Une Exposition des Primitifs niçois

La bibliothèque libre.
Une Exposition des Primitifs niçois
Revue des Deux Mondes6e période, tome 9 (p. 668-683).
UNE EXPOSITION
DES
PRIMITIFS NIÇOIS

On ne se doutait guère de leur existence. Les guides les mentionnaient à peine. Du million de visiteurs que chaque hiver attire vers la côte d’Azur, bien peu s’inquiètent de savoir s’il y a quelque chose derrière cette façade d’hôtels et de villas qui s’étend ininterrompue le long du délicieux rivage, et ce que peut cacher aux yeux ce décor sans pareil de luxe et de plaisir. Qui aurait supposé une âme à ce lieu de passage, où nul ne demeure ni ne se fixe, et où se donnent rendez-vous, pour quelques mois, ou quelques jours, tous les désœuvremens et les snobismes de l’univers ? Qui eût exigé que ce pays privilégié de la nature eût encore par surcroit la parure de l’art ? Il semblait que cette terre, la dernière venue à la France, fût une terre sans mémoire. L’artiste, le curieux de souvenirs, s’en détourne. Il jette un regard au paysage de la mer et des montagnes, monte aux ruines romaines d’Eze et de la Turbie, et quitte sans regret ces beaux lieux dévastés par une cohue nomade, pour retrouver plus loin, dans quelque bourgade morte de Toscane ou d’Ombrie, comme sur le visage d’une gisante de marbre, l’image d’une vie plus belle et la poésie du passé.

Cependant quelques fureteurs n’ignoraient pas qu’à Nice, dans la sacristie d’une chapelle voisine du marché, une Vierge gracieuse et vénérable souriait sur son ciel d’or. A Cimiez, sur le coteau de forme modérée qui protège la ville au Nord, près des restes de l’antique arène, dans l’église franciscaine ombragée d’yeuses séculaires, de vieux tableaux pathétiques palpitent doucement sur des autels baroques. Des peintures semblables s’espacent à Antibes, à Fréjus, à Grasse. Depuis une quinzaine d’années, on s’occupait de les classer et de les étudier. Des érudits, M. Moris, M. Giuseppe Brès, en dressaient l’inventaire, exploraient les archives. De tous ces travaux est sortie l’Exposition qui vient de finir. C’était un modèle d’ordre et de goût, qui fait beaucoup d’honneur aux organisateurs. Et, pour que rien ne manquât à ce beau manifeste de culture régionale, M. Gabriel Hanotaux, qui en surveillait les apprêts de sa villa de Roquebrune, et dont rien ne lasse l’intelligence, l’activité infatigables, prêtait aux « Primitifs Niçois » l’appui de son éloquence et l’autorité de son nom.

Le danger, en ce genre de découvertes, c’est d’en surfaire l’importance. L’Exposition ajoute peu de chose à l’histoire de l’art. Elle pouvait embrasser l’espace d’une centaine d’années ; la plupart des œuvres se groupaient vers la fin du XVe siècle et le début du suivant. Les opinions diffèrent quant à leurs origines. Les partisans de la thèse française, qui veulent que notre art, rayonnant des grands centres de la vallée du Rhône, ait cheminé le long des côtes jusqu’à Nice et à Gênes, paraissent faire état d’un certain Miraillet, natif, croit-on, de Montpellier, lequel a fait à Nice l’autel de la Miséricorde ; mais le tableau est repeint : que conclure d’un si faible indice ?

Pour moi, je n’ai aucune peine à en faire l’aveu : le charme de cette Exposition, c’était qu’on y sentait le voisinage de l’Italie. Les Alpes Maritimes ont toujours été le grand chemin entre les deux pays. Le premier peintre dont les actes fassent mention, à Nice, est un peintre siennois du nom de Giacomo. C’était en 1347, au temps des papes d’Avignon, et on ne se trompera guère en supposant que là était le but de son voyage. Rappelez-vous ce Vatican, cette Rome des bords du Rhône, songez à ce que fut ce foyer des beaux-arts, à Mathieu de Viterbe, à Simone di Martino, à Pétrarque et à Laure : vous conviendrez que plus d’un problème, dont on cherche le mot à Nice, doit se résoudre en Avignon. L’art était, dès cette époque, beaucoup moins sédentaire, beaucoup moins casanier que nous ne nous le figurons. A pied, à cheval, seuls ou par troupes, suivis ou non de train et de bagage, il faut se représenter ce défilé de bohème. gros personnages invités à prix d’or chez les princes, compagnons légers d’escarcelle et cherchant fortune par le monde en voyant du pays. Ici ou là, selon l’occasion, le besoin, quelqu’un se détache de la bande, exécute une Madone moyennant le vivre et quelques écus, et repart pour recommencer à l’étape suivante, sans laisser d’autre trace qu’un tableau anonyme dans l’ombre d’une chapelle. D’autres fois le chemineau, parti pour un lointain pays, n’arrivait pas, s’éternisait dans son gite d’un soir, et finissait par s’y fixer, oubliant patrie et voyage, et travaillant sur place jusqu’à son dernier jour.

Combien de tableaux « niçois » sont l’œuvre de ces passans ou de ces adoptés ? De là beaucoup de disparates ou de nuances différentes. Les peintres du pays eux-mêmes font leur apprentissage au dehors. Il n’y a pas d’ « école » à Nice : d’une génération à l’autre, nulle cohésion, nulle continuité. L’unité tout extérieure qui se remarque dans les œuvres, la répétition des mêmes types et des mêmes sujets, ne tient qu’aux exigences d’un public attaché à ses habitudes, et qui n’eût supporté aucune innovation dans les choses destinées à un culte religieux. Dans les montagnes, les goûts ne changent guère ; l’existence s’écoule plus lentement qu’ailleurs ; peu de commerce, point de luxe, nul mouvement d’idées. La peinture reflète ces âmes immobiles. Elle semble d’un demi-siècle en retard sur l’art contemporain. Tout demeure soumis à des conventions étroites et tyranniques. La pensée tourne dans une sphère à peu près invariable. On pénètre dans un monde à part, dans une province endormie, dont aucun événement ne trouble le sommeil et ne distrait le rêve.

Ce sont, huit fois sur dix, de ces tableaux, imposans comme des litanies, et du genre appelé « tableaux de majesté. » On voit au centre, dans une attitude hiératique, le personnage sous le vocable duquel est placé le retable : c’est le plus souvent la Vierge, représentée soit comme patronne de confrérie, soit comme Mère de douleurs ; c’est quelquefois saint Jean-Baptiste, ou encore quelque saint populaire de la Provence, saint Honorat, saint Maur, saint Antoine, sainte Marguerite. Autour de cette figure centrale, ordinairement distinguée par des proportions plus grandes, se placent symétriquement et sur la même ligne un certain nombre d’autres désignées par des attributs : saint Sébastien porte sa flèche, saint Roch indique son ulcère, saint Laurent tient en main le manche de son gril ; sainte Catherine s’appuie sur un éclat de roue, sainte Apollonie montre une dent au bout d’une tenaille, sainte Agathe présente sur un plat ses mamelles tranchées, sainte Lucie, qui guérit les maux d’yeux, offre les siens arrachés et posés sur une patène comme deux perles. Au-dessus de ce premier rang s’élève un second étage de figures moins importantes, et cette fois représentées seulement à mi-corps. Souvent un médaillon, tel qu’un Christ de pitié, une Annonciation, occupe le milieu de cette nouvelle ligne. Enfin, pour supporter ce curieux édifice, un gradin ou prédelle présente (sur une troisième ligne et en faibles dimensions, soit le collège des Apôtres, soit un choix de scènes empruntées à la légende du saint qui occupe la place d’honneur.

Sans doute, ces assemblées de saints et de patrons célestes ont été de tout temps le principal objet de la peinture sacrée. Mais depuis longtemps, grâce à l’effort de (générations d’artistes, la vieille composition avait pris un aspect nouveau. Le tableau à compartimens, avec ses divisions gothiques, son cadre de menuiserie, ses niches séparées et surmontées de trèfles, cède la place à un genre plus souple et plus vivant. Qui n’a vu, dans quelque toile superbe et solennelle de Frà Bartolommeo, de Raphaël ou de Titien, sous une calme colonnade, à l’ombre d’un vélum, des saintes et des saints, des vieillards et des vierges, des éphèbes, des guerriers, des évêques, des martyrs, en attitudes grandioses, en vêtemens de prix, faire cortège à la Madone et incarner autour de son trône, comme autant de strophes d’un même poème, toutes les faces de la vie morale, courage, douceur, amour, sacrifice, ascétisme, recueillement, extase ? Qui n’a goûté, devant ces œuvres d’une harmonie suprême, le sentiment d’une existence élevée par la magie du rythme à une hauteur contemplative, la présence d’une humanité réelle et supérieure, d’un monde fraternel, idéal à la fois ? Qui n’a senti, de son âme à celle de ces héros, circuler un chant mystérieux, un sens de l’équilibre, de la paix, de l’espace, qui vous enveloppe et vous mêle, comme une note se fond dans un accord, à ces graves et sublimes concerts ?

Dans ces chefs-d’œuvre se fait jour, à côté de la pensée proprement religieuse, une idée toute nouvelle : l’idée ou la notion de l’art. Dans le canton des Alpes où nous sommes, une telle idée devait rester à jamais incomprise. L’artiste qui eût parlé cette langue n’eût pu se faire entendre. Fidèles à leurs traditions, n’imaginant rien de plus beau que les figures amies qui peuplaient leurs autels, et dont les images étaient mêlées à leurs prières, ces bonnes gens ne se lassaient pas qu’on les peignît toujours pareilles. C’étaient de vieilles connaissances, des visages qu’on avait vus autour de soi dès le berceau : on ne demandait au peintre que de les rafraîchir. On n’exigeait de lui nul effort de pensée ou d’imagination. Telle de ces madones niçoises, peinte au milieu du XVe siècle, semble l’œuvre barbare d’un Pisan du XIIIe. Un autre ne s’arrête pas de peindre ses petites saintes fluettes, vieillottes et revêches, aux mines pointues, aux bouches pincées, au teint aigre et mêlé de citron et de verjus. Le paysage ne fait que de timides apparitions. A quelques journées de là, dans les botteghe de Florence, le naturalisme triomphe, étend chaque jour ses conquêtes ; là est le progrès, l’avenir. Et cependant, comment ne pas les admirer ces âmes qui refusent leur tendresse à la perfection étrangère, et qui ne veulent pas qu’on leur change leur ciel ?

Le mieux doué des peintres indigènes est sans conteste Louis Brea. Il n’a tenu qu’à lui d’être un des « petits maîtres » les plus charmans de la Renaissance. Son premier tableau, la Pietà du couvent de Cimiez, est une œuvre qui dut faire époque, au moment où elle parut, dans ce petit monde d’autrefois. Elle y apportait un souffle de jeunesse inconnu. Si quelqu’un avait pu dégourdir cette école, c’est Brea. Il est certain qu’il connaissait les ateliers toscans, car son retable est plein de réminiscences florentines. Mais ce qu’il y avait de meilleur dans le jeune artiste, c’était une délicatesse, une sensibilité discrète et poétique, plus apte à s’exprimer par le ton que par le dessin, et qui plaît ou émeut sans qu’on sache bien la définir. La tête de la Vierge est un morceau de toute rareté. C’est un petit masque de cire, entièrement exsangue, mat, exprimé sans traits, presque sans modelé, blanc de cette blancheur atone qui est moins une cou- leur que l’absence de couleur, et se distinguant à peine des linges qui l’enveloppent, comme un visage de nonne, sous le manteau de deuil d’un bleu violacé, obscurci jusqu’au noir.

Un plus habile eût découpé ce pénétrant morceau, et de tout le tableau donné cette seule tête. Brea pouvait, à peu de frais, être un peintre éminent de demi-figures féminines. On aurait de lui une galerie de jeunes passionnées ; la note qu’il apportait eût paru plus distincte, et sa grêle chanson ne se fût pas perdue. Les conditions de la peinture, dans le milieu où il vécut, ne permettaient pas ce parti : son art charma ce public peu critique. Pendant quarante ou cinquante ans, de Gênes à Toulon, il fut le peintre ordinaire de la côte ligure. Peu de paroisses, à quinze, à vingt lieues de la mer, qui ne voulussent avoir un tableau de sa main. Il est le Pérugin des Alpes Maritimes. Et il eut un peu le même sort que le maître ombrien. Son talent succomba au nombre des commandes. Son joli sentiment, dilue dans des œuvres trop vastes, peu nourri de substance et d’études, était incapable de suffire à la tâche qui lui échut. Les ouvrages de sa vieillesse, comme le Calvaire de Cimiez, sont d’une débilité extrême ; à peine quelques têtes navrées, quelques visages crispés de larmes contenues, rappellent l’aimable lyrique qui s’annonçait près de là dans une page de jeunesse. Ses meilleures œuvres, dans un musée, feraient pauvre figure. Elles sont inséparables de l’atmosphère où elles sont nées, des autels où elles ont longtemps alimenté la foi. Il faut les voir chez elles, par exemple à Taggia, non loin de San Remo, dans l’église dominicaine émergeant à demi parmi les oliviers, et qui est le sanctuaire favori de Brea. On y conserve une dizaine de ses peintures. Lorsqu’on les aperçoit le soir, dans la grande nef déserte et aujourd’hui désaffectée, près du cloitre maintenant transformé en caserne, une piété vous prend pour ces pages délaissées ; on dirait l’esprit opiniâtre qui s’attache en secret à ces voûtes violées ; on ne voit plus en elles que le sentiment qui les dicta, et on y trouve alors la subtile mélancolie d’une rose qui se dessèche et d’un parfum qui s’évapore.

Mais le plus singulier génie de la contrée est un peintre moins connu encore que Brea. Aucune histoire ne nomme seulement Giovanni Canavesi. C’était un clerc, prêtre ou chapelain, comme il s’intitulait ; il était de Pignerol, et voilà tout ce qu’on sait de lui. Cet homme de Dieu tenait du ciel le don le plus curieux de l’apostolat par l’image. C’est un prédicateur brutal, escarpé, frénétique, une espèce de Barelette ou d’Olivier Maillart qui, au lieu de la parole, manient le pinceau. On rencontre parfois dans les ordres, même encore de nos jours, la vocation des arts jointe au zèle des âmes. On voit à Murols, en Auvergne, une série de fresques du curé. Le P. Besson en a laissé à Rome de charmantes. Canavesi porte en ce genre une fougue sainte. Rien ne lui coûte, les murs tremblent devant sa brosse. C’est le plus fécond frescante de toute la province. A Venanson, à Pornazio, à Pigna, à Saint-Etienne-de-Timée, il a multiplié partout les œuvres d’une veine rude et torrentueuse. Je ne pouvais tout voir ; mais j’ai vu cependant ses fresques de la Briga.

On fait vingt lieues, en partant de Nice, sur le chemin de Tende. La route s’élève, descend, remonte pour redescendre encore, franchit deux cols, tournoie au-dessus des vallées, pour s’enfoncer enfin dans les gorges de la Roya : pays farouche, remous pétrifié de montagnes, d’aspect sauvage et hérissé de forteresses méfiantes. A Saint-Dalmas, on quitte la route pour s’engager à droite dans une vallée latérale ; on traverse le village alpestre de la Briga, et on trouve, une lieue plus loin, dans un site âpre, désert, triste, une chapelle isolée qui domine un ravin. Cinquante sources, qui jaillissent, bouillonnent, écument autour des roches, capricieuses, intermittentes, un peu fées, emplissent de leur sifflement ce repli solitaire. Dès le moyen âge, l’inquiétante divinité du lieu fut prudemment exorcisée par l’érection de la chapelle, sous l’invocation de la Vierge. C’est la Vierge des Sources, Notre-Dame de Fontan.

Une impression étrange vous attend à l’entrée. L’église entière, la nef, les voûtes, l’arceau qui surplombe le chœur, sont enluminés comme un livre, complètement illustrés de fresques du XVe siècle. Bien n’est plus surprenant que de rencontrer à ces hauteurs, en pleine Alpe, à l’écart de tout, dans ce défilé parcouru par un vent éternel, cette espèce de missel ou cet écrin d’images, cette Arena en miniature. Canavesi a représenté en quarante fresques, d’un style violent et raboteux, la Vie de Jésus depuis la naissance de la Vierge jusqu’au Jugement dernier. Les parois latérales développent abondamment le récit de la Passion. Parmi les peintres du pays, le chapelain piémontais est le peintre d’histoire ; il a le génie épique. Il ne tarit pas en épisodes d’une imagination triviale et turbulente. Ses personnages se livrent à une pantomime furibonde. Il a le don qui plaît aux foulés, le don de l’action. Tout est plein de saillies tumultueuses et bouffonnes. On sent à mille détails l’influence des Mystères ; comme au théâtre, aucune hésitation possible : bis bons et les méchans sont désignés du doigt. Sans doute, l’auteur échoue à revêtir Jésus d’une beauté idéale ; mais il rend les bourreaux grotesques et terribles. Avec une verve grossière et caricaturale, il bafoue sans pitié la synagogue, les Romains, Caïphe, Anne, Pilate. Les soldats ont des trognes d’apaches ou de cannibales. Judas surtout est maltraite. Comme on conspue le traître à la porte d’un mélodrame, Canavesi ne se tient pas de consacrer une parenthèse au châtiment du scélérat. Entre le Crucifiement et la scène du Calvaire, il intercale une page qui nous montre sa mort. Certes, les gens d’alors avaient les nerfs solides, et les artistes ne craignaient pas le gibier de potence ; depuis Léonard et Botticelli, qui peignirent les condamnés de la conjuration des Pazzi, jusqu’à André del Castagno, qui pour une besogne semblable reçut le sobriquet d’André « degli Impiecati, » l’art italien a fait sa ce Ballade des Pendus. » Mais dans ce genre patibulaire, la palme reste à Canavesi. Sa mort de Judas est un effroyable chef-d’œuvre. Raide, le col désaxé, les doigts figés, le globe de l’œil exorbité, tirant une langue noire avec une grimace d’horreur, le misérable pend comme une repoussante guenille, un hideux mannequin. Son ventre bâille, — crepuit medius, — les intestins débordent et, par une suprême injure, un diablotin griffu, à figure de singe, les lui fouille, et arrache l’âme, non de la bouche, comme à un chrétien, mais des entrailles du maudit.

J’ai noté dans ces fresques les souvenirs du théâtre ; ce ne sont pas les seuls qu’on y peut signaler. Mille mètres d’altitude équivalent, en art, à dix degrés d’écart vers le Nord. Ces peintures fourmillent de traits qui décèlent l’influence septentrionale. L’auteur a eu entre les mains des gravures allemandes. En voici une preuve. Au-dessus du gouffre infernal où s’agitent les damnés, on remarque, à Fontan, un monstrueux squelette embrassant, enjambant l’abime de ses pattes gigantesques, étendues et planant en accent circonflexe ; c’est la Mort qui roule la dernière, après le Jugement, comme un épouvantail désormais inutile, dans l’empire des ténèbres. « La Mort est morte ! » Cette pensée est familière aux enfers flamands, hollandais ; je n’en connais pas d’autre exemple italien. On le voit : si le long des cotes voyagent les idées et les influences du Midi, c’est par les cols, les défilés, les difficiles sentiers des Alpes, nullement par la route impériale du Rhône, que se colportent les thèmes du Nord. Ce double courant se marque dans les œuvres contrastées de Brea et de Canavesi. Non loin de là est Varallo, avec ses fresques de la Passion et les « tableaux vivans » « le son Sacro Monte : ainsi le sentiment chrétien se fortifie dans les montagnes, et retourne au désert pour fuir l’invasion païenne de la Renaissance…

Tel est bien, en définitive, l’intérêt de toutes ces peintures : nous retrouvons en elles l’esprit du peuple qui les aima. Ni Canavesi, ni Brea, ni Nadar ou Nadal, ni Brevesi, ni Baleisoni, ne sont des maîtres de premier ordre ; leurs ouvrages importent peu à l’histoire de la beauté ; mais ce sont des monumens précieux pour l’historien de la vie morale. Dans la plupart des cas, le tableau est sans signature ; il ne porte qu’un nom, celui du donateur. C’est bien lui, en effet, qui se peint dans cette image, lui qui en a réglé la composition, déterminé le prix, choisi le bois et les couleurs ; ces marchés faisaient l’objet de contrats notariés, rédigés dans toutes les formes, comme pour les actions les plus graves de la vie ; rien ne nous fait mieux pénétrer dans les mœurs de ce petit monde ; rien n’explique mieux la valeur, les limites, les défauts de cet art pieux et plébéien.

Il n’y a ici, en effet, ni seigneurs, ni mécènes, ni grandes familles patriciennes comme il s’en trouve dans toutes les républiques d’Italie ; pas de clergé fastueux, d’évêques, de cardinaux désireux de s’immortaliser par des fondations splendides. Des princes prudens et économes, d’une maison (la Savoie) la moins artiste de la péninsule ; pas d’aristocratie, nul stimulant, aucun principe de culture ; nulle trace de vie intellectuelle, absence complète de littérature. L’art seul témoigne ici de quelque chose qui s’élève au-dessus de ces conditions médiocres et déprimantes : l’art de tous, l’art des petites gens, des fidèles, des femmes. C’est pour ce public simple, rural, qu’ont été faites les œuvres modestes qui nous occupent. Elles représentent le côté supérieur de leur vie, ce qui flotte au-dessus de ces existences mesquines, de préoccupations idéales et éternelles. Elles prennent ainsi une signification profonde. Rudes ou délicates, grossières ou raffinées, ce sont des œuvres populaires. Des particuliers, des agonisans au lit de mort, des veuves en mémoire de leur mari défunt, des enfans, pour exécuter la volonté d’un père, ont fait présent de ces tableaux, pour le bien de leurs âmes et des âmes de leurs frères Souvent, dans les paroisses où personne n’était assez riche pour faire les frais de l’ouvrage, les fonds en étaient recueillis par une collecte publique. Chacun contribuait de son obole. Tel moribond, lègue un florin, tel autre quelques setiers à prendre sur sa récolte. Des œuvres ainsi créées sont bien autre chose que de l’art : elles sont de l’amour et de la foi visibles.

Ici encore, comme partout au moyen âge, la religion a été la seule poésie. La Corniche est de tout temps une de ses grandes routes. En Allemagne, le Rhin, qui de Constance à Cologne a charrié tant d’idées, de civilisations, s’appelle la Pfaffengasse, la « rue aux prêtres : » ce pourrait être aussi bien le nom de la Corniche. Les moines étaient surtout, dans cette période de l’histoire, l’élément vagabond de la société. C’étaient les « gyrovagues, » les voyageurs infatigables qui sillonnaient le monde, l’édifiant, le scandalisant, et promenant partout, sur toutes les poussières, leur bure, leur capuchon, leur corde et leurs sandales. C’est l’époque où les ordres mendians essaiment par toute l’Europe. On a vu que les Dominicains s’étaient fixés à Taggia. Les franciscains s’échelonnaient sur presque tout le parcours : Grasse, Sospel, Vintimille étaient de leurs maisons. Chaque ordre en posséda bientôt une à Nice même. Celle des franciscains se voit encore aujourd’hui sur la place Saint-François : l’église est devenue une Bourse du Travail, le cloître est changé en écurie ; c’est pourtant un des rares endroits de la ville qui retienne quelque chose de son mouvement et de son pittoresque d’autrefois.

Et c’était, entre tous ces points, un va-et-vient perpétuel, un renouvellement continu de partans, d’arrivans. Le monde avait déjà ce chemin pour passage, battait cette route fameuse qui côtoie les plus nobles sites, et circule en terrasse entre les montagnes et la mer. Je n’ai jamais lu sans joie les pages de la chronique du bon Salimbene, où il rapporte ses souvenirs de la côte d’Azur. Il s’y attarde avec un plaisir évident. La mer, les petits ports, les barques, les salines d’Hyères, et jusqu’à certains jours accablans de mistral, — le frate évoque tout cela en images précises, dont son méchant latin est encore égayé. Il a joui en artiste de cette nature radieuse. C’est là qu’il faisait bon, au bord des rades, devant le vaste calme bleu, écouter les rumeurs lointaines de la vie, calculer l’âge de l’Antéchrist, et méditer les rêves de Joachim de Flore. Là fut vécu un des plus gracieux épisodes de l’histoire franciscaine. On se plaît à imaginer parmi les olivettes l’ami de Jean de Parme, le docteur, le mystique, le doux Hugues de Digne, qui captivait adversaires mêmes au miel de ses discours. Avec sa sœur sainte Douceline, la béguine, fondatrice des dames de Robaut, il forme un couple ravissant. Cette sainte fille était une personne si fine, qu’à peine semblait-elle appartenir à la terre. Un rien, un chant d’oiseau la jetait en extase. Elle pesait si peu qu’en marchant elle posait à peine la pointe des orteils. Elle volait au ciel sur des ailes invisibles. Souvent elle s’élevait dans les airs, toute droite, si bien qu’en se prosternant on baisait la plante de ses pieds.

Et c’étaient des passages de papes ; c’étaient des missions de prédicateurs célèbres ; saint Vincent Ferrier rencontra ici sainte Colette. Tout cela développait dans le peuple un état d’esprit dont nous n’avons plus aucune idée. Dès le temps de Salimbene, la Provence était pleine de gens qui « faisaient pénitence. » Faire pénitence, c’est la formule de la vie chrétienne : la mortification, la prière, les bonnes œuvres, l’exercice de quelques dévotions ou de pratiques particulières, formaient le programme de ces associations pieuses. Nées sous l’action des ordres mendians, les confréries de pénitens ont été une des créations les plus originales de la tin du moyen âge. Elles ont pullulé dans le Midi de la France. Souvent on les appelait du nom de luminaires, parce qu’une de leurs fonctions était d’ensevelir les morts et de les escorter en portant des lumières à leur dernière demeure. Une confrérie de Draguignan s’intitulait pour cette raison Notre-Dame des grands cierges. En temps de peste ou d’épidémie, leur mission devenait courageuse. Avec leurs uniformes de -toutes les couleurs, leurs « sacs » et leurs cagoules : pénitens blancs, pénitens noirs, pénitens gris, pénitens bleus, — avec leurs processions, leur hiérarchie, leurs corps de prieurs ou compans, leurs juges, leurs bailes, leurs clavaires et leurs canesteliers, les confréries mettaient dans la vie d’autrefois un élément de beauté à jamais regrettable. Le bureau de bienfaisance n’a pas remplacé ce qu’elles faisaient pour « nos seigneurs les pauvres, » ni les pompes funèbres, les honneurs qu’elles rendaient à « nos seigneurs les morts. » Qu’on essaie de se représenter seulement ce tableau. Lérins était alors bien déchue de sa gloire ; l’abbaye de Saint-Honorat avait perdu depuis longtemps son rôle des premiers siècles, lorsqu’elle était le phare de la foi dans les Gaules. Mais, pour tout le pays, elle conservait encore un prestige singulier. Beaucoup voulaient dormir dans cette terre sainte. De Cannes ou de Nice, on voyait s’avancer derrière le cercueil une flottille de barques pleines de torches et de cantiques : c’étaient les confréries qui accompagnaient en chantant la dépouille d’un frère. Les voix frappaient la mer sonore, balancées de flot en flot sur l’azur alcyonien de la Méditerranée. Ainsi, jusqu’aux Iles d’or et aux Champs Elysées de leurs divines pinèdes, voguaient ces mélodieuses funérailles marines.

Voilà les images qu’évoquent les « Primitifs niçois ; » voilà le passé oublié dont ils nous font souvenir. Presque tous ces tableaux sont des tableaux de confréries : Vierges de miséricorde. Madones du Rosaire, Vierges, Christs de pitié, ce sont tous les motifs de la piété populaire à la fin du XVe siècle... Sans doute, il faut se garder de toute exagération. Nice n’est pas Assise, la Ligurie n’est pas l’Ombrie. Les mœurs ont peu changé sous ce ciel fainéant, en face de cette mer charmante, sous ce climat de volupté. Nulle part on ne goûte mieux te plaisir de la vie, et les gens d’autrefois ne le goûtaient pas moins que nous. Comme nous, ils étaient légers, sensuels et frivoles ; comme aujourd’hui, ils étaient joueurs, et comme aujourd’hui paresseux. Leur vraie science a toujours été le gay saber. L’amour allait son train alors comme de nos jours. Tout semblait véniel sous ce soleil indulgent. La pénitence même n’y était pas austère. Comment, parmi tant de sourires, prendre la vie bien au sérieux ? A Nice, les Pénitens noirs avaient dans leurs statuts une clause remarquable. Aux confrères célibataires, ils défendent les femmes mariées, mais permettent les autres. On était libertin, emporté à son aise. Tout péché était reçu à composition. On admettait le prix du sang ; et le tarif des assassinats nous montre qu’on faisait bon marché de la vie humaine. Telle quelle, on l’aimait pourtant : elle était si aimable ! C’était déjà le lieu du monde où elle semblait la plus douce : chaque jour était un jour de fête, une veille de carnaval.

Cependant, au milieu de cette vie un peu folle, une pensée fréquente ramène la gravité. Nulle idée alors plus commune que celle de la mort. Un des tableaux de l’Exposition illustrait cette pensée d’une manière saisissante : c’est la Danse macabre du Bar. Le Bar est un village qui profile sur un rocher, à quelques lieues de Grasse, les dos de ses maisons blanches à silhouette sarrasine.

Avez-vous vu à Rumengol ou à Saint-Jean-du-Doigt, dans les sanctuaires de la Bretagne, un de ces chanteurs ambulans qui courent les pardons, et gagnent leur vie à réciter sòniou et gwerziou ? Placé devant une pancarte quadrillée de grossières enluminures, l’aède, une pochette sous le menton, nasille sa complainte ; et, du bout de l’archet, il désigne sur la pancarte, avant la ritournelle, l’image qui correspond à chaque nouveau couplet.

Telle est la Danse du Bar : une grande affiche sur bois, qui développe sur deux colonnes un long sermon en provençal. C’est une remontrance en vers, une adjuration pressante au pécheur qui oublie son âme et ne pense qu’à jouir. Au-dessus, une image illustre ce mandement. Elle n’a aucune valeur d’art, mais comme elle est curieuse, cette vignette ingénue qui exprime de grandes et redoutables vérités dans un style de peintre d’enseignes ! Comme il est bien de son pays, l’auteur de ce tableau ! Nul souvenir de la lugubre procession, organisée par quelque théologien de Paris, telle qu’elle se déroulait dans un ordre sinistre, au cimetière des Innocens ; nulle trace d’Holbein, de son humour farouche et de sa formidable Comédie de la mort. Tout demeure ici local, spontané, populaire.

On danse. Quoi. !^ Le branle national, la longue et vive farandole. Voici le meneur du jeu, le galant tambourinaire, le joli Valmajour qu’on trouve encore sous les platanes le dimanche, avec son galoubet et son « tutu panpan, » Il siffle, il sonne, et les couples, d’un pas rythmé, ondoient en souriant et en se donnant la main. Sur la tête de chaque danseur, vibre une mouche noire, qui est un mauvais ange. Cependant, l’arc en main, telle qu’un adroit chasseur qui ne perd pas un coup, la Mort tire sans relâche et vide son carquois. Deux des farandoleurs viennent d’être touchés : leurs doigts se quittent, l’homme pivote en battant des bras, un pied en l’air, la femme se renverse et s’abat à genoux. Un troisième déjà git sur le dos à terre, et le diable, subitement grandi, lui extrait l’âme de la bouche. Près de là, saint Michel, en soutane d’enfant de chœur, pèse les trépassés. Les âmes trouvées trop légères s » nt précipitées dans la gueule flamboyante de l’Enfer. Au-dessus, Jésus-Christ apparaît dans les nues.

Cette moralité, d’un genre unique en France, est la sœur des compositions qu’on trouve aux environs de Come ; elle ne ressemble à rien tant qu’à une taroletta siennoise, conservée à Berlin, et où l’Archer funeste massacre un brelan de joueurs. Nulle part ces idées de cauchemar n’eurent une vogue plus grande que dans ces contrées du Midi. Avignon en était remplie : c’était le terrible tombeau du cardinal Lagrange, avec son soubassement de charnier, où se tord une larve parcheminée, l’effrayant, cadavéreux « Transi ; » c’était le « tableau du roi René, » cette momie de femme, pourriture aux yeux vides et voilés de toiles d’araignée, qui faisait lever le cœur au président de Brosses ; c’était, chez les Pénitens blancs, une chapelle menaçante, décorée tout entière avec un luxe sépulcral, une architecture d’ossuaire faite de débris, humains, de crânes, de tibias, de rotules.

On est frappé de cette insistance funèbre. C’est que, dans ce pays, la vie a tant d’attraits ! On y oublie si aisément la peine et la douleur ! « Elas ! Faut morir, » lit-on sur une porte du village de La Tour, dans la vallée de la Vésubie. Plainte naïve, soupir d’une race enfantine, légère, épicurienne, combien tu me parais touchante ! Je crois entendre ton faible gémissement étouffé, ta détresse, ta surprise. « Hélas ! mourir ! » Qu’il en coûte, sous ce ciel, de quitter la lumière !

On ne résiste pas au charme : cette musique de l’air, de la mer, des collines, enivre plus sûrement que celle du tambourinaire. La vie mène sa farandole. Hommes, femmes, comment se tenir d’entrer dans ce cercle de joie ? Cependant, au milieu de ces jeux éphémères, passe un frisson glacial, une pensée d’éternité. Que faire ? On se jette aux pieds du Christ, du supplicié compatissant qui apparaît comme un reproche. Le voici, tout sanglant, sur un retable du village de Biot, debout, appuyé à la croix, dans sa petite cellule de condamné à mort, moucheté, criblé d’écorchures, les pieds, les mains troués, la face inondée et rougie par la sueur de pourpre qui ruisselle des épines. Autour de lui, les clous, les marteaux, la colonne, les fouets, détaillent son martyre. Il a souffert pour nous. Chacun de nos plaisirs est une de ses plaies ; son sang crie, les anges en pleurant l’essuient du pan de son manteau. Et qui n’aurait pitié ? Qui ne pleurerait aussi ? Mais notre repentir suffit-il ? Pas encore.

Un tableau de Puget-Théniers, le plus précieux sans contredit de toute l’Exposition, présente la composition suivante. L’homme, — un riche échevin, tête dure, pelisse d’hermine, — est à genoux devant son Dieu. Il pense à ses péchés, aux basses pratiques et aux crimes dont il a payé places, honneurs. Mais entre le Christ et lui vient se placer la Vierge. Debout sur le même sol que le fils de la terre, elle se dresse vers son divin fils, elle intercède pour le misérable, elle écarte timidement la guimpe de sa poitrine, et désignant d’une main le pauvre suppliant, elle montre à Jésus les seins qui l’ont nourri. Alors, le juge se laisse fléchir et l’espérance renaît ; la Passion change de sens et perd son tranchant : au lieu d’une sentence de mort, elle devient un mérite et un gage de salut. Et puis, — car la chair est fragile, — l’homme faiblira encore ; de nouveau, il se mêlera au monde ; il aura des rechutes : mais il a placé devant Dieu, sur l’autel, comme une lampe qui ne s’éteint pas, une invocation permanente ; et, tandis que la vie, au dehors, poursuit sa ronde de légèretés et d’étourdissemens, dans l’église, en silence, le tableau continue à élever son suffrage pour le pécheur. Un tel art, encore une fois, est plus et mieux que de l’art : c’est de la prière fixée.

On sent maintenant le prix de ces œuvres naïves, ce qu’elles veulent dire, ce qu’elles sont pour les fidèles, dans les églises qu’elles animent. On se rappelle le passage d’Homère où les Prières se tiennent devant le trône de Jupiter ; la légende de saint Colomban, le patriarche d’Iona, contient un Irait plus beau encore. Comme il allait mourir, les anges s’apprêtaient à recevoir son âme ; on les voyait déjà, par troupes, comme des oiseaux de mer, descendre et se poser sur des récifs voisins ; alors les couvens de l’archipel se mirent en oraisons ; leurs voix pressées s’élevèrent au ciel comme une herse, et pendant toute une nuit, ni l’âme de l’agonisant, quoique déjà flottante hors de sa prison de chair, ni les esprits célestes venus au-devant d’elle, ne purent franchir cette foule impénétrable, cette muraille de prières. Il me semble que ces peintures ont un peu le même sens : elles servent de rempart, de refuge et d’abri. Elles ont une vertu rassurante. Le peuple les regarde comme des talismans. C’est pourquoi il les rafraîchit et les barbouille d’âge en âge, afin de les empêcher de s’évanouir ou de s’effacer. Il garde ses tableaux, comme ses tableaux le gardent. Son vandalisme généreux est une forme de l’amour. On en a fait l’épreuve au moment de l’Exposition. Dans plusieurs paroisses, on s’est heurté aux plus vives résistances. Les villages s’ameutaient, s’armaient de fourches et de fusils pour défendre leurs trésors. Qui les en blâmerait ? L’art n’est pas fait pour les critiques, les curieux, les dilettantes. Il se ravale alors au rôle d’amuseur, et devient, si l’on peut dire, la plus vaine des vanités. Il n’est vraiment quelque chose que lorsqu’il est vivant. Sur leurs rustiques autels, dans les chapelles de leurs montagnes, ces humbles œuvres d’art remplissent une fonction que n’ont pas les plus rares chefs-d’œuvre accumulés dans nos musées. Ils sont des alimens de vie spirituelle. Qu’importe que leur forme soit pure, qu’elle ressemble h ce que nous appelons la beauté ? Qu’importe le timbre de la cloche natale à l’enfant qui n’en connaît pas d’autre, et qui dans son murmure entend un chant d’en haut ?

Là-bas, sur la côte enchantée, chaque hiver précipite une multitude cosmopolite. Toutes les oisivetés et toutes les richesses se ruent vers ce coin du monde. On en a fait à leur usage la plus vaste entreprise de plaisirs de la terre. Et cependant, derrière ce long boulevard, ce quai de casinos, de tripots, de palaces, d’opéras et de caravansérails où se concentrent, pour, une poignée d’heureux, tous les artifices du bien-être, se cache un petit monde suranné, inconnu et pieux. On ne le soupçonnait pas. Cette terre de délices semblait sans souvenirs. Elle s’était donnée à nous, dans un élan d’amour, sans autre dot que sa beauté, sa couronne parfumée de collines sauvages et la ceinture bleue de sa Méditerranée. L’univers fut confié aux noces ; et les réjouissances durent encore, sans que personne, au milieu de la fête, eût demandé son histoire à la jeune Mignon, à la Cenerentola niçoise.

C’est l’oubli que répare cette Exposition. Peut-être passera-t-on désormais moins distraitement sur cette côte ; et, après une visite aux Fragonard de Grasse, prendra-t-on le loisir d’aller méditer, près de là, devant la Danse macabre du Bar, ou de faire un pèlerinage au retable de Puget-Théniers. Parmi tant de choses qui passent, ils nous parlent de quelque chose qui dure, d’une âme de ces beaux lieux profanés qui protestent contre l’abus que nous en faisons, contre ce que nous apportons de nos corruptions et de nos vices ; même à Nice, réunis dans une salle de hasard, on avait émotion et rafraîchissement à les voir ; leur voix lointaine parlait plus haut que le bruit de la vie, et venait rejoindre, dans un atelier voisin, les œuvres subtiles et compliquées, les visions, les allégories vengeresses de M. G. Mossa.


LOUIS GILLET