Une Géographie nouvelle - La Géographie humaine

La bibliothèque libre.
Une géographie nouvelle – La géographie humaine
Jean Brunhes

Revue des Deux Mondes tome 33, 1906



UNE GÉOGRAPHIE NOUVELLE

LA GÉOGRAPHIE HUMAINE


En 1882, Ratzel publiait le premier volume de son Anthropo-Geographie[1]. Certes il n’était pas le véritable inaugurateur de cette manière d’envisager et d’analyser les faits humains. Dans les écrits des plus grands historiens et philosophes grecs, on découvre déjà d’ingénieuses et justes réflexions, qui, malgré leur caractère très fragmentaire et sporadique, permettraient d’invoquer la vieille autorité d’Hérodote et de Thucydide, d’Hippocrate et d’Aristote en faveur de cette géographie toute jeune. Ratzel suivait surtout la tradition et développait avec plus d’ampleur et de précision les aperçus éloquens du célèbre géographe allemand, Karl Ritter ; il s’inspirait encore d’ouvrages excellens d’auteurs moins connus, G. B. Mendelssohn et J. G. Kohl. Mais, en créant un mot qui servît d’étiquette aux études nouvelles, il a contribué plus que personne à la rare fortune de cet ordre de recherches. Et c’est à l’influence première de Ratzel que se rattachent aussi en majeure partie les travaux de « géographie humaine » qui, depuis huit ou dix ans, se sont multipliés en France. Ce mot de « géographie humaine, » qui a maintenant conquis droit de cité dans les recueils les plus authentiques de la science géographique, étonne, intrigue et parfois déconcerte le grand public. Nous voudrions très simplement : indiquer l’objet, — légitimer les droits, — et fixer les limites de cette branche nouvelle de la géographie.


I


Une double zone constitue le domaine propre des études géographiques : la zone inférieure de l’enveloppe atmosphérique de notre terre, et la zone superficielle de l’écorce solide. En tous les points où ces deux zones concentriques entrent en contact, se produisent et se rencontrent trois groupes de phénomènes primordiaux.

La chaleur solaire est, sur notre terre, le grand principe de toute activité et de toute vie ; or elle accumule ses principaux effets là où voisinent l’atmosphère et la croûte terrestre. C’est aux couches inférieures de l’atmosphère (et parce qu’elles sont le plus souvent chargées de vapeur d’eau), et c’est encore davantage à l’« épiderme » superficiel du globe que se communique presque exclusivement la chaleur solaire. La plus grande part de cette chaleur ne pénètre d’ailleurs que de quelques mètres dans le sol et elle ne s’y attarde jamais que quelques heures ; elle passe du sol à l’atmosphère ; somme toute, et pour ainsi dire, elle vient rebondir sur la surface ou solide ou liquide de notre planète pour atteindre ensuite par cet intermédiaire les masses inférieures de l’atmosphère. Grâce à ce mécanisme, le soleil, si lointain, échauffe l’air par en bas, et tout près de nous : la « surface de chauffe » de notre atmosphère est notre propre surface terrestre. Aussi bien, c’est encore au point de contact de l’atmosphère et de l’écorce terrestre que les agens atmosphériques, températures, pluies et vents, et surtout les faits géographiques qui résultent des faits atmosphériques, eaux courantes et glaciers, travaillent incessamment à détruire, à ruiner le relief émergé et à combler les fonds immergés. Nivellement des montagnes, régularisation des cours d’eau, remplissage des océans, tous ces faits qui constituent la partie essentielle de la géographie physique, la « morphologie, » tous ces faits sont rigoureusement localisés sur ce que nous pourrions appeler la croûte de la croûte terrestre. C’est enfin sur la partie superficielle de notre globe et dans la zone inférieure de l’atmosphère que sont concentrés tous les phénomènes de la vie végétale, animale et humaine. Même les oiseaux qui volent le plus haut viennent toucher terre pour se reposer ou pour se nourrir ; les poissons et les invertébrés des mers les plus profondes vivent encore, relativement aux dimensions terrestres, à une très faible distance de la surface. Quant aux êtres humains, ayant par nécessité les deux pieds posés sur le sol et puisant dans l’atmosphère l’oxygène nécessaire à leur respiration, ils expriment au suprême degré cette localisation impérieuse de la vie en deux minces tranches concentriques, — tranche de roche ou d’eau et tranche d’atmosphère, — portions de l’univers extrêmement réduites par rapport à la terre, plus réduites encore par rapport aux espaces connus, mais portions de l’univers entre toutes privilégiées. Là, le soleil concentre son principal effort ; là, les agens atmosphériques opèrent leur intense travail ; là enfin la vie se développe, variée, et elle se multiplie, infatigable.

Or ce n’est pas sans de multiples relations de cause à effet qu’en un même « lieu » se superposent et se mêlent tous ces faits essentiels. Sans vouloir essayer d’expliquer ici le pourquoi de ces relations, nous tenons à signaler dès ces premières lignes combien est nettement circonscrit le théâtre d’observation des géographes. Là où se massent tous ces phénomènes, et là uniquement, est le domaine de la géographie.

Le plus grand nombre de ces faits échappe à toute influence humaine. Que l’homme existe ou qu’il n’existe pas, l’eau des nappes liquides s’évaporera toujours sous l’action de la chaleur solaire, et l’air chargé de vapeur, dès qu’il sera porté et poussé contre une chaîne de montagnes, sera contraint de s’élever, de se dilater et de se refroidir, déterminant des précipitations. Que l’homme existe ou qu’il n’existe pas, les tourbillons des eaux courantes sauront toujours creuser des gorges ou démanteler les seuils des cataractes, et les parcelles solides arrachées aux montagnes par les eaux ruisselantes et torrentielles tendront toujours, dès que la force d’entraînement sera insuffisante, à s’étaler en « cônes de déjection » ou en deltas. Que l’homme existe ou qu’il n’existe pas, les glaciers en marche raboteront les aspérités de leur lit, le vent aidé des grains de sable attaquera et sculptera les rochers des espaces désertiques, les vagues de la mer entraîneront l’écroulement des falaises, et tout relief émergé ou immergé révélera par sa physionomie les actions qu’il aura subies. — Telles sont ces premières catégories de faits, qui constituent l’essence et le fondement de toute géographie physique.

Une part considérable de la vie végétale et animale échappe également à l’influence de l’homme ; il y aurait sur la terre une couverture végétale et un peuplement animal, même si l’homme n’existait pas. Et cette part — toute « naturelle » — de la géographie biologique, — végétale et animale, — peut être encore rattachée à la géographie physique, entendue en son sens le plus général[2].

Mais si l’on jette un coup d’œil d’ensemble sur la terre, on aperçoit toute une série nouvelle et très riche de phénomènes de surface : ici ce sont des villes et là ce sont des voies ferrées ; ici ce sont des cultures et là ce sont des carrières ; ici ce sont des canaux ou des bassins d’irrigation et là ce sont des marais salans ; ici et là, par-dessus tout, ce sont des masses ou des groupes plus ou moins denses d’êtres humains. Ces êtres humains, en eux-mêmes et par eux-mêmes, sont des faits de surface et partant des faits géographiques. Ils vivent sur la terre. Ils sont soumis aux conditions atmosphériques et terrestres. Ils appartiennent à certains climats, à certaines altitudes, à certaines zones. En outre ils vivent de la terre : c’est en se subordonnant eux-mêmes aux faits naturels qu’ils assurent à leur corps l’entretien indispensable et à leurs facultés le développement et l’épanouissement.

Dans la géographie biologique, les êtres humains occupent une place incomparable, une place unique. Ils méritent de la part des géographes une attention singulière et exceptionnelle, non seulement par la réalité du revêtement que leurs corps vivans forment en tels ou tels points de l’écorce terrestre, mais encore par leurs œuvres. Que sont les fourmilières de nos contrées ou les gros tertres que bâtissent les termites dans les steppes du Soudan en comparaison de tout ce qui est sur notre globe l’ouvrage propre de l’homme ! En géographie la différence éclate, — différence sans commune mesure, — entre ce qui est le fait des espèces animales, même les mieux douées et les plus ingénieuses et ce qui est au total le fait des hommes.

Les hommes reboisent les montagnes dénudées ; par là ils modèrent l’œuvre destructive des torrens et modifient les climats. Ils percent des isthmes et peuvent ainsi changer les courans marins. Ils plantent le pin maritime pour fixer les sables, et la zostère pour fixer la boue sous-marine ; le pin maritime protège les régions sablonneuses contre les caprices redoutables du vent, et la zostère préserve les ports contre les déplacemens capricieux des vases dans les estuaires. Les hommes font plus encore ; ils peuvent parmi les êtres vivans, régler et gouverner de nombreuses sélections artificielles ; ils « cultivent » des plantes et ils « domestiquent » des animaux ; ils travaillent sans cesse à mieux adapter à leurs besoins les unes et les autres ; de nos jours même, ils ont tiré, par exemple, le cheval anglais de la race arabe, et obtenu un type d’une admirable résistance, capable de supporter non seulement le climat de la Grande-Bretagne, mais tous les climats de l’Amérique et de l’Australie.

Et c’est un groupe vraiment spécial des phénomènes superficiels de notre planète que l’ensemble de tous ces faits auxquels participe l’activité humaine ; groupe complexe de faits infiniment variables et variés, toujours englobés dans le cadre de la géographie physique, mais qui ont toujours cette caractéristique aisément discernable de toucher plus ou moins directement à l’homme. À l’étude de cette catégorie précise de phénomènes géographiques, nous donnons très clairement et simplement le nom de « Géographie humaine. »

Cette dénomination, ainsi entendue, ne peut être l’objet ni d’aucune équivoque ni d’aucune sérieuse contestation.


II


Certaines conditions de la vie humaine sont si générales et si uniformes qu’elles doivent être pleinement réalisées et n’admettent de solutions ni incomplètes ni intermittentes : ainsi les hommes, où qu’ils vivent et quel que soit leur mode d’existence, ont d’abord besoin d’air respirable ; pareillement, en vertu de la pesanteur, ils ont besoin d’un point d’appui matériel et solide, que ce point d’appui soit la terre ferme ou qu’il soit par exception le pont d’un navire ou la nacelle d’un ballon. — Ce sont là des conditions qui interviennent dès l’origine et d’une manière souveraine pour réduire précisément le champ général de la terre habitée à cette zone de contact où se joignent et se touchent la surface solide et l’atmosphère.

Mais il est d’autres conditions matérielles indispensables à la vie humaine qui sur les différens points de la terre sont susceptibles de solutions indéfiniment variées ; les rappeler, c’est indiquer quelles sont les causes et quels sont les modes principaux de ces relations incessantes que les hommes sont obligés d’établir entre eux-mêmes et la nature environnante. À mesure que les exigences humaines sont moins grossières et plus complexes, nous verrons que s’offrent à notre examen des groupes de phénomènes géographiques de plus en plus compliqués, et aussi, disons le mot, de plus en plus confus. Si nous parcourons d’abord, en commençant par les faits les plus élémentaires et les plus humbles, tout l’ensemble de ce domaine touffu et hétérogène, nous devrons tenter, ensuite et en dernière analyse, de déterminer de la manière la plus rigoureuse quels sont les faits positifs essentiels que la géographie humaine nous requiert d’observer les premiers, et auxquels il conviendra de toujours réserver la place primordiale.

L’homme a incessamment besoin de se nourrir ; plusieurs fois par jour il doit renouveler les forces de son organisme en mangeant et en buvant. — C’est dans les « pays de la soif, » dans les contrées pauvres en eau, que l’on éprouve et que l’on comprend l’impérieuse subordination des hommes à l’eau ; dans le Sahara comme dans le désert de Gobi, dans la « Région aride » du Far West américain comme en Arabie, toutes les manifestations de la vie humaine sont calquées pour ainsi dire sur la répartition de l’eau. Ceux des hommes qui semblent être le plus indépendans des conditions locales, et qui échappent à l’emprisonnement géographique de notre vie sédentaire, les nomades, les grands pasteurs, n’échappent pas à la tyrannie de l’eau : tous leurs parcours, tous leurs itinéraires, toutes leurs razzias doivent avant tout tenir compte des « points d’eau ; » le ravitaillement en eau demeure le plus constant et le plus grave de tous les problèmes quotidiens. Partout l’eau régit souverainement l’activité humaine. — Et quant à notre nourriture, elle est constituée de produits végétaux ou animaux, produits qui proviennent tous d’êtres occupant une place à la surface du globe. Bien mieux, les animaux terrestres dont se nourrissent les humains se nourrissent de végétaux ou d’autres animaux qui se nourrissent eux-mêmes de végétaux. C’est non seulement à la géographie générale de la vie que se rattache la géographie de l’alimentation, mais à la géographie spéciale des végétaux. À l’origine et en principe, à travers des transformations plus ou moins lointaines, on doit retrouver en presque toute nourriture humaine une parcelle du revêtement végétal de la terre ; le représentant d’une espèce herbivore, bœuf, mouton, lapin, chameau, antilope ou éléphant, tond chaque jour pour se nourrir les herbes d’une petite surface terrestre. Le « geste » quotidien de l’homme est plus relevé ; sa tête et sa langue restent plus éloignées du sol ; les mets qu’absorbe le civilisé ou même le sauvage ont été souvent non seulement préparés mais transportés à une longue distance de leur point d’origine… Pourtant, si l’on y regarde bien, les repas d’un être humain représentent d’une manière directe ou indirecte la « tonte » d’une étendue plus ou moins restreinte du tapis végétal, naturel ou cultivé. Sans la végétation, les antropophages eux-mêmes ne pourraient pas vivre sur notre globe. — Et de même les hommes, qui se nourrissent de poissons, prélèvent pour leurs repas quotidiens, plus ou moins indirectement, une portion plus ou moins grande de cette pâture organique de la mer qui est le plankton.

Toutes les fois que les hommes se désaltèrent ou s’alimentent, ils profitent donc de faits de surface qu’ils modifient ; et, par la répétition ininterrompue de leurs repas, ils entraînent des modifications géographiques ininterrompues. Les hommes sont ainsi liés par des rapports matériels réguliers et périodiquement réguliers à de multiples faits de surface, et qui sont dans une étroite dépendance, des conditions générales et locales du sol, de l’océan, du climat. Par suite de ce prélèvement de nourriture ou de boisson, tous les jours répété et répété plusieurs fois par jour, prélèvement opéré par les quinze cents millions d’individus humains qui la peuplent, la surface terrestre subit d’indéfinis et grandioses changemens et renouvellemens, qui sont à la lettre incommensurables. Double série de phénomènes géographiques qui se rattachent à la géographie de l’alimentation.

Tout être humain, à l’état sain, perd conscience de soi-même durant un temps plus ou moins long toutes les vingt-quatre heures : il s’endort. La vie des civilisés est organisée de telle manière que la satisfaction des nécessités essentielles s’y trouve assurée par des moyens simples et normaux ; et nous avons peine à nous rendre compte de ce qu’est pour le sauvage la tyrannie périodique du sommeil. Il faut songer aux victimes mêmes de notre organisation sociale, « chemineaux » des grandes routes et « sans-abri » des grandes villes, pour comprendre à quel point le sommeil est un maître inexorable et quels soucis impérieux il impose. Cet abandon de soi-même fait de l’homme une proie facile pour tous ceux qui veulent l’attaquer, pour ses semblables comme pour les animaux. Les hommes, ne pouvant échapper au sommeil que pour un temps et par des moyens anormaux, — les Fangs ou Pahouins de l’Afrique congolaise utilisent par exemple pour combattre le sommeil la noix de kola — tous les hommes de tous les pays sont conduits à rechercher un abri. Que l’abri soit aussi rudimentaire qu’on voudra l’imaginer, branches et lianes entrelacées dans la ramure touffue des forêts équatoriales (nains de l’Afrique centrale), abris sous roche (nombreuses populations préhistoriques et actuelles), trous dans la neige (Esquimaux), c’est un point précis de la surface où l’homme s’installe pour quelques heures et où il est tout naturellement porté à revenir. Tel est le principe et tel est l’embryon de ce fait si important de géographie humaine, l’abri, l’habitation.

Le corps humain doit être maintenu à une certaine température, aux environs de 37° ; les températures trop froides excluent radicalement toute vie ; à cause de cette nécessité organique, les très hautes latitudes comme les très hautes altitudes sont des limites naturelles de la vie humaine. Toutefois l’organisme humain a un merveilleux pouvoir de réaction contre les conditions climatiques, surtout s’il est aidé dans sa défense contre la déperdition de chaleur par des vêtemens. Se vêtir répond ainsi pour les populations de beaucoup de régions de la terre à un besoin vital, et non seulement dans la zone d’extrême froid, mais aussi dans ces zones sèches des grands espaces désertiques où l’homme se préserve par des vêtemens et de l’excès de chaleur et du rayonnement nocturne et de l’évaporation ; mais il va sans dire que sur la terre les endroits ne manquent pas où l’homme peut vivre sans se vêtir, notamment dans les zones chaudes et humides. Le besoin de se couvrir est loin d’avoir la même généralité et d’exercer sur l’homme la même domination que le besoin de se nourrir et le besoin de dormir. Mais géographiquement parlant ce besoin a encore une grande valeur, car l’homme se couvre presque partout de quelques produits animaux ou végétaux, plumes, poils, cuir, feuilles ou écorces, et par là encore il dépend en une certaine mesure du cadre naturel.

Nourriture, habitation, vêtement, tels sont les trois fondemens essentiels de toute la géographie dite économique ; en tant qu’ils représentent la satisfaction plus ou moins spontanée des besoins premiers, ils constituent une première série, ou, si l’on veut, comme on dit en Allemagne, un premier « étage » de la géographie humaine. Or ces faits humains ne nous intéressent pas seulement par toute l’activité qu’ils déterminent, ils nous intéressent d’abord en eux-mêmes. Et dès ces premières considérations, nous devons essayer de discerner quels sont ceux dont l’intérêt l’emporte au point de vue géographique.

Ceux des faits énumérés qui sont le moins dépendans du cadre géographique sont à coup sûr les vêtemens. Les vêtemens ne doivent pas être tous les jours renouvelés comme la nourriture : une fois confectionnés, ils durent. De plus les vêtemens sont par définition mobiles et transportables : ils ne sont pas fixés en un point du sol comme l’habitation. Échappant à la double servitude du renouvellement et de la fixité, ils échappent dans une certaine mesure à l’étroite tyrannie des conditions naturelles immédiates.

L’alimentation doit être sans cesse renouvelée, et les alimens sont comme des liens matériels qui doivent s’établir à heures fixes entre l’homme et la terre ; mais beaucoup d’alimens sont aisément transportables ; ils peuvent être mis à la disposition de l’homme très loin de leur point d’origine ; les habitans de l’Europe occidentale consomment en grande quanti le café, thé et cacao, tandis que le lait des vaches de nos montagnes européennes va nourrir des habitans de Shangaï ou du Cap. À vrai dire, tels et tels groupes humains, et surtout les « primitifs, » les Naturvölker, ont une nourriture ordinaire qui correspond à une plus simple et à une plus expressive géographie de l’alimentation. Il n’en est pas moins vrai que les transports multipliés, améliorés, facilités, tendent à mêler de plus en plus tout ce que consomment les hommes.

L’habitation n’a pas besoin d’être quotidiennement renouvelée ; mais elle est fixe, elle occupe un point précis de l’espace ; elle a ce double avantage au point de vue géographique d’être un fait souvent considérable qui utilise en général des ressources naturelles toutes proches, et d’être un fait qui dure sur un emplacement déterminé. L’habitation qui est mobile, la tente du nomade, participe de la facilité de transport qui caractérise le vêtement ; et géographiquement, c’est une sorte de vêtement.

Phénomène localisé et fixe, l’habitation est par excellence un phénomène géographique. De tous les phénomènes qui se rattachent à la satisfaction des nécessités essentielles de la vie humaine, c’est celui-là qui possède au plus haut degré une signification géographique, et nous nous rappellerons tout à l’heure qu’à ce titre il doit être l’objet d’une très spéciale observation. Dans la hiérarchie géographique des faits humains, une place exceptionnelle revient à l’habitation.


Nous avons — et à dessein — parlé jusqu’ici des faits matériels qui répondent à la satisfaction des exigences premières de la vie humaine, sans examiner les moyens et les modalités, par lesquels les hommes subviennent à la satisfaction de ces exigences. Or ils ne se contentent ni toujours, ni partout de ramasser pour se nourrir des fruits sauvages (simple cueillette), ils ne se contentent ni toujours ni partout de tuer des animaux qu’ils n’ont pas élevés (chasse et pêche), mais ils songent et ils s’essaient et ils s’appliquent à s’assurer par avance et pour l’avenir des produits végétaux, animaux ou minéraux. Obéissant toujours à l’impérieuse domination de ses besoins vitaux, l’homme tâche de les prévoir ; il ne veut plus y satisfaire purement et simplement au jour le jour : il en prévient les exigences futures, et il « travaille » en conséquence. Nous discernons ainsi une seconde série de faits plus compliqués dans lesquels intervient comme facteur essentiel le travail organisé de l’homme.

La moindre culture représente un effort et un plan, — une prévision du lendemain. L’élevage sous sa forme la plus élémentaire représente un effort et un plan, — une prévision du lendemain. Le lavage même rudimentaire des sables aurifères représente un effort et un plan, — une prévision du lendemain. Notons dès maintenant que de tels faits intéressent la géographie dans la mesure expresse où ils se traduisent sur la surface par des faits matériels : ce n’est pas le fait psychologique de la prévision qui nous importe ici et doit capter notre attention, mais l’expression matérielle et géographique de cette prévision. La culture des céréales s’exprime par un champ et par un grenier, l’élevage primitif par un déplacement plus ou moins régulier, le travail du chercheur d’or ou du chercheur de sel par un « atelier : » le champ et le grenier du cultivateur, l’itinéraire du nomade, l’installation de l’orpailleur ou la « saline, » tels sont tout à la fois les phénomènes nouveaux par lesquels ces nouveaux faits humains se traduisent dans le monde géographique, et qui servent à différencier la deuxième série de la première.

De l’ordre des faits spontanés ou à peu près tels n’impliquant que des mouvemens impulsifs et souvent immédiats sous l’action de nécessités vitales, nous sommes parvenus à un ordre de faits qui est commandé par le travail en vue d’un avenir plus ou moins lointain. Tous ces phénomènes de surface peuvent se grouper sous l’étiquette générale d’exploitation de la terre : géographie culturale, géographie pastorale, et géographie industrielle correspondent à ce second « étage » plus complexe de la géographie humaine.


Un des instincts et des besoins primordiaux des êtres humains est encore de perpétuer leur espèce : ce n’est pas en vertu de considérations philosophiques que nous avons ici à discerner si l’homme est, oui ou non, « Ζωον πολιτιϰον ; » l’observation positive nous montre partout le « genre humain » assurant la transmission de la vie : et partout nous constatons, pour le moins, des embryons de famille et de société. L’être humain n’est seul nulle part ; il n’est seul que par exception ; des individus peuvent s’isoler : ils n’appartiennent plus à l’humanité géographique ; ce sont les hasards des naufrages ou les rêves mystiques ou idéalistes qui l’ont les « Robinson » ou les « Stylite ; » ce sont les systèmes abstraits des philosophes ou des législateurs qui peuvent parler de l’homme en soi comme d’un être isolé. C’est par une abstraction que nous disons « l’homme » comme terme générique embrassant l’humanité ; le fait positif et réel ce sont les êtres humains vivant partout en groupes sur la terre. Telle est encore une des observations essentielles qui doit gouverner la géographie humaine, et qui détermine une troisième et très riche série de faits.

Les faits les plus simples résultant de cette pluralité des êtres humains en tous les points de la terre sont les échanges. De rechange, nous devons dire ce que nous disions des faits d’exploitation de la terre : presque dès son origine et au moins chez l’un des deux agens, l’échange représente un effort et un plan, — une prévision du lendemain ; et le fait de l’échange nous importe surtout, dès qu’il se traduit par cette expressive réalité géographique, le marché.

Mais les hommes ne se trouvent pas seulement dans la nécessité de distribuer entre eux les produits de la terre ; ils sont obligés de régler entre eux — d’une façon plus ou moins nette et consciente — les conditions de la production, la distribution du travail, et par-dessus tout la division du sol.

D’une manière générale et quasi universelle, l’homme qui cultive la terre ne la cultive pas pour lui seul mais pour un groupe familial ou social ; l’homme qui élève un troupeau fait partie d’une collectivité ; les deux hommes qui échangent ne sont pas des êtres respectivement isolés, mais appartiennent l’un et l’autre à des groupes. Tous les faits d’exploitation de la terre sont multipliés et perfectionnés en vue de cette fin sociale. Êtres trop jeunes dont les ascendans doivent entretenir la vie, êtres trop vieux qui ne peuvent plus s’assurer par eux-mêmes les ressources vitales, dépendent pour leur vie même — nourriture, abri, vêtement — du travail des adultes. De là des faits d’organisation plus ou moins complexes qui sont dans une certaine mesure en rapport avec les conditions du travail et qui dans une certaine mesure réagissent sur ces conditions elles-mêmes.

Dès que les hommes veulent en effet utiliser les ressources et les richesses naturelles, ils doivent résoudre non seulement des problèmes techniques — cultures, mines, etc. — mais encore des problèmes de coordination et de subordination de leurs propres efforts ; des règles économiques et sociales s’établissent entre les uns et les autres avec plus ou moins de fixité. Le mode de propriété, propriété collective ou individuelle, nous offre un exemple typique des nombreux faits sociaux qui se relient, par une adaptation plus ou moins directe et heureuse, au travail même de l’exploitation de la terre.

Selon que les groupes humains sont placés dans tel ou tel cadre géographique, ils sont entraînés à faire des cultures, ici de palmiers, là de riz, là de blé ; ils sont entraînés à élever ici des chevaux et des jumens comme dans les steppes herbacées du centre de l’Asie, là des animaux de l’espèce bovine comme dans les montagnes de l’Europe centrale, là encore des moutons et des brebis comme sur les hauts plateaux secs de l’Ibérie ou de la Berbérie… Et ces divers modes d’activité comportent des combinaisons très diverses d’organisation sociale. La conception et les limites de la propriété ne sont pas les mêmes pour un cultivateur qui tous les ans refait ses sillons sur le même champ, et pour un pasteur qui promène de grands troupeaux de chevaux ou de chameaux à travers de très vastes espaces, à peu près vides de végétation arborescente et de population sédentaire.

Tous ces faits, nous pouvons les agglomérer sous le terme de « géographie sociale ; » mais il convient de ne jamais oublier que si ces faits très complexes sont en connexion avec le cadre géographique, ils dépendent surtout de la volonté et de la liberté humaines ; l’analyse, au point de vue géographique, en sera donc très délicate et requerra une prudence critique très avisée.


Enfin la coexistence de multiples groupes, ayant tous besoin et de se nourrir de la terre et d’occuper une parcelle du sol, crée forcément entre ces groupes des relations, tantôt pacifiques, tantôt violentes, dont quelques-unes se rattachent aussi à certains faits généraux ou locaux de nature géographique.

Encore plus avisée et plus prudente doit être la critique qui s’exerce sur cette quatrième et dernière série de faits de géographie humaine : la « géographie historique, » c’est-à-dire politique, militaire et administrative. Ces faits, comme on le devine, dépendent surtout des vicissitudes humaines et sont loin d’avoir toujours une véritable valeur ou un sens réellement géographiques. Toutefois certaines conditions géographiques fondamentales, situation topographique, altitude, orientation, proximité de la mer, dimensions de l’espace occupé ou conquis, etc. jouent un rôle tel dans les destinées des cités, des provinces ou des États que l’histoire de ces faits ne peut être sevrée de toute considération géographique. Bien plus l’histoire humaine plonge par toutes ses racines, si l’on peut ainsi parler, dans la réalité matérielle terrestre.

Est-ce à dire qu’on puisse expliquer toute l’histoire par la géographie ? Assurément non. Tantôt les historiens n’ont regardé sur la surface de la terre que ces étiquettes artificielles qui sont les noms propres, les noms des montagnes, des cours d’eau ou des villes : tantôt, réagissant contre cette vue toute abstraite de la réalité terrestre, ils ont tenté d’établir des rapports généraux entre les caractères géographiques de tel ou tel pays et ses destinées historiques ; pour leur malheur, ils abordaient la géographie humaine par la fin, et ils s’acharnaient à en résoudre d’abord les problèmes les plus obscurs et les plus difficiles. L’histoire se déroule sur la terre ; mais elle est faite des élémens les plus complexes, les plus mêlés, les plus éloignés des conditions géographiques élémentaires. C’est par des faits intermédiaires — faits de la deuxième série, culture, pâture, etc., et par des faits de la troisième, faits de géographie sociale — que s’explique surtout le retentissement profond de la géographie dans l’évolution des sociétés humaines.

En vertu d’une singulière illusion, la « géographie historique » qui est la partie de la géographie humaine la plus compliquée, est à la fois l’entreprise géographique la plus audacieuse, la plus aventureuse, et celle qui a souvent paru le plus aisée. Qui jette les yeux sur une carte des Îles Britanniques et qui se remémore vaguement l’histoire de l’Angleterre établit si vite un lien entre l’isolement insulaire de ces terres et leur destinée historique qu’il invoque aussitôt la géographie comme cause explicative de l’histoire ; et il n’a point tort. Mais ces premières connexions d’ensemble sont si visibles et si vraies qu’une intelligence ouverte suffit à les discerner ; nul n’a besoin d’un apprentissage pénible de l’observation pour apercevoir l’influence générale de l’« insularité » de l’Angleterre sur la politique et la destinée de Napoléon Ier. Mais a-t-on le droit de s’en tenir à d’aussi faciles rapprochemens ? Le véritable archéologue peut-il se contenter de percevoir les rapports généraux qui existent entre une cathédrale gothique et une certaine période de l’histoire de la chrétienté ? Le véritable botaniste peut-il se contenter de percevoir quelque relation entre le climat ou l’altitude et le développement des grandes forêts de pins ou d’épicéas ? Le critique littéraire se contente-t-il d’établir un rapport de simple « contemporanéité » entre les œuvres de Boileau, de Racine et de La Bruyère ? Le géographe serait-il le seul à se déclarer satisfait d’avoir indiqué quelque rapport d’ensemble, même juste, entre la situation géographique générale d’un territoire et sa destinée historique générale ?

Aussi bien, si l’analyse n’est pas plus précise, court-on le risque d’aboutir très souvent à des considérations superficielles ou erronées : témoin tant d’éloquentes généralisations de Michelet ! D’autre part s’il convient d’aller plus loin, de nombreuses difficultés surgissent : la tâche est trop délicate pour être entreprise dès l’abord. La première conséquence de cette conception plus scientifique des rapports entre la géographie et l’histoire, c’est qu’il faut commencer à pied d’œuvre, pour ainsi dire, par des travaux moins ambitieux et plus modestes.

En géographie humaine, il importe de procéder comme dans toutes les sciences d’observation, en sériant d’abord les faits, en détachant de l’ensemble touffu dont elle fait partie une catégorie précise, et en poursuivant l’observation comparative de ces faits détachés en une série de cas analogues, ou voisins, ou progressivement distincts : programme dont il s’agira maintenant et avant tout, — nous l’essaierons tout à l’heure, — d’indiquer avec précision les articles essentiels.

Plus tard et plus tard seulement, on pourra et on devra considérer la répercussion globale des faits les uns sur les autres, et ne pas négliger cette « géographie du tout, » — le mot est de M. Vidal de la Blache, — qui est, au vrai, la fin la plus élevée mais aussi la fin dernière de la géographie. Encore ne faudra-t-il point s’imaginer qu’il est facile de discerner du premier coup ce qu’il y a de réellement et strictement géographique dans les manifestations de la vie humaine en des cadres très vastes, immenses disparates, correspondant chacun par exemple à un « tout » aussi complexe que la France ou les États-Unis ! Par une étude minutieuse et plus aisée des petits ensembles, l’on pourra et l’on devra s’initier à préciser les connexions strictement géographiques entre les faits naturels et les destinées humaines. Et parmi ces points de notre planète habitée qui sont assez isolés pour constituer des unités séparées et par là même plus simples, quatre types de « petits mondes » géographiques, quatre types d’îles ou d’îlots d’humanité semblent prédestinés à notre observation, je veux dire : les îles de la mer, — les oasis qui sont les « îles » du désert, — les « îles » ou « oasis » peuplées de la grande forêt boréale ou équatoriale, — et les hautes vallées fermées des régions montagneuses qui sont encore des « îles » ou « oasis » isolées dans la haute montagne.


III


Géographie élémentaire des premières nécessités vitales, — géographie de l’exploitation de la terre, — géographie sociale, — géographie historique et politique, — on vient de passer en revue toutes les principales manifestations de l’activité humaine terrestre.

On conçoit désormais en vertu de quelles raisons multiples et dans quelles conditions très générales les actions des hommes sont enveloppées, englobées et parfois même enserrées dans l’univers physique. Cette introduction à la géographie humaine en est comme la préface nécessaire. Mais ce n’en est que la préface. Qu’on se garde de prendre une introduction pour un plan méthodique et pratique d’investigation et de recherche.

Maintes fois nous avons noté, en cours de route, quel doit être le point de vue véritablement géographique, et sur quelles réalités matérielles doivent s’exercer d’abord l’examen et l’analyse des géographes. À propos de la culture, de l’élevage et de l’échange, par exemple, nous avons eu grand soin de le déclarer et de le répéter : ce n’est pas le fait psychologique de la prévision du lendemain qui doit être l’objet premier de l’observation, mais le fait matériel, le fait réel et géographique par lequel se traduit sur la surface de la terre, comme par une empreinte visible, cette prévision du lendemain : champ ou grenier, itinéraire jalonné de puits ou de mares, centre de ravitaillement ou marché. Quelles sont les conséquences globales de ces réflexions fragmentaires ? et cette préoccupation positive peut-elle se traduire par une classification méthodique qui soit en toute vérité géographique ?

À coup sûr l’homme ne doit pas être oublié par la géographie, puisque la géographie humaine tend au contraire à remettre en leur vraie place les œuvres de l’homme. Mais la géographie humaine est d’abord géographie, et non point psychologie, sociologie, ou histoire. À l’aube un peu confuse de son développement, elle a pu être détournée de son objet propre ; elle a pu être trop inconsidérément mêlée à toutes les autres sciences de l’homme ; elle a pu être accusée et non sans raison de « toucher à tout » sans avoir un domaine et une discipline bien à elle. Il est temps d’endiguer tous ces débordemens illégitimes, et l’effort des vrais géographes tend aujourd’hui à définir quel est leur champ propre d’observation et à s’y cantonner.

Prendre d’abord en considération les besoins physiologiques des hommes, ainsi que nous l’avons fait, c’est expliquer comment, dès ses premiers pas et dès ses premières heures d’existence, l’être humain, quel qu’il soit, entre fatalement en contact avec le monde physique. Une fois ces nécessités rappelées, n’y a-t-il pas urgence à délaisser non seulement toute notion a priori, tout parti-pris, mais toute donnée spéciale concernant l’organisme humain ? N’y a-t-il pas moyen de mettre à l’origine de toute géographie humaine moins de connaissance acquise de l’homme et plus de géographie ? N’y a-t-il pas devoir à se dégager autant que faire se peut, de toute conception psychologique, ethnologique ou sociale, et à remplir cette mission première, c’est-à-dire l’observation positive des faits humains sur la terre, en y mêlant le moins possible l’élément subjectif humain ?


Élevons-nous, comme l’imagine à peu près le géologue Suess au début de son grand ouvrage Das Antlitz der Erde, La Face de la Terre, élevons-nous en ballon à quelques centaines de mètres au-dessus du sol ; et, l’esprit débarrassé de tout ce que nous savons des hommes, tentons de voir et de noter les faits essentiels de la géographie humaine avec les mêmes yeux et du même regard qui nous permettent de découvrir et de démêler les traits morphologiques, topographiques, hydrographiques de la surface terrestre. De cet observatoire supposé, qu’apercevons-nous ? Ou mieux encore, quels sont les faits humains qu’une plaque photographique pourrait enregistrer tout aussi bien que la rétine de l’œil ?

En premier lieu, les hommes eux-mêmes, revêtement mobile de la surface et revêtement d’une densité très inégale sur les différens points du globe. D’ailleurs cette mobilité est plus restreinte, et cette inégalité de distribution est beaucoup plus persistante et constante qu’on ne pourrait d’abord le penser : chaque individu, chaque petit groupe isolément peut se déplacer, et de fait se meut ; il n’en est pas moins vrai que sur la carte du monde les grandes taches d’humanité vivante se marquent toujours aux mêmes places ; la répartition générale des plus fortes masses humaines semble soumise à une fixité à coup sûr relative et pourtant à une certaine et étonnante fixité. Ne cherchons pas ici à expliquer le fait : nous le constatons, nous le voyons. La toundra sibérienne, les hamadas sahariennes ou la forêt amazonienne sont et restent presque vides d’hommes, tandis que les hommes s’accumulent et se pressent dans les deltas boueux et humides de l’Extrême-Orient asiatique ou dans tels et tels districts de l’Europe occidentale ou centrale.

Avec les hommes, à côté des hommes, et d’autant plus nombreux que les hommes sont plus nombreux, se révèlent d’autres faits de surface, d’autres faits concrets, que nous pouvons ramener à six types essentiels :

D’abord l’un des plus visibles, sorte d’excroissance superficielle : la « maison, » ou, si l’on veut encore, l’abri ou l’habitation ou la construction humaine ; car tous ces faits innombrables et multiformes, qui parsèment la croûte terrestre de milliers de petits points, rouge de tuile, gris d’ardoise, blanc de marbre ou de chaux, brun-noir de vieux chaumes ou jaune-brun de feuilles séchées, tous ces faits plus ou moins serrés, plus ou moins vastes, plus ou moins durables, nous les comprenons sous le terme général de « maison, » depuis les plus humbles paillottes des sauvages jusqu’aux monumens urbains les plus compliqués, coupoles des observatoires ou flèches des cathédrales, et depuis les cases ou gourbis isolés des steppes arides, jusqu’à ces ensembles compacts d’habitations contiguës et presque continues des plus fortes et denses agglomérations.

Un second fait accompagne presque partout et presque toujours le premier, c’est la « route, » c’est-à-dire le passage consacré et, si l’on peut dire sacrifié à la circulation : sentiers à peine battus qui conduisent au « chalet » ou au « buron » de la haute montagne, grandes voies pavées ou asphaltées de nos villes, chemins blancs dont les lacets habiles montent aux flancs des Alpes, des Cévennes ou du Liban, lignes ferrées que sillonnent et que marquent les rails parallèles, et « routes qui marchent, » voies d’eau, fleuves endigués ou canaux. À la « route, » ainsi comprise, se rattachent tous les complémens et toutes les excroissances, de caractère matériel et concret, qui sont les marques et les traces de la circulation et des communications humaines : ponts et tunnels, places ou ports, tout cela, c’est toujours la « route ; » et, de la nacelle de notre ballon, nous constatons, dès le premier coup d’œil, à quel degré sont associées au point de vue géographique la maison et la route, et comme elles s’entremêlent d’une manière encore plus étroite dans la forme concentrée de l’installation humaine : la ville géographiquement parlant, la ville, physionomie et réalité, est faite de « vides » tout autant que de « pleins, » c’est-à-dire de rues, de carrefours et de places tout autant que d’habitations et de monumens.

« Maisons » et « routes » sont donc liées et alliées sur la terre habitée, et représentent les deux faits humains essentiels de ce qu’on pourrait appeler l’« occupation stérile ou improductive du sol. »

D’autres taches de surface apparaissent encore, d’autant plus nombreuses qu’est plus dense le peuplement : taches, aux contours assez réguliers et comme définis, aux teintes variables selon les saisons, tantôt couleur terne de la terre nue ou couleur chaude et forte de la « terre ouverte, » tantôt vert tendre des herbes jeunes, jaune foncé des épis mûrs, ou blanc éclatant des fleurs de cerisier ou des fibres de coton, taches qui correspondent aux parties de la surface où le sol est gratté, retourné ou remanié : c’est, d’un terme encore tout général et qui exprime la réalité vue, le « champ » ou le « jardin : » telle est bien la traduction géographique et matérielle de la culture, c’est-à-dire de la subordination du monde végétal à la volonté humaine. Champs de blé des plateaux beaucerons ou des « terres noires » de Russie, coteaux méditerranéens plantés de jeunes et bas et grêles ceps de vignes ou de vieux oliviers tordus et toujours feuillus, plates-bandes alignées et serrées des jardins maraîchers de la banlieue parisienne, damiers des rizières bourbeuses de Chine ou de Java, clairs bois d’eucalyptus des « oasis » de la Campagne romaine, ou vieilles palmeraies sahariennes abritant sous leurs ombrages déliés figuiers et grenadiers, orges et fèves, tout ces « champs » ou « jardins » sont à tel point des empreintes positives du travail humain qu’ils seraient inscrits sur des clichés photographiques alors même que nous ignorerions par quels efforts et par quels moyens se trouve ainsi modifié, sur de si vastes étendues et sous des formes si variées, le revêtement végétal naturel de la terre.

Un quatrième fait s’observe, tantôt associé au « champ » ou au « jardin, » tantôt au contraire, et souvent même puissant et très développé, là où se raréfient les taches de culture, mais toujours ici comme là, lié à la présence des hommes : dromadaires et chameaux dispersés qui se nourrissent des touffes raides et dures du désert, vaches groupées qui paissent l’herbe courte et odorante de l’Alpe, longs convois de moutons serrés qui broutent les tiges et les feuilles des steppes sèches du monde méditerranéen, ou bien chevaux arabes qui sont individuellement dirigés par des mains humaines, rennes qui conduisent des traînaux sur les neiges de Laponie, buffles égyptiens menant la charrue et traçant, sous l’aiguillon de l’homme, les sillons du champ : c’est tout un peuplement animal qui se manifeste nettement comme subordonné à la volonté humaine et que nous traduisons encore par une double et générale expression concrète : le « troupeau » et la « bête attelée. »

C’est sous ces formes positives de « champs » et « jardins, » de « troupeaux » et « bêtes attelées » que se révèle et que doit être d’abord introduit dans les études géographiques ce grand nombre de faits différens, — plantes cultivées et animaux domestiqués — qui datent ici d’une si haute et si traditionnelle antiquité, qui ont été là de si brusques et si récentes nouveautés — et qui comprennent, depuis les origines de la préhistoire humaine, tout ce que l’on peut dénommer : « faits de conquête végétale et animale. »

Il nous reste à noter de notre observatoire deux autres types de faits, qui, nous le verrons, représentent l’un et l’autre, quoique à des degrés divers, l’ « économie destructive, » ou Raubwirtschaft, selon l’énergique désignation allemande, c’est-à-dire le « rapt économique. »

Çà et là, sur la terre, et souvent dans le voisinage de la « maison, » le sol est écorné : des trous béans marquent les points où les hommes, sans restitution, ont prélevé des roches pour leurs usages : « sablières, » « tuffières, » « soufrières, » carrières de marbre ou de granit, « rochers de sel » entaillés, etc. tous ces faits, minuscules ou grandioses, c’est, d’un mot, la « carrière ; » et géographiquement parlant, on passe, par des transitions insensibles de la carrière à la mine, c’est-à-dire de la terre écornée en surface à la terre creusée en profondeur : dans le bassin de Commentry ou en Pennsylvanie les « houillères » sont à ciel ouvert, tandis qu’en Westphalie ou dans le Pas-de-Calais les mines ne se développent qu’à plusieurs centaines de mètres au-dessous du niveau du sol. Dans un cas comme dans l’autre, le « trou » est fait par l’homme pour enlever et arracher, une fois pour toutes, des substances minérales, argent, diamant, charbon, sel ou plâtre ; et le « trou » est, à la lettre, une marque d’ « économie destructive. »

Si la carrière et la mine — qui épuisent des richesses ne se renouvelant pas — se trouvent surtout compagnes et voisines géographiques des deux signes d’« occupation improductive du sol, » maisons et routes, le sixième et dernier type des faits de surface, faits de destruction eux aussi, se rattache plutôt, et fréquemment se mêle aux faits de « conquête végétale et animale : » il s’agit de tous ces actes, souvent brutaux ou violens, presque toujours rapides et éphémères, toujours décisifs et définitifs, qui, dans l’ordre végétal, se traduisent matériellement par des fruits sauvages saisis et mangés, par des arbres abattus, par des forêts incendiées, et dans l’ordre animal, par des animaux chassés et tués, ou par des poissons pris. Dévastation et pillage par les nomades Touareg de l’oasis cultivée, ou exploitation déraisonnable et irraisonnée des lianes à caoutchouc au Congo ou dans l’Amazonie sont des faits analogues à la chasse immodérée qui tend à exterminer certaines espèces, hérons à aigrettes, animaux à fourrures ou à ivoire. Or, si l’on y réfléchit, les faits primitifs de destruction végétale, de chasse ou de pêche, sans comporter toujours d’aussi graves et générales conséquences, sans mériter certes d’aussi sévères jugemens, en pouvant même parfois être associés à une sage économie de la terre, tendent tous à « prélever » sur notre globe des êtres vivans, à la reproduction desquels l’homme n’a ni travaillé ni coopéré, et sont tous, dans leur principe, meurtriers.

Tous ces derniers faits sont encore très visibles et matériels ; et si l’appareil photographique ne pouvait toujours suffire, comme pour tous les autres, à saisir et à figurer ces actes d’une fois et d’un moment, on imagine du moins sans peine que le cinématographe les pourrait enregistrer. Il n’en est pas moins vrai qu’ils sont loin d’avoir au point de vue de la géographie humaine la valeur et l’importance des autres faits, plus durables et révélés par des signes plus permanens. — Cet exemple significatif nous montre d’ailleurs en quoi, pourquoi et comment une véritable classification géographique se distingue d’une classification psychologique ou sociologique, qui tend précisément à mettre au premier plan et à étudier d’abord ces modes d’activité, considérés à tort ou à raison comme plus simples et jugés plus élémentaires, à savoir : la cueillette, la chasse et la pêche.


Voilà donc, ramenées à six faits typiques, toutes les manifestations essentielles de la vie des hommes. Par là doit commencer toute recherche de géographie humaine soit générale, soit régionale. Analyse succincte qui servira de fil conducteur presque infaillible. Les faits les plus complexes doivent ainsi se décomposer ; car ils se traduisent toujours par un ou plusieurs de ces élémens. — La mer étudiée dans son influence sur l’homme et dans ses rapports avec l’humanité, est à la fois route et domaine de pêche ; et de ces connexions résultent des installations humaines, toutes proches du terminus de la route, qui est la crique ou le port, et du marché au poisson, qui est souvent déjà le village ou la ville. — Les études sur la densité de la population, et toute la partie de la statistique démographique qui est en vérité du ressort de la géographie, reposent sur la répartition des habitans dans la mesure exacte où le sol terrestre en porte l’empreinte sous la forme d’habitations et d’établissemens humains.

Et qui ne voit aussi par quelle liaison toute claire et naturelle la géographie humaine, ainsi comprise, se rattache à la géographie physique ? La maison, la maison rurale, la maison courante du paysan ou du citadin, par son emplacement, ou par son orientation, ou par sa forme, ou par ses murs, ou par ses fondations, ou par son toit, dépend plus ou moins du sol, des formes topographiques, de la présence de l’eau, du climat ; de même la route de terre ou d’eau a dû se plier à de nombreuses exigences de la réalité physique : et tels seront les objets précis des études à entreprendre et à poursuivre. De même encore le champ ou le jardin, comme le troupeau et la bête attelée sont en étroite corrélation avec les conditions générales de latitude, d’altitude, d’orientation, de chaleur et d’humidité. La carrière ou la mine sont par excellence des faits localisés en rapport avec la structure même du sol. Tous les faits de chasse, de pêche et de dévastation végétale dépendent enfin avec rigueur des conditions géographiques naturelles. Il est superflu d’insister sur d’aussi évidentes connexions ; les établir dans chaque cas particulier et les préciser sera souvent délicat ; mais qu’il nous suffise ici de les avoir indiquées.


En examinant de près tous ces faits sur divers points du globe, on remarque bien vite qu’ils sont par exception réduits à une expression très simple, et, pour ainsi parler, à une forme nue ; en général, ils sont entourés ou complétés par une autre catégorie de faits, également visibles et tangibles, qui en constituent comme le cortège indispensable, et qui, même dès les manifestations les plus élémentaires, en sont, si l’on peut joindre ces deux mots, les accessoires obligés.

La maison ou la caverne habitée ne vont pas sans quelque ameublement et sans quelques ustensiles ; la route comporte certes des « accessoires, » qui sont les moyens de transport, traîneau qui glisse ou char qui roule ; le jardin ou le champ sont cultivés par l’homme à l’aide d’instrumens, hoyaux, bêches ou charrues ; l’animal est discipliné et conduit à l’aide d’une corde ou d’une lanière de cuir, sans parler du harnachement complet qui marque un stade de culture plus avancé ; le chercheur d’or ou le carrier ont des instrumens, et l’homme qui chasse ou qui pêche a des armes ou des filets.

Ces instrumens divers, arcs et flèches, pic du carrier, harnais de l’animal, instrumens agricoles, char de la route ou barque du canal, matériel culinaire ou meubles de la maison, nous paraissent envelopper et « vêtir » les faits matériels que nous avons décrits, de la même manière que les vêtemens accompagnent et couvrent la réalité vivante des corps humains ; et de tous ces « instrumens » divers, nous dirons volontiers ce que nous avons dit plus haut des vêtemens : ils échappent à la double servitude du renouvellement incessant et quotidien et de l’implantation immuable en un point précis ; ils sont tous des « meubles. » Véritable équivalent des vêtemens, durable et transportable, tout ce matériel ne laisse pas que de dépendre dans une certaine mesure, — comme le vêtement lui-même, — des conditions géographiques, mais avec quelle indépendance relative, et pour les sociétés civilisées, avec quelle indépendance croissante ! Il échappe précisément en très grande partie à la tyrannie du cadre géographique immédiat, et partant l’homme est plus libre d’y manifester ses tendances propres, spontanées ou traditionnelles, impulsives ou ethniques.

Or cet ensemble d’objets, voilà par excellence le domaine de l’ethnographie : voilà sur quels sujets portent à bon droit les recherches attentives des « ethnologues. » Tous ces faits ne doivent être ni rejetés, ni négligés par les géographes ; mais ils doivent être pour eux des faits d’importance seconde, ils les observent et les classent sans en exagérer la dépendance géographique. Tel ou tel de ces instrumens ou groupes d’instrumens peut, ici ou là, exprimer d’une manière très vive certaines conditions fondamentales du cadre géographique ; mais, encore une fois, plus les sociétés se compliquent et plus elles se mêlent, plus ces objets perdent pour ainsi dire leur acte de naissance géographique, plus ils tendent à devenir uniformes et mondiaux, réglés seulement par les grands courans de l’activité économique.

Ce serait donc une grave erreur que de placer sur un même plan, en géographie humaine, les faits fondamentaux et ces « objets » qui sont au sens littéral du mot (pour les géographes, mais non pas encore un coup pour les ethnographes) des faits « accessoires. »


Les six types de faits, qui se manifestent d’ailleurs sous des formes parfois très complexes, très mélangées et d’une infinie variété, sont donc, — avec leur ample cortège d’« objets, » — les réalités superficielles qu’atteignent nos yeux. Là s’arrête l’observation matérielle : est-ce à dire que là aussi puisse s’arrêter la géographie humaine ? — Redescendons à présent sur la terre, et regardons les sociétés humaines de plus près.

Tous les « signes » matériels que nous avons notés et classés, et qui s’imposent à notre attention première, et qui sont et demeurent les fondemens de la géographie humaine, ne sont pas autre chose que les signes de l’activité même des hommes. C’est dire qu’ils ne peuvent être maintenant analysés et expliqués sans que l’activité humaine soit sans cesse mêlée à cette analyse et à cette explication. Une géographie humaine qui exclurait les hommes, se contredirait elle-même. Si la géographie humaine ne doit en vérité jamais dériver de je ne sais quelles considérations générales ou théoriques pour aller découvrir sur la surface de la planète des faits plus ou moins épars de confirmation, si elle doit toujours se borner à prendre comme points de départ les réalités superficielles, de ces réalités elle remonte du moins jusqu’à l’homme d’une manière aussi naturelle que nécessaire. — Il est aisé de le montrer par quelques brefs exemples.

Sur le pourtour de la Méditerranée et dans ces contrées qui constituent le monde méditerranéen, en Asie Mineure, en Grèce, en Italie, en Provence, en Espagne, les maisons ne sont guère isolées et disséminées ; elles sont groupées en petits villages, en petites villes, et souvent autour d’un rocher plus ou moins âpre que domine une acropole ; le village lui-même est parfois perché sur l’éminence rocheuse, qui apparaît ainsi de loin comme crénelée d’habitations. Voilà le fait à observer d’abord, en ses multiples et très différentes manifestations. Supposons cette étude achevée, et cherchons ensuite à rattacher ce fait à l’activité humaine : quel en est le pourquoi ? et quelles en sont les conséquences humaines ? Or, pour répondre, nous serons obligés non seulement d’invoquer des faits historiques, économiques ou sociaux, mais de faire appel surtout à des faits psychologiques. Si les hommes du monde méditerranéen se sont groupés en petites cités bien situées pour la défense, c’est que les habitans des territoires cultivés étaient pris pour ainsi dire entre les nomades et pillards de l’intérieur, — pasteurs de moutons de l’arrière-pays montagneux et sec, bergers des grands troupeaux transhumans, — et les nomades et pillards de la mer, pirates de profession ; de là cette tendance psychologique collective à choisir pour l’installation permanente des points forts, des pitons, qui servissent tout à la fois de bons postes d’observation et de bons postes de défense ; c’est par l’intermédiaire de cet élément psychologique, conscient chez quelques-uns, imitatif, traditionnel, très vague chez beaucoup d’autres, qu’il faut aborder l’explication de ce type de vieille agglomération méditerranéenne. Pour satisfaire aux exigences quelquefois contradictoires de ces besoins premiers que nous avons commencé par noter et rappeler, l’homme obéit consciemment ou non, à un instinct, à une pensée, à une crainte ; c’est en vertu de cet instinct, de cette pensée, de cette crainte, élémens psychologiques, variables d’individu à individu, de groupe à groupe, et surtout d’époque à époque, qu’il adopte telle ou telle solution matérielle et qu’il crée tel ou tel fait de géographie humaine. Le cadre naturel restant le même peut servir de cadre à des faits humains tout différens, suivant les impulsions qui dirigent les habitans. Si ces habitans sont par-dessus tout préoccupés de leur défense, ils élisent pour s’installer les pitons rocheux ; mais, si un autre fait psychologique est plus fort que celui-là, si la crainte du pillard disparaît, si elle fait place au désir de se nourrir le mieux possible ou de s’enrichir le plus vite possible, les hommes descendent de leur montagne et s’installent soit plus près d’une carrière ou d’une mine, soit plus près de leurs champs ou de leurs jardins, dans les parties basses aux alluvions plus grasses ou sur les versans plus fertiles. Bien plus, un autre fait de géographie humaine s’établit : la route, qui était autrefois la mer elle-même, la grande voie commune et naturelle de tous les cabotages, revêt d’autres formes : c’est la voie ferrée courant le long des parties les moins accidentées du littoral, et qui ne fait jamais l’ascension des collines isolées. La route — qui ne « crée » pas, quoi qu’on en dise « le type social, » — exprime et renforce en même temps cette tendance psychologique qui pousse les hommes à mieux comprendre et à mieux exploiter les facilités de relations. Et tandis que la vieille cité méditerranéenne va rester perchée près de son acropole ou sur les ruines de son acropole, une cité neuve se construit près de la gare, en contact direct avec la route. — On devine du moins par ces exemples combien est déterminante la participation de l’homme aux faits de géographie humaine, et combien il serait absurde et même puéril de les faire dépendre d’une manière trop simpliste des seules conditions naturelles du monde physique.

L’élément psychologique humain, qui est donc, à l’origine du fait géographique, l’intermédiaire obligé entre la nature et l’homme, est encore l’intermédiaire obligé entre la nature et l’homme, quant aux conséquences sociales, historiques, politiques, qui en sont la suite. De ces maisons agglomérées en villages ou en villes, de ce rapprochement, de ce resserrement des habitans, naissent des habitudes de vie citadine, de vie civique, de vie sociale, et sans doute aussi un certain tempérament « politique » qui n’est pas sans rapport avec la forme concentrée de la πολις (polis). Certes, cela peut et doit être rattaché à la géographie humaine. Mais par quels fils psychologiques ténus et subtils tout ce que nous avons appelé « géographie sociale » et « géographie historique » se relie, quoique bien réellement, aux données essentielles de la géographie humaine ! Voilà en définitive pour quelle raison de fait on ne saurait trop renouveler ces appels constans à la mesure et ces conseils de rigoureuse prudence critique, que nous avons déjà formulés.

La grande mine de charbon est un fait de géographie humaine d’un autre type. Ce monde souterrain, composé de centaines de mètres de puits, de kilomètres de « galeries, » de centaines de « tailles, » est un immense atelier dont les conditions matérielles très spéciales doivent être d’abord analysées. Puis en voici quelques traits physionomiques : cet atelier, au moment du travail, — et le travail y est le plus souvent continu — est comme une grande cité, mais une cité sans aucune demeure humaine permanente, et une cité muette et noire. Ce qui frappe d’abord, c’est en effet le silence dans les galeries sombres ; même tout près des chantiers de travail, tout près des « tailles » on entend les coups de pic, mais pas un éclat de voix ; l’ombre noire semble rendre l’homme muet ; le mineur au fond de la mine ne parle guère ; et d’ailleurs ces grandes masses écrasantes, à peine percées de petits couloirs, étouffent tous les bruits. De loin en loin une lampe révèle la vie : c’est la lumière, qui est ici le signe indicateur de l’activité, lumière faible, mais abritée et sauvegardée par la toile métallique protectrice ; à toute âme dans la mine correspondent une lampe et une flamme. — Sans avoir le loisir d’expliquer ici ce qu’est la houille, ni quelle en est la répartition géologique et géographique, rappelons combien s’est multiplié ce type de mine grandiose et profonde depuis l’époque, encore toute proche de nous, où les habitans de l’Europe ont découvert l’énergie utilisable de cette roche noire qui brûle. Or la houille existait sur les mêmes emplacemens géographiques dès les origines les plus lointaines de l’histoire humaine ; cependant, pour les hommes, elle était comme n’existant pas, sa réalité physique n’était rien, tant que manquaient l’idée et l’art d’en tirer parti. Un fait d’ordre psychologique a présidé à la création et au développement de tous les phénomènes nouveaux et décisifs qui ont caractérisé la géographie humaine industrielle du XIXe siècle. Et, parce que l’homme a cherché le charbon minéral, il s’est trouvé géographiquement lié aux parties de la terre où cette « bouillie végétale » s’était jadis déposée. — Cette réalité concrète de la grande mine de houille a engendré elle-même d’incalculables conséquences économiques et sociales. Car, pour se rendre maîtres de la houille, et en s’en rendant maîtres, les hommes en ont subi la domination. Ainsi des faits psychologiques, entraînant eux-mêmes des faits humains, (et des maisons ou des villes, et des routes de fer ou d’eau, et bien d’autres phénomènes connexes de géographie sociale ou historique), ont à leur tour procédé de la naissance et de la croissance du fait matériel de la mine.

Dans les steppes ou les déserts, les conditions générales du climat et les exigences spéciales de tout champ et de tout jardin sont telles que la vraie richesse n’est pas la terre, mais l’eau ; c’est pourquoi, toute l’organisation sociale fondamentale dépend d’abord des règles d’appropriation et de distribution de l’eau. Lorsque nous avons essayé d’analyser ces délicats rapports entre de tels faits géographiques et de tels faits humains, à travers toutes les steppes et régions arides ou désertiques de la Péninsule ibérique et de l’Afrique du Nord, nous nous sommes sans cesse efforcé d’appuyer nos conclusions de géographie sociale sur l’observation antérieure et minutieuse du « jardin » irrigué[3].

Au cours de nos voyages et de nos études, nous avons rencontré quelques cas de « jardins » tout à fait exceptionnels, entre autres les oasis du Souf. Ce sont des oasis du Sud-Algérien situées en pleines dunes ; les palmiers y sont cultivés, en contre-bas, dans des creux du sable, grâce à une nappe aquifère souterraine à laquelle les racines mêmes vont demander l’eau nécessaire. Dans ces jardins encaissés, d’où sortent à peine, rasant l’horizon, les palmes des plus hauts palmiers, — taches de culture saharienne plus disséminées et morcelées que partout ailleurs, — l’eau n’apparaît nulle part, ni sous la forme d’eau courante, ni sous la forme d’eau jaillissante ; et l’arbre est l’intermédiaire obligé entre les hommes et l’eau ; c’est l’arbre qui est lui-même l’instrument de puisage et de conquête. Aussi les droits de propriété ne s’appliquent-ils pas à la terre, car, de ces espaces immenses couverts de sable et traversés de dunes, chacun peut prendre ce qu’il lui faut de superficie pour planter quelques palmiers. La propriété n’est pas l’eau non plus, car l’eau s’étend sous les sables en nappe relativement large, à la portée de tous ceux qui ont la persévérance d’enlever 8 ou 10 mètres de sable pour se rapprocher d’elle et pour planter des arbres. La seule chose qui soit en vérité susceptible d’appropriation privée et durable est l’arbre, et plus exactement, le palmier-dattier ; chacun possède ce qu’il plante, et la propriété de l’arbre entraîne avec elle ipso facto la jouissance de la terre et la jouissance de l’eau ; inversement celui qui n’a pas de palmier ne possède pas de terre ; il n’aura à sa disposition terre et eau que si, voulant lui-même planter des arbres, il creuse et déblaie l’espace d’un jardin. En d’autres termes, dans le Souf, l’eau et la terre appartiennent à tous, ou si l’on veut n’appartiennent à personne ; les conditions géographiques sont assez extraordinaires pour que l’arbre soit, à lui seul, la cause initiale, la limite et la fin de toute appropriation individuelle.

Il existe donc bien une « géographie sociale » et une « géographie historique ; » mais ces chapitres derniers de la géographie humaine n’existent pas en dehors des six faits définis : maisons et villes, routes, champs et jardins, animaux domestiques ; carrières et mines, faits de déprédation végétale ou animale. Ils en dépendent d’une manière étroite et directe. Et commencer toute étude par un examen de ces faits fournit en toute vérité un principe de méthode pratique dont il conviendrait de ne jamais se départir. Cette subordination absolue de toutes les autres considérations à l’observation et à l’analyse préalables de quelques faits visibles, et pour ainsi dire palpables, est une garantie salutaire contre les divagations « extragéographiques, » et permet de contrôler sans cesse quelles sont les vraies bornes de la géographie humaine.


Enfin, c’est un lien psychologique, toujours variable, qui fixe, à titre temporaire et toujours révocable, les rapports de connexion soit entre les phénomènes de géographie physique et les faits de géographie humaine matérielle, soit entre ces faits-ci et les faits de géographie sociale, politique, militaire et administrative. La géographie humaine matérielle, tout à la fois issue et suivie de faits psychologiques, constitue donc un domaine géographique spécial qui est soumis à un déterminisme beaucoup moins rigoureux et beaucoup moins déductif que celui de la géographie physique. Fausser les relations entre les faits en leur attribuant une précision plus grande que ne le comporte la réalité est une des plus graves fautes qu’on puisse commettre dans la recherche scientifique. Ces données fondamentales ne doivent jamais être perdues de vue, si l’on essaie de préciser, — dans la mesure exacte où ils peuvent l’être — les rapports entre l’homme et la terre. Or, beaucoup de géographes, après avoir parlé, non sans raison, d’action et de réaction des forces naturelles et des forces humaines, se demandent avec trop de rigueur et d’une manière trop abstraite : Jusqu’à quel point s’exerce l’influence des forces naturelles sur l’activité humaine, et dans quelle mesure l’homme réagit-il vis-à-vis de ces forces naturelles ? Quelques-uns ajoutent : Ne conviendrait-il pas de commencer par faire le départ entre les effets de la première influence et les effets de la seconde ? et ne conviendrait-il pas d’adopter ensuite, comme principes d’une division scientifique générale, ces deux termes antithétiques : « action de la nature sur l’homme, » et « réaction ou action de l’homme sur la nature ? » De là sont nées les expressions de « géographie humaine passive ou statique » et de « géographie humaine active ou dynamique. »

Pour conclure, que faut-il penser de ces « têtes de chapitre » que certains voudraient nous proposer ? — C’est là, à notre sens, une classification générale des faits d’anthropogéographie beaucoup trop factice pour qu’elle puisse être acceptée ou seulement tolérée.

Même dans les faits les plus élémentaires, nous distinguons au contraire une action et une réaction qui sont indissolublement entremêlées. L’homme qui se blottit la nuit dans une grotte naturelle, profite d’une circonstance naturelle, et son rôle vis-à-vis de la nature physique est réduit au minimum : toutefois ce n’est pas la grotte seule qui est un fait géographique humain, mais la grotte en tant que refuge humain ; alors même que l’homme ne crée en rien et ne modifie aucunement le fait dont il profite, le seul fait qu’il en profite révèle un phénomène complexe dans lequel l’homme subit, il est vrai, la suggestion de la nature, mais auquel il participe, ne serait-ce que par une sorte de très obscur instinct. Le cours d’eau, que l’homme utilise pour circuler sur une pirogue ou pour faire flotter le bois qu’il doit transporter, ne prend place dans la géographie humaine que parce que la rivière est faite route, si je puis dire, de par la volonté de l’homme. Ainsi les manifestations les plus rudimentaires de notre activité terrestre révèlent elles-mêmes l’étroite solidarité de la géographie humaine dite à tort passive et de la géographie humaine dite également à tort active ou dynamique.

L’homme, sur le domaine limité où il peut vivre, n’est jamais complètement actif, c’est-à-dire créateur : s’il creuse des tunnels ou s’il perce des isthmes, il ne supprime pas des faits naturels, il les modifie, les façonne, les interprète. Ces faits naturels qui ont été modifiés, masses montagneuses, surfaces émergées, etc., persistent toujours et si bien en tant que forces qu’un effort humain continu est nécessaire pour que la modification subsiste : que l’ancien canal du Nil à la mer Rouge cesse d’être entretenu, le fait de géographie humaine s’oblitère jusqu’à disparaître ; que les tunnels de nos grandes lignes ferrées cessent d’être surveillés et soignés, bien peu d’années suffiront à les anihiler ; que dans la grande mine de houille on interrompe quelques heures le double travail du renouvellement de l’air respirable et de l’épuisement de l’eau, et la mine devient un tombeau ; que les canaux d’irrigation de Ghadamès, de Bactres ou de Palmyre cessent d’être sauvegardés par un effort minutieux et constant, l’oasis décroît, s’éteint, s’évanouit, et là où fut Palmyre ne vit plus un être vivant.

L’homme n’est pas non plus complètement passif, ou plutôt, il n’est tout à fait passif que lorsque les agens du monde physique lui enlèvent la vie. Tremblemens de terre de Lisbonne ou de San Francisco, cyclones du Bengale, de Madagascar ou de Tahiti, éruptions du Guatemala ou de la Martinique, incendies et explosions meurtrières des gaz dans les galeries profondes de Courrières témoignent de cette toute-puissance des forces naturelles vis-à-vis de la vie humaine. — D’abord, dirons-nous, ce n’est pas la mort, mais la vie, ce sont les conditions et les manifestations de la vie qui sont l’objet de la géographie humaine : or tant que l’homme vit, il agit, il réagit ; il boit, il mange, il s’étend en un point du globe pour dormir, autant d’actes dans lesquels il est aisé de reconnaître le geste de sa propre participation aux faits géographiques. Mais alors même que des individus en grand nombre sont ensevelis sous les cendres du Vésuve, ou étouffés en plein air par les gaz asphyxians de la Montagne Pelée, ou tués en pleine terre par le grisou, alors que ces victimes considérées en elles-mêmes semblent subir d’une manière absolue le dynamisme naturel, l’espèce humaine en tant que groupe réagit contre ces forces brutales, et d’autres hommes viennent déblayer, restaurer, reboiser les galeries de la mine effondrée ou incendiée, d’autres hommes vont reconstruire des maisons, labourer le sol et replanter des vignes sur les cendres à peine refroidies.

Dans la géographie physique seule éclate et règne le dynamisme rigoureux des agens naturels. La géographie humaine est le domaine du compromis ; rien n’est absolu ni définitif pour l’espèce humaine, sur le globe, que ces lois générales et ces conditions fondamentales qui déterminent les limites au-delà desquelles est exclue et proscrite toute vie ; encore les hommes sont-ils capables, sinon certes de reculer indéfiniment toutes ces limites, en altitude, en latitude, en profondeur, etc., du moins d’en forcer ou d’en modifier quelque peu quelques-unes. Et là où la vie est possible, là où elle se développe, — dans toute l’œkoumène, pour nous servir de la vieille expression grecque reprise avec bonheur par Ratzel, dans toute l’œkoumène qui est par définition le champ précis de l’« anthropogéographie, » — les moindres faits permanens de géographie humaine impliquent : non seulement une double causalité et physique et humaine, mais une répétition et une succession indéfiniment renouvelées d’efforts humains en un même point de l’espace physique, un recommencement incessant de cette collaboration à termes variables entre la nature et l’homme.

Jean Brunhes.


  1. Friedrich Ratzel, qui est mort le 9 août 1904 professeur à l’Université de Leipzig, est surtout connu comme auteur de l’Anthropo-Geographie ; le tome I, paru en 1882 à Stuttgart chez Engelhorn, portait ce titre écrit en deux mots ; en tête du tome II (1891) ainsi que dans la nouvelle édition, très remaniée, du tome I (1899), le titre n’est plus qu’en un seul mot : Anthropogeographie, et c’est sous cette dernière forme que l’expression est aujourd’hui écrite en Allemagne. Les sous-titres primitifs de l’ouvrage de Ratzel méritent aussi d’être rappelés : I. Fondemens de l’application de la géographie à l’histoire ; II. La distribution géographique de l’homme.
  2. L’excellente Bibliographie géographique annuelle que publient les Annales de Géographie (Paris, Armand Colin) sous la direction de Louis Raveneau, groupe ainsi la Météorologie, la Géologie, l’Orographie, l’Hydrographie et la Géographie botanique et zoologique sous le titre général de « Géographie naturelle : » c’est l’équivalent de ce qui est ici nommé « Géographie physique. » — De même le Physikalischer Atlas de Berghaus (Gotha, Justus Perthes) comprend, entre autres, deux fascicules dont l’un est intitulé : Pflanzenverbreitung et l’autre : Tierverbreitung ; ces deux fascicules d’un Atlas spécial de géographie physique sont consacrés, comme le nom l’indique, à la distribution géographique des plantes et des animaux.
  3. Voir L’irrigation, ses conditions géographiques, ses modes et son organisation dans la Péninsule ibérique et dans l’Afrique du Nord, Paris, Masson, 1902.