Une Enquête aux pays du Levant/08

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Maurice Barrès
Revue des Deux Mondestome 16 (p. 54-79).
UNE ENQUÊTE
AUX
PAYS DU LEVANT[1]

VIII[2]
SUR LA ROUTE D’ANTIOCHE


XV. — LA CHEVALERIE D’AUJOURD’HUI ET D’HIER

Tout cela m’enivre, mais d’une ivresse que je ne prends pas tout à fait au sérieux. Vous ne me croiriez pas, si je vous affirmais que j’espérais sérieusement retrouver, sur les châteaux ruineux du Vieux de la Montagne, son secret pour disposer corps et âmes de ses fidèles. Tandis que je cherche et j’appelle ce que je sais qui est mort, j’attends quelque chose d’autre que je ne sais pas nommer… Au milieu de ces folles musiques, une vérité s’est formée en moi : j’ai vu que ces ferments, jadis tout-puissants, et qui gardent un attrait de mystère, ne sont plus qu’une pourriture où végètent de pauvres gens.

Ces pauvres et bonnes gens, qui les sauvera ? Les religieux de France, jésuites, lazaristes, maristes, capucins, franciscains, dominicains, Frères des écoles chrétiennes…, les soixante-dix congrégations diverses que notre pays entretient au Levant et qui en sont l’exacte et actuelle merveille !

Il ne faut pas que je romantise sur des souvenirs démantelés, pour manquer ensuite d’imagination devant des forces vivantes. C’était beau, jadis, Masyaf, Qadmous, Le Kaf, Aleïka, Marqab, Khawabi ; mais l’Université Saint-Joseph, Antoura, la moindre école de nos religieux ? Oui, nos religieux, à leur tour, après les Raymond de Toulouse, et les Rachid-eddin, comment les comprendre ? Avant de quitter définitivement Beyrouth, et de poursuivre mon voyage par terre jusqu’à Constantinople, je veux achever mon enquête.

Je suis retourné dans cette grande maison de l’Université Saint-Joseph. À nouveau j’ai causé avec les Pères jésuites. Leur Institut d’études orientales, leurs écoles d’agriculture, leurs petites sœurs arabes, les Mariamettes, autant de machines prêtes à s’engrener avec la vie indigène, autant d’imaginations de génie.

Je suis retourné chez les Frères des écoles chrétiennes. Leur enseignement professionnel est quelque chose d’extraordinaire. Ils fournissent tout le personnel des professions libérales, des administrations, des chemins de fer et de toutes les entreprises de caractère international. Au milieu de cette civilisation musulmane et de ces débris composites, ce n’est rien moins qu’une classe moyenne qu’ils sont en train de créer, une classe nourrie de notre culture et vivant de nos traditions.

Je suis retourné chez les Filles de la Charité. Elles ont pour mot d’ordre, si je les comprends bien, de ne jamais juger ni même interroger le malheur, et de courir à tout ce qui souffre. Comme elles se font aimer !

Tous et toutes, je me sens mieux capable d’apprécier leur action, maintenant que j’ai vu les territoires qu’ils ont entrepris d’assainir. Je les regarde avec respect exécuter, conformément à leur règle, un dessein de vertu et de génie. Ils obéissent à une pensée initiale dont ils déroulent les conséquences. Quelle pensée exactement ? On ne me demande pas que je décrive davantage leurs maisons, leurs élèves, leurs programmes, bref les signes extérieurs et les effets de leur mission ; je viens d’en fournir le tableau le plus récent à la Chambre ; mais je voudrais entrer plus intimement au cœur de leur politique.

— Cher monsieur, dis-je à l’un et à l’autre, je suis émerveillé de l’œuvre française que vous accomplissez. Mais je ne comprends pas clairement votre point de vue. Ainsi, vous, les Jésuites, vous êtes un ordre international. Pourquoi vous dévouer à la France ?

— Nous agissons par province. L’œuvre de Beyrouth, c’est l’œuvre de notre province de Lyon, qui tout naturellement, parce que française, travaille pour la France.

— Bonne réponse ! Mais enfin des Jésuites français, et qui relèvent de la province de Lyon, ne sont tout de même pas entrés en religion avec le but exprès de répandre la langue française.

— Nous accomplissons gesta Dei per Francos.

— Cela encore est très bien. Mais dans l’espèce, à l’Université Saint-Joseph, où sont les gesta Dei ? En quoi les services que vous rendez à la France servent-ils Dieu et l’Église ? Qu’est-ce que Rome attend de cet immense effort ?

De leurs multiples réponses j’arrive à me former cette pensée claire : le prêtre catholique n’est pas en Orient pour enseigner la langue française. Cet enseignement est le moyen, et non pas le but. Le prêtre est en Orient pour faire l’union des Églises, pour mettre fin au schisme de Photius et de Cérulaire. C’est dans ce dessein principalement qu’il recourt aux œuvres d’enseignement et de charité, dont il attend qu’elles rapprochent les hommes et apaisent leurs malentendus. Avant de réussir, à convertir les gens, il faut se faire connaître, aimer, apprécier, il faut préparer l’heure unanime où fleurira la grande parole d’unité : « Nous nous estimons ; pourquoi ne serions-nous pas un seul troupeau sous un seul pasteur ? » Sa tâche de professeur permet au missionnaire de pénétrer dans toutes les familles chrétiennes et d’y apporter la vérité catholique, avec le double prestige du prêtre et de l’éducateur. On désire ici avec tant d’ardeur acquérir la connaissance de la langue française ! Et les œuvres de charité sont plus efficaces encore que les œuvres d’enseignement. Une infirmière sur le champ de bataille est toute-puissante auprès des cœurs : dans cet Orient livré aux ravages de la misère, nos Religieuses émerveillent les Turcs eux-mêmes, qui les traitent comme des reines. Un savant uléma de Sainte-Sophie disait : « Puissé-je ne pas mourir, sans avoir auprès de moi un de ces anges venus du ciel pour bercer la misère humaine ! »

Mais si haute et si vraie qu’elle soit, cette politique de la réunion n’explique nullement l’abondance des missionnaires français, qui forment à eux seuls les huit dixièmes de l’armée de la propagande catholique. La fin du schisme, voilà un motif plus officiel qu’intérieur et dont je doute qu’il ait déterminé beaucoup de vocations. N’exigeons pas que les missionnaires nous fassent là-dessus des réponses nettes et claires. « Nul œil ne peut se voir lui-même. Oculus non semetipsum videt, » comme disait Taine à Bourget. La vérité, c’est que leur âme a son instinct, ses ailes, et veut accomplir la tâche aventureuse que nos ancêtres ont toujours estimée attrayante et noble. Ils appartiennent à une race dont la plus lointaine parole est : « Je ne crains rien, sinon que le ciel me tombe sur la tête, » et ces courageux fils de la Gaule et de Rome sont venus ici au secours du ciel chrétien ébranlé par l’Islam. C’est le legs des siècles, une tâche française qu’ils ne remettent pas en question. Ils sont ici parce qu’avant eux, d’autres clercs et des chevaliers y furent. Ils ont trouvé ce désir, ce devoir, cette imagination dans la tradition chevaleresque. Ils succèdent vraiment aux Hospitaliers, aux Templiers.

Saint François d’Assise était regardé comme « le chevalier du Crucifié, » et le premier chapitre général de ses disciples fut appelé « le camp de Dieu, » « le rendez-vous des chevaliers du Christ. » Saint Ignace, c’est un soldat et qui pense fonder un ordre de chevalerie. Sa méditation des deux étendards et celle du règne du Christ rendent bien compte de son état d’esprit. Saint Vincent de Paul, en fondant les filles de la Charité, s’accorde avec ce Jacques Molay, qui donnait comme mot d’ordre à ses chevaliers de protéger l’humble pèlerin sur les chemins de Syrie, sicut mater infantem. Le Père Joseph, jusqu’à sa mort, a rêvé de recommencer la croisade. Dans leurs hôpitaux et leurs dispensaires, les sœurs de Charité pourraient prendre pour devise le vers superbe des chansons de geste :


Donner, voilà ses tours et ses créneaux.


Tous et toutes méritent la sublime définition que Victor Hugo a donnée du chevalier :


Il écoute partout si l’on crie au secours !


Et justement voilà pour compliquer le mystère : ils sont partis comme des chevaliers, et nous les trouvons en train de faire la classe à des marmots. Quand vous êtes venus de France, mes Pères, cet Orient, c’était la terre promise, une terre de délices : au spirituel, du lait, du miel, et peut-être le martyre. Et puis voici (avouez-le) rien que des pierres. Le missionnaire qui faisait des rêves d’apostolat héroïque se heurte à une civilisation si fermée, si sûre d’elle-même que parfois il ne peut pas ne pas éprouver le sentiment de son impuissance absolue. Comme tout était beau, quand il était en route ! Et puis, sur place, position fausse d’être venu convertir des inconvertissables. Inertie qui le gagne et qu’aggrave le climat. Je vois se ralentir le battement de ce cœur désabusé. Le missionnaire n’a plus de la mission que le paysage. Se rappeler la mort de François Xavier, l’apôtre des Indes, au rivage chinois. Une des minutes les plus tragiques de l’histoire des grandes âmes.

Ils ne nous avoueront jamais ces multiples déceptions, qu’ils se cachent à eux-mêmes, mais nous ne sommes pas insensibles au point de ne pas deviner ce que leur bel équilibre dissimule de renoncement douloureux. Pour cette souffrance muette, je les aime et les admire davantage. Je les admire de ce mélange d’idéal et de platitude où ils consument leurs jours d’exil. Je les admire dans l’humble vérité de leur vie quotidienne et dans les soudains sursauts de foi, de poésie, qui les ramènent par instants aux enthousiasmes de leur première vocation : immense bonne volonté, demi-réussite, relèvement continuel par la force du rêve, et puis trébuchement. Je les admire dans la tristesse qu’à tort ou à raison je suppose qu’ils ressentent, parfois, durant ces longues journées d’un climat épuisant. Je les admire dans ce royaume d’avenir incertain.

L’autre jour, j’étais retourné à Ghazir. Je regardais la maison qui s’élève sur l’emplacement de celle qu’habita Renan. Un jeune homme, que je ne connais pas, m’aborda, et dans un français excellent répondit avec obligeance à plusieurs de mes questions. Et soudain, comme je lui demandais où se trouvait, au temps de Renan, le collège des Jésuites, il me dit avec véhémence :

— Quand donc mettra-t-on ici une plaque contre les Pères, et pour rappeler que la Vie de Jésus y fut écrite ?

Je regardai cet enfant battre le sein de sa nourrice, et je songeai au blasphème de Caliban : « Tu m’as donné la parole ; je m’en sers pour te maudire. »

Qu’est-ce que cette révolte ? Je voudrais comprendre. Est-ce la protestation d’une race gênée dans ses mœurs ? L’effet d’une instruction qui crée des énergies inemployées ? Une tentative de la loge de Beyrouth, dont on m’a affirmé pourtant qu’elle en est à l’étape libérale, sans anticléricalisme ? Je ne connais pas le problème.

— Pour moi, lui dis-je, je rêve d’une inscription, dont j’ignore encore les termes, qui réconcilie ceux qui vous instruisirent et celui qui nous apprit à vous aimer. Vous êtes sensible à l’œuvre érudite et charmante du poète, mais qui donc vous a portés à sa hauteur, sinon les Pères jésuites ?

Cette anecdote, c’est un cas d’exception j’en suis sûr ; mais enfin elle est vraie, je vous prie de m’en croire. Quelle solitude de telles paroles laissent voir autour de l’éducateur ! Auprès de lui, à ras du sol, dans ce grand paysage accablant d’Asie, on distingue la figure à demi cachée de l’ingratitude. De toute son âme, il a fait cette éducation. Et le jeune disciple, devenu grand, s’éloigne sans un regard…. Qu’importe ! Il n’est pas de beauté sans un ingrat qui l’offense, et qui, croyant la diminuer, y met l’accent sublime.

La ténacité de ces prêtres, leur désillusion personnelle, s’il en est, l’empressement mystérieux de leurs élèves, l’ingratitude même de ces enfants, tout me ramène au problème qui m’obsède : peut-on créer une civilisation franco-orientale ? Doit-on juger qu’il y a chez les Orientaux de précieuses aptitudes spéciales à ménager et à sauver ? Quel dosage souhaiter d’Orient et d’Occident ?

Pratiquement, quelles qu’aient été leurs aspirations au départ, quelle que soit leur détresse dans le présent, si vains que deviennent leurs espoirs de convertir le mécréant, une chose est claire, c’est qu’ils travaillent à répandre notre civilisation. Sous le signe du Christ, ils prêchent l’amour de la France, avec une ardeur qu’aucune peinture n’exagérera. Apôtres du Christ et d’une religion universelle, ils feraient, certes, dans une colonie anglaise et dans tout pays, une besogne analogue à celle qu’on leur voit accomplir ici. Mais qu’ils préfèrent travailler pour la France ! Ils la jugent de la même manière que font les Maronites, c’est-à-dire comme la catégorie de l’idéal. Ils éprouvent une joie quotidienne, un sentiment royal à la voir dominer, protéger, nourrir spirituellement toutes ces races.

C’est qu’en effet la France, ici, est souverainement bienfaisante. Elle alimente et unifie ces nations, plus divisées encore qu’épuisées. En revenant du pays des Ansariés et des Ismaéliens, et de jeter un regard sur le chaos de leurs traditions millénaires, je suis persuadé que ces pauvres gens ont vraiment besoin de notre civilisation, et que sans elle ils continueront de n’en posséder aucune.

Je m’arrête. Quelques lecteurs s’étonneraient que je tire déjà des conclusions de mes petits voyages et les jugeraient prématurées. Mais puis-je empêcher mon esprit d’être agi par ce que je vois ? Au reste nous continuons nos expériences. Je vais poursuivre demain mon enquête, par la vallée de l’Oronte, la Cilicie et l’Asie Mineure, pour la terminer enfin sur la tombe du poète persan à Konia.


XVI. — VERS ANTIOCHE

C’était une affaire, en 1914, de s’en aller de Beyrouth à Constantinople par terre. La voie de fer demeurait inachevée entre Alep, Antioche et Alexandrette, et, pour traverser le Taurus, on m’avertissait que j’aurais à me procurer des voitures. Interminables pourparlers, longues journées de route, séjour dans des auberges pénibles : ces ennuis deviennent le plus charmant plaisir, si l’on peut les partager avec un compagnon bien choisi. Aussi je me félicite d’avoir trouvé à Saïda, sur le lieu même des fouilles de M. Renan, qu’il continue, un savant archéologue, le docteur Contenau, à qui mon itinéraire a convenu et qui m’a dit : « J’en suis. » Et voilà comment l’un et l’autre, en parfaite communion d’idées, un beau matin, par une divine chaleur, nous quittons Beyrouth, nos amis et tant de belles images, bien faites pour être pleurées, en nous décidant avec allégresse à leur préférer celles que nous allons recueillir.

À plusieurs stations du Liban, des groupes viennent nous saluer. Tous ces amis demandent qu’on les appuie, et toujours cette sollicitation : « Des écoles, des écoles ! » J’ai encore dans l’oreille l’accent douloureux de ce jeune homme qui, me prenant à part, me dit :

— Vous partez ? Déjà ! Qu’êtes-vous donc venu faire chez nous ?

— Mais, admirer votre pays, votre histoire, votre amitié.

— Cela seulement, admirer ?

Quel reproche dans cet « admirer ! » Ce qu’ils attendent de la France, c’est une aide efficace. Ils veulent, après nos prêtres, nos soldats ; après leur instruction, leur délivrance. Le regard passionné de ce jeune homme et la sincérité de sa déception m’ont donné un instant l’idée que j’étais dans mon tort. Les Libanais sont des amoureux du parler français. De nature, noblement ambitieux, ils jugent que la meilleure façon pour monter dans la société, c’est de savoir notre langue. Ils ignorent comment ils exploiteront cette connaissance, mais ils se disent : « Il faut que je possède le français aussi bien et mieux que mon voisin. » Et de fait beaucoup d’entre eux s’expriment avec une netteté élégante, un vrai sentiment littéraire. Il y a plus : par delà les mots, ils recherchent un idéal, qu’ils nomment la France et qu’ils désirent avec une nostalgie d’exilés. Le Liban est plein d’angoisses et d’appels. Le gémissement des pleureuses antiques continue d’y flotter et de nous assaillir. Ce serait les Vosges, les Alpes ou les Pyrénées, s’il ne s’y mêlait la sorte de tristesse voluptueuse et de douleur brisante auxquelles ont donné un corps les cultes des sanctuaires et le cortège sanglotant des Bacchantes.

Le jour tombait à notre arrivée dans Baalbek. De la gare nous sommes allés à pied, à travers les jardins, en suivant la rivière, jusqu’à l’hôtel persan. Les musulmanes étaient assises le long de l’eau, sous les peupliers, avec leurs enfants.

Sorti après diner, je n’ai même plus regardé les ruines des temples. Je me promenais sous le clair de lune, entre les jeunes arbres immobiles et les grandes collines ; je me disais que nous atteignions aux jours les plus longs de l’année. Rien de plus, mais sur ce thème insignifiant, quelle musique répand la lumière blanche d’une nuit d’Asie !


HOMS

À la première station après Baalbek, je vois arriver un religieux, affreux de chaleur et de fatigue, que je prie de monter dans mon wagon, et qui se présente :

— Le Père Claude Chevrey, missionnaire jésuite français. (Il faut entendre l’accent d’orgueil qu’il met sur ce dernier mot.)

Il rentre à Homs, après une tournée d’inspection dans les écoles des villages.

— Eh bien ! mon Père, comment vont nos intérêts à Homs et dans la région ?

— Homs est divisé entre trois grandes influences : la moscovite, l’américaine et la française. Les Russes y travaillent depuis 1886. Ils ont 49 maîtres et maîtresses, 1 410 élèves, garçons et filles. Chez eux les fournitures scolaires sont gratuites. La Société de Palestine met à leur disposition, chaque année, plus de 60 000 francs. — Les Américains y datent de 1860. Ils ont 120 élèves à leur collège, 60 à leur école de garçons, 70 à leur école de filles, et pour ces 250 enfants, dix professeurs. — Nous, c’est en 1882 que nous sommes venus nous installer, sur le désir que nous a fait connaître Gambetta, quand M. Paul Savoye, notre vice-consul de Hama, demanda à se transporter à Homs. Nous avons aujourd’hui trois écoles de garçons qui comptent 300 élèves, et trois écoles de filles, avec 240 élèves ; en outre un dispensaire. Tous ces enfants sont entassés comme des anchois et n’ont pour jouer qu’une cour minuscule. Le Caïmakan me disait encore l’autre jour : « Faites-nous deux pensionnats pour les garçons et pour les filles. Le russe n’est pas apprécié à Homs. À quoi peut servir le russe ? » C’est très bien raisonné. On nous demande d’enseigner le français plus largement. Nous confierions ces pensionnats à deux congrégations françaises. Mais nous manquons d’argent et de maîtres. Au lieu d’élargir, il faut restreindre. Notre résidence d’Homs comptait 40 écoles de villages ; nous avons dû en fermer 35. Pourquoi ? Parce que les ressources venues de France, en personnel, en matériel, ont trop diminué.

— Mon Père, il me vient une idée. Quand vous visitez vos villages, rencontrez-vous des Ismaéliens ?

— Dans quelques jours, je vais aller dans la montagne des Nosséiris. J’y passerai trois semaines.

Alors tout de suite, je lui dresse un questionnaire, un programme d’enquête. Et lui :

— C’est une circonstance providentielle que je vous rencontre, monsieur Barrès. Cette semaine, il m’est arrivé un malheur. On m’avait demandé, sans me laisser de répit, un sermon sur Jeanne d’Arc pour le pensionnat des petites filles. J’étais embarrassé. On n’improvise pas en arabe comme en français. Une idée : je demande au dispensaire des religieuses la statue de Jeanne d’Arc. Les sœurs hésitent, et ne me la prêtent qu’avec mille recommandations. Je promets tout ; je fais mon sermon ; la statue parlait mieux que moi à mon auditoire. Hélas ! après la cérémonie, voilà-t-il pas qu’une de ces enfants maladroites me l’a cassée. Je vous dis que votre passage est providentiel. Vous, un compatriote de Jeanne, vous m’enverrez sa statue, et moi, pauvre Père, des notes sur les Ismaéliens.

Hélas ! la guerre est venue. Et, bien contre notre gré, nous nous sommes manqué de parole, l’un à l’autre.

Contenau ne nous écoute pas. Il est prodigieusement agité, il va et vient dans le wagon, stationne sur la plate-forme, se penche aux fenêtres : il n’en a qu’aux Hittites. Il est tout entier à surveiller l’immense paysage, pour y guetter une trace de ce que ces « fils de Heth » y furent quinze siècles avant Jésus-Christ.

— Arrivez, arrivez, crie-t-il, les voilà…

Je me rappelle que M. Gustave Schlumberger, un jour, chez Bourget, m’a raconté de quelle manière, en 1879, il lui fut donné de voir apparaître ces Hétéens de la Bible, ces Hittites, comme nous disons maintenant, que la nuit et le silence recouvraient. Schlumberger se promenait dans le vieux bazar de Constantinople (aujourd’hui détruit), à la chasse des monnaies antiques, quand il aperçut un beau gars, vêtu du pittoresque costume des paysans de l’Anatolie, qui cherchait à vendre d’étranges objets renfermés dans une immense bourse de cuir, une vingtaine de petits cônes de terre cuite, d’aspect très ancien, sur la base desquels étaient figurées une foule de représentations bizarres, têtes humaines, chaussures étranges, têtes d’animaux, etc. Ces petits monuments que Schlumberger acheta pour deux, trois livres turques, n’étaient autres que des sceaux de princes hittites, contemporains des plus vieilles civilisations de l’Asie antérieure. Publiés d’abord par Georges Perrot, puis par le grand archéologue et philologue anglais, Henry Sayce, ils figurent encore dans les collections de notre confrère et sont, à peu près, les premiers sceaux hittites retrouvés.

On ne déchiffre que très incomplètement l’écriture de ce vieux peuple. Mais on retrouve ses villes. Et Contenau nous appelle pour nous faire voir l’antique Kadesh. Sur la gauche du chemin de fer, il nous montre un monticule de terre, un tell, recouvert en partie par un village et par un cimetière, qui rompt la prodigieuse platitude de la plaine.

— Les belles fouilles qu’il y aurait à faire ici !

Il nous explique avec passion que lorsque l’égyptien Ramsès II, dans sa campagne de Syrie, vers 1295 avant J-C., arriva sur ce point, il y rencontra le gros des Hittites que commandait leur roi Moutallou. Mal gardé, il se fit surprendre, fut à deux doigts de la défaite, et ne chercha plus à prendre la ville de Kadesh ; il se hâta de conclure avec Hattousil (qui sur les entrefaites venait de succéder à Moutallou), un traité d’alliance et admit une de ses filles dans son harem. Le traité qualifie Hattousil de grand roi, alors que la chancellerie égyptienne lui donnait auparavant les épithètes de vil et d’ignoble. Toute la bataille est reproduite sur les murs du Ramesseum à Luxor, du Memnonium à Abydos, et à Ipsamboul, tandis qu’un poème glorifie la valeur du pharaon. Ces bas-reliefs montrent Kadesh entourée d’eau. C’est pour cette raison qu’on avait d’abord pensé à la chercher dans la petite île du lac de Homs. Les fouilles n’y ont rien donné. Alors au Sud du lac de Homs, qu’on appelait jadis lac de Kadas, on est venu examiner ce Tell. Il est situé dans l’angle formé par l’Oronte et par un de ses affluents, qui alimente un moulin, appelé encore aujourd’hui « moulin de Kadas, » mais tout de même pour satisfaire à l’idée qu’en donnent les bas-reliefs égyptiens, il lui manquait d’avoir de l’eau sur son troisième côté. Eh bien ! les premières fouilles que M. Pezard y a entreprises viennent de dégager un canal qui, unissant les deux rivières, réalisait cette disposition.

— Je reconnais que ces recherches sont très amusantes, pleines d’ingéniosité, excitantes pour l’esprit, mais comment s’intéresser à fond aux Hittites ? Comment les relier à notre humanité ? Je ne me vois pas plus de parenté avec eux, dans leurs luttes contre les Egyptiens, qu’avec deux armées de fourmis.

—- Parce que nous manquons de lectures ! Mais nous avons déjà beaucoup de textes, que l’on commence à déchiffrer, grâce aux découvertes de Boghaz-Keui, et quand on saura vraiment les lire, ce sera inouï. Dans les cinquante années qui viennent, on va nous faire voir une civilisation hittite, très considérable, pas sémite, peut-être aryenne, tout un fond d’idées sur lequel a vécu primitivement le plateau central de l’Asie-Mineure.

— Je vous crois, mais en attendant, ce qui m’intéresse ici, c’est Emèse et surtout le temple d’Héliogabale. Où s’élevait-il ?

— Je ne me le suis jamais demandé, déclare le père Claude Chevrey.

Contenau n’en sait pas davantage.


LA PIERRE NOIRE D’ÉMÈSE

Le temple du Soleil aurait eu fort bon air dans la petite île, au centre du lac de Homs, que nous longeons, net, propre, couleur d’une opale très claire, et agrémenté sur son rivage d’un petit village tout sec, en terre battue. Un horizon monotone, immense, sans un vallonnement, avec çà et là des Tells artificiels, corps de garde, défenses de jadis, seuls témoins des civilisations qui se heurtèrent ici, dix siècles avant Jésus-Christ… Oui, le culte du Soleil eût été superbement placé dans cette île, comme le temple d’Isis que j’ai vu à Philae, dans le Nil, ou le temple d’Eléphantine.

Mais, au jugement de Contenau, le plus vraisemblable est que le temple de la pierre noire occupait dans Emèse remplacement de la mosquée actuelle de Homs. Celle-ci a succédé à la cathédrale chrétienne ; on y trouve un puits surmonté d’une coupole qui repose sur six colonnes antiques ; et les chrétiens précédemment avaient dû désaffecter le sanctuaire des païens. Perpétuelle transfiguration du visage divin. La mosquée d’Allah recouvre la sainte maison du Christ, qui s’est elle-même construite sur le temple du Soleil.

Quel lieu excitant pour l’imagination ! Je réclame qu’un poète savant écrive l’histoire des grands prêtres héréditaires d’Emèse. Une famille incomparable, à la fois sacerdotale et royale, dont les femmes, merveilleusement belles et intelligentes, hissèrent sur le trône l’enfant insensé Héliogabale, et qui, pour finir, s’épanouit dans le génie mystérieux du philosophe Jamblique ! Un tel livre, je n’en imagine pas de plus beau, si l’auteur ne s’attarde pas en détails sensuels, et s’il va, au centre de toutes ces extravagances, jusqu’à l’esprit qui animait ces adorateurs du bétyle, jusqu’à la vérité ineffable qui reposait dans la pierre noire, messagère du ciel,


Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur.


Je voudrais pouvoir dire comme Damascius :.« J’ai vu le bétyle volant dans le ciel. » J’envie le marquis de Vogüé d’en avoir découvert un à Oumm-el-Djemail. J’admire leur image sur les monnaies de Byblos et de Paphos. Quel fut le dernier jour de la pierre de Possinunte, dite la Mère, que l’on avait placée à Rome dans la bouche de Cybèle ? Mais entre toutes, je rêve de la pierre noire d’Émèse, qu’accompagne, sur les monnaies d’or, un aigle. Sont-elles le symbole de l’occultation universelle, le rappel que toutes les causes premières demeurent inaccessibles à l’esprit humain ? Et que signifiait alors la gigantesque émeraude lumineuse, exposée à la vénération des fidèles dans le temple de Tyr ? Émeraude et pierres noires me paraissent l’emblème du feu et le symbole de l’amour. L’émeraude, c’est le feu ardent ; la pierre noire, c’est le repos de l’étincelle qui n’a pas encore jailli. Je n’aurai jamais fini d’épuiser ces belles choses que Descartes a dites sur les germes de feu qui reposent dans le caillou, comme des germes de science dans l’homme. « Par ces pierres, aussi bien que par les chrysalides, la nature nous suggère un perpétuel spera. »

La pierre d’Émèse, appelée Elagabalus, et dont le jeune dément qui fut empereur s’appropria le nom, était marquée de saillies et d’empreintes, qui la faisaient à la fois mâle et féminine, et que l’on avait bien soin de laisser voir quand on l’habillait de riches vêtements.

Voilà ce qu’il plaisait à ces imaginations extravagantes des Syriens de lire sur une pierre ; et nous, que voulons-nous y déchiffrer ? Toutes les imaginations, les plus hautes et les plus pures, restent permises. Écoutez cette page du cardinal Pitra : « On s’obstine à nous dire que des hymnes sont écrites en lettres gigantesques sur les roches du Sinaï. Ici (à Rome), le père Secchi est mort, convaincu qu’il pouvait lire les hiéroglyphes de l’Égypte. Les pyramides de Gyzeh sont-elles les colonnes de Seth antédiluviennes ? Que le père Kircher se soit mépris en lisant le Dixit dominus sur l’obélisque de Saint-Pierre, je n’ai qu’y faire ; mais un autre lira mieux et plus encore. Volontiers j’en croirais je ne sais quelle sainte âme qui me disait sérieusement qu’il y avait un très beau cantique gravé sur l’obélisque de Louqsor dressé à Paris place de la Révolution… »

Héliogabale transporta à Rome sa pierre sacrée, et la plaça auprès du feu de Vesta. Puis il la maria à la dea cœlestis de Carthage, à la Tanith punique, qui avait été consacrée par Didon. Pour lui faire une cour, il groupa autour de ce couple insensé toutes les pierres divines de l’Asie. Et il exécutait devant elles ses danses sacrées. Même il leur offrit des sacrifices humains.

Quand ce jeune fou eut été égorgé et traîné dans les rues de Rome, on renvoya sa pierre noire à Emèse. Qu’est-elle devenue ? Après quel désastre ? Dans quelle construction est-elle encastrée ? Pave-t-elle une route ? Ses débris se sont-ils obscurément fait reconnaître et servent-ils de fétiche ? Ont-ils cessé d’avoir toute action dans le monde ?

Ainsi je rêve, tout en causant avec les religieux, dans la gare de Homs…


ALEP

Après Homs, toujours cette teinte de chameau, morne, sévère, et toujours, quand les peupliers fraîchissent, dans le cours de l’Oronte, des coins virgiliens, des nymphées agrestes. Nous les dépassons, et c’est de nouveau la couleur kaki, les pierres noires, le courant d’air du désert, la chaleur intolérable.

Aux environs de Hama, voici des villages dont les maisons surmontées de toits coniques semblent des ruches d’abeilles, des ruches grises et noires, des toits construits de terre battue et sèche, selon une mode si vieille que déjà on les voit figurer sur les bas-reliefs assyriens.

… Toujours cet aspect écroulé, abandonné sous le soleil. Une tempête de vent chaud sur des espaces où l’œil ne s’arrête à rien, sinon à des campements de nomades. Que ces témoins éternels, que ces survivants de la Bible sont en harmonie avec le désert ! Un ciel sans un nuage, un sol sans une ombre, les tentes noires des fils de Cedar, et ce vent inlassable.

Ce grand paysage, d’une monotonie solennelle, laisse dans l’esprit un souvenir de puissance et d’éternité. C’est un tel repos, ces espaces qu’un seul motif remplit ! Cela empêche la dispersion. Il n’y a rien ici pour le colifichet.

… Au demeurant, belle journée paisible sous la chaleur qu’un degré de plus ferait terrible. Si j’essaye de me rappeler mes sensations nues, je vois le ciel très haut, les villes blanches et basses, le désert où elles sont perdues, quelque chose d’exténué dans l’allure des chameaux et sur le visage des hommes, et puis les femmes enveloppées de voiles où souffle le vent. En réalité un pays peuplé et cultivé, et des villages riches. Mais il faut du temps et des explications pour le comprendre et pour distinguer que ces Bédouins errants sont déjà disciplinés et accordés avec la civilisation. C’est un fait qu’ils tirent rarement sur le train et que leurs femmes rient en nous regardant.

On arrive à Alep au milieu des jardins. La citadelle, dressée sur un Tell, pousse vers le ciel ses murailles et ses tours.

À la gare, nous trouvons le Consul, M. Barré de Lancy, son attaché, les Pères jésuites, les Pères maristes, les sœurs de Saint-Joseph avec leur Supérieure. Et celle-ci, tout de suite, avant que j’aie quitté le marchepied du wagon :

— Monsieur Barrès, il ne faut pas laisser devancer la France.

C’est la sœur Placide Calé, une Bretonne, provinciale des sœurs de Saint-Joseph pour la Syrie, la Palestine et Chypre, une femme de tête et qui fait contraste, je vous prie de croire, avec ces Orientaux protocolaires qui se mettent à ma disposition.

Elle me prend par la manche :

— Venez voir notre hôpital en construction. Il n’avance plus, on manque de fonds. Vous pouvez nous avoir du crédit. Il le faut, c’est nécessaire ; sans quoi, les Allemands en vont construire un pour leur compte.

Et ses explications se pressent, impérieuses, intransigeantes :

— C’est plein d’Allemands, ici, des ingénieurs, des officiers, pour la construction du Bagdad et du pont sur l’Euphrate, Ils ont fait venir des sœurs catholiques d’Allemagne. Elles réussissent mal, c’est entendu. Mais il n’y a que deux ans qu’elles sont arrivées. On ne réussit pas en un jour. Elles vont avoir un hôpital. Enfin, monsieur le Consul, ai-je tort ou non ?

Et le Consul de confirmer la gravité du péril :

— Les Allemands font le maximum pour plaire aux indigènes. Ils réussissent difficilement, parce qu’ils ne sont pas aimables. Eux-mêmes le reconnaissent. Mais ils procèdent avec intelligence et méthode. Ils ont beau se faire détester, ils deviennent les plus influents. En trois années, ils nous ont quasi délogés d’Alep.

— On résiste, on gagnerait la partie, reprend la sœur, mais monsieur le député, avec votre Chambre et vos ministres, vous ne faites que des sottises.

Comme elle y va, la sainte fille ! Je l’écoute, je l’admire et je voudrais un peu qu’elle me laissât, penser à Alep ! C’est ennuyeux de. ne passer ici que deux jours et d’y être absorbé par nos stupides querelles.

Pour visiter les diverses congrégations, nous circulons dans tous les sens à travers la ville : une ville franque, du genre de Beyrouth, avec un bazar assez important. Le point intéressant c’est la citadelle, sur une butte de terre, comme à Homs : une construction de l’époque arabe, bien délabrée, mais avec une allure ! C’est en miettes, à bien voir, et pourtant, cela étonne et enchante. Nous sommes montés sur ses plus hauts balcons à la fin de la journée. On domine la ville, mais à quoi se prendre dans ce chaos de maisons ? Où fixer mon esprit ? Ces villes immobiles, Homs, Hama, Alep, assises dans leurs pierrailles, sous ce soleil, auprès de leur rivière, que désirent-elles, que remâchent-elles depuis des siècles ?

C’est ici que l’on voit le rôle immense des écrivains, poètes ou philosophes, qui tiennent la plume au nom de leurs concitoyens. Je sais que Djelal-eddin Roumi, le grand poète dont je vais honorer le tombeau à Konia, a rencontré ici, à Alep, Kemal-eddin Ibn-el-Adim, un historien très savant, « au cœur éclairé et croyant, » Ils ont vécu quelques semaines ensemble dans le collège Halàwiyya, me dit M. Huart, auprès de la grande mosquée (et probablement ce collège était une transformation de la cathédrale chrétienne). Que purent-ils se dire ? À ce moment, Djelal-eddin était au début de sa vocation ; son père venait de mourir ; ce serait pour moi prodigieusement intéressant d’avoir une idée de son état d’esprit. J’ai aussi entendu parler d’un poète, Sohrawardi d’AIep, celui qui appelait al Hallâj « mon frère. » Il pensait que par une lutte systématique contre ses instincts physiques l’homme peut se purifier, se sublimer, se supernaturaliser, enfin se diviniser. Je voudrais l’entendre, ce néo-platonicien hermétique. Mais tous trois aujourd’hui sont muets, oubliés ; nul, que je sache, ne peut me les ressusciter ce soir. Résignons-nous donc à nous promener, de la manière la plus vaine, à la surface de ces profondeurs d’Islam et en dehors des pensées séculaires indigènes ; acceptons que pour nous, ce soir, la spiritualité de l’antique Alep tienne toute dans la phrase que me répète, sous trente-six formes, le petit groupe qui me conduit à travers les rues : « Les Allemands progressent, nous leur résistons… »

Nous entrons chez les Frères maristes, qui donnent instruction et enseignent notre langue à 650 filles et garçons ; — dans les écoles de l’Alliance israélite, qui rassemblent près de 1 200 petits juifs et leur enseignent le français avec l’amour de la France ; — chez les Mariamettes enfin.

Les sœurs Mariamettes sont des religieuses arabes, recrutées, formées, dirigées par les Pères jésuites, qui leur ont confié ici trois écoles populaires de filles. Sur leurs 540 élèves, 180 apprennent le français. J’écoute les plus petites chanter et mimer une espèce de poème alterné, et des rangs des grandes une jeune poétesse surgit qui me déclame des vers de sa composition, où se déploie la plus belle emphase orientale. Je félicite ces enfants et leurs maîtresses ; à tout ce monde arabe, j’exprime l’amitié de la France.

Les religieuses au teint doré portent la main à leur tête et à leur cœur :

— Nous ne faisons que notre devoir, disent-elles avec humilité ; nous le faisons pour Dieu.

— Dieu, mes Sœurs, sera renseigné directement et par l’intermédiaire des Pères jésuites.

J’hésitais à aller chez les Franciscains, où la France, m’a-t-on dit, est toute submergée par l’Italie. Le Consul m’engage à surmonter mon déplaisir. Il a raison : je suis reçu au son de la Marseillaise. Et nous voilà dans une grande pièce, haute, solide, ancienne, où nous prenons le café avec des moines de nationalités étrangères. Conversation courtoise, mais prudente et gênée par l’accent. J’essaie de savoir s’il y a des Français parmi mes hôtes. Chuchotements, sans réponse nette. L’un d’eux vient dire : « Tout est prêt ! »

Nous passons dans la cour. Deux cents écoliers nous attendent en bon ordre, et l’un d’eux se détache pour me faire un des discours les plus chauds du cœur, les plus français, que j’aie entendus. Je réponds en ayant soin de ménager toute cette Italie dont je persiste à me croire entouré. J’insiste sur la culture occidentale dont les foyers sont Athènes, Rome et Paris. Là-dessus, nouvelle Marseillaise.

Le supérieur fort gracieusement m’invite à parcourir les salles, les dortoirs, la chapelle. Je ne songe qu’à me rendre compte de ce qui peut rester là de français. Il faut remercier et prendre congé. Encore une Marseillaise ! Elle me serre le cœur, dans la nuit qui tombe, cette musique, tandis que je m’éloigne.

Un galop derrière moi dans la rue. Un vieillard essoufflé me rejoint et me dit :

— Je suis le dernier Français. Mes collègues ont été très bien. C’est moi qui ai fait les discours, et tout arrangé. Mais demain, quand je serai mort !

J’entends encore le pas de ce prêtre, sa course sonore sur la terre sèche. Il y avait quelque chose d’animal dans son élan joyeux, dans cette confiance. À nous deux, nous faisions la France dans ce rude décor deux fois étranger. Tout notre instinct vital s’émouvait. Il me disait la victoire du jour, le désastre du lendemain, et me confirmait le mot d’ordre universel de la Syrie : « obtenir la réouverture des noviciats. »

— Entendu, mon père, j’ai compris et je ferai au mieux pour la cause commune.

On nous avait signalé des chiens enragés dans les rues et des moustiques boutonniers (je veux dire porteurs du bouton d’AIep) dans les airs. Ces deux désagréments nous furent épargnés. Mais nous ne pûmes échapper à la troisième plaie d’Alep : l’hôtel regorgeait et retentissait d’officiers allemands. Près de moi, à la salle à manger, un colonel, un chef d’état-major, un major d’artillerie. C’est la mission militaire. Ils sont les maîtres de l’armée turque. À cette première et formidable influence joignez les travaux du Bagdad. En ce moment, les ingénieurs allemands construisent à Djerablous un grand pont métallique de dix travées, ayant chacune quatre-vingts mètres de long. Ces officiers et ces ingénieurs obtiennent évidemment des résultats positifs, mais ils ne conquièrent pas les cœurs. Dans l’armée et sur les chantiers, ils sont si brutaux que les soldats désertent et qu’ils ne trouvent plus d’entrepreneurs.

À Djerablous, la compagnie avait distribué les travaux entre vingt ou vingt-cinq entrepreneurs (cinq ou six Italiens, deux Autrichiens, deux Français, deux Arméniens, deux Arabes d’Egypte, deux Arabes du pays et plusieurs Allemands) ; elle est en procès avec tous, sauf avec les Allemands. Après d’interminables plaidoiries, elle dénie la compétence des tribunaux ottomans et veut qu’on aille en conciliation devant le consul allemand. Les entrepreneurs acceptent d’aller plaider à Francfort, mais savent trop que devant le consul allemand d’Alep ils sont à l’avance exécutés… Faute d’entrepreneurs, maintenant la compagnie doit traiter directement avec les ouvriers. Et comment ! Il y a peu, les ingénieurs, qui avaient promis à leurs hommes un salaire de douze piastres par jour, leur ont donné au bout du mois des petits paquets tout ficelés où ils étaient payés à raison de six piastres. Rumeur, révolte. Ils ont jeté leurs ouvriers dans le fleuve ! Puis devant le mauvais effet de ces brutalités qu’elle nie, la compagnie a versé douze mille francs aux parents des morts. Un Italien me dit : « Compagnia francesca, benôdetta ; compagnia tedesca, maladetta. »

Les Allemands confessent qu’ils ne savent pas plaire. L’un d’eux disait à notre consul : « Vous savez éveiller la sympathie. Vous avez ça naturellement. Nous ne pouvons pas. Nous ne savons pas nous rendre agréables. Mais nous avons nos moyens. » L’esprit de système, la ténacité. Beaucoup de ces ingénieurs allemands se font commis-voyageurs, s’en vont dans les magasins proposer, imposer des marchandises allemandes. À l’hôtel, ils ont exigé que tout fût allemand.

— Bah ! me dit un Syrien. Ils font un tape à l’œil formidable avec des gares, des constructions, mais le ballast ne vaut rien.

Mon aimable interlocuteur donne à ce fait une valeur de symbole. Il croit que la sympathie pour la France est quelque chose sur quoi on peut construire plus solidement que sur le prestige allemand.

— Pour vos écoles, n’ayez pas d’inquiétude… C’est plus avantageux, au moment de la construction du pont, de savoir l’allemand. Mais le chemin de fer construit, il y aura quelques employés allemands dans les gares, et ce sera fini. Et puis leur langue est trop difficile.

Sans doute ! Mais ces Syriens, doués à faire peur pour ce qui est de la souplesse et du brillant de l’esprit, sont terriblement soumis devant la force. Pendant des siècles, ils ont été courbés, ils ont vécu par la ruse ; il leur faudra du temps pour se relever, et les Allemands font d’immenses progrès à Alep.


L’EUPHRATE

À l’hôtel, où, tard dans la nuit, j’ai été éclairé et assourdi par les reflets et les refrains d’un brillant café-concert à la française, ce matin, réveil joyeux : la journée sera d’un intérêt exceptionnel.

— Aujourd’hui, Contenau, nous allons à Djerablous.

— Oui, me répond-il, nous allons à Karkernish.

Et nous sommes d’accord ! Djerablous, l’endroit où le chemin de fer de Bagdad traverse l’Euphrate, c’est aussi le point où s’élevait, un millier d’années avant Jésus-Christ ; Karkemish, la capitale du royaume des Hittites. Elle fut détruite par les Assyriens au huitième siècle avant notre ère, mais nous en verrons de beaux restes.

Du wagon, tout le long de la ligne, la campagne se déroule sans caractère, sans attrait. Une plaine agricole, la Beauce, la Champagne, n’importe quoi. C’en est même spirituel : avoir tant désiré de voir l’Euphrate, et trouver du blé, des légumes, du ricin, des lentilles, tout cela destiné au port de Marseille ! Notre train et la ligne d’Alep s’arrêtent au village de Djerablous, à quelque cent mètres du fleuve. Mais là-bas, le Tell de Karkemish, tout contre l’Euphrate, domine les deux rives. Précipitamment, nous sommes montés sur des wagonnets (de la ligne en construction) pour qu’on nous en approche le plus près possible. Contenau veut en visiter les fouilles, et moi en gravir le sommet. Nous l’abordons par son côté Sud-Ouest, et nous y prenons un chemin taillé dans les ruines, bordé à droite et à gauche de bas-reliefs. J’entrevois un dieu massif et trapu, la tête avec des cornes de taureau, assis sur deux lions que maintient un génie ailé, et puis des défilés de guerriers, de musiciens, de prêtres, d’allure assyrienne, avec pourtant je ne sais quoi de très personnel ; mais mon esprit les effleure, les dépasse : je ne songe qu’à atteindre le sommet du Tell.

Quand nous y arrivons, il est onze heures. La nuée des ouvriers qui travaillent au grand pont métallique, au-dessous de nous, s’égaille pour la sieste et restitue au paysage sa tragique solitude.

Un fleuve immense, tout jaune, strié d’herbages vert et or, dont les flots semblent lents et gras, chargés de limon. Aux rives, une mince bande de verdure, d’herbe douteuse, de petits arbres couleur de poussière. Nul horizon, toujours du vent, une monotonie solennelle.

Force, ampleur, immensité de cette-nappe limoneuse qui dévale avec l’impétuosité d’un torrent. Jetez cette masse d’eau sur ces terres désolées, quelle végétation splendide surgirait ! Mais tout s’écoule vainement. Sur les grandes berges jaunâtres, entre lesquelles fuit l’Euphrate, je crois lire le texte où Pascal exprime notre horreur de l’instabilité universelle : « Les fleuves de Babylone coulent, et tombent et entraînent… Ô sainte Sion, où tout est stable, où rien ne tombe ! » Ici repose la plus vieille tristesse du monde : un soleil implacable épandu sur une large dévastation.

Demeurer immobile sur les bords sans ombre de l’Euphrate, à midi, en plein mois de juin, c’est une épreuve mémorable, une minute éblouissante. Je crois voir danser des flammes sur l’autre rive. Sont-ce les djinns qui m’appellent, nymphes et satyres du désert, en qui s’incorpore cette immense nature en friche ? Quel flamboiement ! Et combien de telles fulgurations passent en mystère les ténèbres du Nord. Qu’est-ce que la Bouche d’ombre auprès du Buisson ardent ! On dit qu’il est parmi les djinns des êtres féminins, de sorte que franchissant le pont, si j’allais errer au delà du fleuve, peut-être une flamme, ce soir, se glisserait sous ma tente. Ah ! que j’aimerais connaître les amours des djinns avec les mortels ! Au premier signe de ces filles de feu, voici que je suis prêt d’abandonner mon itinéraire, pour m’engager dans un autre voyage vers Bagdad, Kerbela, Babylone, Ninive, et les Chérubins du paradis perdu. Mais quoi ! au milieu du onzième siècle, quelques Turcs, étant à la chasse près de l’Euphrate, virent dans le désert une tente noire, sous laquelle beaucoup de gens, de l’un et de l’autre sexe, se battaient les joues et poussaient de grands cris, (comme il est ordinaire de faire quand quelqu’un est mort). Parmi ces cris, on entendait ces paroles : « Le grand roi des djinns est mort, malheur à ce pays ! » Et il sortit ensuite une grande troupe de femmes qui allèrent à un cimetière voisin, continuant toujours de se battre en signe de deuil et de douleur… Ce récit de Ben Schohnah fait le pendant de ce que Suétone raconte que, du temps de Tibère, on entendit crier dans les forêts : « Le grand Pan est mort… » Alors mieux vaut que je m’en tienne à mon plan, et que j’aille visiter la charmante Antioche…

Mais où donc Contenau est-il passé ? À ses rêves ! Il a couru à ses manies, comme je demeure aux miennes. Il est retourné aux fouilles que nous avons traversées dans l’intérieur du Tell. Ce que nous y avons vu, c’est, paraît-il, sous des ruines gréco-romaines, l’enceinte même de la ville hittite. Les Anglais ont retrouvé ses portes, que gardent des lions, et des bas-reliefs, posés en plinthe le long des édifices, où se voient des défilés militaires et religieux. Ces sculptures, qui datent du début du premier millénaire avant notre ère, ne sont pas, comme on l’a cru longtemps, de l’art assyrien dégénéré. Au contraire, elles précèdent la belle période de l’art assyrien et, comme lui, elles constituent un rameau d’un art plus général qu’un peut qualifier de mésopotamien…

Je vous rapporte tout cela, tel que me le raconte Contenau dans le train qui nous ramène à Alep. Il est tout émerveillé des 230 000 francs que le British Muséum vient de dépenser là en quatre années ; une grosse somme pour un budget d’archéologie, mais dont il juge que les résultats sont très beaux. Pour moi, je vous avouerai que je n’ai pas vu grand chose, car les Anglais ont collé des bandes de papier sur leurs trouvailles, pour empêcher qu’on les admire et surtout qu’on les photographie.

Détail qui me frappe aujourd’hui : ces fouilles de Karkemish étaient dirigées en second par le colonel Lawrence, qui, dans la suite, devait déployer tant d’acharnement contre la France, et susciter contre nous la sinistre aventure de Fayçal. Pour les Anglais, comme pour les Allemands, à Karkemish comme à Baalbek, les chantiers de fouilles sont, autant que des centres de science, des centres d’information. Et le colonel Lawrence me semble faire le pendant du professeur Oppenheim.

Ah ! j’ai tort de trop me contrarier si j’arrive mal à comprendre les luttes des Hittites et des Assyriens, et si elles demeurent sous mes yeux quelque chose d’aussi sec et d’aussi inhumain que les batailles de coléoptères que nous racontait l’entomologiste Fabre. J’ai sous les yeux, pour me dédommager, la lutte des Français, des Allemands et des Anglais dans Alep. Rien n’a profondément changé, à cette croisée des routes éternelles que suivent les principales caravanes, depuis la Mésopotamie et la Perse jusqu’à la côte, et les Allemands, amoureux de la force et jouant au surhomme, se piquent d’y ressusciter la manière babylonienne.

(En relisant ces notes, me sera-t-il permis de regretter que nos derniers accords avec la Turquie, qui fixent la frontière à la voie ferrée et ainsi nous attribuent la gare et le village de Djerablous, laissent en dehors de notre zone, et de la pioche de Contenau, à 500 mètres au Nord, le Tell des Hittites qui, je crois, n’intéresse que très peu les Turcs ?)


UNE NUIT AU CARAVANSÉRAIL

Au quitter d’Alep, à sept heures du matin, nous avons fait un peu de chemin de fer, puis à neuf heures, nous sommes descendus dans une gare où nous attendait une voiture. Et alors, grande journée monotone, d’un profond agrément. Quel repos que la fatigue physique toute seule ! Quelle détente de se laisser presser et pénétrer par la lumière, le grand air, les images successives, sans s’efforcer de rien lier, de rien organiser, de rien interpréter ! Toute la dignité de l’effort est déléguée à notre cheval. Nous roulons sur un long plateau entre deux chaînes de collines. C’est quelconque. Nos gens nous ont promis que nous déjeunerions sous un arbre. J’interroge, sous le soleil et le vent, la campagne : elle est complètement chauve.

Enfin, dans cette monotonie, nous arrivons au bout du plateau que nous suivons depuis quatre ou cinq heures, et soudain au bout d’une descente, là-bas, nous apparaît le lac d’Antioche, bleuâtre, au pied de hautes montagnes portant elles-mêmes des vapeurs d’azur. Et second miracle : un platane !

Nous y courons. Il est deux heures. Sous ce platane, où Xerxès eût suspendu une couronne d’or, nous déjeunons auprès d’une source. On parle des privations des explorateurs ! Sans doute, mais n’oubliez pas leurs délices d’ouvrir une boîte de confitures, une heureuse conserve de petits pois.

Vers quatre heures, traversée d’une plaine où des herbes trahissent le marécage. Un pays si infesté de moustiques que parfois ils empêchent de passer. Aujourd’hui le grand vent brise leur malice. Au reste, le matin, on nous a recommandé de prendre de la quinine. Puis on monte légèrement vers un col entouré de collines dénudées.

Toute cette route est semée, à droite et à gauche, dans les terres, de groupes d’habitations. Logés dans des espèces de paillotes nègres, huttes de terre sèche mêlée de roseaux, des villageois cultivent, font la récolte, et ma foi, s’ils n’étaient pas habillés comme les frères de Joseph dans l’opéra de Méhul, s’il n’y avait pas leurs chameaux, je les prendrais dans ce canton bien cultivé pour des paysans de chez nous.

À cinq heures, nous franchissons, sur une suite de ponts, des marécages couverts d’épaisses forêts de roseaux. C’est le lieu redoutable de Mourad Pacha, des marais remplis de loutres qui se sèchent par bandes au soleil déclinant. Elles courent et se jettent à l’eau.

La soirée devient royale de beauté. Le Soleil rayonne de la montagne et illumine ces . terres aqueuses, où pataugent des troupeaux de buffles, marqués au fer d’un croissant surmonté d’une étoile. Ils appartiennent au sultan. Le paysage a pris un caractère heureux. C’est une solitude pleine de rêverie. Des cigognes se promènent lentement sur les marécages ; des nuages dorés enveloppent les cimes de l’horizon.

Enfin, au soir, en alignement de la route, nous trouvons le caravansérail. Kirik han, « le caravansérail brûlé, » un lieu sinistre, ensanglanté, anéanti par le fer et le feu, lors des massacres des Arméniens en 1909.

On passe sous une voûte, on pénètre dans une cour, d’où un escalier nous mène à un balcon qui longe toutes les façades. C’est sur ce balcon qu’ouvrent les chambres, des niches misérables, où les murs de plâtre sont couverts de graffites arabes, et dont le plancher mal joint laisse voir et respirer les écuries sur lesquelles elles sont construites. À ma fenêtre, pas de vitres, des volets de bois. En fait d’ameublement, une énorme lanterne, que je tiens à la main pour circuler. Comme distraction, la vermine…

Dire qu’il y a des voyageurs qui trouvent ce genre d’auberge intéressant, pittoresque ! Ah ! lecteurs, que le ciel vous épargne ces piteuses délices !

J’y trouvai pourtant la plus aimable compagnie, un contremaître de la Société française des routes de l’Empire ottoman, pour qui son inspecteur, M. Albert Plait, la veille, à Alep, m’avait donné une lettre. Ce jeune homme, nouvellement marié et bien empêché de trouver aucun logement dans un pays si misérable, s’accommodait, comme il pouvait, avec sa jeune femme, de ce gite insalubre. Tous deux atteints par les fièvres, ils se préoccupèrent de nos risques d’un soir, sans avoir une plainte sur les mois qu’eux-mêmes passaient dans cette misère. Ils voulurent partager avec nous leurs boites de conserves et, d’abord, leur bromhydrate de quinine. Nous dinâmes devant leur chambre, sur l’étroit balcon que nous interceptions complètement, au point que l’Arabe qui nous servait, devait enjamber la balustrade et se tenir en dehors, au-dessus du vide, pour nous offrir les plats. Une grosse lanterne nous éclairait, autour de laquelle couraient et chantaient les moustiques pernicieux. « Un moustique de Mourad Pacha, dit le proverbe, c’est bien, mais un de Kulek-Boghaz suffit pour traîner une charrette. »

Humble et courtoise réception, soirée si française par la vaillance et la politesse de ces cœurs ouvriers ! Tous deux, ces jeunes gens, étaient bien les représentants de l’Occident, qui n’accepte pas les fatalités, qui croit que l’on peut dessécher les marais, construire des routes, éviter les fièvres, au moins les guérir. Leur confiance dans leur bonne chance était absolue. Ils nous racontèrent leur histoire. Ils arrivaient d’Algérie ; de gros appointements les avaient attirés ; le Gouvernement turc voulait à tout prix hâter les travaux, mettre en état ce tronçon de route, d’Alep à Alexandrette. Ils prenaient leur parti de six mois de risque, et comptaient s’en retourner, avec une petite fortune, guérir paisiblement leurs fièvres au bon air de France.

(Et tout cela, tout cet effort (en juin 1914) pour que la mobilisation turque pût se faire plus aisément ! Ni eux, ni moi, nous n’eûmes le soupçon que la guerre se préparait là sous nos yeux. En principe, je la savais inévitable ; je l’attendais depuis des années, et ce soir-là, dans ce canton perdu d’Asie, je la surprenais en plein travail de préparation, sans l’entendre ni la reconnaître !)

Au petit jour, comme le scaphandrier qui regagne la surface de l’eau, nous émergeons de cette misère… Mais nos deux gendarmes d’escorte, lassés de nous voir, ont disparu durant la nuit, et, fait sans précédent, sont repartis en négligeant même de nous demander le pourboire ! Heureusement, notre voiture nous reste. En route pour Antioche.

Que la nature est fraîche, toute jeune ! Comme il est évident que cette souveraine n’a que faire de songer si les moustiques et les bipèdes se disconviennent. Pour elle, nous ne sommes que d’imperceptibles frissons ajoutés pour une seconde à cette fièvre, insignifiante elle-même, qui agite la surface de la terre. Respirons, jouissons de la minute qui passe.

Nous côtoyons des marécages où naviguent des tortues d’eau, où je vois fuir plusieurs serpents, et voici que s’avance à notre croisée, un cortège de chameaux qui, refusant de se déplacer d’une ligne, jettent notre voiture dans cet infâme cloaque. Nous n’avons que le temps de sauter à terre. Et tandis que les nobles bêtes s’éloignent sans une excuse, il nous faut procéder au sauvetage de notre véhicule.

Brusquement, au lieu de gravir les montagnes qui nous masquent le rivage, et derrière lesquelles repose Alexandrette, nous tournons à angle droit sur la gauche, pour courir le long des hauteurs vers Antioche.

Le pays prend les airs aimables de la Fable. Un chêne vert, isolé au-dessus d’un étang, fait un enchantement, et un gamin, qui nage en battant l’eau avec ses pieds, semble un triton. C’est vraiment un délicieux plaisir, par une matinée de juin, de traverser ce paysage nouveau, plein d’oiseaux chantants, et qui porte un grand nom familier. À notre gauche, l’horizon sur le lac est tout d’azur et d’argent. Notre route est semée de sources qui coulent en fontaines, forment des abreuvoirs, s’épandent en ruisseaux. Nous allons droit sur une large chaîne de montagnes, qui s’abaisse à droite et peu à peu laisse voir une ligne blanche escaladant sa hauteur. Cela ressemble à un dessin de fortification. Cela ressemble…

— Cocher, là-bas, dans le fond, contre ces hautes montagnes, au point où elles s’abaissent, ce groupe d’arbres et de maisons, et, plus au large, ces murs escaladant la hauteur, qu’est-ce donc ?

— Antakiyé.

— La vieille Antioche ! C’est d’ici que les Croisés l’aperçurent. Comme elle est belle, émouvante, et que nous la désirons ! Je savais bien que je l’allais voir, et pourtant sa vue m’étonne, me saisit, me surprend. Comme elle ressemble à ses portraits ! Une étroite oasis contre la montagne, et ses fortifications grimpant la côte, courant sur les cimes. Je suis impatient d’y pénétrer, et pourtant je me réjouis d’avoir une heure encore de route pour bien me préparer à y être heureux.


MAURICE BARRÈS.

  1. Copyright by Maurice Barrès, 1923.
  2. Voyez la Revue des 15 février, 1er et 15 mars, 1er avril, 15 mai, 1er et 15 juin.