de Masyaf. Il l’inspecta, sans s’y faire reconnaître, puis s’en alla au château de Qadmous, et de là, toujours anonyme, gîta durant des années, dans une masure, au pied du château d’El Kaf, qui était le centre du pouvoir des Hashâshins et le séjour de leur chef Abou-Mohammed qu’il venait espionner. Comment ensuite il se fit reconnaître, au lit de mort de cet Abou-Mohammed, et régna en digne disciple d’Abdallah et de Hasan Sabâh, c’est ce que nous verrons sur place, quand nous aurons, nous aussi, gagné El Kaf par Masyaf et Qadmous… Encore un jour de patience, un jour à passer dans Hama, pour rassembler la petite caravane de chevaux, de mulets et de moukres (ainsi nomme-t-on les muletiers), qui nous promèneront à travers cette région quasi inconnue.

Je distribue sur Hama l’enchantement des plaisirs qui m’attendent. Quelle ville attrayante, sous ses voiles arabes, avec la chanson éternelle que, jour et nuit, elle élève d’une voix forte dans une des boucles de l’Oronte ! Je la remercie d’exister et qu’il m’ait été permis de la rencontrer, de l’aimer, de la célébrer. Elle m’a chuchoté son secret, et ne me sait pas mauvais gré de mon indiscrétion. Un voyageur, qui vient de visiter, huit années après moi, la petite ville, y remémore mon passage en termes qui me touchent, et je lui emprunte sa description, afin que nos voix s’entrecroisent et se contrôlent.

« Une petite ville, dit-il, cachée, serrée dans un repli zigzaguant de l’Oronte, enjambant la rivière de tous ses ponts, plongeant ses maisons, ses palais dans cette eau précieuse, dont elle tire l’ornement de ses fontaines et la parure de ses jardins : c’est Hama. Le fleuve lui donne sa marque, son unité, et à vrai dire, son existence. Jour et nuit, les grandes roues hydrauliques, quelques-unes de dimension colossale, à la fois ingénieuses et barbares, compliquées et primitives, font monter l’eau sans arrêt dans ses aqueducs. Le gémissement des lourds madriers qui, dans une pluie tourbillonnante, tournent lentement sur leur axe, forme une rumeur continue et profonde, la chanson de l’Oronte. Une chanson qui se mêle au paysage, le pénètre, l’anime et lui prête un attrait difficilement exprimable… »

Après nous avoir donné cette aquarelle délicate, M. Raymond Recouly passe immédiatement à une explication politique : « Quatre ou cinq familles arabes, et l’une d’elles apparentée au Prophète, possèdent la ville presque entière. Les maisons do leurs innombrables parents et clients se serrent autour de leurs palais. Une organisation purement féodale a fixé et figé, pour ainsi dire, cette société hors du temps. Nous avons grand intérêt à nous appuyer sur leur influence… »

Ainsi, quand nous parlons aujourd’hui de Hama, notre curiosité s’élargit et trouve de virils objets. Nous n’y sommes plus des étrangers, autorisés à visiter quelque palais d’un goût extravagant et aimable que plus jamais nous ne reverrons. Nous avons à cette heure des droits et des devoirs en Syrie, et, pour les remplir, il faut que nous sachions une infinité de choses qui, hier, ne se proposaient même pas à notre esprit. Ces palais si bellement sculptés, qui les habite ? Qu’y pense-t-on ? Dans quelles conditions peuvent-ils durer ? Et quelles leçons en recevoir ? Ces aristocrates lieront-ils partie avec la civilisation de la France ?

En 1914, à Hama, je ne pouvais pas aborder ces problèmes, et je m’en allais dans le rêve. Au soir d’une belle journée, j’ai besoin de cristalliser autour d’une figure souveraine mes heures de plaisir ou de vague espérance. Occupons-nous des ombres et du peuple invisible qui flottent sur Hama. Quelles images reposent sous les yeux fermés de cette ville au doux visage ? Quels souvenirs, dans son cœur ? Et son parfum, le ruissellement de cet Oronte qui l’épouse, la lumière du sourire dont elle l’accueille, je voudrais les saisir, les fixer, dans quelques syllabes chantantes et dans des images qui me demeurent, après que la musique de cette présence aura cessé. Je mettrai des palais et le plus beau jardin de jeunesse et d’amour sur cette rive aride ; je ferai de cette matinée une douce Isabelle ; de ce midi royal, Oriante ; et de ce coucher de soleil, leur mort, pour que de brefs instants passés par un voyageur auprès de la rivière d’Asie deviennent un songe aux traits de femme…

Le lecteur se souvient peut-être que le Jardin sur l’Qronte s’achève avec mon retour à la gare d’Hama, dans la nuit. Une effroyable chaleur, et des moustiques ne me laissèrent pas dormir ; j’ai pu, à ma fantaisie, rêver d’Oriante et de ses amours, et à quatre heures j’étais debout pour les derniers préparatifs.


DE HAMA À MASYAF

Déjà nos chevaux et nos tentes avaient pris la route de Masyaf, qui allait être notre première étape, pour nous attendre à mi-chemin, à Tell-Afar. Il y a vingt kilomètres de Hama à Tell-Afar, vingt kilomètres de plaine, que l’on peut franchir en voiture, et nous avions décidé d’en profiter. Vers cinq heures, escortés de quatre ou cinq gendarmes, nous parûmes, dans un assez bon véhicule, sur une piste herbeuse.

Air frais du matin, vaste horizon nu, terrain plat, ou du moins à faibles renflements. Nous roulons à travers les cimetières qui entourent la ville, puis sur une voie antique, bordée de puits et de tombeaux. Quelques troupeaux ; de curieux bédouins ; matinée virginale et pure. Nos gendarmes, sur leurs chevaux tout frais, font de la fantaisie. Tout est neuf, salubre, et nous remplit de bienveillance.

J’ai lu dans un vieux récit qu’à deux heures de marche de Hama, je devais passer dans un lieu appelé Tell-Afiyun, ce qui veut dire la montagne de l’Opium. Un tel nom fait rêver celui qui va chez les Hashâshins, et semble un signe posé sur la route. Mais j’ai vainement demandé que l’on me fit voir Tell-Afiyun.

À Tell-Afar, où la chaleur commence, nous montons à cheval. Parcours monotone et agréable, à travers une succession de petites vallées qui, peu à peu, deviennent plus accidentées.

Si j’avais écrit ce chapitre en 1914, au lieu d’être obligé d’en ajourner la rédaction à 1923, alors que bien des images sont embrumées dans mon esprit, et recouvertes par huit années qui nous ont, tous, fait vieillir si fort, je n’aurais pas manqué de vous décrire en détail notre caravane : M. Chapotot, le père Colangette, de la Faculté de médecine, l’Arabe Ladki Bey et les muletiers. Mais tout s’est évanoui. Seul, Masyaf demeure, et ce battement de mon cœur, quand la sombre ruine se détacha, au loin, par-dessus le désert pierreux, et plaquée aux montagnes… Walter Scott raconte qu’un roi d’Ecosse, voyant un château fort, situé dans un sinistre entonnoir, au milieu d’un marais, s’écria : « Celui qui l’a bâti devait être brigand au fond du cœur ! » Et moi, je songeais : « Je n’ai pas perdu ma journée ; je n’ai pas perdu mon voyage. Une fois de plus, sur des récits bien incomplets, j’ai pressenti la réalité, je me suis annoncé l’étoile qui me ferait plaisir ; une fois encore, un gibier rare s’est levé dans le sentier de ma vie… » Dans un sentier terriblement pétré ! Je n’imaginais pas que des montagnes pussent fournir de tels lits de rocailles roulantes ! Sur cet immense cailloutis, nous nous acheminons, avec les attardements d’un amour qui, maintenant, est assuré que son objet ne lui échappera plus.

Longue et lente procession de notre caravane, pour approcher de la superbe ruine, — à demi entourée de marais, et soulevée par son esprit romantique sur des rochers presque verticaux, au pied même des montagnes, dont elle n’est séparée que par l’étroit petit village.

Nous la contournons, nous la dépassons, et nous allons à travers le village camper dans une prairie, au bord d’une eau vive, contre la montagne même. Nous sommes au bout du monde, accolés à la roche pure, sous des hauteurs toutes ravinées et dépouillées de leur terre.

Il est une heure. Je voudrais bien prendre un peu de lait, de café, mais nous ne sommes pas au restaurant, et de Masyaf, immobile et muette, qui sans doute nous observe, nulle aide d’abord ne nous vient.

Enfin tout s’arrange. Déjeuner.

Il fait chaud sous la tente, et sous le grand ciel implacable, et ce serait l’heure de la sieste. Mais suis-je venu ici pour dormir ? Une peu de courage ! En route, à pied, pour le fameux château que j’aime.


VISITE DE MASYAF

Que je suis heureux de pénétrer sous cette voûte, où passèrent tant d’hommes qui ne pensaient pas à ciel ouvert ! Je m’introduis dans l’un des domaines les plus secrets de l’esprit oriental.

Nous gravissons, dans l’intérieur du rocher et du château, vers une haute terrasse, d’où la vue s’étend, à l’Est, bien au-delà de Hama et de Homs, jusqu’aux montagnes de Palmyre, m’a-t-on dit. Pour l’heure, je ne désire rien connaître de si lointain ; mon esprit s’absorbe dans cette ruine ; j’y vais, de ci delà, sous le splendide soleil. C’est prodigieusement émouvant, cette lumière intense, répandue avec une brutale prodigalité sur le point mystérieux dont mon imagination ne parvenait pas à dissiper les ombres.

Toute la construction est remplie d’éléments hétérogènes : des croix, des colonnes byzantines, des colonnes gréco-romaines, que les architectes arabes sont allés chercher, je suppose, dans les démolitions des vieilles églises chrétiennes.. En furetant, je découvre une famille logée dans un coin de l’antique repaire. Hommes, femmes, enfants, je les associe, du mieux que je peux, à ma perquisition. D’autres Ismaéliens arrivent du village. Et, chacun se faisant reconnaître, me voici en face du propriétaire de la ruine, que ses clients entourent. Ah ! que je voudrais causer familièrement avec eux, et, si les secrets de jadis leur sont inconnus, tout au moins me plonger dans leur présent et y chercher des signes du passé !

Ils me racontent des histoires emmêlées d’Ismaéliens et de Nosseïris, que l’interprète sait mal me faire comprendre.

— Enfin, vous tous, des Ismaéliens, des fils de Rachid-eddin Sinan ?

Le propriétaire du château m’entraîne, pour me montrer une tombe. La tombe de son grand père, de son grand oncle, enfin d’un aïeul, qu’il nomme Soleiman. Et dans ses explications, voici que je retrouve le drame de 1807, tel que nous le connaissons par le voyageur Burckardt.

Burckardt, un homme très intéressant, qui vint ici en 1812. Le premier, après de longues ténèbres, et peu de gens sont venus à sa suite. Il y trouva les Ismaéliens tout bouleversés d’une rude crise, qui les avait si fort frappés qu’après un siècle c’est encore d’elle que tout de suite ceux-ci me parlent.

Le lecteur ne manquera pas de noter l’analogie saisissante que cet épisode présente avec ce que nous avons relaté de la prise d’Alamout par Hasan Sabâh. L’Asie, dans son histoire, comme dans son art décoratif, ne se lasse pas d’employer les mêmes motifs.

Les Nosseïris et les Ismaéliens sont deux peuples, deux religions, ni les uns ni les autres musulmans, bien que par prudence ils en affichent les dehors, mais se détestant plus encore qu’ils ne détestent leurs maîtres. Leurs montagnes forment un enclos où, depuis des siècles, ils luttent. En l’année 1807, trois cents familles des Nosseïris, menées par leur cheikh Mahmoud, quittèrent leur résidence séculaire, et prétextant un conflit avec les leurs, vinrent demander aide et protection à Soleiman, émir ismaélien de Masyaf. Celui-ci, enchanté d’affaiblir ses vieux ennemis, accueillit avec faveur ces transfuges. Il les logea dans son village et parmi ses partisans. Plusieurs mois se passèrent au mieux. Puis, un beau jour, alors que le plus grand nombre des habitants travaillaient dans les champs, ces traîtres Nosseïris tuèrent l’émir, son fils, autant d’Ismaéliens qu’ils purent, et se saisirent du château. Le lendemain, ils y furent rejoints par leur coreligionnaires de l’intérieur… Cette prétendue émigration était un complot préparé de longue main. Et que le secret en ait pu être conservé, trois mois, par un si grand nombre de gens, voilà, remarque justement Burckardt, qui jette une profonde lumière sur le caractère de ce peuple.

Environ trois cents Ismaéliens périrent dans cette affaire.

Les survivants se réfugièrent à Hama, à Homs, à Tripoli… Les Nosseïris, dans la première chaleur du succès, s’emparèrent encore de trois autres châteaux des Ismaéliens, dont Qadmous. Puis Youssouf Pacha, gouverneur de Damas, intervint avec quatre ou cinq mille hommes. En vain quarante Nosseïris, dans le château de Masyaf, lui firent-ils une résistance de trois mois. Il parvint à les forcer ; il reconquit également les trois autres châteaux, et les rendit aux Ismaéliens, en gardant d’ailleurs pour lui tout le butin qu’il eut dû leur restituer.

Peu après, en 1912, Burckardt arrivant à Masyaf, y trouva deux cent cinquante familles ismaéliennes et trente familles chrétiennes. Leur émir, logé dans le château, était un neveu du Soleiman tué par les Nosseïris, et ses parents régnaient dans les châteaux ismaéliens de Qadmous, du Kaf, d’Ollaïqah, de Marqab. Sous des dehors apaisés, les deux sectes se haïssaient à mort. « Croyez-vous, disait à Burckardt un beau jeune homme tout étincelant de colère, croyez-vous que cette barbe deviendra grise sans que j’aie vengé ma femme et mes deux petits enfants assassinés ? » Les Ismaéliens paraissaient les plus faibles. À peine s’ils avaient huit cents hommes avec fusils, tandis que les Nosseïris en pouvaient aligner deux mille cinq cents.

Le pillage du château n’a pas été sans conséquences pour la science. Masyaf, comme nous avons vu d’Alamout, possédait une bibliothèque. Les officiers de Youssouf Pacha en vendirent çà et là des manuscrits. Notamment un texte précieux de Rachid-eddin Sinan, du Vieux de la Montagne, qui fut ensuite édité et traduit par Stanislas Guyard. Est-ce de la même provenance qu’est venu, par M. Catalfago, à notre Société asiatique le recueil d’anecdotes sur Rachid-eddin Sinan qu’avait constitué en 1324 un certain Abou-Feras de Meïnaka ? Ces textes de Masyaf ont été pour beaucoup dans mon désir de faire le voyage.

J’avais en poche le curieux petit livre d’Abou-Feras. Je demandai aux gens du château que de cette haute terrasse ils me fissent voir la fameuse chapelle élevée sur le lieu d’où le Vieux de la Montagne regardait le roi Saladin assiéger Masyaf. Ils ne surent pas me répondre. « Quoi ! leur dis-je, vous ignorez que ce grand homme, votre Seigneur, a rempli de terreur Saladin et l’a contraint à devenir son ami ? » Ils me désignèrent alors un point parmi les rochers, où je n’ai pu, à mon vif regret, faire de pèlerinage. Je continuai à les catéchiser. Toutes mes lectures avaient pris corps et palpitaient autour de moi. Et pour finir, comme un gros pigeon s’était venu poser sur la ruine, je leur récitai le quatrain de Khayyam :

— Ce château où les souverains se succédaient à l’envi, et qui rivalisait de splendeur avec les cieux, nous avons vu une tourterelle s’y poser sur les créneaux en ruines et gémir : « Krou-Krou. »

En quittant ce lieu inoubliable, nous sommes passés auprès d’un étang. Un jour que Sinan, à son arrivée d’Alamout, encore inconnu de tous, en longeait la rive avec un homme de Masyaf, celui-ci s’aperçut que l’eau reflétait seulement son image et ne renvoyait pas la figure de Sinan. Alors, frappé de stupeur, l’homme se prosterna aux pieds de Sinan, qui dit : « Garde mon secret, et ne communique à personne ce que tu as vu. » Et le Seigneur quitta Masyaf, pour se rendre à Qadmous et au Kaf… Après avoir regardé nos ombres dans ce marécage, nous sommes allés chez le Caïmakan, Abdul Khader ben Azem, qui, fort tard et déjà dans les ténèbres, vint à son tour nous visiter sous notre tente.

… C’est étrange que j’aie si peu de choses à dire d’une si belle journée. « Plénitude de bonheur, » viens-je de déchiffrer sur mon cahier de route. Et plutôt que ce mot naïf, que je transcris en m’excusant, que n’ai-je noté de nombreux détails ? Mais feraient-ils comprendre un état mystique de l’imagination et ce frémissement d’ordre musical qui, tard dans la nuit, me tint éveillé ?

Le Père Colangette m’avait dit qu’avant le départ de notre caravane, aux premiers regards du soleil, il dirait la messe annuelle pour l’anniversaire de Jeanne d’Arc. Je me réjouis sais d’y assister dans un tel horizon, car ce fut l’or de la Syrie, les gains immenses de Jacques Cœur au pays du Levant, qui permirent de lever les troupes de la Pucelle. Et puis, surtout, dans cette ténébreuse vallée, au milieu des mystères noirs des Hashâshins, quel bonheur de se tourner vers nos clairs trésors d’Occident, vers cet oiseau matinal qui chante sur notre campement, et vers l’autel de Jeanne d’Arc !


DE MASYAF À QADMOUS

La charmante messe s’achève auprès de la rivière ; nos tentes s’affaissent sur la prairie ; les juments et les étalons hennissent, car nous sommes au printemps ; le carillon des mules commence, et voici le moudir et les notables qui nous apportent leurs aimables adieux.

À cheval, en file indienne, nous traversons Masyaf. D’un dernier regard, j’aime la belle forteresse et ce coin perdu, ou je suis venu vérifier mes rêves et les transmuer en données positives. Puis, tout droit, nous attaquons la haute montagne.

Une petite croupe, un ravin, et l’ayant longé et traversé, nous nous trouvons en présence d’un nouvel étage de rochers, où serpente une nouvelle vallée, jusqu’à ce que nous arrivions sur un plateau broussailleux. On le descend à l’Ouest, on franchit un ruisseau qui coule du Sud au Nord, puis l’on gravit, au long d’une petite gorge, pendant deux heures, des éboulis et des broussailles. Et c’est alors un nouveau plateau, dont nous suivons les sinuosités pour gagner une colline où commence la « route carrossable. »

Quelle description difficile ! Sûrement, je manque d’imagination topographique. C’est qu’au milieu de cette immense pierraille, qui roule sous nos pieds, et dans cet enchevêtrement de vallées, sous ce soleil infernal, je ne pense qu’à voir, après Masyaf, Qadmous. Il ne faut me demander que, la description de cette obsession d’amoureux. Sur mon carnet, tout est confusion, sauf trois lignes : « Traversée pénible de la chaîne des Ansariés, terrain rocheux, légèrement boisé et sans eau. Arrivée à onze heures à Aïn-Hassan, petite source, où nous sommes heureux de nous asseoir, tandis qu’un berger qui s’approche nous vend du lait de ses chèvres. »

À cette heure du déjeuner, nous sommes dans la grande montagne, où les masses de calcaire alternent avec les bancs d’argile. L’horizon est immense, terminé par la mer. Notre route dorénavant va serpenter sur une espèce de plateau un peu accidenté, jusqu’à ce qu’elle descende franchement à Qadmous. Mais si large que soit la vue, ce Qadmous nous demeure masqué par une colline à notre droite, et ne surgira qu’une demi-heure avant notre arrivée, une faible ruine sur un haut massif de soulèvement, autour duquel les terrains ont été emportés. Un grand paysage théâtral….

À cette minute de l’apparition, vers une heure de l’après-midi, nous sommes abordés en fantasia par la plus brillante escouade de cavaliers. À sa tête, Abdallah Elias, jeune homme d’excellentes manières et parlant le français, qui est employé à la régie des tabacs de Lattaquich. Il vient d’apporter au moudir de Qadmous, de la part du Caïmakan de Banias, Hussein Effendi Massarani, l’ordre de nous rendre de grands honneurs. Et, nous ayant exprimé fort galamment son intention de nous accompagner jusqu’à Tartous, il prend sur l’heure la direction de notre caravane.


QUADMOUS

Belle entrée dans Qadmous. Nous passons sans nous arrêter auprès de nos tentes, déjà toutes dressées, car elles nous ont devancés, tandis que nous déjeunions, et Abdallah nous conduit tout droit chez un notable ismaélien, Mohammed Taha Effendi, qui veut bien nous prier à dîner.

Ses invités sont là ; on palabre, les heures s’écoulent, je ne vois rien venir…

— Enfin, dis-je, qu’est-ce qu’on attend ?

— Que vous daigniez donner vos ordres, me fait répondre en s’inclinant mon hôte.

Je ne vais pas vous décrire les plateaux qu’on apporte alors, chargés d’une ou deux douzaines de curiosités de bouche, prodigieusement parfumées. Essayons plutôt de rétablir la conversation.

— Vous me montrerez votre château, dis-je aux Qadmousiens.

Et tous de me donner des renseignements qui complètent ceux que j’ai recueillis à Masyaf. Quand les Nosseïris se furent emparés du château de Masyaf, ils vinrent assiéger celui de Qadmous. Un Ismaélien de Khawabi, dont ils me donnent le nom, que je vais sûrement estropier, le cheikh Ali-el-Hage, courut prévenir Alep, Homs, Hama. Mais là-bas on perdit du temps ; le Gouvernement ottoman, avant d’envoyer Youssouf Pacha et des troupes, fit prendre par les savants, par les grands cheikhs, un fatwas, une décision pour dire que les Ismaéliens sont musulmans. Les gens de Qadmous, qui ne voyaient rien venir, qui ne savaient même pas qu’on s’occupât d’eux, se rendirent aux Nosseïris, à condition que leur vie serait sauve, et ils quittèrent le pays. Sur les entrefaites, Youssouf Pacha arriva, bombarda la forteresse, chassa les Nosseïris, et commença à ramener les Ismaéliens. Mais la forteresse resta demi détruite, et bientôt sa ruine fut achevée par Ibrahim Pacha, qui n’entendait pas laisser de refuges aux indigènes…

(Ainsi en Orient, en France, en Allemagne, les burgs sont tous morts de la même manière et par un effet du même dessein politique. Partout le pouvoir central a voulu désarmer, ruiner, rendre impossible la vie politique locale.)

Je ne suis pas sans remords d’avoir dû exclure de mon itinéraire un certain nombre de châteaux des Hashâshins trop écartés, presque inabordables, dans les montagnes. J’essaye d’obtenir de mes hôtes quelques renseignements sur ces ruines que je ne visiterai pas.

Mohammed Zahiour connaît Ollaïqah. Il m’en fera voir l’emplacement, après-demain, sur l’horizon, dans notre descente sur Banias : c’est une grande masse rocheuse, un cylindre taillé à pic de tous les côtés, mais il m’assure qu’aucun vestige de construction n’y subsiste. Non loin d’OIIaïqah, dans le château de Meïnaka, vivait un cheikh très renommé, Abou-Feras… Parfaitement ! c’est celui dont j’ai le livre dans ma poche, celui que je commentais avant-hier à mes hôtes de Masyaf !… Mohammed Zahiour suit son idée ; il me récite douze vers qui furent dits par Rachid-eddin Sinan au grand Saladin, et, voici qui m’intéresse, ces douze vers ne sont pas dans mon exemplaire. Sous la dictée de notre hôte, Abdallah Elias veut bien les écrire sur mon carnet.

« De la part de Kiya (prince) Mohammed Sinan, surnommé Rachid-eddin Sinan, à Saladin (Salah-eddin Youssouf), roi d’Égypte.

» Les perroquets de l’époque se sont tus, et au matin la chauve-souris était seule à parler.

« Les damiers se sont vidés de leurs pièces, et les pions sont allés à dame.

« Le corbeau a attaqué l’aigle avec impétuosité, et le petit du hibou a chassé la buse.

« Les ânes boiteux ont brait ; j’ai été privé par le manque d’antériorité… »

(Voilà un poème obscur à souhait et qui par là pourra plaire aux amateurs, si nombreux, d’énigme. J’en dois la traduction à mon éminent confrère, M. Clément Huart, de l’Académie des Inscriptions. « Je ne sais pas, me dit-il, ce que signifie ce dernier hémistiche ; le mot que j’ai traduit par « antériorité » signifie aussi « des précédents. » Le poète se plaindrait-il de n’avoir pas eu de précédents, c’est-à-dire de modèles antérieurs ? Telle quelle, à ma connaissance, cette poésie arabe est inédite. J’ai recherché si elle ne se trouverait pas, soit dans le texte du travail de Stanislas Guyard sur Rachid-eddin Sinan, soit dans l’édition du Caire du « Livre des deux Jardins » d’Abou-Chama. Rien de ce côté-là…

Aldallah Elias, qui me voit enchanté d’acquérir un texte dont je voulais déjà croire que j’enrichirais le trésor des savants, se pique d’émulation. Il méprend à part pour me conter, en grand secret, une légende qui court ici sur l’origine de la religion ismaélienne. Rachid-eddin était un grand chef, un des lieutenants du roi « El Daher. » Il s’amouracha follement d’une vierge nommée « Roda, » laquelle se montra insensible. Il la harcela tant que, pour finir, elle consentit à l’épouser, à la condition qu’il la fit adorer de toute la tribu. Rachid-eddin accepta le défi. Il composa un livre sacré où il prédit la venue d’une personne destinée à être adorée, et il la peignit sous les traits de sa propre déesse. Ce livre terminé, il le cacha sous une pierre dans les environs d’une source. Peu après, s’en étant allé dans une grande cérémonie, il s’endormit devant tous, et soudain, se réveillant en sursaut et, comme en proie à un rêve terrible, il déclara à ses hommes que l’ange Gabriel venait de lui apparaître et lui avait révélé qu’un message du ciel était enfoui près de la source… On devine la suite : tous s’y portèrent, trouvèrent le livre, en suivirent les leçons et adorèrent l’amante de Rachid-eddin, en même temps qu’ils adoptaient la religion ismaélienne.

Je demande à mes hôtes s’ils possèdent des manuscrits, des livres, une façon quelconque de bibliothèque… Oui, en été, gens du peuple ou notables, ils se réunissent volontiers près des sources, et l’un d’eux fait à haute voix la lecture dans des cahiers qu’ils me montrent, des cahiers imprimés au Caire et qui s’achètent ou se louent. Sur l’heure, ils se mettent à m’en réciter ou chanter de mémoire beaucoup de poèmes qu’ils admirent. Ah ! les agréables minutes ! Mon plaisir les réjouit, Abdallah Elias m’invite à l’accompagner dans un village Nosseïri qui lui appartient. « Là, me dit-il, nous aurons un bal. Les dames Nosseïris et leurs maris, au nombre de deux ou trois cents, danseront à visage découvert. » Cette liberté, extraordinaire dans le monde musulman, Abdallah prétend que les Nosseïriennes la prennent depuis le temps des Croisades. Les Ismaéliennes se voilent à la ville, et vont demi voilées dans les champs.

Que voilà un aimable monde ! Un Anglais, le chapelain Lyde, qui est venu ici en 1850, décrit un Qadmous tout rempli d’émirs, qu’il peint comme des petits princes héréditaires, vêtus d’une manière somptueuse. Un autre voyageur, Walpole, raconte que les femmes de Qadmous sont presque toutes habillées de soie : des vêtements bigarrés de rouge et de noir, avec des dessous noirs, bleus et blancs, et le paletot syrien à manches brodées. Pour moi, je suis charmé par le fils du moudir, un petit garçon de huit à douze ans, du nom de Mohammed Effendi Pacha, avec une âme sérieuse d’enfant. Il m’offre des fleurs. Je veux lui en donner une. « Non, me dit-il, quand quelqu’un a apporté quelque chose, il n’est pas joli qu’il en accepte une part. » Je lui promets un album d’images d’Epinal. Il voudrait aller à Paris pour apprendre le français. Pendant toute la journée, il ne cesse pas de m’examiner avec un grand sérieux et une sorte d’inquiétude. Comme il aimerait comprendre ce qui se passe ! Il multiplie les questions à son grand ami Abdallah Effendi. C’est un de ces êtres, comme j’en ai tant vu ici, qui se meurent du désir de parler français.

Il y a beaucoup à faire avec de tels éléments. Des ruines qui portent de tels enfants me remplissent d’espérance. Le pays s’est desséché ; les montagnes s’effritent en pierrailles ; les religions et les sources ont glissé sous terre ; l’air semble empoisonné des poussières qui se sont échappées des grands temples antiques du soleil (Ladki Bey me collectionne des histoires saugrenues, dont je parlerai dans un chapitre spécial), mais, quand même, tout est digne d’amour et reverdira. Ces pays prennent un grand repos pour de puissants rebondissements.

— Savez-vous, me dit Ladki Bey, ce qu’ils pensent de vous ?

— Attention ! Ne me dites rien que d’agréable !

— Ils croient que vous venez pour préparer l’occupation, et que bientôt on va voir paraître les marins français.

Nous campons sous la tente, à l’entrée du village, au pied du tertre qui porte le château de Qadmous. Le plus profond et le plus agreste repos. Je le dirai une fois pour toutes, et d’une manière paisible et générale, afin d’éviter l’apparence même d’un reproche envers aucun de ces hôtes qui nous accueillent de leur mieux : c’est vraiment triste qu’en Orient les nuits appartiennent aux moustiques et aux punaises. Ecoutez la chanson cruelle de ceux-là, et voyez la marche horrible de celles-ci ! Par centaines, ils tourbillonnent dans l’air, tandis, qu’elles s’avancent en silence sur les murs, au plafond, dans tous les plis de toutes les étoffes, des plus somptueuses et des plus misérables. Quel dégoût ! Ah ! ce n’est pas en Asie, à ma connaissance du moins, que nos nuits deviennent la plus belle moitié de notre vie. Restent les campements : sous la tente, trêve de reproches ! Propreté, silence, large et pure respiration ! Un tel régime, c’est bien-être, guérison, oubli, apaisement physique et moral, retour à nos destinées premières et peut-être les plus vraies.

Au réveil, avec le moudir et divers notables, je suis allé visiter le château, ou du moins le haut rocher que le château occupait jusqu’aux premières années du XIXe siècle. C’est un massif d’une centaine de mètres, à la pointe de l’angle dessiné par deux vallées qui se rejoignent. Ce massif, séparé de sa base par une dépression, a la forme d’un œuf, d’une ellipse allongée, dont le dessus a été aplani par l’architecte du château. Tout autour, sauf du côté Nord, où l’on accède plus aisément du village, de profonds ravins l’enserrent, qui doivent débiter beaucoup d’eau en hiver. L’horizon est fermé par des montagnes calcaires, entre lesquelles, à l’Orient, par plusieurs brèches, on aperçoit la mer et les hauteurs de l’ile de Chypre.

Sur cette terrasse, mi naturelle, mi taillée dans le roc, à la place du château anéanti, quelques pauvres maisons, quelques mûriers chétifs, qui ont su trouver un peu de terre végétale. Grand étonnement, pour un Français, d’y trouver un vieux canon à fleurs de lys. Que fait-il là ?

Le grand vent, un immense espace à surveiller, le silence et ma curiosité qui ne sait où se renseigner. Je regarde cet inextricable enchevêtrement de vallées, que je domine, et où des restes de murs me font comprendre que jadis les avancées du château les fermaient. Mais que puis-je saisir des intérêts, des passions, de l’intelligence qui animaient ces ruines ?

Je cause avec plusieurs Ismaéliens, dont l’émir Tamer Ali. Ils me racontent que le seigneur Rachid-eddin Sinan demeura quelque temps à Qadmous dans une maison éclairée par une grande fenêtre. Si quelqu’un des compagnons voulait entreprendre une affaire, un voyage, il venait y réfléchir devant cette fenêtre. Et le seigneur le voyait. Au bout de peu, le serviteur du seigneur sortait et disait à l’homme : « Ton affaire réussira, » ou bien, « Ton voyage échouera ! » Et celui-ci, selon cette réponse, abandonnait ou exécutait son projet.

Souvent, la nuit, le seigneur Rachid montait au sommet des montagnes voisines, et laissant son cheval à son écuyer, il se tenait dans la solitude. Une nuit, l’écuyer s’enhardit jusqu’à s’approcher, et voici qu’il vit un oiseau vert aux grandes ailes qui causait avec le seigneur. Un peu avant l’aube, l’oiseau s’étant envolé, le seigneur se leva et rejoignit son cheval. L’écuyer osa alors l’interroger sur cet oiseau vert. « C’est, répondit Rachid, le seigneur Hasan Aladhikrihis-Salâm, le Grand-Maître de Perse, qui vient me demander assistance. »

Ces anecdotes sont relatées par Abou-Feras. Elles donnent une idée de l’absolue possession que Rachid avait prise de ces pauvres esprits.

Les Qadmousiens me racontèrent d’autres histoires. Je crains de les dénaturer. En 1914 nous n’avions pas, pour ces conversations, les facilités qu’apportent aujourd’hui les excellents interprètes de l’armée.

Des montagnes voisines se détachent, çà et là, plusieurs pitons ; l’Émir m’indique l’un d’eux, tout près de nous, au Nord, qui porte, me dit-il, le tombeau de Mollah-Hasan, le fils de Rachid-eddin Sinan. Il domine le pays, et je vois avec plaisir que j’ai passé ma nuit dans une dépression, entre la forteresse et ce tombeau du fils de l’homme que j’admire.

Les hauts lieux dont ce pays est semé, m’explique encore l’Émir, s’appellent Mazar. Un certain nombre d’entre eux sont nommés Gharbi, ce qui veut dire occidental, et renferment des restes d’Européens, de chefs croisés, ou bien encore on y voit des inscriptions romaines.

Rachid-eddin est enterré au Kaf, où je vais aller tout à l’heure. L’Émir le tient pour un chef politique, non pour un chef religieux. Son tombeau, auprès duquel subsistent des vestiges de maison, est une coupole en très bon état avec un caveau. On y va beaucoup dans la saison d’été, et en arrivant on égorge des moutons. On y met des lampes, la veille de chaque vendredi, et des chiffons bleus. Il s’y produit souvent des miracles. Sur le tombeau aussi de Mollah-Hassan, le fils de Rachid-eddin, on met des lumières, le jeudi soir, et des chiffons bleus. Nulle inscription ne s’y trouve.

Plusieurs Ismaéliens se sont groupés autour de l’Émir qui me donne des explications. Je reviens sur ce qu’il m’a dit de Sinan et je lui demande :

— Vraiment, Rachid-eddin Sinan n’était pas un chef religieux ? Je croyais qu’il se faisait adorer comme un dieu ?

— C’était un chef politique.

— Où donc est le dieu ?

Nulle réponse.

— Récitez-vous des poésies spéciales ? (je n’ose dire des prières.)

Les visages se ferment, et au bout d’un instant, l’Emir me répond :

— Non.

Des enfants nous suivent et nous présentent des monnaies byzantines qu’ils désirent me vendre.


DE QUADMOUS AU KAF

Déjeuner sous la tente, et puis, à midi, la grande minute, le départ pour El Kaf.

Nous traversons les petites rues de Qadmous, nous contournons de côté et d’autre des monticules, et nous voilà qui serpentons, par des pistes très rudes, dans des paysages sauvages. Toujours ces pierres qui roulent ! Vraiment des pays en démolition. J’ai noté sur mes carnets que je franchis un premier col, puis un second, des hauts, des bas, des pentes raides, sur des collines boisées. Au flanc d’une montagne assez importante, nous atteignons un endroit très difficile, un escalier dans le roc, qui nous hisse sur un plateau où se trouve le village de Hammam-el-Wassel, un village de Nosseïris.

Deux sortes de Nosseïris : les uns assez pareils, avec leurs barbes très noires, à des Tziganes ; les autres, roses, blonds de cheveux et de moustaches, et les yeux prodigieusement bleus. Entre eux, rien de commun. Je n’oublierai jamais ces figures toutes lorraines, mosellanes, rhénanes, du pays de Metz ou de Liège, qui me regardaient, voulais-je croire, avec une sorte de nostalgie. Le maître d’école faisait la classe en plein air. Saisissants, ces élèves étendus à l’ombre : des petits paysans de France.

Tout en chevauchant, je me suis rapproché du Père Colnhgette. Il me dit que son collègue, le Père Lammens, bon arabisant, habitué au pays, certainement l’homme qui connait le mieux les Nosseïris, a assisté à la mort d’un de leurs cheikhs.

— Ce pauvre païen faisait des invocations qui n’auraient pas été déplacées dans la bouche d’un chrétien. Il invoqua saint Jean Chrysostome… Pourquoi ?.. Nous savons par ailleurs que saint Jean Chrysostome a envoyé des missionnaires dans ce pays…

À partir de Hammam-el-Wassel, on descend une pente douce, et bientôt l’on commence à apercevoir, dans d’immenses espaces, au creux d’un vallon profond, le promontoire sur lequel règne Qalaat el Kaf.

Nous l’apercevons, ce sombre but de nos pensées ; nous y marchons, et soudain nous constatons qu’il occupe une hauteur que nous ne pouvons atteindre qu’en descendant pour remonter ensuite. Mais comment descendre ces parois lisses, ces rochers à pic ? Il nous faut contourner la montagne, de façon à aborder, par une autre vallée, qui court du Nord au Sud, la pointe Nord du promontoire, c’est-à-dire le socle du château.

Et cette descente, qu’elle est difficile ! Des escaliers, des tables de rochers, d’où les chevaux risquent de glisser dans l’abime, nous mènent sur une rivière. Celle-ci traversée, nous montons une berge, que nous redescendons pour retrouver une seconde rivière. C’est à s’estropier ! Mais quand il n’y aurait pas le Vieux de la Montagne à rejoindre dans son repaire central, cette horreur de site vaudrait qu’on prit la peine de s’y venir heurter l’âme. J’ai passé les deux rivières ou torrents ; me voici à pied d’œuvre : le château se dresse à pic, à cent cinquante mètres au-dessus de ma tête, sur sa table de rochers. En avant ! Les Arabes me saisissent, et triomphalement poussé, tiré, porté, j’arrive sur la terrasse.

Magnifique site, au centre d’un massif inextricable de rochers et de vallées, qui en empêchent l’accès ! Je parcours cet îlot rocheux, orienté de l’Est à l’Ouest, et formant promontoire au confluent de trois vallées profondes, si peu larges que les bergers se parlent de l’un à l’autre bord. Un massif d’érosion une table elliptique, dont le grand axe peut avoir trois cents mètres au sommet, sur cinquante à soixante dans sa plus grande largeur. Je viens de voir, dans mon escalade, le débris des fortifications qui en défendaient rapproche, du Sud au Nord, par la rivière, et aussi les vestiges d’un aqueduc amenant l’eau d’une source qui jaillit, me dit-on, au tombeau d’Araki. C’était vraiment au XIe siècle un château inexpugnable, non seulement par ses abords immédiats, mais par toute la sauvagerie du pays. Passe pour un piéton de se glisser, comme nous venons de faire, sur ces bancs de calcaire dénudé, et sur ces lits de pierrailles ! Quant à des troupes, guettées, harcelées par des embuscades, jamais elles n’arriveraient jusqu’ici.

Mustapha Barbar, gouverneur de Tripoli, a ruiné définitivement le château, il y a cent vingt-cinq ans. Rien n’en subsiste que son assiette colossale, une table rase, où quelques vestiges attestent un grand passé. Mais c’est l’horizon du Vieux de la Montagne !

Je doute qu’il ait rien tiré de ce spectacle de désespoir. Il ne vivait que d’une vie intérieure. De son pied boiteux, l’œil fixé à terre, il a gravi cette côte, et s’est allé enfermer dans la pièce la plus retirée. Parfois, le matin, il s’asseyait en plein air, à l’ombre d’une grande roue ruisselante, qui puisait l’eau de la rivière pour arroser ses jardins. C’est là qu’averti secrètement par ses pigeons voyageurs, il venait prophétiser à ses humbles et soupçonneux villageois la prochaine arrivée d’une nouvelle heureuse. Pour lui, quelle solitude morale ! Des jours noirs, vénéneux, remplis d’une sorte d’ascétisme du crime. L’exacte réplique d’Hasan Sabâh à Alamout.

Je vais de long en large sur cette terrasse du Kaf. Mes amis se sont dispersés où la curiosité les menait. Je n’ai que de courts instants à passer dans ce lieu grandiose, si dévasté, si muet. Combien j’y voudrais discerner sa figure, sa voix, ses pensées I

Nous avons des textes certains qui nous donnent les contours nets et les résonances de son génie. Un soir de sa vieillesse, dans ce château du Kaf, il reçut la visite d’un passant, et mis en veine de confidence, — pour quelle raison ? je ne distingue pas, — il lui raconta sa vie, dont ce personnage, un certain Mawdoud, nous a transmis un saisissant résumé. Par lui, nous savons de quelle manière, en arrivant ici d’Alamout et de Masyaf, Sinan a pris le contact avec le vieil Abou Mohammed, qu’il venait secrètement surveiller :

« Un jour, on apprit à Abou Mohammed qu’un inconnu, se disant originaire de l’Iraq arabe, était venu s’établir dans le village de Bastaryoun, voisin de la citadelle du Kaf. Nul ne pouvait le suspecter, car il appartenait à la secte, et d’ailleurs son éloge était sur toutes les bouches. Jamais on n’avait vu pareille austérité. Vêtu d’un grossier burnous en laine rayée du Yémen, chaussé de souliers qu’il cousait lui-même, il consacrait son temps à la prière et à des œuvres de charité. Dans le village, il enseignait l’écriture aux enfants. Un habitant tombait-il malade ? l’inconnu avait des recettes pour le guérir. Sa réputation s’était répandue dans le pays. De tous les environs, on venait le consulter ; il passait pour un saint, et on lui donnait le sobriquet de médecin. Ses allures étaient bizarres. Souvent, assis sur une pierre, il restait immobile pendant des heures ; il paraissait converser avec quelque être invisible, car on voyait ses lèvres s’agiter, sans qu’il en sortit le moindre son. Un personnage aussi extraordinaire excita la curiosité du Grand-Maître du Kaf. Abou Mohammed le manda au fort, et lui offrit de demeurer auprès de lui, moyennant son entretien. L’inconnu accepta, et sept années durant, il vécut au Kaf, pratiquant de plus belle les vertus qui l’avaient déjà rendu célèbre parmi les assassins. Ignorant son vrai nom, les gens du Kaf l’appelaient le cheikh Iraqien.

« Cependant Abou Mohammed touchait au terme de sa vie : en 1169, il devait avoir de quatre-vingts ii quatre-vingt-dix ans. Il tomba malade. Un jour l’inconnu entra dans sa chambre, et, sans autre préambule, lui annonça que sa fin était prochaine. « Mais avant de mourir, dit-il, prends connaissance de mon diplôme d’investiture. » Et il lui lut un diplôme qui lui conférait le titre de Grand-Maître. Abou Mohammed fut profondément troublé à cette révélation. L’humble personnage que pendant sept ans il avait traité comme un serviteur, était depuis sept ans désigné pour lui succéder ! »

Cette prise de contact mystérieuse, cette manière où se marient le mysticisme et le charlatanisme, nous éclaire déjà Rachid-eddin Sinan. Mais nous avons mieux encore, quelque chose de plus intérieur, un document authentique où Sinan nous révèle quel rôle il a joué, dans une suite d’incomparables interventions, depuis le commencement du monde. Ah ! la superbe prétention ! Lui qui donnait à boire aux autres la coupe opiacée, voici comment il s’enfonçait dans la forêt obscure des rêves, sur les deux ailes de l’ambition et de la religion. Écoutez ce feuillet qui provient du pillage de Masyaf et qui, offert à la Société Asiatique par le Consul Rousseau, a été publié par . M. Stanislas Guyard.

Le Vieux de, la Montagne parle, et il dit :

« Compagnons ! La terre gémissait, les cieux s’agitaient. Alors je suis apparu sous la forme d’Adam, et ma religion, ma prédication, mon enseignement furent représentés sous la forme palpable d’Eve, qui contient toute l’humanité. Puis ce fut un progrès : j’apparus dans le cycle de Noé, et les créatures furent submergées, hormis celles à qui je communiquai mon inspiration et ma grâce… Ensuite, j’ai paru dans le cycle d’Abraham, sous les trois noms d’étoile, de soleil et de lune, et l’on me rendait le culte des astres… Puis j’ai parlé à Moïse en termes clairs et non voilés… J’ai été, sous la forme d’Aaron, la Porte pour les aspirants. . Ensuite, j’ai passé sous la forme de Notre Seigneur le Messie, et j’ai effacé les péchés de mes enfants… Ensuite, je me suis manifesté sous la forme d’Ali. Mais la religion n’a été parachevée pour vous que lorsque je vous suis apparu sous la forme de Rachid-eddin Sinan… La maison n’est pas vide des germes éternels. Je suis le témoin, le surveillant, le souverain, au commencement et à la fin. Vous dites : « Un tel a passé, un tel lui a succédé. » Je vous enjoins, moi, d’attribuer toutes ces figures à une seule personnalité. Je suis le souverain maître. Ne vous écartez jamais de celui qui a reçu votre engagement… »

Peut-on établir son autorité avec une ampleur plus majestueuse que par ces grandes vues de métempsycose ? Comme le Vieux de la Montagne se saisit des imaginations, quand il nous révèle qu’il est l’éternelle sagesse, se dévêtant d’un de ses voiles à chacune de ses apparitions successives à travers les âges ! Et de fait, sa doctrine n’est explicable qu’à l’aide d’un grand nombre de siècles. Elle semble avoir recueilli des débris de toutes les religions qui fleurirent, depuis l’origine des temps, sur le sol à cette heure asservi par Mahomet. Ah ! le Vieux peut dire que la maison n’est pas vide des germes éternels. Avez-vous remarqué ce passage où il raconte que jadis on lui rendit « le culte des astres ? » C’est qu’il n’appartient pas au sang du prophète et que, parlant non loin des ruines de Baalbek, il veut être de la parenté du Soleil.

Cependant, si habile que fut Sinan, tous ne croyaient pas en lui. Beaucoup bafouaient sa boiterie. D’Alamout, où son ami d’enfance Hassan Aladhikrihis-Salàm était mort, on cherchait par tous les moyens à l’affaiblir, voire à l’assassiner ; Avec une activité infernale, il déjouait tous les complots et réconfortait tous les doutes. Des savants et des jurisconsultes venaient du Caire, de Damas, de l’Iraq, de Bagdad disputer avec lui. Il les réduisait au silence, « non par la science de la magie, mais bien par la force de la vérité et de la conviction, par son savoir, et par l’utilisation qu’il faisait des versets du Coran. » Il savait parler. Il était de ces génies dont la parole tombe de haut, comme du ciel, et s’élance sur les êtres avec une vertu surhumaine. La grande affaire, pour celui qui veut agir sur les hommes, c’est de savoir disposer autour des âmes, dans la chambre secrète, dans le sanctuaire profond où vit chacune d’elles, un jeu de tapisseries qui le rende maître des humeurs, des rêves et des actes où se prolongent les rêves. Les images auxquelles Sinan recourait avec le plus de succès se rapportent à la transmigration des âmes. Ceux qui déniaient son pouvoir devaient, après leur mort, revivre dans un corps d’animal. cette perspective terrifiait les Ismaéliens et les Nosseïris.

Un jour qu’il cheminait de Qadmous à Masyaf, un grand serpent se montra sur la route. Les gardes se précipitèrent pour le tuer, mais Rachid les en empêcha, et leur nommant quelqu’un de leur connaissance qui venait de mourir : « Ce serpent, leur dit-il, est son purgatoire, car il était chargé de péchés. Ne le délivrez pas de sa condition. » Un autre jour, il vit un singe que faisait danser un vagabond. Il donna une pièce de monnaie à ce singe. Le singe se mit à la tourner en tous sens, puis expira. « L’animal, expliqua Sinan, était jadis un roi, et cette monnaie était frappée à son nom. Quand il l’a vue, Dieu l’a fait se souvenir de sa puissance passée, et lui a montré le degré d’avilissement où il était tombé. La violence du chagrin l’a tué. »

Ainsi ne perdait-il aucune occasion de se saisir de l’esprit de ceux qu’il trouvait sur sa route, tandis qu’infatigablement il chevauchait autour du Kaf, de l’Oronte à la mer. On dit que c’est lui qui édifia la forteresse de Marqab. Plus sûrement il conquit et fit reconstruire Olaïka, il rebâtit Rosafah, il répara Khawabi. Il parvint à constituer les Hashâshins de Syrie en secte indépendante des grands maîtres d’Alamout, Enfin il tint l’emploi d’un dieu. Cent témoins l’attestent. Le voyageur arabe espagnol, Ibn Djobaïr, qui dans ce temps-là traversait la Syrie, écrit : « Sur les flancs du Liban se trouvent les citadelles des Ismaéliens, secte qui a dévié de l’Islamisme, et qui prétend que la divinité réside dans une créature humaine. Un démon à face humaine, appelé Sinan, a été suscité parmi eux. Ils en ont fait un dieu, qu’ils adorent et pour qui ils sacrifient leur vie. Ils en sont venus à un tel point d’obéissance et de soumission à ses ordres que, s’il commande à l’un d’eux de se précipiter du haut d’un rocher, il se précipite aussitôt. »

Voilà un homme tout seul, bien démuni, qui lutte avec des rustres, et qui triomphe en appelant le ciel à son aide. C’est son cœur (infâme, mais brûlant), c’est sa foi qui lui permettent de subjuguer les êtres. Vais-je traiter cet homme, tout au court, de charlatan ? Ses habiletés ne m’empêchent pas de croire à son ascétisme. Il n’est pas si malaisé de marier l’hypocrisie et le fanatisme. Et puis, n’est-ce donc rien que la force de l’âme, la continuité dans le même dessein ? Rachid-eddin avait cette étincelle qui met le feu au monde. Et, jusque parmi les démons, il peut y avoir des héros.

De tout cela, que reste-il dans l’imagination des Ismaéliens ? Dès notre arrivée, dans le bas, près de la rivière, ils m’ont fait voir une inscription en caractères arabes ; puis une seconde, sur le rocher qui porte les premières pierres ; une troisième, enfin, sur le sommet, à gauche de la porte d’accès. La seconde inscription, ils me la traduisent : « Ce bain béni a été construit… Gouvernement Hasan d’Alamout étant… » Qu’est-ce que cela veut dire ? Le Père Colangette lit : « Ce bain béni a été construit sous l’autorité de Hasan d’Alamout… »

Quelle émotion pour moi de lire sur place ces deux mots ! Et puis de saluer, en dehors de la forteresse, devant la côte Nord-Est, le tombeau de Rachid-eddin ! Mais, si j’ai bien compris mes guides, le Vieux n’est pas seul dans le paysage. Il y a ici deux tombeaux, le sien et celui de Hasan-el-Askari (près de la source dont cet aqueduc ruiné amenait l’eau). Hasan-el-Askari, n’est-ce pas le fondateur de la religion nosseïrienne ? Le lieu serait deux fois sacré. Tombeau ou chapelle, cette double vénération, quel indice capital sur l’union que le Vieux avait su créer entre les deux sectes ennemies ! Il s’était soustrait au pouvoir du grand maître de Perse et avait ramassé sous son autorité absolue ces Ismaéliens et ces Nosseïris, qui, après sa mort, devaient se diviser à nouveau et dépérir, tels que je les vois aujourd’hui. Combien les documents s’éclairent à l’aide de l’esprit qui flotte dans cette nature et s’exhale de ces ruines ! Quelle jouissance une semaine d’études dans ce lieu me réserverait ! Que n’y suis-je avec quelqu’un de nos maîtres de la Société Asiatique !

… Nos guides exigent que nous partions ; la nuit s’approche, et, plus encore, un formidable orage. En cours de route, il éclate. Eclairs et coups de tonnerre répercutés dans la montagne.

Le fils de Mohammed Taha Effendi nous offre de passer la nuit au village de Djounet, dans une maison appartenant à son père, mais cette invitation est déclinée, et nous continuons notre chemin, après nous être reposés un instant. La nuit vint s’ajouter à la tempête.

Quand nous arrivâmes trempés à Qadmous, ce fut pour trouver notre campement inondé. Erreur que l’on avait faite de ne pas creuser un petit fossé circulaire autour de chaque tente ! Cependant le moudir, que nous avions invité, arrivait avec ses plateaux. Dîner aux lumières incertaines, et lèvent agitant les tentes. Après mille insistances, il faut bien que j’accepte d’aller passer la nuit chez l’émir Tamer-Ali. Grand divan circulaire, espèce de dortoir. Au matin, déjeuner. L’Emir insiste, avec une courtoisie de grand seigneur, sur l’honneur qu’il lui plaît de dire que je lui ai fait. Mais je n’en tire rien sur l’ismaélisme. Les Ismaéliens de haut rang sont-ils plus prudents que leurs humbles coreligionnaires, qu’ensuite à Khawabi il me fut donné de voir ? Ou bien à Qadmous doivent-ils se surveiller ?

Notre départ a été fixé à dix heures. Mais Ladki Bey, qui, dès son arrivée, avait couru à la mosquée, se fait longuement attendre, parce qu’il y prolonge encore ses prières. Ainsi tout le village saura qu’un bon musulman nous convoie.

En route enfin ! Je quitte des hôtes pleins de délicatesse, et un horizon dont je n’ai pas épuisé l’intérêt. Ces départs rendent sensibles les images des livres saints. « L’espoir de l’impie est comme le souvenir de l’hôte d’un jour qui ne fait que passer. Tanquam memoria hospitis unius diei praetereuntis. »


DE QADMOUS À BAWAS

Notre route vers Banias est dite « carrossable, »en réalité une route à peine ébauchée, où affleurent de larges bancs de roches sur lesquels nos chevaux se tiennent difficilement. Elle se déroule à flanc de colline, et nous avons à droite une vallée immense. Après deux heures de chevauchée, halte à la source, pour déjeuner. Auprès d’elle, un clos d’une vingtaine de figuiers, fermé complètement de pierres entassées. C’est l’Hortus conclusus. Le pauvre homme qui l’habite s’empresse de faire une brèche dans sa muraille. Nous jetons des tapis sur les figues. Ce n’est rien, et cela semble une merveille.

Après déjeuner, continuant notre route, nous apercevons, séparé de nous par dévastés espaces, et dans un cirque superbe, un piton isolé, un cylindre gigantesque de rochers à pic. Le jeune Abdallah Elias pose sur cet horizon le nom d’OIlaïqah, et voilà le site tout transfiguré par ce beau sortilège de mes lectures… Comme je m’ennuierais de me promener dans de tels sentiers, si je n’avais pas leurs grands hommes dans l’esprit ! Le poème étrange s’est écroulé plus vite que les pierres des châteaux. Je suis ivre des souvenirs qui, de ces vallées sinistres, se sont réfugiés dans nos bibliothèques d’Occident. Et grâce à mes livres, dont mes poches sont remplies, je suis tenté de me croire le confident de cette vieille aventure.

Sur la ruse par laquelle Rachid-eddin s’empara d’OIlaïqah, nous avons une anecdote d’Abou-Feras. Hasan envoie un présent au gouverneur de la citadelle. Celui-ci, tout occupé à boire, et sans plus réfléchir, remet au lendemain de recevoir les porteurs et leur fait donner l’hospitalité dans la forteresse. Au cours de la nuit, ils en ouvrent les portes à Sinan… L’histoire de tous ces puissants châteaux est toujours pareille. On ne les prenait quasi jamais de vive force, mais toujours par trahison.

Vers cinq heures, après une longue descente sur des crêtes de collines vers la mer, nous arrivons à Banias. Comme à Qadmous, une escorte de gendarmes nous attend à l’entrée de la petite ville. Défilé assez solennel, et réception immédiate au Konack du Caïmakan, Hussein Effendi Massarani. Un lettré indigène m’adresse un discours, auquel je réponds quelques mots. Verres de limonade.

Nous ne faisons que toucher barre à notre camp, dressé tout près de la ville, sous des arbres, au bord d’un petit canal d’eau courante. C’est l’emplacement d’un gentil café qu’on a délogé pour nous mieux installer. Combien j’aimerais me reposer dans cet endroit charmant ! Mais le Caïmakan nous a invités chez un notable de l’endroit, Abdul Khader Effendi Tahbouf. Tout de suite, j’interroge mes hôtes.

— Avez-vous ici des Ismaéliens ? Connaissent-ils Rachid-eddin ?

Et mon Caïmakan de rire.

— Des Ismaéliens, on n’en a jamais tant vu.

— Comment ! ils font des recrues ?

— Pas une. Dans ce pays, on ne tire jamais personne d’une croyance à l’autre. On croit de père en fils.

— Alors ?

— Autrefois, quand j’étais jeune, il y avait beaucoup d’Ismaéliens à Homs et à Hama, seulement ils priaient dans les mosquées et ne se laissaient connaître que de leurs coreligionnaires des montagnes. Depuis la Constitution, ils se déclarent Ismaéliens, et à ce titre demandent d’avoir un représentant dans les comités locaux ou à la Chambre. Mais on leur répond : « Vous avez toujours dit que vous étiez musulmans. »

— J’aimerais causer avec quelqu’un d’eux.

Cette idée ajoute à la joie du Caïmakan, mais un de nos hôtes me dit :

— À Qadmous,. vous avez bien vu le cheikh Ali Soleiman ?

— Je n’ai même pas entendu son nom. Pourtant j’ai demandé à tout le monde des détails sur les Ismaéliens.

— Cet homme n’aime pas les relations. Il ne se mêle pas au monde.

— D’ailleurs, il est mort, remarque un convive.

— Enfin, mort ou vif, qu’aurait-il pu me raconter d’intéressant ?

— C’est lui qui, il y a vingt-sept ans, est allé à Bombay et en est revenu en niant que Mohammed Shah fut la divinité. Mais deux ans après lui, un autre cheikh, de Khawabi, celui-là, un nommé Achmet Mohammed, a fait le même voyage. Il est resté deux ans à Bombay, et de retour à Khawabi, il a dit : « J’ai trouvé le dieu. Le dieu, c’est Mohammed. » Et dès lors, ses partisans commencèrent à prendre le cinquième de tout ce qu’ils possédaient pour l’offrir au dieu. Quand il mourut, son frère, le cheikh Nasser, lui succéda, et fit la collecte pour le dieu, jusqu’à ce que le Gouvernement se saisît de l’argent et le fit jeter en prison à Damas ! Mais du fond de sa prison, Nasser disait : « Cet argent n’est pas perdu. Mohammed Shah saura nous le faire rendre. »

— Comment est-il, le cheikh Nasser ?

— C’est un homme simple.

— Croyant ?

— Certainement, affirme mon hôte. Sans cela, aurait-il supporté la prison ? Et ses deux frères, plus âgés que lui, sont morts en prison pour la même cause.

— Bah ! dit le Caïmakan, nous finissons toujours par croire à ce qui nous rapporte de l’argent.

— Et ce Mohammed Shah ?

— Peuh ! continue le Caïmakan, j’ai rencontré dans la gare d’Homs un cheikh indien qui m’a dit : « Le dieu des Ismaéliens, c’est mon camarade d’école. Il est un dieu comme vous et moi. »

— Tout de même, dis-je avec humeur, vous et moi, on ne nous met pas sur les autels.

— Ah ! cher monsieur, vous croyez à leur religion ? Vous prenez à la lettre leurs prières ? Vous ne soupçonnez pas ce qui s’y cache. Laissez-moi vous conter un souvenir. Un jour, à Baalbek, me trouvant à dîner avec plusieurs cheikhs musulmans, je fis observer que tous les livres des Druses commencent par cette phrase : « J’ai mis ma confiance dans le Seigneur Hakim, » et tous les livres des Nosseïris, par cette phrase : « Celui qui a progressé est entré sous le gouvernement du Chauve. » Il y a là un sens caché. Hakim, pour le profane, c’est bien le sultan fatimiste du Caire, mais Hakim, en tant que Dieu, pour les initiés, c’est une tout autre chose. Quant au Chauve, c’est Ali qu’ils adorent comme divinité, et puis c’est encore une tout autre chose. Et ces deux-là, vous m’entendez, Hakim et le Chauve, depuis l’origine des temps, se complètent.

— Vous me parlez Druses et Nosseïris, mais c’est des Ismaéliens qu’il s’agit.

— La grande fête annuelle des Ismaéliens s’appelle la fête « El Gadir. » L’héroïne en est une jeune fille qui doit être née le jour d’une fête « el gadir » et présenter beaucoup d’agrément physique. On la nomme elle-même « el gadirate. » Les cérémonies, plus qu’étranges, dont elle est l’objet, se déroulent devant les femmes, les filles et les hommes mariés. Les jeunes gens célibataires en sont exclus. Et si quelque profane a cherché à en surprendre le secret, il est mis en pièces…

Notre Caïmakan raconte. Et chacun d’accueillir avec enchantement des détails cultuels dont l’extravagance ne me cache pas le sérieux trop humain. Les curieux mystères ! Quand même ce ne seraient là que des rumeurs mensongères, quelle trace de l’obsession que les antiques bacchanales ont laissée dans l’imagination de ces vallées immobiles !

Le fils de notre hôte, un gamin de huit à dix ans, ne perd pas un mot de nos propos. Pour distraire son attention, quelqu’un lui demande :

— Tu sais, petit, ce que c’est que l’Académie française ? Tu en as entendu parler ?

— Oui (avec un grand signe de tête).

— Dis ce que c’est.

— C’est des messieurs qui se réunissent dans une chambre pour se faire des compliments.

Et tous de rire. Cet enfant et surtout ce jeune fonctionnaire turc ont trop d’esprit. Je ne suis pas venu de Paris pour voir des hommes spirituels. Je vais me coucher.

Tard dans la nuit, je veille. Mon imagination est toute étonnée des histoires bizarres que l’on vient de me raconter et dont j’épargne le récit à mes lecteurs. Quoi ! les vieilles religions discréditées, dont il traîne, dit-on, des lambeaux ridicules au fond de nos cloaques (chez un abbé Boulan, à Lyon, chez un Vintras, à Tilly-sur-Seulles, et qui peut l’assurer ?), seraient encore vivantes dans ces retraites montagneuses ? Insécurité troublante de ces solitudes syriennes ! C’est ici que les Templiers, s’il faut accueillir les réquisitoires de leurs ennemis, se sont empoisonnés avec les ferments qui subsistaient des sanctuaires antiques. Ces hardis chevaliers rêvaient dans leurs châteaux tragiques, par les après-midi pesants. Combien de temps faut-il à cette Asie stagnante pour dénaturer le plus actif et le plus sain de nos Normands, de nos Flamands ? Il doit y avoir des reptiles dans ces pierrailles, et de vilaines fièvres, des pestes dormantes. Pourtant il ne se peut pas que l’on ne trouve aux origines de cet Ismaélisme qu’un homme de mensonge et des vapeurs corruptrices. Je vois ce royaume des Hashâshins dans sa décomposition, quand la tête est morte, quand aucune pensée capitale, n’en subsiste, et que seules les misérables légendes achèvent de grouiller sur un sol de cimetière ; des plantes de haute culture sont retournées à Tétât sauvage ; mais je n’abandonnerai pas mon enquête sans m’être fait une idée de la belle époque, sans avoir distingué, retrouvé la petite flamme qui ne meurt jamais…

Mon hôte Abdul Khader Effendi Tahbouf a gracieusement exigé que je demeure, cette nuit, dans sa riche maison. Dès avant l’aube, je me hâte d’aller dormir sous ma tente, près de la rivière, au grand air. Il ne farde pas à m’y rejoindre. Là, encouragé sans doute par l’absence de ce Caïmakan sceptique, il commence à me parler avec beaucoup d’abandon et de vivacité.

— Voyons, lui ai-je dit, chez eux y a-t-il ce vilain culte, un peu ridicule, de la femme, dont on parlait hier ?

— On en parle. Mais qui l’a vu ?

— Connaissez-vous leur doctrine ?

— Les Ismaéliens eux-mêmes la connaissent peu. Ils savent qu’ils ont une religion spéciale, mais de quelle sorte ? Ce sont de bons paysans ignorants, qui ne savent rien de leur histoire, sinon qu’ils se distinguent des Musulmans.

— Tout de même, leur dieu a ses titres ?

— Aga Khan prétend être joint à l’Ame universelle, à la Raison suprême, être uni à Dieu…

Permettez ! Quel est cet Aga Khan ? Pourquoi me parlez-vous maintenant de lui ? Je connais ce nom.

— C’est la même personne qu’on appelle Mohammed Shah. Il dit, et ses fidèles croient, que tous les êtres vivent d’après son existence, et que tout se passe dans le monde, d’après sa volonté et ses signes. Sa position lui est échue par héritage de ses aïeux. Il se prétend l’enseigneur, et quand il n’y aura plus de sa famille, alors ce sera la fin du monde. On l’honore sous le vocable de « le Propriétaire du Temps. »

(Le Temps, la Raison, l’Ame, la Matière première, l’Espace, si j’y entends quelque chose, sont les principaux domaines de Dieu, au jugement de ces Ismaéliens. Cela vaudrait d’être éclairé. Est-ce d’Alexandrie que cet inutile fatras est venu les encombrer ? À parler franc, je suis plus curieux de comprendre ces personnages que leur métaphysique.)

— Cher monsieur, dis-je à mon hôte, racontez-moi tout ce que vous savez d’Aga Khan.

— On le dit intelligent, très éloquent, généreux. Il donne beaucoup d’aumônes à n’importe qui, musulman, chrétien, juif, peu importe. Chez lui, il y a parfois jusqu’à deux mille personnes qui mangent à ses frais.

Nous avons ainsi causé au bord de l’eau, sous les figuiers, dans l’ombre qui d’heure en heure s’amincissait. Abdul Khader Effendi m’avoua son déplaisir du scepticisme affiché par le Caïmakan. À son avis, tous les hommes doivent s’attacher à leur religion, quelle qu’elle soit… Cette façon de penser me rappelle ce que l’on voit en Alsace, où les catholiques, les protestants, les juifs, laissent toutes leurs rivalités confessionnelles pour ne faire qu’un seul parti, le parti de la religion, contre l’irréligion… Mais tout en l’écoutant, je poursuis une idée qui me trouble.

— Cet Aga Khan, ce Mohammed Shah, pensez-vous qu’il soit jamais venu en Europe, à Paris ?

— Pourquoi pas ? Il sait la langue et les sciences.

— Je voudrais causer avec quelqu’un qui le connût très bien, qui me dépeignit son aspect.

— Ceux qui lui sont attachés sont rares, mais plus rares encore ceux qui l’ont vu. Pourtant allez à Khawabi. Autour de Khawabi, il y a une douzaine de villages ismaéliens. Dans l’un d’eux, à Aker-Zeit, est né le cheikh Nasser. Les Ismaéliens de cet endroit-là possèdent le portrait de leur dieu indien. C’est un jeune homme d’une trentaine d’années, bien gras, avec beaucoup de décorations. Ils le mettent sur la table, quand ils se réunissent chez le cheikh Nasser et qu’ils prient. Puisque le Gouvernement de Constantinople nous a fait passer l’ordre de vous servir en tout, réclamez de voir ce portrait.


MAURICE BARRÈS.

  1. Copyright by Maurice Barrès, 1923.
  2. Voyez la Revue des 15 février, 1er et 15 mars, 1er avril et 15 mai.