Une Expédition au Mont-Blanc

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Une Expédition au Mont-Blanc
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 12 (p. 204-216).
UNE
EXPÉDITION AU MONT-BLANC

Le récit d’une ascension au Mont-Blanc paraîtrait presque banal aujourd’hui, si au charme très vif assurément, mais tout personnel, qui peut attirer le touriste, ne s’étaient pas ajoutés des motifs d’un intérêt plus général. Jusqu’ici le noble exemple donné par de Saussure a rencontré fort peu d’imitateurs, et les recherches scientifiques auxquelles semble inviter un observatoire sans rival sont encore assez rares pour qu’il ne soit pas inutile peut-être de raconter une expédition entreprise en vue de déterminer quelques-uns des élémens les plus importans de la physique du globe, et en particulier l’intensité de la radiation solaire.

La chaleur que le soleil envoie vers la terre ne nous arrive pas en totalité : l’atmosphère en absorbe une portion notable malgré l’apparente transparence des couches gazeuses qui nous environnent. Tout inévitable qu’est cette action perturbatrice, on peut, en s’élevant à une hauteur suffisante, l’atténuer singulièrement, et, ce qui est essentiel, l’atténuer dans un rapport connu. La comparaison des mesures faites à la base et au sommet de la même montagne permettra ainsi de calculer le nombre que l’on trouverait à la limite de l’atmosphère, et le résultat sera d’autant plus exact que l’influence à déterminer présentera aux deux niveaux des valeurs plus différentes, c’est-à-dire, en d’autres termes, que la distance verticale des deux stations sera plus considérable. Quel sommet conviendra mieux dès lors que le Mont-Blanc, la plus haute cime de l’Europe, jusqu’à laquelle cependant il n’est pas impossible de transporter quelques instrumens de physique ?

I.

Nous étions arrivés à Chamonix le 12 août ; mais il fallut renoncer à partir aussitôt, les observations que j’avais en vue exigeant des conditions atmosphériques toutes spéciales. Ces journées d’attente ne furent pas perdues : nous les employâmes en courses nécessaires au choix de la station inférieure, où M. Margottet avait bien voulu se charger de mesurer la radiation solaire en même temps que je la déterminerais au sommet. Nous eûmes soin aussi de répéter définitivement les expériences afin de les rendre parfaitement comparables. Le samedi 14 août au soir, le ciel n’était pas encore complètement débarrassé de nuages ; mais la marche du baromètre, lentement ascendante depuis plusieurs jours, nous donnait confiance ; je fixai donc le départ au lendemain matin.

À l’heure convenue, nous nous mettons en route, M. Jarrige, M. Rigollot et moi, avec quatre guides et trois porteurs. Simond Joseph, de l’Argentière, est notre guide-chef, guide excellent, d’un pied sûr, d’un courage et d’un sang-froid éprouvés. L’ascension se fait habituellement en deux jours : on s’arrête aux Grands-Mulets. Trois heures suffisent pour atteindre de Chamonix le chalet de Pierre-Pointue (2,050 mètres), auquel conduit un bon chemin de mulets grimpant sous bois à droite du glacier des Bossons. Après avoir déjeuné au chalet, nous abordons la moraine, gigantesque rempart que le glacier a élevé lui-même comme pour protéger son flanc. En une heure, nous gagnons Pierre-l’Échelle (ainsi nommée de l’échelle que les guides y prenaient autrefois afin d’aider à franchir les crevasses). À partir de ce point, on s’engage sur la glace, que l’on ne doit plus quitter désormais, si ce n’est un instant, au refuge des Grands-Mulets.

La traversée du glacier des Bossons prend environ deux heures ; mais les heures passent comme des minutes, tant le spectacle qui se déroule aux regards offre de grandeur et de variété. Ces merveilles de la nature produisent toujours sur l’âme une vive impression. Les données de la science sont loin de refroidir en nous le sentiment poétique ; au contraire l’émotion devient d’autant plus profonde que l’instinct n’est plus seul éveillé. Si habitué que l’on soit au spectacle des montagnes, on reste saisi d’admiration en contemplant les séracs[1], les tours, les aiguilles de glace aux formes variées, parfois aux dimensions colossales, et les crevasses énormes dont l’œil ne peut mesurer la profondeur. Le glacier des Bossons et le glacier de Taconnay se réunissent par leur partie supérieure : c’est là surtout que le fleuve de glace qui descend des pentes du Mont-Blanc, oblige de se partager en deux branches distinctes, offre le plus étonnant désordre de crevasses se croisant en tout sens. Là commencent aussi les difficultés de la route, sans toutefois que le touriste exercé ait à craindre des dangers sérieux. Le glacier des Bossons franchi, nous sommes aux Grands-Mulets (3,050 mètres), véritables îlots rocheux faisant saillie sur cette mer de glace. Il était quatre heures de l’après-midi. On pouvait donc tenter d’obtenir quelque mesure utile de la radiation solaire ; mais à peine les instrumens étaient-ils installés sur la neige que des nuages vinrent voiler le soleil, avant qu’il eût été possible de recueillir une seule observation. Ce contre-temps n’a pas grande importance : nous en serons quittes pour reprendre les expériences au moment de la descente.

Le refuge élevé sur le premier des rochers nous offrit un asile que nous trouvions presque confortable en pensant aux hommes courageux qui les premiers escaladèrent le Mont-Blanc, Jacques Balmat, le docteur Paccard et l’illustre De Saussure. De l’étroite terrasse qui longe la cabane nous assistâmes alors à un spectacle d’une imposante magnificence. Le coucher du soleil dans les montagnes est toujours un phénomène grandiose. Aux Grands-Mulets, sur cette pointe rocheuse perdue parmi les neiges, l’effet devient saisissant. L’œil suit les dégradations successives de la lumière sur chacun des pics qui se dressent devant lui, jusqu’à ce qu’ils s’éteignent dans la nuit qui les gagne tous l’un après l’autre ; l’ombre monte le long du géant des Alpes, le sommet du Mont-Blanc pâlit à son tour ; la neige, tout à l’heure encore dorée des feux du soleil, revêt une teinte livide, cadavéreuse : la mort a remplacé la vie. Mais bientôt une paisible clarté ranime ces masses lugubres, et la montagne ressuscite sereine à la douce lumière des étoiles.

Après quelques instans de repos, nous nous levons à minuit ; à une heure, nous partons. La nuit est claire, et, bien que la lune ne brille pas encore, nous abandonnons bientôt les lanternes qui servaient à guider notre marche. C’est un spectacle étrange que celui d’hommes s’avançant ainsi dans l’ombre à travers les neiges, liés les uns aux autres par la corde qui constitue leur unique sauvegarde, tout en établissant entre eux une terrible solidarité. Au loin apparaissent, comme des feux follets glissant sur la neige, les lanternes de deux caravanes parties avant nous des Grands-Mulets, l’une à minuit, l’autre à minuit et demi. Le silence profond de ces régions éternellement glacées n’est troublé que par le bruit des avalanches qui de temps en temps se précipitent avec fracas des Monts-Maudits et vont s’abîmer derrière les Grands-Mulets, sans lesquels la première partie de la route serait singulièrement dangereuse. La pente est raide, mais la neige était bonne, et nous avancions d’un pas rapide. Nous traversons le Petit-Plateau (3,690 mètres), étroit couloir qu’une énorme avalanche tombée du Dôme du Goûter avait balayé peu de jours auparavant. Malheur à la caravane qui se fût trouvée alors au point où nous sommes ! Encore une montée assez rude ; les guides taillent continuellement des pas dans la neige. Voici enfin le Grand-Plateau (3,930 mètres) : nous avons marché trois heures sans reprendre haleine. Il est à peu près impossible de faire autrement sans s’exposer à être enseveli sous une avalanche ; d’ailleurs en s’arrêtant on risquerait d’avoir les pieds gelés. Mais la plus légère indisposition rend un pareil trajet singulièrement pénible. Bien qu’habitué aux excursions de montagnes, M. Jarrige en fit la désagréable épreuve, et, lorsqu’après une minute de repos seulement nous nous remîmes en marche, il dut, en proie à de cruels vomissemens, redescendre avec un guide, Charlet Pierre, dont le dévoûment m’était connu.

Le Grand-Plateau, qui serait beaucoup mieux appelé le Grand-Vallon, est un large vallon dominé à droite par le Dôme-du-Goûter, à gauche par les Monts-Maudits, en face par les pentes escarpées qui descendent au nord de la cime du Mont-Blanc. On peut, du Grand-Plateau, se rendre au sommet par différentes routes. Nous prenons celle que l’on choisit d’ordinaire maintenant, et qui est incontestablement préférable toutes les fois que le temps est franchement beau. Elle met en effet à l’abri des avalanches dans la dernière partie de l’ascension ; mais elle serait impraticable, si le vent soufflait avec quelque violence. Nous gravissons donc à droite vers le Dôme-du-Goûter par un chemin rapide, en suivant un large couloir dans lequel ne se faisait pas sentir la moindre brise. Ce fut, de toute la montée, le point où j’éprouvai le plus de gêne dans la respiration. Encore ce trouble fut-il si léger que je ne l’aurais sans doute pas remarqué, si mon attention n’eût été éveillée à ce sujet par tout ce que j’avais lu et entendu dire du mal des montagnes ; l’inclinaison assez forte de la pente et l’absence complète de tout courant d’air me paraissent ici l’expliquer suffisamment.

Le soleil se levait quand nous atteignîmes le Dôme-du-Goûter. Nous eûmes alors le bonheur de contempler un des plus beaux et des plus rares phénomènes dont on puisse être témoin dans ces hautes régions. Sur l’atmosphère, à l’opposé du soleil, se projetait l’ombre gigantesque du Mont-Blanc, assez diaphane pour laisser apercevoir derrière elle les montagnes de la Tarentaise ; elle était surmontée d’une sorte de gloire à rayons violets, dont l’un, aux dimensions colossales, s’inclinait en forme de panache du côté de l’Italie. La même apparition fut observée en 1844, le soir, par MM. Bravais, Martins et Lepileur, et en 1869, le matin, par M. Lortet, à peu près au point où nous nous trouvions. Tout d’abord, quand je l’aperçus, vers cinq heures et demie du matin, l’ombre me sembla plus haute que le Mont-Blanc. Les contours en étaient bien accusés, au point que l’on distinguait facilement les principales courbures de la montagne ; les Bosses-du-Dromadaire en particulier se dessinaient avec une netteté parfaite. Ce spectre immense est dû, comme ceux que l’on produit dans les théâtres, à la réflexion sur un miroir transparent qui est ici l’atmosphère elle-même. Il persista plus d’une heure, diminuant de hauteur à mesure que le soleil s’élevait au-dessus de l’horizon. L’auréole violette du sommet disparut aussi peu à peu ; le rayon formant panache du côté de l’Italie resta plus longtemps visible, puis s’effaça à son tour. Ces apparences lumineuses dont nous suivions ainsi les phases diverses s’expliquent d’ailleurs facilement. En effet, dans la projection du Mont-Blanc sur l’atmosphère, toute colonne gazeuse d’une autre densité que la masse d’air générale doit devenir visible sur l’écran aérien où elle est projetée, la différence de densité entraînant nécessairement une différence de pouvoir réfringent. Cette colonne présentera en outre une coloration spéciale, analogue aux premières teintes de l’aurore, et qu’il faut attribuer également à la nature de l’absorption exercée par le gaz sur la lumière du soleil.

Tout en admirant ce magnifique spectacle, nous continuons à monter la rude pente qui mène aux Rochers-Foudroyés. Là se trouvait échoué l’ascensionniste de la seconde caravane qui nous précédait ; il succombait à la fatigue, et son état de santé ne lui permettait qu’un très médiocre enthousiasme à la vue de l’ombre du Mont-Blanc et du Mont-Blanc lui-même. À partir des Rochers-Foudroyés commence ce vertigineux chemin de l’arête où pendant plus de deux heures on gravit des pentes de 45 à 50 degrés en suivant une crête large au plus de 30 centimètres, et souvent si tranchante que l’on n’a pour y poser le pied que les marches taillées sans cesse par le guide. Deux nappes de glace plongent à droite et à gauche, pour tomber l’une au Grand-Plateau, l’autre sur le glacier de Miage, dans la vallée de Montjoie, à une profondeur de plusieurs milliers de mètres. Nous franchissons les Bosses-du-Dromadaire (4,650 mètres), et, après un dernier effort, nous atteignons le sommet du Mont-Blanc (4,810 mètres). Il est huit heures du matin.

Dans l’immense panorama qui se déroule à nos pieds, nous découvrons la Suisse tout entière, la moitié de l’Italie, et la France depuis le plateau de Langres jusqu’à la Méditerranée. D’un seul coup d’œil, on embrasse l’empire des neiges éternelles, les vastes glaciers scintillant au soleil et les pics superbes dominant les névés. En ce point culminant, il est facile de se rendre un compte exact de la disposition qu’affectent les Alpes. Ainsi que de Saussure, avec la grande autorité de son nom, l’a remarqué le premier, elles constituent des massifs parfaitement distincts. Qui de nous cependant n’a pas appris que les Alpes sont des chaînes de montagnes ? Cette apparence trompeuse n’est qu’un effet de perspective et disparaît dès qu’on les observe à vol d’oiseau. On reconnaît alors que, loin de former des chaînes continues, « elles sont distribuées par grandes masses ou par groupes de formes variées et bizarres, détachés les uns des autres ou qui du moins ne paraissent liés qu’accidentellement et sans aucune régularité[2]. »

Il serait doux de s’abandonner aux joies intimes que de pareils spectacles font éprouver ; mais n’est-ce pas y ajouter encore que de chercher à utiliser ces heures trop courtes au profit de la science, comme de Saussure, Bravais, Tyndall, nous en ont donné l’exemple ?


II.

Le ciel est d’une sérénité parfaite, l’air absolument calme ; le thermomètre à l’ombre marque 1 degré au-dessus de zéro, les circonstances sont donc particulièrement favorables aux expériences que je me propose de faire. M. Margottet est à son poste, tout au bas du glacier des Bossons, 4,000 mètres au-dessous de moi. Deux séries d’observations simultanées, exécutées l’une au sommet, l’autre à la base de la montagne, fourniront les élémens d’une mesure exacte de la quantité de chaleur envoyée par le soleil à la terre, car la comparaison des deux séries permettra d’évaluer à chaque moment l’absorption due à l’atmosphère.

On comprend que cette évaluation minutieuse soit indispensable : en effet, la part de radiation absorbée dépend non-seulement de l’épaisseur, mais encore de l’état physique de la couche traversée à l’instant que l’on considère. Il est même curieux de remarquer à cet égard que dans les journées où l’air nous paraît le plus limpide, où les astres brillent d’un éclat tout particulier, l’absorption est précisément la plus grande. C’est un fait aujourd’hui bien démontré que certaines substances, parfaitement transparentes à la lumière et à la chaleur lumineuse, sont au contraire opaques à la chaleur obscure. Ainsi les vitres d’une serre laissent passer en pleine liberté toute la portion du rayonnement solaire qui est à la fois lumineuse et chaude, mais s’opposent à la sortie des radiations calorifiques obscures émises par la terre ou les plantes. Or notre atmosphère contient toujours, et parfois en quantité considérable, un gaz moins perméable encore à la chaleur que le verre, nous voulons parler de la vapeur d’eau. Il n’est pas question ici de la vapeur visible, condensée sous la forme de nuages ou de brouillard, il s’agit de celle qui reste invisible, admirablement transparente, et qui se trouve mélangée à l’air sans en altérer la limpidité. Grâce à cette substance, particulièrement abondante dans les couches les plus voisines du sol, l’atmosphère est à la fois pour la terre un léger vêtement capable de tempérer les ardeurs de l’été et un chaud manteau qui la protège des rudes frimas de l’hiver ; mais la présence de cette vapeur constitue une difficulté réelle dès que l’on entreprend d’évaluer la chaleur solaire.

Pouillet, dont les importans travaux ne sauraient être passés sous silence, avait cherché à déterminer la quantité de chaleur absorbée par l’air en mesurant l’énergie de la radiation aux diverses heures de la journée, c’est-à-dire pour des épaisseurs très différentes de la couche gazeuse traversée par les rayons du soleil. Sa méthode ne laisserait rien à désirer, si l’atmosphère offrait une composition constante en tout point et à toute heure du même jour ; mais le corps qui joue le rôle prédominant dans ces phénomènes d’absorption, la vapeur d’eau, est précisément réparti dans les proportions les plus inégales et les plus variables. De là une incertitude impossible à éviter et qui n’eût certainement pas échappé à Pouillet, si l’énergie de l’absorption exercée par la vapeur d’eau eût été alors connue, comme elle l’est aujourd’hui, depuis les belles expériences de M. Tyndall. On peut donc s’étonner que les physiciens assez nombreux qui ont repris dans ces dernières années les mesures de chaleur solaire conseillées jadis par Herschel et inaugurées par Pouillet aient presque entièrement négligé cet élément essentiel de la question. La plupart d’entre eux, il est vrai, ne quittant pas leur laboratoire, se privaient des moyens d’apprécier avec quelque précision la quantité de vapeur d’eau contenue dans l’air depuis la surface du sol jusqu’aux confins de l’atmosphère. Les mesures de ces expérimentateurs, en tête desquels il faut citer le savant directeur de l’observatoire romain, le père Secchi, n’en conservent pas moins une valeur considérable, car elles font connaître sinon la quantité de chaleur que nous envoie le soleil, du moins celle qui arrive directement jusqu’à nous.

Deux physiciens seulement, que je sache, M. Soret de Genève et M. Desains, ont essayé d’obtenir la valeur exacte de la radiation solaire en exécutant des mesures à une grande hauteur aussi bien qu’au niveau du sol. Mais M. Desains n’a pas continué, dans cette direction du moins, les expériences qu’il avait tentées en opérant simultanément au Rhigiculm et à Lucerne avec M. Branly. Quant à M. Soret, que des études analogues ont conduit jusqu’au Mont-Blanc, il n’a pas réussi à obtenir des résultats certains, sans doute pour avoir négligé de faire observer à la base de la montagne tandis que lui-même observait au sommet.

Le seul moyen de résoudre la question consiste à effectuer des mesures simultanées en deux stations situées sensiblement sur la même verticale et présentant entre elles une différence de niveau aussi grande que possible. On peut déterminer ainsi avec toute la précision désirable l’effet produit par une colonne d’air de plusieurs kilomètres de hauteur, tandis que d’autre part l’état physique de cette longue colonne gazeuse est exactement connu par les observations météorologiques que l’on a soin de faire à chacune des stations. Tel est le principe des recherches que je poursuis depuis plus de deux ans, et en vue desquelles, avant de gravir le Mont-Blanc, j’ai déjà entrepris de nombreuses ascensions dans les Alpes du Dauphiné.

Le procédé expérimental que j’ai adopté est très simple. La boule d’un thermomètre à mercure occupe le centre d’un vase sphérique maintenu à la température de zéro degré au moyen de glace entassée entre ce premier vase et un second, extérieur et concentrique. Dans le système des deux enveloppes est pratiquée une ouverture tubulaire que l’on oriente de façon à laisser les rayons solaires tomber librement sur la boule du thermomètre. Le mercure moule aussitôt, et, au bout d’un quart d’heure environ, indique une température stationnaire qui sert à mesurer l’intensité de la radiation. On comprend de plus que l’excès de température accusé par le thermomètre dans ces conditions puisse permettre d’évaluer la température même de la source calorifique, c’est-à-dire du soleil.

Nous restâmes près de quatre heures au sommet du Mont-Blanc, et je pus y recueillir des observations que la beauté exceptionnelle de ce jour rend précieuses. La mise en œuvre de toutes les mesures obtenues nécessite des calculs un peu longs, si l’on veut en déduire la valeur exacte de l’absorption exercée par l’atmosphère, fixer la part de la vapeur d’eau dans ce phénomène, déterminer l’intensité de la radiation solaire et arriver enfin à une évaluation plausible de la température du soleil. Mais le simple énoncé des nombres que j’ai trouvés suffira pour montrer immédiatement quelle notable quantité de chaleur est interceptée par l’air alors même que le ciel est d’une limpidité parfaite, comme dans cette journée du 16 août 1875. À dix heures vingt-deux minutes du matin, sur la cime du Mont-Blanc, le thermomètre de mon appareil marquait au soleil 18°,20 : à la même heure, M. Margottet observait, au glacier des Bossons, 13°,85. Les observations météorologiques faites aux deux stations nous donnaient : au sommet, pression barométrique, 430 millimètres ; température de l’air, 1 degré au-dessus de zéro ; état hygrométrique, 0,40 ; à la base : pression barométrique, 661 millimètres ; température de l’air, 9°,5 ; état hygrométrique, 0,60. Ces nombres devraient être corrigés des légères erreurs spéciales à chaque instrument. Il faudrait en outre ramener les indications thermométriques qui mesurent la radiation aux valeurs qu’elles auraient eues, si la boule de chaque thermomètre n’avait éprouvé aucune perte de chaleur par rayonnement ; mais elle émettait vers l’enceinte à zéro degré dont elle occupait le centre plus de chaleur qu’elle n’en recevait, et accusait par conséquent une température finale inférieure à celle qu’elle aurait dû théoriquement marquer. Ces corrections toutefois ne changeraient pas l’ordre de grandeur du résultat. En les négligeant ici et en comparant les données que fournit immédiatement l’expérience, nous voyons que le 16 août, à dix heures et demie du matin, l’air étant moyennement humide, parfaitement calme, et dans les conditions les plus normales de température et de pression, l’énergie de la radiation solaire à Chamonix était d’un quart inférieure à celle que nous constations au même moment 4,000 mètres plus haut.

Doit-on en conclure néanmoins que toute la chaleur absorbée entre les deux stations soit définitivement perdue ? La colonne d’air qui s’élève de la base au sommet de la montagne n’a retenu cette part de la radiation que pour en faire largement profiter ensuite la vallée. La nuit sera douce, presque chaude à Chamonix, tandis que le froid se fera vivement sentir sur la cime du Mont-Blanc, au point d’en rendre le séjour dangereux pour celui qui, à l’exemple de M. Tyndall, oserait y rester. Si donc il est vrai de dire que l’atmosphère la plus sereine arrête environ la moitié de la quantité totale de chaleur que le soleil émet vers la terre, il faut ajouter que la portion interceptée est réellement mise en réserve pour nous être rendue plus tard presqu’en entier, soit comme chaleur, soit comme force. On comprend ainsi pourquoi il importe de mesurer l’intensité du rayonnement avant son passage à travers notre atmosphère.

III.

Il est très rare, au dire des guides, que l’on puisse rester au sommet du Mont-Blanc aussi longtemps que nous le fîmes. J’aurais cependant désiré y continuer encore mes observations ; un léger vent du sud, qui s’éleva vers les onze heures, nous contraignit bientôt de partir, — non pas que nous eussions à concevoir des craintes sérieuses relativement à la descente, mais plusieurs d’entre nous commencèrent alors à souffrir du froid d’une façon vraiment inquiétante.

L’impression ressentie par l’organisme dans une ascension est très variable suivant les personnes. Peut-être, en appréciant les effets physiologiques qui se produisent, a-t-on exagéré quelque peu l’influence de la raréfaction de l’air, sans tenir assez compte de la fatigue énorme qui résulte de la montée même. Je serais tenté d’attribuer en effet à une lassitude extrême le pénible état de M. Lortet pendant ses deux expéditions au Mont-Blanc. Quant à moi, habitué aux courses en montagne, sans que j’eusse jamais dépassé toutefois l’altitude de 3,500 mètres, je me trouvais dans d’excellentes conditions pour apprécier les effets physiologiques de la raréfaction de l’air, car je suis encore à cet âge où l’homme peut dépenser impunément la plus grande somme de forces. Un seul phénomène me frappa, la rapidité de mon pouls. À jeun et après deux heures de repos, je comptais 110 pulsations à la minute, sur la cime du Mont-Blanc, tandis qu’à Grenoble le nombre ordinaire de mes pulsations ne dépasse pas 65 ; le pouls était d’ailleurs excellent, parfaitement plein et régulier. Toute trace de fatigue avait disparu, je n’éprouvais pas le moindre malaise, et quelques instans plus tard je déjeunai de bon appétit. Ce grand nombre de pulsations est un effet incontestable de la rareté de l’air, qui est presque moitié moins dense au sommet du Mont-Blanc qu’au niveau de la mer. Un air aussi raréfié ne peut fournir l’oxygène nécessaire à la combustion intérieure qu’à l’aide d’une circulation plus active qui ramène plus tôt le sang dans les poumons, tout en lui laissant encore le temps nécessaire pour s’oxygéner convenablement. Ce que l’on sait de la circulation normale chez les enfans ou chez les oiseaux montre effectivement que, dans certaines limites qui ne sont pas dépassées ici, la quantité d’oxygène absorbé croît en raison du nombre des pulsations ; mais j’admettrai volontiers, avec M. Lortet, qu’un pouls battant 160 ou 170 pulsations à la minute ne permet pas au sang de recevoir suffisamment l’action de l’oxygène ni d’expulser entièrement son acide carbonique. Si un mouvement aussi rapide contrarie évidemment l’oxygénation, un nombre de pulsations à peine supérieur au chiffre normal ne suffit plus à la combustion intérieure dans cet air raréfié. L’état de mon compagnon de route m’en parut la preuve. Affaibli par un saignement de nez qui ne cessa point du Grand-Plateau jusqu’au sommet, il ne comptait sur le Mont-Blanc, après deux heures de repos, que 94 pulsations, tandis que son pouls en bat régulièrement 78. À peine le vent se fut-il levé, léger pourtant, du côté de l’Italie, qu’il éprouva aussitôt une sensation très pénible ; tandis que je ne souffrais pas du froid, il en subissait cruellement l’influence, qu’une combustion incomplète ne réussissait pas à combattre, et il lui eût été impossible de prolonger longtemps encore son séjour au sommet.

Tout ce que j’observai de l’état des guides et des porteurs confirme l’idée que le mal des montagnes ne saurait être attribué exclusivement à la raréfaction de l’air. Les porteurs ont un métier très pénible : l’un de ceux qui nous accompagnaient, peu aguerri à la montagne, succombait à la fatigue quand nous atteignîmes le sommet ; mais je crois que l’on observerait des effets analogues dans notre atmosphère sur un homme que l’on forcerait à monter chargé une hauteur équivalente à celle du Mont-Blanc. Encore faut-il tenir compte des faux pas et des glissades, qui doublent peut-être la peine. Moins chargés que les porteurs et plus habitués à la montée, les guides étaient beaucoup moins éprouvés ; ils ne paraissaient ressentir aucun malaise. À peine arrivé au sommet, Simond Joseph entonna à pleins poumons une tyrolienne dont l’intensité sonore, surprenante à cette hauteur, prouvait assez que le chanteur n’avait en rien la respiration gênée. Je ne crois pas que le voyageur de la première caravane partie avant nous des Grands-Mulets ait eu davantage à souffrir du mal des montagnes. En arrivant au sommet du Mont-Blanc, où il nous avait précédés de trois quarts d’heure, nous le trouvâmes terminant très tranquillement une pipe qu’il avait voulu fumer avant de redescendre ; mais M. Ogier est un montagnard exercé, et la dernière partie de l’ascension lui avait seule causé quelque fatigue. Or dans ces conditions l’équilibre se rétablit vite chez un homme vigoureux, et l’organisme reprend bientôt toute liberté de s’adapter aux exigences nouvelles du milieu dans lequel il se trouve placé.

Les expériences délicates qui exigeaient tous mes soins ne me permirent pas d’étendre le champ de mes observations autant que je l’aurais souhaité. Il ne sera pas sans intérêt toutefois de remarquer que pendant la durée entière de notre séjour au sommet du Mont-Blanc le ciel nous parut d’un beau bleu clair, et nullement de ce bleu noir attribué d’habitude par les touristes à l’air des hautes régions.

Il est midi, nous commençons à descendre. La neige est beaucoup moins bonne qu’à la montée ; aux Rochers-Foudroyés nous enfonçons déjà jusqu’à mi-jambe. Nous continuons cependant notre marche assez vite, et vers trois heures nous arrivons aux Grands-Mulets. Je renvoie guides et porteurs, et je ne garde avec moi que Simond Joseph et Charlet Pierre, pour reprendre ici demain les observations que les nuages ont interrompues la veille. Nos braves compagnons de route s’éloignent rapidement, heureux de regagner leur village. Peu s’en fallut qu’ils ne le revissent jamais. Une effroyable avalanche de pierres descendue de l’Aiguille du Midi se précipita sur le glacier des Bossons au moment même où ils traversaient le néfaste couloir de Pierre-l’Échelle ; un bloc énorme faillit les écraser tous. Par bonheur, aucun d’eux ne fut atteint, et nous eûmes la joie de les retrouver le lendemain à Chamonix.

Les mesures obtenues dans la matinée du 17 août simultanément aux Grands-Mulets et à la partie inférieure du glacier des Bossons confirmèrent pleinement celles de la veille. L’air était un peu plus humide, et en même temps nous constations que l’énergie de la radiation solaire avait diminué. Puis, tenant compte de cette modification dans les données de l’expérience, nous reconnaissions nettement que la perte de chaleur due à l’absorption par l’atmosphère était beaucoup plus considérable (environ trois fois plus grande) des Grands-Mulets au pied du glacier des Bossons que de la cime du Mont-Blanc aux Grands-Mulets, bien que cette dernière station soit presqu’à égale distance de la base et du sommet de la montagne. On comprend facilement qu’il en soit ainsi, car les couches inférieures de l’air se trouvent normalement chargées d’une quantité assez notable de vapeur d’eau, qui manque au contraire presque absolument dans les régions supérieures.

Nos observations terminées, nous redescendîmes vers Chamonix. À peine avions-nous fait les premiers pas sur le glacier que la neige s’effondra. Simond Joseph disparaît dans une crevasse, des monceaux de neige et de pierres tombent derrière lui ; un fragment énorme de rocher reste suspendu au bord de l’abîme qui vient de s’ouvrir sous ses pieds ; mais l’avalanche n’a pas atteint notre brave guide, la corde le retient, et nous le voyons reparaître sain et sauf, prêt encore à risquer sa vie avec la même intrépidité et le même dévoûment. La traversée s’opéra sans autre accident. À la jonction, nous rencontrâmes M. le marquis de Turenne, qui s’offrit, avec une courtoisie parfaite, à répéter au sommet le lendemain toutes les mesures qui pourraient m’être utiles. Après avoir comparé nos baromètres, nous continuons notre route, lui vers les Grands-Mulets, moi vers Chamonix.

Deux jours plus tard, j’étais de retour à Grenoble, heureux d’avoir pu accomplir en des conditions aussi favorables cette ascension, qui avait pour moi un double attrait : à l’intérêt scientifique de recherches longuement poursuivies s’ajoutait en effet le désir de répondre dignement à la libéralité de M. le ministre de l’instruction publique, qui avait bien voulu se charger des frais de l’expédition. Je ne regretterai ni peine, ni fatigue, si l’attention des savans est appelée de nouveau sur ce monde des montagnes, encore à peine connu, et dont l’étude serait intéressante à tant d’égards.

Pour considérer seulement le but précis que j’avais en vue, les mesures de la radiation et des différens élémens qui en modifient l’intensité dans notre atmosphère serviront utilement à déterminer l’énergie calorifique du soleil, dont elles pourront même aider à évaluer la température moyenne. La solution de ce séduisant problème n’est peut-être pas aussi éloignée qu’on serait tenté de le croire d’après le simple énoncé de la question. Nous savons en effet aujourd’hui que les élémens constitutifs du soleil sont, d’une manière générale, identiques à ceux qui filtrent dans la formation de notre globe et des autres planètes. Ce que Laplace avait supposé dans sa grandiose conception du système du monde, les spectroscopistes modernes l’ont matériellement et indubitablement prouvé. M. Henri Sainte-Claire Deville a dès lors pu affirmer que la chaleur du soleil ne devait pas être, comme on l’avait pensé jusque-là, hors de toute comparaison avec celle des sources terrestres. Les limites que sa grande découverte de la dissociation assigne aux températures industriellement réalisables s’imposent également aux températures produites à la surface du soleil par les réactions réciproques des mêmes agens chimiques que ceux dont nous disposons. Tout en tenant compte des circonstances spéciales, et en particulier de la pression, qui peuvent reculer dans une certaine mesure ces limites mêmes, on ne saurait donc logiquement admettre pour la température du soleil ces millions de degrés par lesquels plusieurs physiciens croyaient encore récemment pouvoir la représenter. J’ai fait l’an dernier aux forges d’Allevard, sur la radiation solaire et le rayonnement d’un bain d’acier en pleine fusion à 1,500 degrés, des expériences comparatives qui confirment entièrement l’idée d’un soleil chaud de quelques milliers de degrés seulement. Le rapprochement de ces expériences et d’autres que je poursuis, avec les mesures directes effectuées au sommet du Mont-Blanc, paraît devoir conduire plus loin encore et permettre d’évaluer numériquement la température vraie de la surface du soleil.


Jules Violle.
  1. On appelle ainsi d’énormes blocs de glace dont la forme prismatique ressemble à celle d’un fromage du pays nommé sérac.
  2. De Saussure, Voyage dans les Alpes.