Une Enquête française sur les croisades et l’Orient latin

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Une Enquête française sur les croisades et l’Orient latin
Revue des Deux Mondes3e période, tome 60 (p. 607-635).
UNE
ENQUÊTE FRANÇAISE
SUR LES CROISADES ET L’ORIENT LATIN

I. Publications de la Société de l’Orient latin, chez Ernest Leroux : Archives de l’Orient latin, t. Ier ; Itinéraires et descriptions de la terre-sainte ; De Passagiis in terram sanctam, 16 héliogravures in-fo ; Numismatique de l’Orient latin, par M. G. Schlumberger. — II. Publications de M. le comte Riant : Exuviœ sacrœ Constantinopolitanœ, 2 vol. in-8o ; Inventaire des lettres historiques des croisades, 1 vol. in-8o ; Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat ; Dépouilles religieuses enlevées à Constantinople, etc. — III. Publications de l’École française de Rome : Chartes de terre-sainte provenant de l’abbaye de Notre-Dame de Josaphat, publiées par M. François Delaborde, 1 vol. in-8o, etc. — IV. Les Colonies franques de Syrie aux XIIe et XIIIe siècles, par M. E. Rey. 1 vol in-8o, Picard.


I.

La science n’a pas de patrie. Les services que les autres nations rendent à la recherche scientifique, ceux que l’érudite Allemagne multiplie au profit de tous, il serait aussi puéril de ne les pas reconnaître que dangereux de ne pas en faire usage. Accueillons donc la science étrangère, mais que ce soit à la condition de ne pas ignorer notre propre travail intérieur et de rendre une justice égale à des œuvres égales accomplies parmi nous. La ténacité dans la recherche, la critique pénétrante dans l’investigation, la logique inductive, le droit sens historique ont été trop souvent des qualités françaises pour qu’on ait à s’étonner au dehors de les voir produire de nouveaux fruits ; et quand l’étranger, comme il arrive, ne manque pas de remarquer ces travaux et d’y applaudir, il faut croire que nous saurons les apercevoir nous-mêmes et en estimer les auteurs. À ne parler que des études qui sont du domaine de l’histoire, un effort considérable s’accomplit en ce moment en France. Nous comprenons que nous ne pouvons recueillir dignement le bel héritage de la génération précédente qu’en y ajoutant notre part d’intelligente énergie et de résultats honorables ; et la direction de l’esprit public, le progrès de la science, conseille incontestablement à cette activité les voies de l’examen critique. Les idées générales qui nous ont été transmises ont passé dans le commun usage, elles demandent à être renouvelées avec le secours de recherches consciencieuses et sévères. L’enseignement supérieur se modifie en ce sens, et beaucoup de travaux individuels, marqués au coin d’une solidité patiente et réfléchie, contribuent à un mouvement intellectuel très sensible. Je voudrais signaler aux lecteurs un de ces louables progrès, qui n’en est encore qu’à son début, mais qui a commencé de renouveler toute une vaste période historique.

Depuis huit ou neuf années seulement, sous le titre de Société de l’Orient latin, un groupe de savans français a entrepris de rechercher et de publier, en les expliquant, tous les souvenirs historiques et littéraires qui concernent les croisades et l’influence française pendant le moyen âge en Orient. N’est-ce pas une page de notre histoire, non la moins éclatante, celle de cet Orient méditerranéen, — Palestine et Syrie, Arménie et Chypre, Constantinople, Égypte, Afrique septentrionale, — qui a vu la croix, au nom de la France, tenir en respect si longtemps l’islamisme, un royaume et un empire français importer, avec notre droit féodal, notre langue et nos mœurs, — une auréole de valeur militaire, de vertu chrétienne, de poésie chevaleresque, se former pendant plus de quatre siècles autour de ces grands noms : Charlemagne, Godefroy de Bouillon, saint Bernard, Philippe Auguste, saint Louis, et s’édifier enfin une gloire toute française, aujourd’hui plus de dix fois séculaire, dont on peut dire que, malgré nos fautes, l’éclat continue toujours de nous protéger ?

L’histoire de cette vaste et retentissante période n’est cependant pas encore écrite, car le livre de Michaud, malgré ses mérites peut-être en son temps, fourmille de lacunes et d’erreurs. Nous n’en avons pas même tous les élémens réunis. Le monumental recueil des Historiens des croisades entrepris par l’Académie des inscriptions ne comprend que deux siècles, en dehors desquels toute une vaste période de préparation et des suites importantes restent à faire connaître. Le plan d’ailleurs en comprend surtout ces textes étendus qu’on peut appeler classiques, et il faut beaucoup de temps à l’avancement d’une œuvre qui, dans les limites tracées, reste si considérable. Cependant, en Allemagne comme en France, plusieurs savans ont commencé de rompre, sur ce grand sujet, avec une sorte d’histoire traditionnelle ; on a entrepris tout un travail de critique faisant justice de tant de fautes ou d’incertitudes fidèlement et aveuglément transmises : Hurter, dans son Histoire d’Innocent III, M. de Sybel dans sa monographie de la première croisade, donnaient l’exemple. On se rendit compte qu’avant de tenter la restitution de l’édifice, il convenait d’en rechercher les bases et jusqu’aux derniers débris, c’est-à-dire qu’il fallait rassembler avec soin les témoignages et les sources historiques. La tâche était trop considérable pour que les efforts isolés pussent y suffire ; la pensée vint de part et d’autre d’associer les efforts individuels et indépendans.

Il faut conseiller aux historiens de ne pas médire des bibliophiles, qui peuvent, à leur manière, creuser d’utiles sillons. Pendant qu’un groupe allemand, préoccupé de l’histoire de la terre-sainte, se laissait aller de plus en plus dans ses recherches à des vues religieuses plus que scientifiques, quelques fins érudits français, amis des livres, et que leurs études rattachaient à l’Orient, M. le marquis de Vogüé, — l’habile auteur des Églises de terre-sainte, — et M. Ch. Schefer, le savant directeur de notre École des langues orientales, remarquaient avec peine, en bibliophiles non égoïstes, à quels prix déraisonnables parvenaient dans les ventes publiques les moindres opuscules sur l’histoire et la géographie de la Palestine. Pour eux, il ne s’agissait pas d’une innocente manie à satisfaire : il leur était évident qu’un mouvement d’études chaque jour plus accentué donnait lieu à une louable recherche qu’il devenait trop difficile et trop coûteux de satisfaire. MM. de Vogüé et Schefer s’entendirent avec un de leurs amis, qu’ils savaient très expérimenté dans la connaissance des bons livres et homme d’initiative, M. le comte Riant. On fut d’avis qu’on était en présence d’une tâche qui, en grandissant, présenterait un caractère vraiment scientifique et national, et qu’il convenait que Paris en eût l’honneur plutôt que Berlin. Au premier groupe s’adjoignirent MM. de Rizière, Léopold Delisle, Egger, de Mas-Latrie, Victor Guérin, et le docteur suisse Titus Tobler, qui s’était distingué par de curieuses publications de textes relatifs à la terre-sainte. On fit un appel au public. M. Riant rédigea les statuts, fut à la fois le directeur, le secrétaire, le banquier, et la nouvelle société fut fondée, au commencement de 1875, sur le modèle des clubs littéraires anglais, du Roxhurgh Club ou de la Camden Society. La part nécessaire était faite à la curiosité bibliographique, puisqu’il y avait, pour une certaine catégorie de sociétaires, des réimpressions phototypographiques de pièces uniques ou rarissimes, des volumes de textes à exemplaires numérotés, etc. Mais on n’avait pas uniquement pourvu à cette sorte de satisfactions ; l’intérêt de la science était sauvegardé. Un nombre suffisant d’exemplaires de chaque publication était réservé pour la vente à des prix modestes, afin que les soins extrêmes consacrés à ces volumes ne fissent pas tort à leur diffusion. L’œuvre allait d’ailleurs s’étendre rapidement, grâce à l’importance de son objet et à l’énergie de son principal inspirateur.

M. Riant a fait preuve, pendant ces huit années, d’un rare talent de direction scientifique. D’accord avec lui, et la plupart du temps d’après ses indications, les collaborateurs de la Société de l’Orient latin poursuivent les recherches les plus précises dans les archives publiques ou privées les plus lointaines et quelquefois les moins connues. Son cabinet de travail est devenu le centre de nombreuses correspondances, une sorte de bureau d’informations et d’instructions incessantes dont tous les agens, secrétaires, collationneurs, copistes, correcteurs d’épreuves, sont également dans sa main. C’est lui le plus souvent qui désigne les recherches à faire, les manuscrits à retrouver, les comparaisons à instituer, il lui arrive d’avoir sur sa table les bonnes feuilles de huit à dix volumes à la fois. Pour faire comprendre cette activité savante, il suffit ici de rappeler les entreprises engagées et les résultats obtenus pendant les huit premières années. — On a voulu faire revivre la « littérature historique » des croisades, c’est-à-dire, en prenant ce mot dans son sens littéral, l’ensemble des documens écrits, quels qu’ils soient, qui peuvent servir à en éclairer l’histoire. On a commencé une double série de publications, l’une de textes géographiques et l’autre de textes historiques. Dans la première devront figurer les voyages en terre-sainte. Rien que pour les pèlerinages qui ont précédé les croisades, objet d’étude exclu par le recueil académique, on peut dire que la Société de l’Orient latin entreprend un travail colossal ; entamé depuis six ans, il demande un temps égal pour être terminé. Les cartes, dont quelques-unes extrêmement rares, seront reproduites à l’aide de la photographie. La même série comprend les descriptions si nombreuses de la terre-sainte ou des lieux saints et de Jérusalem, les itinéraires grecs, latins, français, orientaux : trois volumes en ont déjà paru,

La série historique puisera à des sources multiples, jusqu’à ce jour dédaignées, ou même à peine soupçonnées : récits scandinaves et russes, empruntés à une littérature historique devenue familière à M. Riant, auteur d’un remarquable volume sur la part que les peuples du Nord ont prise au mouvement des croisades; récits hébraïques contemporains, puisque les Israélites, avec leurs moyens d’information à la fois si secrets et si sûrs pendant le moyen âge, n’avaient pu rester indifférens à des expéditions latines en terre-sainte. Viennent ensuite les actes des conciles tenus en Orient par les Latins, ceux des conciles occidentaux, ceux des réunions capitulaires des grands ordres monastiques, et puis les témoignages littéraires et populaires, les poésies latines, françaises, allemandes, les recueils de prophéties ou d’anecdotes édifiantes, les lettres officielles ou privées suscitées par les croisades, les documens issus du culte et de la circulation des reliques, les titres de propriétés des innombrables établissemens orientaux, et ainsi de suite. Insistons sur ces dernières catégories, afin de montrer avec quelle ingénieuse originalité d’enquête inventive on sait de nos jours, interroger l’histoire en s’adressant aux vraies sources de la vie réelle, et en se faisant, par un effort énergique et continu, les propres contemporains des événemens qu’on veut tirer de l’oubli.

On sait quelle place considérable le culte des reliques occupait dans la vie religieuse et même civile du moyen âge. Sur les reliques on prononçait des sermens, sur les reliques on prêtait à gage et l’on prenait hypothèque. Un évêque de Soissons, en 1205, ne craignait pas d’escompter à l’avance, pour l’achèvement de sa cathédrale et pour la construction du pont de Châlons-sur-Marne, les richesses que lui vaudrait une relique récemment acquise. Pour abriter ces trésors, un art pieux fabriquait de merveilleuses pièces d’orfèvrerie, ou bien élevait des châsses de pierre ou de marbre telles que la Sainte Chapelle et la Spina de Pise. Les pèlerins arrivaient en foule, les offrandes et les aumônes se multipliaient, ainsi que les avantages spirituels et les privilèges royaux. Le pèlerinage amenait des marchands ; la périodicité des visites attirait des foires périodiques ; les abris temporaires devenaient permanens, les maisons succédaient aux cabanes, les villages et bourgs naissaient, au grand profit du haut et du bas suzerain. Rois, seigneurs laïques et clercs furent donc empressés à se procurer en Orient de telles sources de richesses. La quatrième croisade surtout y donna lieu : on se rappelle à quel pillage Constantinople, où les empereurs byzantins avaient réuni le plus grand nombre des reliques de la terre-sainte, fut alors en proie. À côté de ce pillage, il y eut des distributions officielles et régulières. Dans l’un et l’autre cas, les envois faits en Europe donnèrent naissance à beaucoup de documens écrits, car de titres d’authenticité plus ou moins autorisés et explicites dépendait le plus ou moins de valeur d’une relique. Les présens impériaux étaient placés dans des châsses de voyage et confiés à des envoyés spéciaux munis de chrysobulles, auxquels on joignait des inventaires exacts, des chartes dites d’authentique, des comptes rendus d’enquêtes spéciales. À l’arrivée, la châsse de voyage était déposée en lieu, sûr, les personnages autorisés à disbuller reconnaissaient les sceaux en les comparant à ceux des chartes d’envoi, ils les brisaient et dressaient procès-verbal. Cet examen achevé, un jour était fixé pour l’entrée solennelle et pour l’exposition publique ; un sermon faisait connaître les preuves d’authenticité : c’était la fête dite de susception. Les biographes de saint Louis nous retracent de pareils épisodes quand arrivent à Paris la Sainte Couronne en 1239, et la Grande Croix en 1241, Ce n’est pas tout. À la suite de la susception, une fête annuelle et commémorative était instituée, avec un office spécial dont les leçons et quelquefois les hymnes répétaient les circonstances de la translation. Plus longues encore et plus détaillées étaient les précautions auxquelles les reliques envoyées en dehors des voies officielles donnaient lieu. Chartes d’authentique, procès-verbaux de susception, narrations officielles ou enquêtes officieuses, offices commémoratifs, lectures édifiantes, leçons de bréviaires, chants populaires, litanies, hymnes et sermons,.. qui ne comprend que voilà pour l’historien des croisades cent occasions d’informations utiles ? Ces divers documens donnent en grand nombre des signatures de témoins importans, des dates, des itinéraires, des fragmens de récits, de réelles pages historiques. On a là toute une méthode de recherche dont le point de départ est cette maxime très fondée, que l’histoire des croyances religieuses est une des plus fermes attaches de la longue tradition orale ou écrite.

Aujourd’hui encore, l’église paroissiale de Tournemire, près de de Saint-Cernin, dans l’arrondissement d’Aurillac, conserve un très ancien reliquaire contenant une épine, sans doute la même « sainte Epine » dont en 1704, dans une lettre à Mabillon, le bénédictin dom Barras raconte qu’on la montrait en ce temps-là dans le même lieu. Des gouttes de sang, dit-il, y paraissaient tous les vendredis saints, et une procession solennelle avait lieu, où tous les gentilshommes du pays portaient sur leurs vêtemens une croix de drap rouge, en souvenir de la première croisade et du concile de Clermont. Dom Barras ajoute que son père avait vu chez le seigneur de Tournemire « un vieux manuscrit de trois cents feuillets de parchemin, contenant une histoire de la guerre sainte du temps d’Urbain II, composée en latin par un moine de l’abbaye d’Aurillac qui suivit Bigald de Tournemire, lequel apporta de Jérusalem cette sainte Épine. » Sans nul doute, il s’agit d’un récit de translation, qu’il serait important de retrouver. M. Riant établit que ce manuscrit ne peut être une copie de quelqu’un des récits déjà connus de la première croisade, parce que nul d’entre eux, sauf celui d’Albert d’Aix, ne comporte de pareilles proportions, parce que nul ne fait mention d’un Rigald de Tournemire, personnage tout à fait nouveau dans l’histoire de cette croisade, parce qu’enfin nul de ceux qui ne portent pas encore de nom d’auteur n’a été rédigé par un moine auvergnat. Ce peut donc être un document de premier ordre. Peut-être subsiste-t-il dans quelqu’une des bibliothèques ou archives privées de l’Auvergne, où les dépôts de ce genre sont encore assez nombreux et, pour la plupart, inexplorés. M. Riant a signalé ce desideratum dans plus de quarante journaux ou recueils périodiques; qui sait si la publicité de la Revue ne secondera pas heureusement la science dans cette occasion? Si quelqu’un de nos lecteurs retrouve d’après ces indices le manuscrit souhaité, il aura du même coup servi la cause de l’histoire et démontré l’efficacité d’une pareille enquête.

C’est en recueillant pas à pas, en révisant une à une les pièces issues de la diffusion et du culte des reliques que M. Riant se trouve conduit à faire justice de certains documens fabriqués qui encombraient la science de conjectures ou de conclusions téméraires. Telle est l’histoire de la trop célèbre « Charte du Maïs, » dans laquelle il a reconnu une de ces supercheries coupables dont notre siècle a donné tant d’exemples. Deux compagnons de Boniface de Montferrat y figurent ; ils apportent en Italie, pendant l’année 1204, avec un morceau de la vraie croix, un sac d’une semence jaune et blanche, nommée en Anatolie Meliga ; ils l’ont récoltée, est-il dit, pendant le siège de Constantinople. La prétendue charte du XIIIe siècle, par laquelle ils font à la fois donation de la relique et de la semence jusqu’alors inconnue en Occident, paraît en 1810 dans une Histoire de la ville d’Incisa en Piémont. A peine publiée, elle est fort remarquée, particulièrement des botanistes, qui croient y découvrir la date jusqu’alors très incertaine de l’introduction du maïs en Europe. Michaud l’insère aussitôt dans ses pièces justificatives, et puis Sismondi l’adopte, et Daru, et Daunou, et Dufaure, et Hurter en Allemagne, jusqu’à ce que M. Riant dévoile dans ses artifices et dans ses motifs une grossière mystification subalpine.

M. Riant a signalé une autre piste, il a institué un autre ordre de recherches qui a déjà fait retrouver de nombreux documens intéressant la terre-sainte et de nature à nous instruire sur la constitution religieuse et administrative de cette France lointaine. Presque tous les sanctuaires, abbayes et monastères orientaux, même plusieurs établissemens religieux de l’empire latin de Constantinople, ou bien les fondations italiennes destinées à servir d’étapes aux croisés sur leur route, avaient en France des possessions considérables et le patronage d’églises ou d’abbayes qui prenaient leurs noms. Les abbayes orientales de Notre-Dame de Josaphat, du mont Sion, de Sainte-Marie-Latine, avaient des biens en diverses parties de l’Occident. De l’hospice Saint-Samson de Constantinople relevait celui de Saint-Samson de Douai. L’abbaye de Daphné en Grèce était affiliée à celle de Bellevaux en Franche-Comté ; celle de Civetot sur la Propontide à la grande abbaye de Cluny. L’ordre italien de San Jacobo d’Altopasso, institué pour la protection de certain pèlerinage, était en relation avec Saint-Jacques du Haut-Pas à Paris. Ces diverses maisons possédaient de grandes propriétés dans toute la chrétienté. Pendant la lente agonie du royaume chrétien de Jérusalem, chacun des groupes orientaux mit en sûreté ses titres; on les envoya le plus souvent aux maisons occidentales correspondantes. Les quatre ordres hospitaliers, chevaliers de Saint-Jean, Teutoniques, Saint-Lazare et Templiers, transportèrent aussi leurs archives. — Si l’on veut bien maintenant recueillir les traces de ces émigrations, si l’on interroge soigneusement en France les papiers provenant de nos anciennes maisons religieuses, en y recherchant les titres des antiques fondations orientales, on sera étonné du nombre d’informations exactes qu’on découvrira sur la topographie, l’administration, les lois et les mœurs.

C’est dans cette voie que plusieurs membres de l’École française de Rome, pour qui M. Riant était devenu un conseiller assidu et un excellent maître, ont atteint d’heureux résultats. J’ai déjà dit ici même[1] quelques mots des travaux entrepris ou publiés par MM. Durrieu, Delaville Le Roulx et François Delaborde. En dehors des vastes enquêtes d’après les archives de Malte et de Naples dont ils préparent l’entière publication, après en avoir donné des fragmens dans la Bibliothèque ou dans les Mélanges de l’École française, MM. Durrieu et Delaville Le Roulx ont fait paraître, sous les auspices de la Société de l’Orient latin, plusieurs monographies dont les informations recueillies et mises en œuvre avec une sûre critique augmentent notre connaissance des institutions françaises suscitées en Orient par le grand mouvement des croisades. De son côté, M. François Delaborde, qui porte dignement un nom respecté, a su se servir des indications données par M. le chanoine Carini, des archives de Palerme, pour retrouver parmi les fonds des couvens supprimés de Messine des pièces originales du XIIe et du XIIIe siècle provenant de la célèbre abbaye de terre-sainte, Notre-Dame de Josaphat. Cette communauté bénédictine avait été fondée ou peut-être confirmée par Godefroy de Bouillon au lendemain de la conquête pour desservir le tombeau de la Vierge ; mais M. François Delaborde fait l’importante remarque que nous avons, dans un rapport adressé de Palestine à Charlemagne, la preuve qu’il y avait en ce lieu, un groupe de moines et de religieuses dès les premières années du IXe siècle, et, de fait, plus on étudiera, plus se montreront en vive lumière les traces de l’influence profonde et durable que Charlemagne a exercée aux lieux saints. — Quand Jérusalem fut tombée au pouvoir des infidèles, en 1187, la communauté de Josaphat se transporta en divers lieux de la terre-sainte, et finalement au monastère de Sainte-Madeleine de Messine, que lui avait donné, plus d’un siècle auparavant, le roi Roger II de Sicile. Les soixante pièces que M. Francois Delaborde a réunies et habilement expliquées (dans le dix-neuvième fascicule de la Bibliothèque des Écoles d’Athènes et de Rome) forment, avec le Cartulaire du saint-sépulcre publié par M. de Rozière, une des séries les plus importantes que nous possédions sur l’histoire intérieure du royaume de Jérusalem. Elles ajoutent beaucoup de noms utiles au catalogue des Familles d’outre-mer laissé en manuscrit par Du Cange et publié de nos jours par M. E. Rey[2]. Elles nous instruisent à la fois sur les conditions de la propriété foncière en Palestine et sur les possessions de l’abbaye en Sicile et en Calabre. La publication de M. François Delaborde répond exactement ainsi au programme de recherches indiqué par M. Riant.

Une troisième sorte d’enquête dont M. Riant a eu l’initiative et, jusqu’à présent, le principal mérite, consiste dans une recherche exacte et un examen critique de ce qu’il appelle les Lettres historiques des croisades[3]. Il est clair que ces grandes expéditions n’étaient pas entièrement livrées au désordre. Il y avait un plan, un chef suprême, qui était le pape, d’autres chefs, religieux ou laïques. Il y avait toute une administration financière et militaire, dont on verra peu à peu la Société de l’Orient latin nous rendre l’histoire. N’est-il pas évident a priori que chacune de ces entreprises a dû faire naître un grand nombre de correspondances écrites, bulles et messages de la cour de Rome, lettres circulaires, dépêches diplomatiques, bulletins officiels, épîtres publiques ou privées, contenant des récits de témoins oculaires, des narrations légendaires et poétiques ? M. Riant a démontré que beaucoup de ces pièces doivent être rangées dans une catégorie d’excitatoria, écrits d’une attribution fictive, qui n’étaient autre chose que des sortes de pamphlets destinés, pendant les prédications de croisades, à entraîner le zèle populaire et à recruter les adhésions. On les rédigeait fréquemment sous la forme de lettres qu’on supposait envoyées par les empereurs grecs ou les chefs de la terre-sainte, et les historiens modernes, sans défiance, n’en ont contrôlé ni les dates véritables ni l’authenticité. Telle, par exemple, cette fameuse épître de l’empereur Alexis Ier Comnène à Robert, comte de Flandre, et à toutes les églises de l’Occident, pour leur demander des secours contre les Turcs. Les expressions pathétiques et les humbles prières qu’elle contient produisent grand effet dans le récit de Michaud; elle n’offre cependant aucun caractère d’authenticité ; elle a été composée plusieurs années après la date qu’on lui attribue, et peut-être dans le Nord de la France, non pas en grec, comme il faudrait, mais en latin, avec des fragmens des sermons d’Urbain II. Aussi peu authentique est la lettre, parvenue jusqu’à nous, du patriarche Siméon au pape Urbain et aux princes occidentaux, exposant les profanations commises par les infidèles dans les saints lieux, et les outrages subis par les pèlerins. D’une part, on a les indices d’un grand nombre d’écrits composés d’après les vœux de la cour de Rome pour seconder le travail de la prédication ; d’autre part, les temps ultérieurs, jusqu’au XVIe siècle, ont beaucoup aimé ces cadres commodes qu’une rhétorique peu scrupuleuse remplissait aisément de ses parasites emprunts à l’histoire. M. Riant n’excepte pas de sa critique la série des lettres célestes (de cœlo lapsœ — de cœlo allatœ), confiées probablement, selon l’usage antique[4], aux pigeons voyageurs.

Nous en avons dit assez peut-être pour faire comprendre quelle science critique est ici mise en œuvre, véritable instrument de précision en même temps qu’organe de recherche active; habile à réunir tout d’abord en très grand nombre les élémens, même les plus cachés, des divers problèmes ; prompte à distinguer les voies particulières de la réalité historique, à relever les traces authentiques, à de jouer les impostures ou les feintes, à poursuivre et à atteindre les conclusions originales et rigoureuses. Qu’est-ce autre chose que la forte méthode, faite de patience tenace, de travail dévoué, d’intelligence pénétrante, de critique inventive? Imprimées au long dans les volumes de la Société de l’Orient latin, avec l’entier appareil et toute la marche du raisonnement, avec le détail du calcul, ces habiles analyses seront, pour qui les voudra suivre pas à pas, de très remarquables enseignemens. L’Académie des inscriptions en a jugé de la sorte lorsque, il y a trois ans, elle a élu M. Riant comme un de ses membres ordinaires. Il est probable que les travaux de ce savant avaient été, pendant les années précédentes, d’un réel secours à la commission chargée du Recueil des historiens des croisades, et l’Académie a pu penser que son entière collaboration lui serait souverainement utile. Je voudrais rechercher si ces mêmes travaux n’ont pas déjà valu à la science historique, à l’enseignement, des résultats qu’on puisse regarder comme désormais acquis.


II.

L’histoire des croisades a une préface, qu’il faut bien se garder de négliger ou d’omettre : c’est la vaste période des pèlerinages, ouverte aussitôt après la passion du Christ, et qui, jusqu’aux croisades proprement dites, a ainsi duré environ mille ans[5]. Il ne faut pas confondre ces visites aux saints lieux, entreprises quelquefois par des groupes armés, mais dépourvus de caractère officiel, avec les grandes expéditions recevant leur mission de la cour de Rome et ayant pour but déclaré, au prix de grands avantages spirituels, la délivrance du saint-sépulcre. Que le sentiment religieux ait été dès la première période le principal ferment, cela reste incontestable; on s’en allait en terre-sainte, hommes et femmes, pour expier ses péchés, pour accomplir un vœu, pour pleurer sur le tombeau du Christ et acquérir des mérites. Mais il est clair aussi que l’humeur aventureuse, le désir du mouvement, l’esprit de commerce et de lucre, le goût du butin et les habitudes de la piraterie, avaient leurs représentans dans ces lointains voyages. Combien ne serait-il pas précieux d’en avoir les relations écrites? Quel tableau ne serait-ce pas, en particulier, des progrès de la science géographique ? Les routes de terre n’étaient praticables qu’à la condition que, dans les passages difficiles, sur les bords des torrens ou parmi les abîmes des Alpes, un saint Bénezet, gardien vigilant des ponts comme les pontifes de la Rome primitive, et des hospitaliers tels que ceux du Mont-Cenis et du Saint-Bernard, préparassent et entretinssent les voies. Quant aux routes de mer, elles furent pratiquées de bonne heure avec une audace qui nous confond aujourd’hui, et qui a été le premier élément des invasions normandes.

La Société de l’Orient latin, en publiant avec un soin extrême ce qu’on a conservé de ces récits, en ajoutant, comme elle le fera, une centaine au moins de textes à ceux qu’on connaissait déjà, rendra ce premier service à l’histoire générale de placer en une lumière toute nouvelle une si importante période, trop laissée dans l’ombre. Son premier volume des Itinéraires latins, composé par les soins du docteur Titus Tobler et de M. Aug. Molinier, s’ouvre par le célèbre pèlerinage anonyme de Bordeaux à Jérusalem accompli dès l’année 333, par la lettre de sainte Paule et d’Eustochium à Marcella sur les lieux saints, et par le voyage héroïque de sainte Paule que raconte saint Jérôme. Viennent ensuite plusieurs morceaux du VIe et du VIIe siècle, puis, pour l’époque carlovingienne, d’aussi curieuses pièces que ce rapport adressé, vers 808, à Charlemagne de Casis Dei, ayant pour objet d’énumérer les églises, les couvens et les hospices que possédait déjà la Palestine. M. de Rossi l’avait publié le premier dans son Bulletin d’archéologie chrétienne, d’après le fragment de parchemin recueilli par le zélé bibliothécaire de Bâle. Ce précieux morceau reparaît ici après une nouvelle étude qui en aura avancé le déchiffrement sans toutefois lui rendre un nom précis d’auteur[6]

Quant aux travaux personnels de M. Riant sur cette première période, nul ne contestera qu’il n’y ait ajouté, au profit de l’enseignement général, une page singulièrement caractéristique et nouvelle par son livre intitulé : Expéditions et pèlerinages des Scandinaves en terre-sainte au temps des croisades. Malgré les derniers mots de ce titre, l’auteur peut aisément remonter dans cette histoire jusqu’à un siècle au moins avant le commencement des croisades proprement dites, c’est-à-dire jusqu’à l’époque de la conversion de ces peuples au christianisme, et de l’incroyable essor, en même temps religieux et barbare, qui leur faisait fuir leurs agitations intérieures pour se disperser sur toutes les côtes de la Baltique et de la Méditerranée. Par leur exemple, nous pouvons juger de ce qu’avaient été les peuples de l’invasion germanique: les uns et les autres, appartenant à la même race, ont montré les mêmes penchans; la même intempérante ardeur les a entraînés pareillement, en des époques diverses, dans ces deux grands mouvemens de l’invasion et de la croisade, dont il semble que le second soit comme la suite et la rançon du premier. L’expansion des Scandinaves dans la Baltique et les contrées riveraines n’a pas été moins énergique que celle des Northmans, leurs frères aînés, dans la Méditerranée. Ils se sont établis en Russie; de là ils ont lié des rapports avec les empereurs grecs, qui les ont accueillis et qui ont recruté dans leurs rangs la garde varangienne. Une fois convertis, Constantinople leur est devenue comme une ville sainte, d’où ils se sont bientôt acheminés vers Jérusalem. Les pèlerinages ou expéditions de leurs premiers rois chrétiens, des deux Olaf et d’Harald le Sévère, ont préparé à leur manière les vraies croisades; et si la participation définitive de ces peuples au mouvement général n’a pas été consacrée par des résultats spéciaux, ils ont contribué du moins, en s’y mêlant avec une vive ardeur, au caractère d’universalité puissante qui a marqué ces vastes entreprises. Ils interviennent particulièrement dans les trois premières et dans la cinquième.

Que la légende, en présence ou à la suite d’agitations si profondes, ait pu se mêler longtemps à l’histoire, nul ne s’en étonne. Les imaginations populaires ont bien pu inventer, même inconsciemment, des ancêtres aux plus anciens héros des croisades; d’autres agens de fictions plus ou moins volontaires n’ont pas manqué. Bien que la critique ait, sur plus d’un point, commencé à y mettre ordre, son œuvre sera notablement avancée par les travaux de la Société de l’Orient latin. Sur la prétendue expédition de Charlemagne, pèlerin et conquérant en terre-sainte, par exemple, M. Riant a consigné dans plusieurs mémoires des observations qui ont du prix, même après le savant travail de M. Gaston Paris sur la légende poétique au grand empereur.

Qu’on se représente à quelle grandeur s’est élevée cette famille carlovingienne. Les princes de la maison d’Héristal arrêtent tout d’abord l’invasion musulmane et sauvent d’un incalculable désastre, peut-être d’une ruine assurée, la civilisation de l’Occident. Ils franchissent les Alpes, ils vont au secours des pontifes romains, et combattent pour eux, soit contre les Lombards, soit contre les empereurs grecs. Charlemagne hérite de cette politique en même temps prudente et hardie, et il en augmente la gloire. Lui aussi il combat les Maures ; mais de plus il arrête la grande invasion germanique, encore impatiente ; il en atteint l’arrière-garde, il la force de renoncer à de nouvelles attaques, de se fixer, et de s’ouvrir aux influences du christianisme. Il affermait de la sorte les assises de la société nouvelle. En même temps, il reprend la tradition de l’ancienne société; son alliance continuée avec les papes l’associe au pouvoir moral et religieux le plus élevé de son temps. C’est un grand spectacle de suivre son action qui s’étend sur l’Orient, non pas seulement par ses relations avec l’empire grec, mais par son autorité reconnue et ses institutions protectrices dans la terre-sainte. La même année 800 l’a vu, — grandeur incomparable et dont nos gloires modernes peuvent être jalouses, — couronné empereur à Rome, et, de l’aveu du calife Haroun-al-Raschid, revêtu officiellement du patronage de la Palestine. Et cette reconnaissance n’a pas été un vain titre. Charlemagne s’est fait rendre le compte exact (nous en avons conservé, disions-nous, une preuve officielle) de ce que la terre-sainte possédait avant lui d’institutions hospitalières et religieuses; il y a ajouté une église, un couvent, un hospice, une bibliothèque, un marché, tout un groupe de fondations qu’on trouve désigné plus tard sous le nom de Sainte-Marie Latine ou de Latinie. On voit, après l’année 800 et jusqu’à la fin du règne, des envoyés porter annuellement à Jérusalem les aumônes impériales. Ce protectorat se montre efficace; les textes prouvent que les chrétiens d’Orient en recueillent une tolérance et une liberté suffisantes. Il dure après Charlemagne et jusqu’au milieu du IXe siècle pour passer ensuite aux mains des empereurs de Constantinople.

Au souvenir de ces rapports incontestables avec l’Orient byzantin et l’Orient arabe ajoutez celui des exploits convertisseurs de Charlemagne contre les païens d’Europe, — ce dont l’église lui sut tant de gré que ce fut l’origine du culte décerné plus tard à sa mémoire; — ajoutez l’opinion, devenue générale, que tant d’insignes reliques dont il avait enrichi les principaux sanctuaires de son empire n’avaient pu être que le prix de campagnes victorieuses ; tenez quelque compte de la confusion, facile pour l’esprit populaire, entre les Sarrasins d’Espagne et les Sarrasins d’Asie, et vous avez tous les élémens probables qui ont pu servir à former la légende. En quel temps a-t-elle pris une forme précise? Vraisemblablement à l’époque de la première croisade, quand l’énergique pape Urbain II a fait prêcher l’expédition, et qu’il a suscité ces écrits destinés à être répandus pour exciter les enthousiasmes populaires. Rien d’étonnant si, en de telles circonstances, une rhétorique officielle a songé à fortifier ses exhortations par des exemples imaginaires que fortifierait la gloire de ceux à qui ils seraient attribués, et que rendrait très acceptables au plus grand nombre l’illusion de la grande renommée. — Peut-être y a-t-il lieu de supposer la même origine et la même date à la légende, toute semblable, concernant Constantin.

S’il est vrai que les historiens aient renoncé à compter Constantin et Charlemagne parmi les prédécesseurs d’Urbain II dans l’œuvre des expéditions de terre-sainte, on lit encore dans les manuels pour l’enseignement de l’histoire que Silvestre II et Grégoire VII ont prêché la croisade. Qui de nous, entraîné par ce faible pour les dehors éloquens si pardonnable au collège, n’a lu avec intérêt la fameuse lettre circulaire de Silvestre II implorant au nom de l’église de Jérusalem les secours de l’Occident : « Levez-vous, soldats du Christ etc.! » C’est le point de départ obligé de presque toute histoire des croisades ; c’est le prélude des prédications par lesquelles les grands papes de la fin du XIe et du XIIe siècle soulèveront l’Europe. Qui de nous n’a remarqué, sur la foi de nos maîtres, l’émouvant contraste entre les terreurs de l’an mille, qui glaçaient en Occident tous les courages, et les brillantes espérances de la victoire ou du martyre en Orient, la terre-sainte apparaissant à toutes les imaginations, suivant la lettre de Silvestre II, comme la porte du ciel, et la Jérusalem terrestre comme le seul lieu où il fût méritant et profitable d’attendre la prochaine apparition de la Jérusalem céleste? Comment ne pas croire à la puissance, à l’authenticité de ces paroles quand on nous racontait, à la suite de Michaud, qu’elles étaient prononcées par le pontife à son retour de la terre sainte, où, pèlerin lui-même, il avait été le témoin oculaire ou même la victime des persécutions qu’il dénonçait? Michaud ajoute, sur la foi de dom Rivet, que les supplications du pape trouvèrent de puissans échos, et qu’une vraie croisade armée, provoquée par la célèbre circulaire, fut dirigée avec succès vers la Palestine. Cependant voici que les nouveaux historiens des croisades demandent si l’état politique de la terre-sainte, vers l’an mille, sous la domination arabe, était vraiment si inquiétant. On dirait, à lire les manuels, que depuis la conquête arabe sous Omar, en 635, jusqu’à la première croisade authentique (1095), c’est à-dire durant quatre siècles et demi, la condition des chrétiens d’Orient fut ce long martyre dont les échos accumulés auraient soulevé l’Europe. Rien n’est plus faux. Les fondations de Charlemagne en terre-sainte, entretenues d’abord par ses successeurs immédiats, puis par Alfred le Grand, devaient être imitées par les rois de Hongrie, par les marchands d’Amalfi et par d’autres encore. Les pèlerinages y étaient devenus toujours plus fréquens et, pendant une longue période, n’avaient donné lieu à aucune plainte. La domination grecque s’était rétablie récemment, vers 975 : ce n’était pas elle qui devait passer pour oppressive et cruelle. Les califes fatimites avaient repris, il est vrai, les lieux saints ; mais, après quelques troubles, la tranquillité était revenue, et nous voyons, en 995, le patriarche Oreste envoyer paisiblement une ambassade à Rome, non pour demander du secours, mais pour traiter des questions de rite ou de discipline. Le seul fondement de l’opinion erronée suivant laquelle Silvestre II aurait fait un pèlerinage en terre-sainte, de manière à être témoin des souffrances des chrétiens, pourrait bien être cet autre récit non moins légendaire d’une prédiction de son esprit familier, qu’il ne mourrait qu’après avoir célébré la messe à Jérusalem. La prédiction se trouva vérifiée par un voyage qu’il fit à Rome : il célébra la messe dans la basilique Sessorienue (Sainte-Croix), qui, sans qu’il l’eût appris, portait le surnom de Jérusalem. Silvestre II n’avait d’ailleurs qu’un pouvoir contesté; il eût eu besoin lui-même de secours effectifs plutôt qu’il n’en eût porté si loin aux autres. C’était un vieillard infirme, peu disposé aux aventures héroïques. Sa prétendue circulaire, dont l’étude intrinsèque confirme ces raisons générales, doit être classée dans la longue série des Excitatoria.

Michaud, et tous ceux qui l’ont pris pour guide, font de même honneur à Grégoire VII d’un projet formel de croisade : Urbain II, à les entendre, a seulement continué l’impulsion qu’il avait donnée. Il est vrai qu’en 1010 le calife Hakem, par une sorte d’accès de folie furieuse, avait fait détruire le saint sépulcre; l’émotion avait été profonde en Europe. Mais on l’avait reconstruit une trentaine d’années après; la Syrie était devenue le théâtre de guerres incessantes entre les infidèles ; les chrétiens restaient neutres et recueillaient de ce désordre une tranquillité relative. Le moment ne semblait donc pas encore venu d’une croisade inévitable. Grégoire VII était d’ailleurs fort occupé par la querelle des investitures. Les préoccupations orientales que peut trahir sa correspondance sont dirigées vers l’empire grec, menacé par les progrès des Turcs en Asie-Mineure, et où le grand schisme se consommait précisément alors. Tout au plus Grégoire VII a-t-il pu concevoir un projet éphémère d’intervention en Asie-Mineure; il n’aurait pas songé à délivrer les lieux saints quand il n’y avait sur eux nulle interdiction oppressive. Il n’a pas été en ce sens le prédécesseur d’Urbain II, que de nouvelles et graves circonstances survenues en Orient et en Occident ont conduit le premier au grand projet de la véritable croisade.

Décidément vainqueurs dans les dernières années du XIe siècle, les Turcs établissent leur tyrannie sur Jérusalem. En 1084, ils achèvent par la prise d’Antioche, seconde capitale religieuse de l’Orient chrétien, la conquête de la Syrie. Alors commence une série de cruautés dont les échos font frémir l’Europe. Presque en même temps, la fanatique tribu des Almoravides soumet Fez et le Maroc et franchit le détroit. Presque aussi redoutables à l’Espagne arabe qu’à l’Espagne chrétienne, ils sont vainqueurs le 23 octobre 1087 à la journée de Zalacca, qui marque le point culminant du péril occidental. Deux princes français, Henri de Bourgogne et son fils Alphonse, viennent arrêter ces barbares, et c’est l’origine du royaume de Portugal, en 1094. Mais, de son côté, le saint-siège projette enfin une grande expédition qui, en secourant la terre-sainte, opérera une puissante diversion au profit de l’Occident. Tout le monde connaît le récit traditionnel des premiers épisodes par lesquels s’ouvre la première croisade. Michaud raconte qu’un ermite des environs d’Amiens, qui s’appelait Pierre comme le premier apôtre, avait été le témoin, en Orient, des souffrances infligées aux chrétiens de la Palestine. Pierre apporte ou transmet au pape Urbain II, une lettre officielle de Siméon, le patriarche grec de Jérusalem, invoquant du saint-siège et des princes de l’Europe une intervention active. « Va donc, lui dit Urbain, prêche la guerre sainte en Italie, en Allemagne, en France; parle en mon nom, prépare les voies à ma parole. » Et Pierre l’Ermite se met en route, prêchant partout la croisade au nom du pontife. Le pape convoque bientôt un concile à Plaisance; il y vient plus de deux cents évêques, quatre mille clercs, trente mille laïques. L’assemblée se tient dans une grande plaine, et on y entend la lecture de la lettre par laquelle Alexis Comnène, l’empereur d’Orient, demande, lui aussi, des secours contre les Turcs. Un second concile est convoqué à Clermont, etc.

Il y a, dans ce seul récit, aux yeux de la critique moderne, jusqu’à trois ou quatre assertions auxquelles manque l’authenticité nécessaire. En premier lieu, Pierre l’Ermite avait-il fait le pèlerinage de la terre-sainte? On n’a là-dessus, à vrai dire, que ces seules paroles d’Anne Comnène, qui paraîtront bien obscures et peu concluantes : « Pierre était parti, dit-elle, pour aller adorer le saint-sépulcre; il avait beaucoup souffert, et finalement il avait manqué son but. » Il est vrai que des textes ultérieurs donnent à ce propos des informations bien plus amples. Ici, non-seulement Pierre visite Jérusalem, mais encore, s’étant endormi dans une des églises de la ville sainte, il voit apparaître le Christ, qui lui ordonne de se rendre aux pieds du pape afin de provoquer la délivrance de la Palestine. Un autre récit raconte qu’il reçoit, — conséquence de la vision, — un message que le patriarche lui confie sous le sceau de la sainte croix. Suivant une troisième version, ce témoignage est écrit : c’est une lettre. Un groupe de chroniqueurs, sans rien dire d’un pèlerinage de Pierre, le montre colportant, en 1095, une lettre céleste, comme ils disent, et cette lettre contient la même injonction que le Christ apparu lui a exprimée. Plus tard enfin, la vision disparaît, et la lettre reste. — N’a-t-on pas ici la marche évidente d’une légende en formation? Le voyage de Pierre à Jérusalem ne présente aucun caractère authentique. Sa vision vaut toutes celles dont fourmillent les récits de la première croisade. Il y a des preuves que, pour la lettre du patriarche, au lieu d’un original sincère, qui a pu exister, nous n’avons plus qu’une simple composition de rhétorique. Rien n’assure que le concile de Plaisance ait été convoqué pour la prédication de la croisade, ni qu’il en soit devenu l’occasion. Enfin, quant à la lettre d’Alexis Comnène, c’est précisément celle dont nous avons dit que M. Riant, après en avoir fait une étude approfondie, en a démontré la non-authenticité[7].

III.

Mais c’est surtout au sujet de la quatrième croisade que M. Riant a fait preuve de forte critique et de science pénétrante. Son mémoire intitulé : Innocent III, Philippe de Souabe et Boniface de Montferrat, examen des causes qui modifièrent, au détriment de l’empire grec, le plan primitif de la quatrième croisade (Palmé, 1875), n’est pas seulement une œuvre d’érudit, c’est aussi une œuvre d’historien. Il ne sera plus possible de présenter un récit de cette expédition sans adopter ou réfuter les explications qu’il en donne, et l’histoire, sur ce point encore, sortira de l’indécision et du vague.

Innocent III occupait la chaire pontificale. Plaçant au-dessus des intérêts secondaires l’intérêt chrétien, sa constante pensée avait pour but suprême la lutte contre l’islamisme, la délivrance de la terre-sainte. Éclairé par sa ferme volonté d’accomplir ce qu’il considérait comme un des premiers devoirs du saint-siège, il avait adopté pour la nouvelle expédition le meilleur plan politique et militaire, qui consistait à diriger l’expédition d’abord contre l’Egypte. Il n’a échappé à nul esprit sensé, réfléchissant aux conditions des rapports entre l’Occident et l’Orient, rapports de guerre ou de commerce, de rivalité religieuse ou d’influence civilisatrice, que l’Egypte en est le nœud et la clé. C’est un lieu-commun, c’est le commencement de toute science, que qui est maître de l’Egypte tient en sa main les côtes de la Syrie, le bassin de la Méditerranée, les communications avec l’Inde. Alexandre, César, Bonaparte, — et les hommes d’état de l’Angleterre, — ont bien calculé de quelle valeur peuvent être les coups subits ou les longs efforts de ce côté. Il a fallu les indignes faiblesses de notre temps pour que la France, en une heure de dissension mesquine, se dessaisit d’une position rendue par elle-même plus forte et plus enviable que jamais, pour qu’en cette heure néfaste tut détruit le long travail d’une tradition de sagesse et d’intelligence prévoyante. De Godefroy de Bouillon à Leibniz, tous ceux qui ont eu mission de préparer la lutte contre l’islam ont compris plus ou moins nettement l’importance de l’Egypte. C’était évidemment là, au temps des croisades, qu’il fallait porter les coups. On brisait ainsi la ligne trop étendue de la puissance musulmane; on la forçait de ramener, en les resserrant sur ce point, ses deux tronçons, dont les extrémités menaçaient la Palestine et l’Espagne. Si, outre cela, quelque entente s’établissait avec l’empire grec, les oppresseurs de la terre-sainte se trouvaient entre deux périls qui, en se réunissant, devaient les écraser. Tel était le plan qu’Innocent III voulait suivre, et en vue duquel il souhaitait fort la fin du schisme et la réunion des deux églises. Ayant à se plaindre des mauvais procédés de la faible cour de Byzance, il se montrait patient et doux pour obtenir le concours qui eût pu mener à bonne fin le grand projet et changer les destinées de l’Europe. On a les preuves de ses prévoyans calculs : il avait reçu du patriarche de Jérusalem un rapport complet sur les forces des infidèles; il s’était fait envoyer par le patriarche melchite d’Alexandrie des informations précises. L’inondation du Nil venait de manquer plusieurs années de suite, et le pays était ravagé par une disette cruelle. Les circonstances étaient donc absolument favorables.

La prédication devient active dès le commencement de l’année 1201. Un contrat avec Venise, qui seule possède une marine assez considérable, stipule en avril, pour l’armée des croisés, les conditions du passage. Thibaut, comte de Champagne, est élu chef de la croisade, sous l’autorité suprême du pape ou de son légat. Le plan conçu par le pontife est publié et consigné dans les premiers actes; les chefs et le commun de l’armée sont réunis à Venise pour l’embarquement... Comment se fait-il que l’expédition soit subitement détournée de la marche annoncée vers l’Egypte, et qu’au lieu d’être tout au moins dirigée vers la terre-sainte, elle aille combattre des princes chrétiens, le roi de Hongrie d’abord, qui était du nombre des croisés, et ensuite ce même empire grec, sur la coopération duquel, au contraire, le pontife avait cru pouvoir compter?

Michaud s’en tire à très bon compte. C’est, dit-il, que « la fortune se jouait également des décisions du pape et de celles des princes. » D’autres parlent aussi de circonstances imprévues, fortuites, de celles qui viennent de jouer la prudence humaine. Voilà qui est fort bien, si toutefois des causes plus effectives ne peuvent pas être signalées.

Ne faut-il pas distinguer ici diverses influences qui s’exercent en dehors de l’autorité pontificale? — La première est celle de Venise. Le pape eût certes mieux aimé qu’on traitât avec les Pisans ou les Génois pour toutes les nécessités de convoi, de ravitaillement, de secours imprévu, de retour assuré. Il savait bien que Venise placerait son intérêt mercantile au-dessus de tout. Venise, comme l’ancienne Carthage, avait subi le vertige de la richesse commerciale : elle s’était enivrée des parfums et de l’or de l’Orient. Il est vrai qu’elle avait grandi dans cette voie jusqu’à une hauteur incomparable. dans un temps où les peuples ne connaissaient entre eux que la conquête et la guerre, elle avait compris et fait comprendre, au nom du commerce, la nécessité de la protection mutuelle et des franchises; elle avait inventé le crédit, ce dernier mot de la confiance réciproque entre les hommes. On l’avait vue, en un de ses périls, faire un emprunt d’état, avec obligations négociables, comme aujourd’hui[8]. Son commerce habile, secondé par une diplomatie tenace et prévoyante, avait introduit partout ses représentans et ses colons, auxquels elle faisait obtenir des privilèges exceptionnels. Telles étaient les sources de cette merveilleuse opulence dont elle a su demander aux arts, dans tous les temps, une consécration triomphante. Venise n’avait pourtant su respecter ni certaines limites que l’humanité lui imposait, ni certains devoirs que lui commandaient la foi religieuse et le sentiment d’honneur qui s’imposaient alors. En dépit des prohibitions que multipliaient les gouvernemens et l’église, et bravant une réprobation devenue générale en Europe, elle pratiquait avec une révoltante cupidité le commerce des esclaves. Alors même que son activité intelligente abaissait quelques-unes des barrières qui séparent les hommes, elle avait conçu par égoïsme une farouche haine contre ses concurrens commerciaux, Gênes, Pise, Amalfi. Alors que l’infidèle était la terreur et le danger trop réel de la chrétienté, elle n’avait pas honte de commercer avec lui et de lui porter, en échange d’un gros gain, le matériel de guerre et les armes. C’était trahir doublement ses contemporains, au point de vue de leur sécurité matérielle et, au point de vue de leurs croyances religieuses. Il ne fallait rien moins que son excès de puissance pour lui permettre de blesser impunément de la sorte le sentiment des peuples. A peine le projet de croisade était-il annoncé que Venise ouvrait avec l’Egypte des négociations dont M. de Mas Latrie et un savant Allemand, trop tôt ravi à la science, Karl Hopf, ont donné, chacun de son côté, des preuves indéniables. Le traité qui termina ces négociations assurait à Venise dans les contrées musulmanes de très précieux privilèges commerciaux, à condition, bien entendu, qu’elle détournât le coup qui menaçait l’Egypte. C’est pour satisfaire à ces engagemens que la république, après avoir imposé de longs retards aux chefs de l’armée chrétienne, entraîna les croisés contre la ville de Zara, dont elle revendiquait la suzeraineté, violence inique qui suscita parmi les Latins beaucoup de mécontentemens et de désertions.

Mais le traité conclu par les Vénitiens avec les infidèles ne suffit pas pour expliquer comment la croisade put dégénérer en une attaque violente contre l’empire d’Orient. Le sultan Malek-Adel n’avait stipulé que pour l’Égypte; pourquoi l’expédition ne se dirigea-t-elle pas, selon le vœu de la plupart de ses chefs, vers la Syrie et la Palestine? Les historiens ont répondu jusqu’à ce jour en alléguant l’occasion qu’offrirent alors les troubles de l’empire grec; mais il semble que cette explication ne réponde pas à toutes les circonstances, tandis que M. Riant présente une interprétation à la fois compréhensive et logique.

Que l’influence de Venise ait pu être ici encore très active, il ne le conteste pas; peut-être a-t-elle été plus considérable qu’il ne consent à le reconnaître. Il n’y a qu’à observer quelles étaient les relations des deux états pour comprendre qu’une guerre entre eux n’avait pas de quoi étonner. La Romanie et Constantinople avaient été naturellement de bonne heure le but prochain et l’étape principale du commerce vénitien. La Grèce européenne et les îles, les parties restées byzantines de la péninsule italienne, formaient tout un monde qui rendait maîtres effectifs de la Méditerranée ceux qui dominaient sur ses nombreux et opulens rivages. Quant à la Grèce asiatique, ce qu’elle contenait encore de richesses était proverbial. Aussi Venise n’avait-elle pas eu de repos qu’elle n’y eût établi ses comptoirs avec de nombreux privilèges. Tantôt assistant les empereurs de Constantinople contre leurs ennemis, tantôt combattant la politique et les armées impériales, elle était parvenue à se faire donner tout un quartier de Constantinople, et une rue dans chacune des autres villes grecques. Un traité spécial avait confié à la flotte vénitienne la garde maritime de l’empire; peu s’en fallait que la ville des lagunes, rivale heureuse de Byzance, ne parût la vraie capitale de l’Orient. L’empire grec avait ainsi dans Venise sa plus sûre protectrice, à moins que, par momens, il ne parût aux yeux de tous qu’il devait voir en elle sa plus redoutable ennemie. Au milieu des vicissitudes de menaces et d’inertie dont se composait dès lors la vie politique de cet empire, Venise remarqua avec jalousie le progrès d’influence et de position qu’elle avait laissé gagner, dans Constantinople même, aux Génois et aux Pisans. C’en était assez pour qu’elle reprît contre les empereurs des hostilités qui, chaque fois, lui avaient réussi tout autant que les bons rapports pour consolider et étendre ses avantages. Son vieux doge Dandolo avait d’ailleurs des griefs personnels à venger. Autant de motifs qui suffiraient assurément pour expliquer qu’elle eût fait servir l’armée chrétienne à ses desseins vers le Bosphore comme devant Zara, afin de maintenir ouverte à son commerce la route de la Mer-Noire comme celle de l’Egypte et de la Mer-Rouge.

Il faut se rappeler avec quelle persévérante passion Venise a sans cesse veillé à sa politique orientale : c’était pour elle une question d’existence. On peut lire, à la date du 24 mai 1504, dans l’important Recueil des traités conclus entre les chrétiens et les Arabes au moyen âge, publié par M. de Mas Latrie, les plus curieuses preuves de cette passion persistante deux siècles encore après la quatrième croisade. Quand Venise apprit la découverte du cap de Bonne-Espérance et les premiers établissemens des Portugais dans les Indes, elle comprit aussitôt combien ces progrès étaient menaçans pour elle. Déjà des cargaisons de poivre à bon marché arrivaient en Europe ! M. de Mas Latrie a fait connaître les étranges instructions secrètes données par le conseil des Dix à l’ambassadeur de la république près le sultan. Lorsqu’il sera seul avec Sa Sublimité, solus cum solo, il lui fera comprendre que ses intérêts et ceux de Venise sont identiques, que, si la république ne peut pas faire en ce moment une guerre ouverte aux Portugais parce que toute la chrétienté prendrait parti pour eux, elle entend bien prendre, de concert avec les infidèles, toutes les mesures propres à ruiner cette concurrence et à châtier cette usurpation. C’était cette même politique qui, au milieu du XVe siècle, quand les invasions des Turcs dans l’Europe orientale menaçaient du dernier péril Constantinople et les établissemens vénitiens, traitait officiellement, au nom du conseil des Dix, avec des empoisonneurs et des assassins contre Mahomet II et les principaux chefs musulmans. C’est encore M. de Mas Latrie qui en a donné les preuves incontestables dans le premier volume des Archives de l’Orient latin. Venise aurait donc bien pu, puisqu’elle y trouvait son compte, détourner la quatrième croisade contre l’empire grec, comme elle l’avait dirigée d’abord contre Zara. Il est à croire qu’elle n’a pas manqué d’agir en ce sens autant qu’il était en elle.

Toutefois on n’expliquerait pas suffisamment ainsi le rôle d’un personnage aussi important que Philippe de Souabe, roi des Romains, celui des chefs allemands qui le suivirent, et celui de Boniface, marquis de Montferrat, lié à la même politique. Ces personnages devaient avoir un autre intérêt dans la croisade que celui de Venise. Pourquoi intervinrent-ils et en quel sens ? C’est sur ce point que les explications proposées sont nouvelles et paraissent concluantes.

Il faudrait voir ici un nouvel épisode de la grande lutte entre le sacerdoce et l’empire, entre le parti guelfe et le parti gibelin. Philippe de Souabe reprenait contre les papes et contre l’empire grec, dont les prétentions surannées s’exerçaient encore en Italie, à la fois la conduite agressive de Frédéric Barberousse et de Henri VI, son père et son frère, et la politique antibyzantine des Guiscard et des Roger. Innocent III venait de lancer contre lui l’excommunication solennelle, le 1er mars 1201[9]; était-ce seulement pour mériter le pardon qu’il se croisait? Il est clair que le succès entier d’une croisade eût été pour le saint-siège et les guelfes un immense accroissement de pouvoir; le chef gibelin devait à tout prix essayer d’y faire échec. Quel coup de partie s’il pouvait retourner l’arme de la croisade contre le pape lui-même en la faisant servir à la ruine de cet empire grec duquel, au contraire, le pontife attendait un réel concours! Quel double profit si, comme avait déjà fait Venise, on employait les forces réunies par l’influence de Rome à châtier un autre adversaire détesté! — Une haine doublée de mépris animait réciproquement les Allemands et les Grecs. Quoi de commun, en effet, entre la finesse byzantine et la grossièreté tudesque, entre les directs héritiers de la civilisation antique et ceux des hordes barbares qui en avaient été les plus redoutables ennemis ? Les uns et les autres, successeurs de Constantin ou de Charlemagne, se donnaient pour les vrais représentans de la dignité impériale; chaque parti pouvait espérer que Rome serait avec lui contre ses concurrens, bien qu’en réalité Rome trouvât ici des adversaires religieux et là des adversaires temporels. De même que les empereurs Comnènes avaient fait revivre leurs revendications sur plusieurs parties de l’Italie, les princes Hohenstaufen, à leur tour, ne laissaient pas tomber dans l’oubli leurs prétentions à la domination universelle, à la souveraineté impériale s’exerçant à la fois en Occident et en Orient. Henri VI, le fils de Frédéric Barberousse, maître à la fois de la couronne des Césars et de la royauté sur l’Italie méridionale, suzerain incontesté de Chypre et de l’Arménie, avait imposé au faible empereur Alexis III un énorme tribut, la taxe allemanique, et failli ceindre le double diadème que lui promettaient d’antiques prophéties. Ce fut de cette âpre ambition que Philippe de Souabe, son frère, se fît l’héritier. Époux d’Irène, fille d’Alexis, il s’érigea en prétendant et masqua ses espérances derrière celles de Boniface de Montferrat, allié aussi à la famille impériale et ami des gibelins, qu’il fit accepter de Philippe Auguste comme chef de la croisade. Les Gesta d’Innocent III, texte d’une grande autorité, nous disent qu’il y eut entre Boniface et Philippe un véritable traité pour arriver à entraîner l’armée de la croisade dans les affaires de Constantinople, et le chroniqueur contemporain Günther atteste que Philippe, s’employant à ce projet avec une vive ardeur, y contraignit impérieusement les croisés allemands, sur lesquels il avait autorité, mais supplia avec instance les Flamands, les Français et même les Vénitiens. Villehardouin déclare que ce furent ses envoyés, joints à ceux de l’héritier de Constantinople, qui vinrent proposer à l’armée l’expédition contre l’empire grec. Autant de témoignages qui montrent à découvert le rôle des Allemands dans la quatrième croisade. Ce rôle est celui qu’imposaient au roi des Romains ses intérêts de parti. On sait ce qui en résulta ; les deux prises successives de Constantinople, les trois incendies, le pillage de Sainte-Sophie, et cette destruction sauvage de tant de monumens qui subsistaient de l’antiquité classique ; Boniface en porte la honte devant l’histoire.

L’issue finale montre presque chacun des complices trompé dans ses espérances. Les défiances du doge empêchent qu’on n’élise pour chef du nouvel empire latin ce marquis de Montferrat dont il sait les relations avec Philippe et avec Gênes, rivale de Venise. Baudouin, comte de Flandre, est élu empereur, et c’est un échec pour la politique gibeline, car il paraît avoir été le chef du parti sincère qui voulait l’accomplissement de la vraie croisade en terre-sainte. Quant au nouvel empire, — brillante aventure où triomphent sans grand profit politique les barons français, — il sera faible et divisé, car Boniface, roi de Thessalonique, et les Vénitiens entrent dans le partage des dépouilles et ne seront pas des vassaux bien soumis. Philippe de Souabe avait espéré le trône impérial ; il remporte du moins une victoire : la croisade si bien préparée par Innocent III, son redoutable adversaire, a complètement et scandaleusement échoué. Les obstacles des distances et les infidélités de ses représentans ont empêché le pontife d’être régulièrement informé et de conserver la direction suprême de l’expédition. En vain a-t-il mêlé aux reproches indignés et aux menaces religieuses les résignations les plus patientes, les délais les plus prudens; évêques et légats lui ont désobéi; on a compté pour rien ses ordres, ses prières, les vœux solennels dont il était le gardien. L’arme de la croisade s’est retournée contre lui; lorsqu’on lui témoigne que la défense du nouvel empire latin absorbe, et au-delà, toutes les forces de l’armée, il ne peut que recourir à une nouvelle prédication et à de nouveaux préparatifs pour une autre croisade. Philippe de Souabe a réussi à faire triompher en partie pour ce qui est de l’Orient, et presque de tout point en Europe, sa politique gibeline, allemande, antibyzantine ; son riva), Othon de Brunswick, est ruiné. Venise, elle aussi, a obtenu ce qu’à travers tout elle poursuit impitoyablement: l’extension de sa puissance maritime.


IIV.

Les sombres couleurs dont le récit de la quatrième croisade se trouverait de la sorte empreint ne concordent pas, il est vrai, avec la brillante narration de Villehardouin. Il nous en coûtera, cela est sûr, si nous devons abandonner quelque chose de la confiance absolue qu’inspirerait volontiers le charme de notre vieux chroniqueur. L’air qui circule à travers ses pages est si vif et si frais, le soleil d’Orient qui les éclaire est si resplendissant et la mer lui est si belle, Constantinople offre à ses yeux tant de merveilles, nos barons français et lui-même trouvent dans la Romanie de si brillantes récompenses: couronne impériale, royautés, principautés et duchés; tout, à l’en croire, est si facile à leur prudence et à leur valeur, ils rencontrent des négociateurs si bienveillans et des adversaires si peu redoutables, cette verve de succès anime si heureusement le style du narrateur et lui communique une telle fermeté alerte, précise, émue, enjouée, qu’on voudrait faire voile avec lui sans scrupule et ne pas avoir à distinguer l’écrivain de l’historien ! Il ne faut pas, cependant, lui attribuer plus de naïveté que de raison. Qu’on se rappelle le commencement de son récit. Il est un des six commissaires chargés d’aller conclure un marché avec Venise pour le transport des croisés. Il nous raconte lui-même les entretiens avec le doge; il nous rapporte les conditions d’argent stipulées par Dandolo; elles sont dures : au chiffre rond qu’elle exige pour le passage et l’approvisionnement de l’armée latine pendant neuf mois, la république ajoute que cinquante galères vénitiennes seconderont les opérations de l’armée et qu’il y aura partage égal du butin et des conquêtes. Quelques jours plus tard a lieu cette curieuse scène dans Saint-Marc, où le doge a convoqué le peuple, non sans l’avoir préparé. Après que l’assemblée a entendu la messe du Saint-Esprit, afin d’invoquer un bon conseil d’en haut, les commissaires s’avancent; Villehardouin expose en leur nom sa demande; et puis ils s’agenouillent, « pleurant beaucoup. » A quoi toute l’assemblée répond « en pleurant de pitié, » — y compris le doge, — et s’écrie tout d’une voix, tendant les mains vers le ciel : « Nous l’octroyons! nous l’octroyons! »

Qu’on tienne compte autant qu’on le voudra des sentimens d’alors, quelque peu différens des nôtres ; qu’on fasse la part de l’enthousiasme et des émotions faites pour une cause religieuse si puissante en effet, et d’habitudes d’esprit qui devaient passer dans le style, il n’en restera pas moins que l’allure de ce récit nous étonne. Sachant l’auteur homme d’esprit, nous sommes mis en éveil et tentés de chercher les motifs de son apparente candeur. Ne serait-ce pas qu’il a écrit ou dicté, comme il dit, sa chronique plusieurs années après les événemens (il l’achève au plus tôt en 1207), à une époque où la même expédition dont il a été presque un des chefs, et aux profits de laquelle il a pris une large part, était l’objet de récriminations qu’il souhaitait d’effacer? Eh bien! oui, on avait subi de rigoureuses conditions, et le doge avait habilement conduit et conclu une bonne affaire; on avait eu encore après cela bien des déboires et d’étranges surprises, on avait singulièrement satisfait au vœu de la croisade, Rome n’avait pas eu lieu d’être satisfaite; mais tout cela ne s’effaçait-il pas dans le récit heureux et sans remords d’une entreprise aussi brillante que la fondation d’un empire français à Constantinople?

Veut-on un autre exemple des difficultés qui, à la lecture de Villehardouin, arrêtent la critique ? « Grand fut le déconfort des pèlerins, dit-il[10], et de tous ceux qui devaient aller au service de Dieu, à la nouvelle de la mort du comte Thibaut de Champagne (qui avait été élu chef de la croisade). Ils tinrent une assemblée à Soissons pour savoir ce qu’ils pourraient faire. Geoffroi, le maréchal, — c’est Villehardouin lui-même, — leur adressa la parole et dit l’offre faite au duc de Bourgogne et au comte de Bar, et comment ils avaient refusé : — Seigneurs, fit-il ensuite, écoutez. Je vous conseillerais une chose si vous y consentez. Le marquis de Montferrat est bien prud’homme, et un des plus prisés qui aujourd’hui vive. Si vous lui mandiez qu’il vînt ici et prît le signe de la croix, et qu’il se mît au lieu du comte de Champagne et que vous lui donnassiez le commandement de l’armée, bien vite il le prendrait. — Il y eut assez de paroles dites en avant et en arrière ; mais la fin de ces paroles fut telle que tous s’accordèrent, les grands et les petits, et les lettres furent écrites, et il vint, au jour qu’ils lui avaient fixé, par la Champagne et l’Ile-de-France, où il fut bien honoré, et aussi par le roi de France, dont il était cousin. »

Comment comprendre que Villehardouin ait proposé pour chef de la croisade, et que les barons français aient accepté, sans des raisons importantes qu’on ne nous dit pas, un prince étranger, que ses inclinations et ses liens de parenté semblaient rattacher aux opinions gibelines ? D’autres textes nous l’expliquent. Villehardouin avait été le porte-parole de Philippe Auguste, qui, dans un moment d’irritation contre Innocent III, avait accepté de Philippe de Souabe ce candidat, moins redoutable peut-être au pouvoir royal que les barons du royaume. A Thibaut de Champagne, mort le 24 mai 1201, Boniface de Montferrat succédait, comme chef de la croisade, le 1er août de la même année. Dès novembre, il courait en Allemagne, où il allait retrouver l’excommunié Philippe, et c’était là probablement que se tramait l’intrigue qui allait, en concourant avec les secrets desseins de Venise, faire servir l’armée des croisés à la ruine de l’empire grec. Villehardouin ne s’en inquiétait guère, ni comme chef, ni plus tard comme historien. Quand Boniface de Montferrat visite l’Allemagne et l’Italie dans l’intérêt de ces négociations, il note simplement que le marquis était « demorés ariere por afaire que il avoit. » Très facilement il accepte l’espérance illusoire que la campagne contre Byzance sera la garantie du succès vers la terre-sainte, et bientôt il oublie la terre-sainte elle-même et son vœu de croisé pour vivre satisfait dans ses possessions orientales, pendant qu’un de ses neveux fonde en Achaïe une dynastie princière. A-t-il bien raison, après cela, de médire de ceux qui protestaient, de ceux qui, comme il dit, voulaient, en se retirant pour aller en Palestine, « dépecer l’armée? » N’étaient-ce pas là, au contraire, les vrais et les fidèles croisés?

Villehardouin a pris part aux conseils de l’expédition, cela est vrai ; il en a été un des chefs, un des diplomates, un des orateurs : faut-il conclure de là qu’il ait été toujours bien instruit? Ce n’était pas dans les conseils officiels qu’on dévoilait les desseins personnels et les trames secrètes. A-t-il connu les informations qui transpiraient dans les différens groupes du commun de l’armée, et, s’il les a connues, a-t-il été bien disposé par ses diverses situations à les interpréter comme il convenait ?

Il faut, si l’on veut se faire une idée juste de la confiance que méritent ses récits, les comparer avec les témoignages d’Innocent III, avec ceux des autres narrateurs contemporains de la quatrième croisade, Ernoul, Günther de Pairis, Robert de Clari.

Cette comparaison conduirait à d’heureuses rencontres. Peut-être jugera-t-on que Robert de Clari, par exemple, dont M. Riant a retrouvé le très précieux texte[11], rivalise presque avec le maréchal de Champagne pour l’intérêt historique et pour l’intérêt littéraire à la fois. Il nous informe et nous touche ; avec son « ramage » picard, comme il dit, il mériterait d’être compté, ainsi que l’est Villehardouin avec son dialecte champenois, dans l’histoire des premiers et notables efforts de la prose française. Robert de Clari met en relief le rôle actif de Boniface de Montferrat pour le complot contre l’empire grec. Il montre les sentimens des petits chevaliers du « commun de l’ost, » souvent en opposition avec ceux des hauts barons. Il est de ceux qui trouvent que les chefs de la croisade en prennent bien à leur aise quand ils disposent de l’armée, sans l’aveu de tous, pour l’expédition de Zara et puis pour celle de Constantinople. Il est de ceux qui regardent aux parts du butin. Volontiers, comme le soldat de Clovis, il briserait les vases précieux pour faire les portions égales. Militaire peu fortuné, économe, il suppute les exigences financières des Vénitiens, et il estime avec le coup d’œil d’un commissaire priseur les richesses des palais byzantins. Comme les pillages et sacs de ville sont une ressource prévue dans son petit budget, le simple soupçon que les chefs ont pu tricher dans le partage le met hors de lui[12]. D’ailleurs, ami des dangers et des batailles, il s’éprend, lui aussi, des grandes aventures et des beaux spectacles. Peu tendre pour les grands barons, il n’hésite pas cependant à déclarer que le plus valeureux de toute l’armée a été un riche seigneur, Pierre de Bracieux, plus brave encore que le clerc Aleaume de Clari, propre frère du chroniqueur. La page où est racontée la belle action d’Aleaume est bonne à citer, d’autant plus que Robert de Clari est encore à peu près inconnu. — Pendant un des sièges de Constantinople, un corps de croisés arrive devant une poterne dont l’ouverture avait été fraîchement murée. Des travailleurs, malgré les pierres et la poix bouillante qu’on verse sur eux du haut des murs, y pratiquent une grande brèche par laquelle on aperçoit tant d’ennemis, qu’il semble « que la moitié du monde entier fût là l’assemblée. »


« Quand Aleaume le clerc (il faut traduire le texte, qui ne paraît ni plus ni moins difficile à lire que celui de Villehardouin) vit que nul n’y osait entrer, il s’élança en avant, et dit qu’il y entrerait. Il y avait là un chevalier, son frère, — Robert de Clari était son nom, — qui le lui défendit, et lui dit qu’il n’y entrerait pas, et le clerc dit que si et se mit dedans des pieds et des mains, et quand son frère vit cela, il le prit par le pied et commença à tirer à lui; et tant y a que, malgré son frère, qu’il le voulût ou non, le clerc y entra. Quand il fut dedans, tant et plus de ces Grecs lui coururent sus, et de dessus les murs lui jetèrent de grandissimes pierres. Quand le clerc vit cela, il tira son couteau et les fesait fuir devant lui comme bêtes, et disait à ceux du dehors : « Entrez hardiment, je vois qu’ils se vont moult déconfisant et qu’ils s’en vont fuyant... »


Ils y entrèrent, et la prise de la ville fut bientôt décidée. — Robert de Clari a plus d’un récit comme celui-ci, des pages à la Villehardouin, où brillent l’imagination active, la curiosité d’esprit, la vivacité d’impression. Celles où il décrit Constantinople, ses temples, ses statues, ses colonnes, le Bucoléon, Sainte-Sophie, l’Hippodrome, forment un rare tableau.

Que la Chronique du maréchal de Champagne demeure finalement supérieure à tous égards, il n’y a nul doute. Elle reste pour nous un joyau précieux, non pas seulement comme le premier grand monument de la prose française, mais aussi comme une œuvre hautement nationale par son inspiration et par les souvenirs glorieux, malgré tout, qu’elle consacre. Mais tout à côté plaçons Robert de Clari, et, quant à la valeur historique, gardons-nous de penser que la comparaison attentive des autres témoignages n’ajouterait pas au texte de Villehardouin des informations utiles, n’y comblerait aucune importante lacune, n’y rectifierait aucune erreur.


La Société de l’Orient latin, pendant les huit années qu’elle a déjà vécu, a rendu, on le voit, d’éminens services à l’histoire et à la littérature. Elle a publié soit directement, soit en y prêtant son nom et son patronage, une quinzaine de volumes. Le bel ouvrage de M. Schlumberger, la Numismatique de l’Orient latin, a paru sous ses auspices. A lui seul, ce livre, d’une science précise et originale, dont les lecteurs de la Revue ont eu en quelque sorte les prémices[13], offre un tableau à la fois brillant et sévèrement exact de cette prodigieuse dispersion de la domination franque dans l’Orient. Empereurs latins de Constantinople, rois de Salonique, princes d’Achaïe, ducs d’Athènes, seigneurs de Thèbes, despotes d’Épire, rois de Jérusalem, princes d’Antioche, comtes de Tripoli, rois de Chypre, grands-maîtres de Saint-Jean-de-Jérusalem, ils comparaissent tous, chacun avec ses types monétaires, et ces monumens authentiques, habilement commentés, apportent une vive lumière à l’histoire générale. Les projets de la Société de l’Orient latin pour l’avenir sont nombreux et vastes. Une chronologie diaire serait une œuvre immense et singulièrement utile; déjà M. Hagenmeier a presque achevé celle de la première croisade. On nous promet une Iconographie de la terre-sainte et de Constantinople au moyen âge, un recueil sigillographique, dont M. G. Schlumberger est chargé, un recueil épigraphique dont M. Clermont-Gauneau s’occupe. On voudrait réunir à part tous les élémens d’une histoire financière et administrative des croisades. — Une société privée pourra-t-elle accomplir de si grands desseins? Pourra-t-elle réunir, les fonds nécessaires pour s’assurer la sécurité de l’avenir et poursuivre avec constance une direction scientifique à si longue vue? A-en juger par les commencemens, il y a lieu de l’espérer. Ce serait une grande force pour notre pays s’il retrouvait dans la science, par les initiatives personnelles, « le long espoir et les vastes pensées. »


A. GEFFROY.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er juillet 1883 : l’Ecole française de Rome, ses premiers travaux.
  2. M. E. Rey vient de publier tout récemment sous ce titre : les Colonies fresques de Syrie aux XIIe et XIIIe siècles, une étude des institutions politiques, civiles, militaires du royaume latin de Jérusalem et, des principautés franques d’Antioche, d’Edesse et de Tripoli. Il a recherché quelles ont été les relations, très souvent amicales, de cette société franco-syrienne avec les indigènes chrétiens ou musulmans. C’était écrire une page inconnue de notre histoire nationale et préparer l’œuvre difficile d’un tableau général des croisades. M. E. Rey, qui s’occupe depuis vingt ans avec succès de ces études orientales, a multiplié ici les informations originales et neuves. — M. Prutz, en Allemagne, vient de publier sous ce titre : Culturgeschichte der Kreuzzüge, un résumé très complet de ce qu’on sait aujourd’hui sur les résultats généraux des croisades.
  3. Voir son volume ainsi intitulé, et, pour ce qui précède, ses deux volumes des Exuviœ sacrœ C, P., avec son mémoire sur les Dépouilles religieuses de C. P.
  4. Pline, Histoire naturelle, X, 53 ; Frontin, Stratagèmes, IX, 13, etc.
  5. Voyez le très curieux mémoire de M. Ludovic Lelanne sur les Pèlerinages en terre-sainte avant les croisades (1845).
  6. M. de Rossi annonce en ce moment même la découverte d’un texte analogue de premier ordre et remontant au IVe siècle.
  7. Voir le premier volume des Lettres historiques des croisades. Voir le curieux volume de M. Hagenmeier : le Vrai et le Faux sur Pierre l’Ermite, dont la traduction, par M. F. Raynaud, vient de paraître à la librairie bibliographique.
  8. En 1171. Voyez l’intéressant mémoire de M. J. Armingaud, Histoire des relations de Venise avec l’empire d’Orient depuis la fondation de la république jusqu’à la prise de Constantinople au XIIIe siècle, p. 98. Paris, 1868. Voyez le livre de M. Heyd.
  9. V. Éd. Winkelmann, Philipp von Schwaben und Otto IV von Braunschweig, Leipzig, 1878.
  10. J’emprunte la traduction en langage moderne, donnée par M. de Wailly, dans sa remarquable édition de Villehardouin (Didot, 1874), qu’accompagnent de précieux Eclaircissemens et de très utiles représentations archéologiques. M. de Wailly ne croit pas à la perfidie de Venise; il ne s’explique pas sur le rôle des Allemands.
  11. M. Riant a fait imprimer, en 1868, une fort belle édition de Robert de Clari, qu’il a retirée ensuite. On en trouvera un texte dans les Chroniques gréco-romaines de Karl Hopf.
  12. Voyez une spirituelle appréciation de sa Chronique et de son caractère, par M. Alfred Rambaud, dans les Mémoires de l’Académie de Caen, 1872.
  13. Voyez, dans la Revue du 1er juin 1876, l’étude de M. G. Schlumberger, intitulée : les Principautés franques du Levant d’après les plus récentes découvertes de la numismatique.