Une Héroïne contemporaine

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Une héroïne contemporaine
Louise L. Zeys

Revue des Deux Mondes tome 33, 1906


UNE
HÉROÏNE CONTEMPORAINE

Selon une tradition populaire, les armoiries de Strasbourg, — bande de gueule sur champ d’argent, — rappellent le souvenir du chemin sanglant tracé par les Barbares au milieu des fertiles plaines de l’Alsace.

Placée sur la grande route des invasions, avec son vieux Rhin qui, à plusieurs reprises, fut frontière extrême de l’Empire, mais plus souvent encore barrière insuffisante contre des ennemis audacieux, l’Alsace eut pour destinée de lutter perpétuellement contre les envahissemens des uns ou des autres. Plus encore que sa sœur la Lorraine, elle a été le théâtre du perpétuel combat des races : aussi, par la force même des choses, forma-t-elle un petit peuple vaillant et belliqueux, possédant au plus haut degré ce caractère des hommes de la frontière, pour lesquels, selon le mot de Michelet, la vie morale et la poésie consistent dans la guerre.

Là se retrouve cet « invariable usage de se faire tuer pour le pays ; » là les femmes, « veuves et filles de soldats, savent ce que c’est que de souffrir et de mourir et n’y envoient pas moins les leurs, fortes et résignées ; au besoin elles iraient elles-mêmes. » Un héroïsme naturel, qui s’enflamme pour toutes les causes nobles et généreuses, se trouve au fond du cœur de chaque Alsacienne, la rend vibrante et enthousiaste, et la vaillante femme, dont je trace ici le portrait, incarne bien la fierté d’âme, l’esprit de foi et le courage qui distinguent les filles de l’Alsace.

Marie-Antoinette Lix, plus connue sous le prénom de Tony, est née le 31 mai 1839 à Colmar (Haut-Rhin). A quatre ans, elle perdit sa mère, Amélie-Françoise Schmidt, et c’est à son père, un brave et loyal soldat ayant servi sous Charles X, qu’incomba la lourde tâche d’élever l’enfant. Une mère prudente eût développé en elle le goût des occupations féminines, lui eût inculqué l’amour du foyer et de son intérieur ; mais le soldat, assez embarrassé sans doute de ses fonctions éducatrices, trancha la difficulté en habillant l’enfant en garçon pour l’élever, disait-il : « comme je l’ai été moi-même. Je lui apprendrai l’exercice, je la rendrai de première force à l’escrime, je lui enseignerai ma méthode pour se tenir solidement à cheval. Avec tous ces talens, je veux bien que le diable m’emporte si la petite ne fait pas son chemin dans le monde ! Je l’ai bien fait, moi ! »

Docile aux leçons de l’ex-grenadier, Antoinette montra de remarquables aptitudes pour les exercices violens, auxquels elle se livra avec toute l’ardeur et l’impétuosité de sa nature. A dix ans, elle manœuvrait admirablement le fusil, faisait de l’escrime comme un maître d’armes et montait à cheval aussi bien que son père.

Mais arriva un moment où il fallut dire adieu aux promenades, à la vie libre au grand air, aux courses an trot et au galop. Cédant aux représentations de ses amis, son père l’obligea à échanger ses habits de garçon contre des vêtemens de fille et la mit au pensionnat des sœurs de la Divine Providence à Ribeauvillé. Elle souffrit beaucoup de son changement d’existence et donna bien du souci aux bonnes religieuses, qui eurent toutes les peines du monde à lui faire tenir l’aiguille pour repriser le linge ou ourler des serviettes. Mais l’enfant possédait une nature d’élite unie à une fervente piété, et, quand une chose l’ennuyait ou la rebutait, il suffisait de lui rappeler que le devoir et la religion commandaient l’obéissance pour la voir redevenir immédiatement docile. Seulement, c’était à recommencer chaque jour.

Nature sérieuse et réfléchie, elle s’adonna avec passion à la lecture : ses goûts naturels et l’éducation reçue la poussèrent dans la suite à faire des études plus fortes que ne les faisaient à cette époque les femmes et à travailler tout particulièrement les langues étrangères dont elle devait tirer grand parti plus tard. Un peu avant la mort de son père, elle accepta avec empressement la proposition qui lui fut faite d’aller en Pologne pour achever l’éducation des enfans de la comtesse L…

Melle Lix vivait depuis près de six ans au milieu d’une famille unie et charmante, dont elle était vivement appréciée, quand arriva l’année 1863, si glorieuse et si sanglante pour la Pologne. Le sourd mécontentement qui, depuis longtemps, germait dans les esprits éclata à propos de la loi du recrutement[1]. Du jour au lendemain, la Pologne fut sous les armes et livra pour son indépendance cette lutte suprême qui aboutit à la couronne du martyre. Le comte L…, dont on n’ignorait ni les opinions, ni les sympathies pour les insurgés, fut bientôt mis à l’index par les Russes, qui lancèrent un mandat d’arrêt contre lui. Fuir immédiatement était son unique moyen de salut, mais quitter son domaine avec les siens, c’était les exposer tous à être découverts et pour le moins jetés en prison. En vain sa femme et ses enfans le supplièrent-ils de partir seul, en promettant de venir le rejoindre quand la tourmente serait un peu calmée, il refusa énergiquement.

Le danger croissait sans cesse, déjà la force armée parcourait les environs ; Antoinette Lix, avec toute l’autorité que lui donnait un jugement sûr, une affection sans bornes pour cette malheureuse famille, joignit ses instances à celles de la comtesse et s’engagea solennellement à défendre la jeune femme et ses enfans ou à mourir pour eux. Cette promesse triompha des dernières hésitations du comte, qui partit, et il était grand temps.

Fidèle à la parole donnée, ne se dissimulant pas les responsabilités dont elle s’était volontairement chargée, Tony cherchait le moyen de sauver les êtres qui lui étaient confiés. Les alternatives de l’insurrection la jetèrent dans des circonstances exceptionnelles : elle revêtit l’habit masculin et, sans hésitations, sans défaillances, se consacra à la cause des opprimés, faisant avec joie à ce pays, devenu en quelque sorte sa seconde patrie, le sacrifice de sa jeunesse et de sa liberté.

Son journal, dont voici quelques extraits, dépeindra, mieux que je ne saurais le faire, son abnégation et son héroïsme :


Le 22 janvier 1863, les Polonais, par bandes de 10 à 20 hommes, se réunissent près de la croix élevée en l’honneur de Kosciuszko, dans le Palatinat de Radom et jurent de mourir ou de délivrer la Pologne du joug moscovite. Le 24, ils marchent sur Michow, n’ayant d’autres armes que des bâtons, des faulx ou de mauvais fusils de chasse. Conduits par des chefs inexpérimentés qui, dans la noble ardeur dont ils étaient animés, croyaient saintement que l’amour de la patrie peut, au besoin, tenir lieu de tactique militaire, ils ont le grand tort d’attaquer en plein jour les Russes, qui occupent une position inexpugnable, sont bien armés et de beaucoup supérieurs en nombre. Les Polonais sont repoussés, et les Russes, auxquels il faut un feu de joie pour éclairer chacun de leurs triomphes, incendient la ville et massacrent tout ce qui s’y trouve de Polonais.

On nous amène dix blessés au château, où nous avons établi une ambulance souterraine. Je les soigne avec une religieuse félicienne, la mère Alexandra (Mlle de Wolowska), qui a joué plus tard un rôle assez important dans ma vie pour que j’en fasse mention ici. Vers le 30 janvier, des courriers nous préviennent que des Russes marchent sur le château pour l’incendier. Le comte L… refuse de fuir : sa place est au milieu des habitans de Sycz dont il est à la fois le protecteur et le père. Il me confie sa femme, sa belle-sœur et ses enfans, que j’emmène à Mystowitz, petite ville manufacturière à l’extrême limite de la Silésie et de la Pologne.

Après deux semaines d’exil, d’angoisses et d’incertitudes, une lettre du comte nous rappelle. Presque au but de notre voyage, nous sommes assaillis par une troupe de paysans séditieux, fanatisés par les Russes. J’étais à cheval à côté de la voiture et je parvins à tenir ces misérables en respect au moyen d’un revolver qui ne me quittait pas. Les cochers profitent de cet instant de répit pour lancer leurs chevaux, qui partent à fond de train, et nous arrivons enfin au château sans encombre.

Quinze jours plus tard, nous donnions asile à huit insurgés de la légion du Désespoir. Pendant la nuit, arrivent des dépêches qui nous apprennent que les Russes en sont avertis et viennent pour les prendre. Nous essayons alors de les faire partir en secret, par une forêt dans laquelle une retraite leur est ménagée ; mais les paysans les trahissent, et nous sommes forcés de fuir à nouveau. En route, le cocher, dominé par la peur, jette son fouet, s’enfuit et nous laisse seuls dans cette voiture attelée de quatre chevaux fougueux. Je prends alors sa place sur le siège, mais, à peine avons-nous avancé de quelques pas, la voiture reste enfoncée dans les sables. Redescendant du siège pour saisir le premier cheval par la bride, je l’excite à avancer. L’animal fait alors un effort si violent qu’il me renverse et m’entraîne à une vingtaine de pas ; mais, comme je ne lâche pas prise, il finit par s’arrêter. Nous continuons enfin notre route et arrivons sans autre accident chez la comtesse Nierzejewska, où nous attend la plus aimable hospitalité.

Notre séjour n’y fut que de courte durée. La comtesse, ne pouvant s’accoutumer à la séparation d’avec son mari, resté seul au château, nous nous remîmes en route, au risque de ce qui pouvait arriver, pour revenir à Sycz. Le trajet s’accomplit sans incident ; mais de nouvelles alarmes troublèrent bientôt cette réunion de famille. Dans les premiers jours de février, le comte fut forcé de prendre la route de l’exil, les Russes ne parlant de rien moins que de lui faire faire un voyage d’agrément en Sibérie.

Avant de partir, il me recommanda, avec des larmes aux yeux, sa femme et ses enfans. Je jurai de les défendre ou de mourir avec eux. Il était parti depuis trois jours quand on nous annonce une visite domiciliaire des Russes. Je me hâte d’aller faire une perquisition dans le cabinet de travail du comte et d’amonceler dans la cheminée tous les papiers compromettans et les journaux suspects. J’étais en train d’activer le feu, quand la comtesse entra. Elle pâlit en me voyant faire et poussa un cri d’effroi : « Micha, Micha que faites-vous, s’écria-t-elle, toute la poudre d’Arthur est cachée dans le tuyau de cette cheminée ! »

Je frémis d’horreur et d’épouvante.

— Vite, vite, criai-je à la comtesse, prenez les enfans, sauvez-les ! — Et faisant une courte invocation à Dieu, j’arrachai tous ces papiers enflammés avant que le feu ait eu le temps de se communiquer à la poudre, heureusement bien enveloppée et disposée par paquets dans une boîte de métal. J’achevais de brûler ces derniers papiers dans une autre cheminée, lorsque les cosaques cernèrent le château. J’en fus quitte pour la peur et quelques légères blessures.

Peu de jours après cette alerte, nous causions, Mme de J… et moi, dans un boudoir où nous avions l’habitude de nous réunir avant les repas, quand la porte s’ouvrit, livrant passage à la comtesse : elle tenait une lettre à la main, et son visage, plus pâle que d’habitude, portait l’empreinte d’une profonde tristesse.

— Mon Dieu ! m’écriai-je, chère contessina, quel air solennel avez-vous ? Sommes-nous condamnés au knout, ou les Russes nous réserveraient-ils les honneurs de la cravate de chanvre ?

La jeune femme ne répondit pas immédiatement à ma lugubre plaisanterie. Elle vint s’asseoir auprès de moi.

— Tony, me dit-elle enfin après un assez long silence, je viens, bien malgré moi, de me rendre coupable d’une indiscrétion. Un domestique, que j’avais envoyé à la poste dans l’espoir d’avoir une lettre de mon mari, m’a rapporté celle-ci, et, emportée par ma vivacité, je l’ai ouverte sans en lire auparavant l’adresse, persuadée qu’elle était pour moi et me venait d’Arthur.

— Eh bien ! Madame ?

— Eh bien, cette lettre est de votre famille qui, craignant pour vous les suites de cette insurrection, vous rappelle en France.

— Est-ce là tout ? dis-je en souriant.

— Je ne sais. Je n’ai lu que juste ce qu’il fallait pour m’apercevoir de ma méprise.

— Ce n’est pas ce que je demande. Est-ce ce que vous avez lu qui vous rend triste ?

— J’avoue, Tony, que l’idée de vous perdre me navre. Vous le savez, dès les premières alarmes miss Burns et Fraülein Fichtner sont parties ; je m’attendais à vous voir suivre leur exemple, mais, en vous voyant si bravement partager nos dangers, je m’étais complètement rassurée, lorsque Dieu a permis que cette lettre tombât entre mes mains.

— Et qu’en concluez-vous, madame ? demandai-je froidement.

— J’en conclus, Tony, qu’il y aurait de ma part de l’égoïsme à vous retenir dans un pays où règnent partout la désolation et la terreur, où les lois divines et humaines sont partout violées et où les femmes, elles-mêmes, ne sont plus à l’abri du knout et de la potence. Hier, vous le savez, la comtesse Plater, pour avoir porté le deuil d’un de ses frères, massacré par les Russes, a été fustigée sur la place publique et pendue après. Partez, Tony, pendant qu’il est encore temps. Déjà vous avez fait plus que votre devoir ; je ne puis, je ne dois pas en exiger davantage. Laissez-nous à notre triste destinée.

Ici, la pauvre femme cacha la tête dans ses mains et je vis de grosses larmes filtrer à travers ses doigts. Mme de J… et les enfans, qui s’étaient groupés autour de nous, pleuraient aussi. Quand mon émotion me permit de parler, je me retournai vers la comtesse.

— Madame, lui dis-je, il y aura bientôt sept ans que je vis dans votre intérieur. Lorsque j’y vins pour la première fois, la Pologne était, sinon heureuse, du moins calme, et vous comptiez au nombre, si restreint, des heureux de la terre. Vous m’avez accueillie, moi, qu’une douleur chassait de la patrie[2], comme une amie, comme une sœur et, depuis, votre affection pour moi ne s’est pas démentie un seul instant.

Lorsque l’insurrection éclata, votre institutrice anglaise vous a quittée et je l’approuve. Un devoir sacré lui était imposé : son travail fait vivre sa mère. A la place de miss Durns, j’aurais fait comme elle. Quant à Fraülein Fichtner, c’est différent. Je m’attendais à la voir partir ; chez les Prussiens, le dévouement sera éternellement à l’état de fœtus et ces gens-là ont une tomate à la place du cœur. Pour moi, madame, je n’ai plus au monde qu’un frère qui veut bien, lorsque sa bourse est vide, penser à moi. Je n’aurais donc pas l’excuse qu’a eue miss Burns, moins encore celle de Fraülein Fichtner, car, s’il me plaisait un jour de vivre indépendante, la modeste fortune que m’a laissée mon père suffirait à mes besoins. En revenant en Pologne, après la mort de mon père, c’était pour y retrouver les affections sincères et désintéressées que j’y avais laissées. J’ai trouvé mieux qu’un devoir à remplir et je remercie Dieu de la part qui m’est faite.

— Mais votre famille, objecta encore la comtesse dont le visage commença à rayonner.

— Madame, fis-je avec un sourire amer, depuis que mon père et ma sœur sont morts, je me considère comme n’ayant plus de famille. Contessina, ajoutai-je en lui prenant les mains, Dieu m’a mis au cœur d’inépuisables besoins de dévouement et de tendresse ; il me fournit l’occasion de les répandre, je l’en remercie. Votre mari est en exil, vous êtes menacée dans vos enfans et dans vos biens et vous avez pu penser que je vous abandonnerais ! Dieu merci, madame, il n’y a jamais eu de taches dans ma famille et mon père, un vieux soldat, a gravé profondément dans mon cœur le sentiment du devoir et de l’honneur. Je jure donc que, tant que durera cette guerre, votre patrie sera ma patrie, vos enfans seront les miens et, tant que mon cœur aura une pulsation, on ne touchera pas un cheveu à votre tête. Quand des jours plus calmes luiront sur la Pologne et que l’orage sera conjuré, alors, mais alors seulement, je me rappellerai que la France est ma patrie et que j’y ai laissé des tombes aimées.

La comtesse m’enlaça de ses bras et continua de pleurer, la tête posée sur mon épaule. Mme de J… me regardait avec un sourire ineffable.

— Merci, Tony, murmura-t-elle, je savais bien que vous ne partiriez pas, vous.

Les enfans s’étaient emparés de mes mains qu’ils couvraient de baisers. Jamais plus pure jouissance n’avait fait battre mon cœur.


A mesure que l’insurrection s’étendait et faisait des progrès, la cruauté des Russes inventait de nouveaux genres de vexations et de supplice. Nous vivions en de continuelles alarmes et la situation devenait intolérable. Presque toutes les familles nobles des environs étaient parties pour l’étranger et la comtesse aurait suivi leur exemple si nous n’eussions été si éloignés de toute communication avec la voie ferrée. Le comte se trouvait alors à Dresde, où il pressait sa femme de venir le rejoindre ; mais nous étions à quarante verstes de la gare la plus proche et, s’y rendre sans escorte, c’était s’exposer à tomber entre les mains des Russes, qui avaient rangé l’expatriation dans la catégorie des crimes de haute trahison. D’ailleurs, de quoi eussions-nous formé cette escorte ? Les paysans, soudoyés par les raskolnicks (vieux croyans), auraient refusé de marcher, les domestiques nous auraient trahis. J’avais beau me creuser la tête, je ne voyais nul moyen de sortir de cette cruelle perplexité et, de jour en jour, le danger devenait plus pressant. La Providence eut pitié de nous et disposa les événemens de la manière la plus favorable.

Tous les soirs, en quittant ces dames, j’allais à la bibliothèque pour y vérifier les registres de l’intendant et des économes. En l’absence du comte, ces occupations me revenaient comme de droit. Une nuit que cette besogne m’avait retenue fort tard, j’entends frapper à la porte. Il était minuit et demie. J’allai ouvrir, fort intriguée de savoir qui cela pouvait être, car jamais à une heure aussi avancée de la nuit un domestique ne se fût hasardé dans cette partie de l’antique manoir, qui passait pour être hantée. Grande fut ma surprise en voyant entrer la comtesse dans un état d’agitation extrême.

— Ô Tony, dit-elle en se laissant tomber sur une ottomane, je suis dans la plus horrible anxiété. Je reçois à l’instant, avec prière de la faire parvenir immédiatement, une dépêche pour le général Boncza, l’ami de mon mari. Il campe avec son escadron à Gory, sur les terres du comte Dunbinski, et il ne sait pas que 800 Russes, cachés aux environs, doivent aller le surprendre. Cette dépêche l’en avise, car le malheureux n’a avec lui que 300 hommes et ils seront tous tués s’il n’est prévenu à temps. Qui sait, peut-être est-il déjà trop tard ? Vous, Tony, qui ne perdez pas la tête, conseil lez-moi, dites-moi que faut-il faire ?

— Mais le porteur de cette dépêche ne saurait-il poursuivre jusqu’à Gory ?

— Impossible, il vient de faire sans démonter une course de sept lieues ; son cheval est tombé mort à l’entrée du village et le pauvre garçon a failli tomber, lui-même, de fatigue et d’épuisement.

— Madame, repris-je après un instant de réflexion, je vais aller trouver l’intendant et, à nous deux, nous trouverons bien certainement quelqu’un à qui nous puissions confier cette périlleuse mission.

— L’espérez-vous réellement, Tony ?

— Je fais plus que l’espérer, contessina, j’en suis certaine.

— Ah ! quel poids vous m’enlevez du cœur. Allez donc, chère enfant, je vous attendrai et ne me coucherai que lorsque je connaîtrai le résultat de vos démarches.

Lorsque la comtesse m’eut quittée, un violent combat s’éleva en moi. J’avais assez étudié nos paysans et les domestiques pour savoir qu’on ne pourrait se fier à aucun d’eux. L’intendant, lui-même, n’offrait aucune garantie suffisante, d’ailleurs, il était père de famille. D’un autre côté, la vie de trois cents hommes était attachée à cette dépêche. Ma résolution fut bientôt prise. L’heure était venue de payer ma dette de reconnaissance à cette Pologne qui m’était devenue chère en raison de ses souffrances et de son malheur. J’écrivis quelques mots à la comtesse, puis, allant réveiller ma femme de chambre :

— Marina, lui dis-je, dans une demi-heure et pas avant, tu vas porter ce mot à la comtesse, et si demain, à son lever, je ne suis pas de retour, tu lui remettras une lettre que tu trouveras sur le bureau.

— Sainte Vierge de Czenstochowa, s’écria la brave fille ; mais vous n’allez pas partir ?

— À l’instant même.

— Mais alors, je vais éveiller tout le monde. Je ne veux pas que vous partiez, moi !

— Vous allez rester bien tranquille, lui dis-je d’un ton qui n’admettait pas de réplique, et dans une demi-heure vous ferez ce que je vous ai dit de faire.

Sur ce, je sortis, laissant Marina tout à ses lamentations. Après avoir revêtu un costume d’homme et passé un pistolet à ma ceinture, j’allai seller moi-même le meilleur cheval de l’écurie.

Le chemin que je devais prendre me forçait à passer devant la façade du château. La comtesse m’attendait : il y avait de la lumière dans sa chambre. Bonne et douce femme, au cœur d’enfant ! Deux fois je vis sa silhouette se projeter sur les rideaux de damas et deux fois je sentis mon cœur faiblir. Cela dura une minute, mais celle minute eut la durée d’un siècle, car ce fut une horrible et douloureuse agonie. À gauche s’élevait le vieux château qui renfermait dans ses murs ces deux jeunes femmes qui m’étaient si chères et ces enfans que j’avais vus naître et qui m’aimaient tendrement ; à droite s’étendait la route qui me mènerait peut-être en Sibérie ou à la mort. Mon cœur se gonfla et, si, alors, j’eus un instant d’hésitation, Dieu me l’aura pardonné. À vingt-quatre ans, on ne marche pas au trépas sans jeter au moins un regard en arrière.

J’arrêtai un instant mon cheval, mais ma pensée se reporta aussitôt vers les malheureux dont je tenais la vie entre nies mains. Je donnai un violent coup d’éperon à Kirdjali, qui bondit de douleur et s’élança. — Adieu ! criai-je dans un sanglot terrible, et je me laissai aller, brisée par ces émotions, à une course furibonde que je n’essayais pas même de ralentir. Par intervalles, j’étais forcée de me coucher sur la crinière du cheval pour reprendre haleine. Peu à peu, l’air froid de la nuit, le calme et le silence qui m’entouraient et, bien plus que tout cela, le sentiment du devoir accompli me pénétrèrent de leur douce influence. La paix rentra peu à peu dans mon cœur si douloureusement ébranlé.

Après trois quarts d’heure environ de cette course insensée, je m’engageai dans une petite forêt de sapins. J’y chevauchais depuis dix minutes environ lorsque j’arrêtai subitement Kirdjali. Sur la lisière du bois, à environ cinq cents pas de distance, je venais d’apercevoir un grand feu autour duquel s’agitaient des ombres d’hommes et de chevaux. C’était sans doute une patrouille russe ou polonaise et, dans les deux cas, ma position était critique : je n’avais de mot d’ordre que pour Boncza et pas de sauf-conduit. On me prendrait pour un espion et l’on me tuerait sans autre forme de procès. Que faire ? Retourner en arrière ? Ce serait une misérable lâcheté. Prendre un autre chemin ? Il n’y en avait pas. Avancer, c’était s’exposer à tomber entre leurs mains… Celait pourtant le seul parti qui me restait à prendre. D’ailleurs, j’avais pour moi Dieu et le bon droit, et puis Kirdjali, mon beau coursier des steppes, avait des jambes à défier un chamois.

La lune, qui jusqu’alors m’avait prêté sa douce lumière, se cacha derrière un épais nuage, comme pour me dérober à la vue de mes ennemis. Je mis mon cheval au pas et, me couchant sur sa crinière, j’avançai ainsi d’une vingtaine de mètres sans que les cosaques (car c’étaient des cosaques) se fussent doutés de ma présence, le sable ayant amorti les pas de mon cheval. Tout à coup Kirdjali releva vivement la tête, il huma l’air à pleins naseaux et ce que je craignais arriva. Il reconnut des compagnons des steppes et poussa un hennissement prolongé, auquel répondit un formidable hourrah des enfans du Don, qui furent sur pied en un instant. Je fis un signe de croix et, enfonçant les éperons dans les flancs de mon coursier jusqu’à en faire jaillir le sang, je passai comme un trait devant les cosaques ébahis. Stoy ! (Arrête ! ) crièrent-ils tous d’une voix. Je ne répondis à cette injonction qu’en éperonnant plus vivement mon cheval.

Ils eurent recours alors à un argument plus énergique. Deux éclairs rayèrent l’espace : une balle siffla à mon oreille et coupa une boucle de mes cheveux à la hauteur de la tempe droite, et l’autre alla se perdre dans les branches d’un arbre à dix pas devant moi. Lorsque je fus hors d’atteinte, j’arrêtai mon cheval pour le laisser souffler ; cinq minutes encore de cette course furibonde et la pauvre bête serait tombée foudroyée.

Lorsque je rejoignis la colonne du général Roncza il était trois heures du matin.

— Qui vive ! cria la sentinelle.

— Ordre militaire, répondis-je.

— Le mot d’ordre ?

Polska ! Wolnosc ! (Pologne et liberté).

Je fus reçue par M. Tranut, l’un des aides de camp du général. Lorsque je lui eus remis la dépêche dont j’étais porteur, il s’éloigna pour la communiquer à son chef. À peine m’eut-il quittée qu’une vive décharge, accompagnée du sauvage cri de guerre des Russes, se fit entendre. Malgré la vertigineuse rapidité de ma course, j’arrivais trop tard, les ennemis cernaient le camp. Une minute suffit au général pour se mettre en selle et se jeter à la tête de sa colonne.

— Premier peloton, en avant ! commanda-t-il d’une voix retentissante.

Pas un homme ne bougea.

— Deuxième peloton, en avant ! Même immobilité de la part des soldats qui, brisés de lassitude, épuisés de faim et ne s’attendant pas à cette attaque, restaient comme paralysés.

Pour moi, le premier instant avait été terrible et ceux qui se vantent de ne pas avoir eu peur à un premier engagement se trompent ou mentent. Je restai deux à trois minutes à comprimer les battemens désordonnés de mon cœur. Kirdjali fit alors diversion à ma peur en manifestant la sienne par des bonds et des hennissemens qui prouvaient du reste que, pour lui aussi, c’était le baptême du feu. En voyant la défection de ses soldats, le général Boncza, emporté par un mouvement désespéré, s’était jeté dans les rangs ennemis, suivi seulement de quelques dragons sous les ordres du comte Kicki.

J’avais suivi machinalement toutes ces évolutions du regard. Tout à coup je vis le malheureux général chanceler sur son cheval et j’entendis les Russes pousser un infernal hourrah de triomphe. Oh ! je n’eus plus peur alors, je pensais à mon père et tout ce qu’il y avait de plus français en moi se réveilla. Je saisis un sabre sur une briczka et me tournant vers les soldats encore indécis et hésitans :

— Lâches ! leur criai-je, si vous avez pu laisser massacrer votre chef, ne permettez pas au moins que son cadavre témoigne de votre honte en tombant entre les mains de vos ennemis. Venez donc le délivrer ou laver dans votre sang la tâche que vous venez d’imprimer au vieil honneur polonais !

En disant ces mots, je recommandai mon âme à Dieu, dans un regard vers le ciel, et je me jetai impétueusement dans la mêlée, suivie par tous les soldats que mon appel avait fait sortir de leur torpeur. Le sifflement des balles, l’odeur de la poudre, les cris des blessés et des mourans et, plus que tout cela, les clameurs des Russes m’avaient jetée dans une terrible surexcitation nerveuse, une sorte de douloureuse colère. Chaque fois que je me levais sur mes étriers et que je laissais retomber mon bras, un homme allait mordre la poussière. Je ne cessai de frapper que lorsque je vis les Polonais chasser devant eux les Russes complètement vaincus. Je sortis alors comme d’un pénible cauchemar et j’eus un mouvement d’inexprimable horreur en considérant les cadavres d’hommes et de chevaux nageant dans leur sang, et je jetai avec dégoût mon sabre fumant. Au même instant un officier d’ordonnance arriva sur moi bride abattue :

— Monsieur, me dit-il, le général demande à vous voir.

— Votre général ! Mais je l’ai vu tomber dans la mêlée. Il n’est donc pas mort ?

— Pas encore ; mais les blessures sont mortelles et il n’y a aucun espoir de le sauver.

Je suivis l’officier dans une tente où le général était couché sur un lit de camp. Son visage était littéralement haché de coups de sabre, une balle avait traversé sa poitrine et un chirurgien, penché sur lui, cherchait à arrêter le sang qui s’échappait en flots noirâtres de cette plaie béante. Je me découvris et m’inclinai profondément devant ce héros martyr.

— Monsieur, me dit-il d’une voix si faible que je dus me baisser pour l’entendre, je ne vous connais pas et ne me rappelle pas vous avoir jamais vu ; mais, qui que vous soyez, que Dieu vous bénisse pour ce que vous venez de faire ! À mes soldats vous avez épargné le déshonneur, à moi une douleur suprême qui eût empoisonné mes derniers momens.

Ici un flot de sang faillit étouffer le pauvre blessé. Lorsqu’il fut plus calme, il reprit :

— D’où êtes-vous et comment vous nommez-vous ?

— Je suis Français et me nomme Michaël, répondis-je en rougissant.

Ici le général détacha de son doigt la bague du commandement au cachet sinistre[3].

— Prenez-la, me dit-il, et jurez-moi de ne pas quitter mes soldats avant qu’un autre chef, nommé par le Comité, soit venu se mettre à leur tête. C’est le dernier vœu d’un mourant. Mon enfant, vous ne refuserez pas.

— Non. Je vous le promets, mon général, à une condition : c’est que vos soldats serviront d’escorte à la comtesse L… qui se rend en exil.

— Quoi ! la femme d’Arthur ?

— Elle-même, général, et c’est pour demander votre protection pour elle que j’ai accepté la mission qui m’amène ici.

— Merci, mon enfant, merci pour elle et pour moi. Messieurs, ajouta-t-il en se tournant vers les officiers qui, muets et sombres, se tenaient dans le fond de la tente, vous obéirez à ce jeune homme. C’est mon dernier ordre, c’est ma dernière prière, et tant qu’il combattra à la tête de la colonne, lui, un étranger, vous n’oublierez plus, je l’espère, que la cause pour laquelle vous combattez est une cause sacrée, la plus sainte des causes, celle de la religion et de la patrie.

Les officiers baissèrent la tête sous ce reproche, le seul que leur adressât ce héros qu’ils avaient lâchement laissé assommer. Après une nouvelle faiblesse qui s’était emparée de lui, Boncza me fit signe de m’approcher. Je me penchai vers lui.

— Si la mort vous épargne, allez dire à ma pauvre mère comment je suis mort. Consolez-la, remplacez-moi auprès d’elle, car elle n’avait que moi au monde.

Ici une larme vint obscurcir le regard du pauvre mourant, qui détourna les yeux pour cacher cette émotion à ses officiers. Le chirurgien achevait de panser les blessures, mais il secoua tristement la tête en se relevant. Boncza s’en aperçut.

— Mon pauvre ami, lui dit-il, tu t’es donné beaucoup de mal pour ne rien faire. Merci !

Je pris alors mon courage à deux mains :

— Général, m’écriai-je, lorsque le médecin du corps n’a plus rien à faire et que la science a dit son dernier mot, un bon chrétien a recours à un autre médecin.

— Vous avez raison, mon enfant, et je n’ai pas de temps à perdre, car la vie m’échappe.

Il fit un signe à son aide de camp, qui se détacha du groupe des officiers et sortit. Il revint quelques instans après, accompagné d’un jeune capucin, l’aumônier du camp. Lee officiers sortirent et j’allais en faire autant lorsque, me ravisant :

— Général, un mot encore. Il me faut trois jours pour mettre ordre à mes affaires et m’occuper de mon équipement.

— Prenez-les, mon fils ; mais ne soyez pas plus longtemps éloigné, car vous ne me retrouverez plus ici.

— Pas ici, mais dans un monde meilleur, je l’espère. Adieu, général, je ne pourrai pas vous remplacer ; mais je pourrai montrer à vos soldats comment on combat et comment on meurt lorsqu’on a Boncza pour chef.

— Merci, mon enfant. Que Dieu vous bénisse ! Adieu.

Je serrai avec une respectueuse émotion la main que me tendait le mourant et, sortant de la tente, je remontai à cheval munie d’un sauf-conduit. Je m’arrêtai à l’auberge du premier village que je dus traverser et j’écrivis quelques mots à la comtesse, non pour lui dire ce qui s’était passé, mais pour la rassurer et lui annoncer une prochaine escorte. De là, je me rendis au couvent des Bernardines de Kielce et je demandai une entrevue au Père Benvenuto, l’éloquent orateur qui avait langui pendant vingt ans dans les cachots de la Sibérie. C’était mon confesseur. Je lui racontai ce qui m’était arrivé et lui dis mon intention d’accomplir le vœu du mourant.

— Mon enfant, me dit ce digne vieillard, ce que vous avez fait est beau et grand, mais si vous retourniez au camp et si vous y étiez seule à porter votre secret, ce secret vous écraserait de son poids.

— Mais alors, il faut donc y renoncer et manquer à ma parole ?

— Non, car Dieu, en permettant ce qui est arrivé, avait sur vous des desseins. Vous irez au camp, mais vous n’irez pas seule. Il y a un mois que j’ai demandé l’autorisation d’aller porter les secours du Saint Ministère à nos soldats ; cette permission, je l’ai eue hier et je vous précéderai au camp.

Je remerciai avec effusion ce digne père et, après m’être reposée pendant quelques heures, je partis pour Breslau où je m’équipai militairement.

Lorsque je revins au camp, le Père Benvenuto s’y trouvait déjà installé en qualité d’aumônier en chef. Le général est mort deux heures après mon départ du camp. Il avait été enterré à Gory[4], mais ses soldats, ayant été prévenus que les Russes devaient le déterrer pour le mutiler selon leur barbare et ignoble coutume, l’exhumèrent et le transportèrent à Koniec-Pol. Les Russes, furieux de trouver la fosse vide, pendirent le curé du village pour avoir permis qu’on dérobât un cadavre à leurs sacrilèges profanations. La mère du curé — elle avait soixante-quinze ans — fut traînée au pied du gibet et, nouvelle Mère de Douleurs, elle dut assister au supplice de son fils unique. Lorsque tout fut fini, on voulut l’entourer, elle tomba morte : son âme s’envola avec celle de son enfant.

Après mon retour au camp, je résolus de partir immédiatement avec un escadron pour protéger la fuite de la comtesse. Mais le général russe, à la tête de la garnison de Kielce, ne cessait, de nous poursuivre et de nous harceler, et ce n’est que quinze jours après mon départ du château qu’il me fut possible de réaliser ce projet. Depuis, mes soldats, qui me voyaient toujours les sourcils froncés pour mieux les tenir à distance, m’avaient surnommée Michaël le Sombre et c’est de ce nom que je signais tous mes ordres. Lorsque nous fûmes enfin parvenus à dérouter l’ennemi par des marches et des contremarches répétées, nous nous dirigeâmes sur Sycz où nous arrivâmes après une marche forcée de dix heures. Je fis camper mes soldats sur une prairie à vingt minutes du château où je me rendis accompagnée seulement de mon soldat d’ordonnance que je laissai de faction à la grille du domaine.

Je fis solliciter une entrevue auprès de la comtesse pour Michaël le Sombre. Un valet de pied m’introduisit, sans me reconnaître, dans un salon éclairé par une lampe dont le globe très épais empêchait de rien distinguer d’une façon bien précise. Je me laissai tomber dans un fauteuil, comprimant d’une main crispée les battemens de mon cœur. La comtesse ne tarda pas à paraître, accompagnée de sa sœur, Mme de J… Après quelques paroles de bienvenue, ces dames me firent signe de m’asseoir, et comme je restais debout et silencieuse malgré cette invitation, les considérant toutes deux avec des yeux pleins de larmes, elles me regardèrent plus attentivement. Un double cri s’échappa de leurs lèvres ; elles se précipitèrent dans mes bras. J’avais déjà rudement souffert du froid, de la faim, de la fatigue, mais cet instant suffit pour me faire tout oublier. Cinq minutes plus tard, j’étais entourée de tous les enfans. La plus petite s’était hissée sur mes genoux et me faisait une chaîne de ses petits bras ; Sophie essayait mon casque devant une glace en se comparant à la Minerve ; Stanislas décrochait mon sabre et Stephen essayait de dévisser mes éperons.

Nous passâmes moitié en causeries, moitié en préparatifs de départ cette nuit de mon arrivée, et le lendemain, dès l’aube, l’équipage de la comtesse, escortée par une colonne volante, se dirigea vers l’exil.

Je laissai mes soldats à environ un quart de lieue de Mysrkón et, après avoir revêtu un vêtement civil, j’accompagnai ces dames à la gare où je m’occupai des passeports, des bagages, des billets, avec cette activité fiévreuse d’une personne qui cherche à oublier qu’elle a une terrible corvée à remplir. Lorsque le convoi fut signalé, je sortis avec ces dames sur le parapet et, quand le train fut arrivé, je choisis un compartiment spécial où je les fis monter avec les enfans.

— Adieu, mesdames, dis-je en leur tendant la main. Vous voici hors de danger et j’en remercie Dieu ; ne m’oubliez pas, n’est-ce pas ?

Elles restèrent muettes de stupeur.

— Mais, ma Micha, dit la comtesse, nous ne partons pas sans vous. C’est une cruelle plaisanterie. Il n’est pas possible que vous restiez là quand nous quittons notre pays ; qu’est-ce donc qui pourrait vous retenir ?

— Ma parole engagée au général mourant et la Pologne que j’ai juré de défendre.

— Oh ! chère, chère enfant ! Mais cela est affreux, et comment voulez-vous que nous acceptions et jouissions d’une liberté acquise à ce prix ?

Mme de J… ne disait rien : elle était atterrée, son regard était fixe et fiévreux, sa main se crispait dans la mienne ; elle devint blanche comme une statue.

J’étais au désespoir, mais, craignant que cette scène attirât l’attention des espions russes, je m’éloignai un instant sous prétexte d’une information à prendre. Quand je revins, le train se mettait en mouvement. Ces dames se mirent à la portière, nos mains s’étreignirent une dernière fois… Je suivis d’un long regard morne le convoi qui emportait ces deux femmes et ces enfans, tout ce que j’aimais au monde. J’entendis encore mon nom crié dans un double sanglot, puis ce fut tout. Je restai là, immobile, sans regard, sans voix, comme si la foudre m’avait frappée. Le bruit d’une violente dispute me tira de ce douloureux anéantissement. Je me retournai et vis un soldat couvert de poussière, l’uniforme en lambeaux, se débattant entre les mains de deux employés du chemin de fer. Je sortis aussitôt.

— Qui cherchez-vous ? lui dis-je.

— Michaël le Sombre.

— C’est moi.

— Oh ! vite, alors, cria-t-il. Les généraux de la Croix et Jarenda sont aux prises à Koniec-Pôl avec des forces ennemies supérieures. Si d’ici à deux heures ils n’ont pas de renforts, ils sont perdus.

J’expédiai aussitôt une estafette au général Chumlinski pour le prévenir, puis, sans prendre le temps de remettre mon uniforme, je bouclai la ceinture de mon sabre sur mon habit noir et, coiffée encore du chapeau à haute forme, je m’élançai au triple galop de mon cheval vers la direction du combat. J’avais divisé mon escadron en trois pelotons que j’expédiai chacun sous la conduite d’un officier par trois directions différentes. Les vedettes russes nous signalèrent donc de divers côtés à la fois et les cosaques, se croyant cernés, furent pris d’une effroyable panique. Ils se débandèrent et se mirent à fuir du côté de Slupia. La colonne de Chumlinski, arrivant de là, acheva la déroute, et nous fîmes un terrible carnage de trois compagnies d’infanterie.

En poursuivant l’ennemi, une balle m’avait coupé la botte et lésé assez fortement la jambe droite. Le Père Benvenuto me fit conduire à Chrzoustard où la mère Alexandra[5] se trouvait à la tête d’une ambulance. Elle me céda sa cellule et n’abandonna à personne le soin de me gâter. En mon absence, la division se mit entre mes soldats ; ils se dispersèrent et allèrent se ranger les uns sous les ordres de Langiewicz, les autres sous ceux de Narbut.

Remise de ma blessure, mais boitant trop pour reprendre du service, j’acceptai une mission pour le comité central polonais à Paris. De là, je pars pour Nantes où je fais une confession générale, puis je reviens en Pologne, munie d’un passeport sous le nom de Michel Lix.

Cette fois, je m’engage comme simple soldat sous les ordres du général Sokol[6]. Après le premier engagement avec les Russes, je suis adjointe comme maréchal des logis traducteur à un officier français, Ivon dit Chabrolles. A la deuxième rencontre, je suis nommée sous-lieutenant pour avoir enlevé un drapeau à l’ennemi. Entre Secennin et Mudnick nous sommes attaqués, au nombre de deux cent cinquante à peine, par un détachement russe de six cents hommes qui avaient de plus sur nous l’avantage de deux canons rayés. Chabrolles, emporté par un zèle outré et irréfléchi, s’avance, les pistolets au poing, vers les artilleurs qui pointaient les pièces et tire sur eux à vingt pas, puis il se retourne pour transmettre un commandement. Les Russes font feu des deux pièces à la fois, Chabrolles a la moitié de l’épaule emportée ; néanmoins, il a encore l’héroïque courage d’exciter ses soldats de la voix et du geste.

Je me trouvais presque à ses côtés quand un cosaque vint le transpercer de sa lance. Je tirai à bout portant sur ce misérable, qui n’eut pas même le temps de retirer sa lance : un des nôtres eut ce triste courage. Le capitaine, en tombant, me tendit la main : « Frère, me dit-il, si vous revoyez la France, allez à Paris. Vous trouverez ma mère, n° 37, rue Cler, au Gros-Caillou, dites-lui que son fils est mort en chrétien et en brave. » Incapable de répondre, je tire mon crucifix et le lui présente. Il fait un effort, le baise avec ferveur, fait le signe de la croix et expire les yeux levés vers le ciel.

Notre détachement était alors en pleine déroute. En vain j’essaie de rallier nos soldats : ils fuient en désordre. Avec quelques hommes dévoués, je parviens du moins à protéger la retraite. Pendant que nous nous retirons, un cosaque, la lance en arrêt, arrive sur moi à franc étrier. Je venais de tirer mon dernier coup de pistolet. D’une main je serre mon crucifix, de l’autre je pare avec mon sabre le coup qui m’est porté. La lance dévie, elle entre dans le haut de la manche de mon uniforme et ressort au des sans avoir effleuré les chairs. Si j’avais douté des miracles, celui-ci aurait suffi à me convaincre.

Dans ce terrible combat, nous avons perdu, outre Chabrol les, le major Zachowski, les capitaines Piotrasz-Kiensuz et Krasinski. C’est à la suite de cette journée que je fus nommée lieutenant des uhlans.


Chargée un jour d’un transport d’armes, j’avais entassé au fond d’une briczka une vingtaine de fusils Lefaucheux, autant de sabres et une cinquantaine de revolvers. J’étais en civil et mon soldat d’ordonnance, Badecki, me tenait lieu de cocher. Nous croyions la route parfaitement sûre : quelle fut notre épouvante lorsque nous vîmes s’avancer vers nous un escadron de cuirassiers russes et de cosaques. Il était trop tard pour songer à retourner en arrière. Un frisson parcourut tout mon être. C’était la mort qui venait à nous, non pas la mort glorieuse des champs de bataille, telle que je l’avais rêvée, mais la mort des traîtres : le premier arbre venu allait nous servir de potence.

Je jetai vers le ciel un regard tout chargé d’angoisses et de prières. C’était un appel suprême à toutes les puissances célestes. Cela fait, je devins plus calme.

L’officier qui commandait le détachement me demanda qui j’étais et où j’allais. Je réponds que j’étais le précepteur allemand de la princesse S… (une Russe), que je me rendais à Kielce pour y acheter des livres. Mon mensonge fut renforcé par un certain accent qui sentait son berlinois d’une lieue et comme, à cette époque, les Prussiens étaient en odeur de sainteté auprès de leurs confrères les Russes, l’officier passa sans nous inquiéter. Mais le dernier cosaque de la bande s’approcha de ma voilure : « Monseigneur, me dit-il, avec cette obséquieuse servilité des gens habitués à courber l’échine, donnez-moi, je vous prie, quelques kopecks pour boire à votre santé. »

Dans l’état de surexcitation où je me trouvais et heureuse d’être quitte à si bon compte, je lui jetai trois ducats. Le pauvre diable fut si émerveillé de ma générosité qu’il s’empressa de me remercier à la cosaque, c’est-à-dire en me baisant les pieds, me traitant de seigneur très éclairé, clairvoyant, prince, duc, etc. Ce moment fut terrible pour moi : les armes étaient dans la paille sous mes pieds, le moindre mouvement pouvait les faire résonner. Dieu ne le permit pas et le cosaque, après mille simagrées, alla rejoindre ses compagnons, après avoir encore appelé sur ma tête toutes les bénédictions de saint Serge et de saint Nicolas.


Au commencement de septembre, le général Iskra fut attaqué par une forte division. Nous sommes envoyés vers lui au nombre de cent. Les Russes sont défaits, et nous perdons dans cette bataille M. Vigani, notre médecin italien et M. Loneau, officier d’artillerie français. Pendant la nuit, les Russes, qui avaient eu du renfort, reviennent à la charge ; nous sommes trop fatigués et trop faibles en nombre pour accepter le combat. Nous nous replions sur Pradla. Dans le désordre de cette retraite nocturne, le cheval d’un soldat que je montais fit un faux pas et s’abattit ; mes revolvers étaient déchargés et je n’avais plus la force de me servir de mon sabre, car une de mes jambes était prise sous le cheval, ce qui paralysait tous mes mouvemens. Un cosaque arriva sur moi, au triple galop. Persuadée que ma dernière heure est sonnée, je recommande mon âme à Dieu et baise mon crucifix.

— Rends-toi, insurgé ! me criait-il en mauvais polonais.

— Un Français meurt, mais ne se rend pas, répondis-je. Mon ennemi hésita un moment, puis il abaissa son sabre déjà levé sur ma tête.

— Écoute, me dit-il, en Crimée, un Français qui me tenait à sa merci m’a laissé la vie sauve. Je ne te tuerai donc pas, mais donne-moi tout l’argent que tu as.

Je lui jetai ma bourse qui contenait une vingtaine de roubles. Le cosaque m’aida à me relever.

— Maintenant, dit-il, sauve-toi, car mes camarades vont venir et ils ne te manqueront pas, eux.

Pendant toute l’insurrection c’est le seul trait d’humanité que je puis citer de la part d’un cosaque.

Le lendemain, la princesse Élodie C… vint à la tête d’une députation de dames polonaises me remercier, au camp, de mon dévouement à la Pologne.


Un jour, j’étais tristement assise sous un sapin ; mes soldats, muets et sombres, se chauffaient autour d’un grand feu. Depuis deux jours ils n’avaient pas mangé. Moi, je pensais aux absens et je me sentais bien seule. Au bout d’un moment, relevant la tête, je vis à mes côtés deux bonnes et intelligentes têtes qui me regardaient tristement comme pour me dire : « Ne sommes-nous donc rien pour toi, nous qui ne profitons de la liberté que tu nous laisses que pour partager tes souffrances et tes périls ? » C’étaient mes deux amis. Almansour, mon cheval arabe, et César, mon fidèle terre-neuve. Je me levai et les caressai tous deux : « O mes seuls amis sur terre, leur dis-je, pauvres bêtes ! Vous m’accompagnerez jusqu’à la mort, vous, et si vous me survivez, vous me regretterez autant que vous le permettra votre instinct. Bons amis, merci ! » Et je les embrassai, les yeux pleins de larmes. Almansour posa sa tête sur mon épaule et César me lécha la main en réponse à ma caresse.

Peu d’instans après, un courrier nous arriva pour demander du renfort. Le général Jézioranski se battait à Tiaskova-Skala. Je sifflai César, qui portait fort bien nos dépêches, et, au besoin, se battait pour les défendre, et, lui glissant dans le collier un billet qui venait de m’être remis à cet effet, je lui montrai la direction à suivre : « Va vite, César, » et reviens tôt, lui dis-je, et le fidèle animal partit comme un trait. Le détachement monta à cheval et nous nous élançâmes vers Tiaskova-Skala.

L’action ne fut pas longue. Nous parvînmes à dégager Jézioranski, qui était cerné de tous côtés. Au moment où la déroute se mettait parmi les Russes, Almansour fit un bond terrible, hennit de douleur et tomba. J’eus à peine le temps de me dégager des étriers. Il avait reçu une balle en plein poitrail. Le pauvre animal se tordit un instant, puis il tourna vers moi ses yeux tristes et doux comme pour me demander secours, et ses jambes se raidirent dans une suprême convulsion. Je me penchai sur sa tête, je passai ma main dans son épaisse crinière, je l’appelai une dernière fois et puis… je me couvris le visage des deux mains et me mis à sangloter comme une enfant.

Almansour avait été pour moi un véritable ami, je l’avais eu tout jeune et encore indompté, tel qu’il avait été pris au lazzo, dans les steppes. Je l’avais dressé moi-même, et, de Breslau à Varsovie, on n’aurait pu trouver une plus belle et plus intelligente bête. Seule je pouvais le monter, et il avait fait mordre la poussière aux meilleurs cavaliers qui avaient voulu usurper ce privilège. Depuis quatre ans, je le montais tous les jours. La comtesse me l’avait donné et je l’avais amené au camp. Ce n’était plus alors ce beau cheval de race, tel qu’on l’avait admiré dans les écuries du château : la fatigue, les privations l’avaient rendu si maigre et si efflanqué qu’il était devenu méconnaissable. Je l’en aimais davantage et j’avais le cœur bien serré lorsque, faute de foin et d’avoine ou même de paille, je lui voyais ronger l’écorce des arbres. Il m’aimait, je lui parlais, il me répondait à sa façon.

Au risque de voir un sourire moqueur sur les lèvres de ceux qui pourront lire ces lignes, j’affirme avoir vu des larmes, dans les yeux d’Almansour le jour où je fus blessée à la jambe. Rien n’effacera en moi le souvenir de ce fidèle animal.

Ici vient se placer tout naturellement l’histoire d’un enfant que j’avais dans mon escadron : Charles Mazurkiewicz était, à quinze ans, une merveille d’esprit et de bonne éducation. Il était né à Paris d’un père exilé polonais et d’une mère qui, après vingt ans de séjour en France, pleurait encore les plaines arides et les marais de la Pologne. Boze i Polska ! (Dieu et la Pologne), telles furent les premières paroles qu’elle apprit à balbutier à son fils, et Charles n’a jamais séparé Dieu de son culte pour la Pologne. Ce double amour se fortifiait et s’exaltait dans le milieu où vivait cet enfant et devint presque du fanatisme. Lorsque l’insurrection éclata, Charles était externe à l’École polonaise des Batignolles : il avait quinze ans. Sa vie, à partir de ce moment, devint une fièvre continue. Aller en Pologne, mourir pour la patrie de ses pères, telle fut la pensée qui le domina bientôt si complètement qu’elle passa à l’état d’idée fixe. Il économisa sur l’argent destiné à ses menus plaisirs la somme nécessaire pour le voyage et, lorsqu’il la crut à peu près suffisante, il s’enfuit du collège et un beau jour arriva au camp.

Je commandais alors le 2e escadron des uhlans du général Sokol : Charles s’adressa à moi pour s’y engager. Je refusai positivement de l’accepter, sous prétexte qu’il était trop jeune et trop faible pour prendre les armes.

— Qu’importe la faiblesse des bras, me dit-il, lorsque la haine pour l’oppresseur dirige les coups qu’ils portent. J’ai la taille d’un enfant, lieutenant ; mais, pour aimer la Pologne, j’ai le cœur d’un homme et je me battrai comme tel.

Je restai inflexible. Sur ces entrefaites, le général, étant survenu, voulut savoir de quoi il s’agissait. Je le lui expliquai en deux mots. Après un instant de réflexion :

— Il faut le prendre, lieutenant, me dit-il ; je m’y connais en têtes, et celle-ci indique une indomptable énergie.

Charles fut donc admis dans mon escadron. Je lui procurai un petit poney et des armes appropriées à sa taille, et il se battait comme un lion dans toutes les rencontres.

Après le combat de Tiaskowa-Skala, nous retournions à notre campement. La nuit était si noire que nous avions dû faire allumer des torches de résine que des soldats portaient de distance en distance. En passant devant un sapin, le nouveau cheval que je montais faillit me désarçonner en se jetant brusquement de côté, et, comme je voyais une forme noire se balancer à une branche de l’arbre, j’appelai un soldat avec son flambeau. Cette forme, c’était mon pauvre chien, c’était César. Au tronc de l’arbre était attachée une pancarte portant cette inscription : « Nous pendons le chien en attendant que nous pendions le maître. » Je restai comme foudroyée. Almansour et César, mes deux amis, le même jour, peut-être à la même heure !

— Oh ! rien ne reste donc debout autour de moi, murmurai-je avec amertume, rien, pas même ces animaux qui m’aimaient !

— Si, lieutenant, il vous reste un compatriote, et, si vous le voulez, un ami.

Je me retournai, c’était le petit Charles qui, le regard plein de tristesse, les mains tendues, s’avançait vers moi. Je serrai la main de l’enfant.

— Charles, m’écriai-je, je les vengerai terriblement.

Et, sans attendre une réponse, je piquai des deux et m’éloignai rapidement de ce lieu funeste.

Quelques jours plus tard, nous allions nous joindre au gros de l’armée à Jedrzejowa, au camp du général Chmielinski. En disant le camp, je me trompe, il n’en existait pas ; nous possédions seulement un peu de bagage et quelques rares tentes. Les hommes, groupés par dizaine, dormaient sur la dure, enveloppés dans des couvertures ou des peaux de moutons. Beaucoup n’avaient que des manteaux de drap. Dès l’aube, on sonnait le réveil. C’était ordinairement à l’entrée de quelque clairière où la vue des vedettes embrassait un large espace découvert. Au premier signal on voyait les soldats sortir de la forêt. Tous ces hommes étaient tristes et doux, ils ne poussaient ni plaintes, ni imprécations. L’indomptable et calme énergie de leur âme se reflétait sur leurs visages bleuis par le froid, amaigris par la faim et les souffrances. Ils avaient dans le regard une flamme intérieure qui répandait sur toute leur personne je ne sais quoi d’auguste et de sacré. Devant cette grandeur et cette misère le plus sceptique se serait incliné.

L’appel fait et les vedettes relevées, le Père Benvenuto venait se placer au milieu de nous et alors tous les genoux fléchissaient devant le signe sacré de notre Rédemption. Oh ! il y avait quelque chose de vraiment grand dans cette prière en plein air, par ces hommes unis dans une même pensée, dans un commun désir, par ces hommes qui combattaient presque tous avec la certitude d’être vaincus et qui ne demandaient à Dieu que la grâce de ne pas faiblir dans la voie où le devoir et l’amour de la patrie les avait engagés, dans cette voie qui n’avait d’autre issue que la mort ou la déportation. Bienheureux ceux qui mouraient ! Ils allaient grossir les phalanges des glorieux martyrs. Les autres, formés en longs convois, se mettaient en marche pour le Caucase ou la Sibérie, après avoir dit, dans un regard, aux parens et aux amis échelonnés sur leur route le terrible : Do nie widzénia ! (A ne plus nous revoir.)

Beaucoup de ces malheureux, attachés deux à deux, souvent une dizaine à une barre de fer, étaient menés dans la direction de Kiéro et ceux qui résistaient aux misères de ce terrible voyage continuaient à marcher à travers la Grande-Russie. Une sotnia (compagnie) de cosaques surveillait et enveloppait de toutes parts ces innocens, chargés de fers comme les criminels. La lance ou le fouet excitait à la marche le retardataire épuisé ou malade. Le silence résigné était le seul refuge contre la brutalité des soldats d’escorte qui avaient, du reste, pour sévère consigne de ne point épargner le sang des chiens de Pologne. Toute plainte ou toute rébellion appelait aussitôt une grêle de coups sur le coupable, quand elle ne lui valait pas quelque blessure grave et quelquefois la mort.

Lorsque nous arrivâmes au camp, le Père Benvenuto, qui nous avait précédés avec des éclaireurs, y était déjà depuis quatre heures. C’est lui qui fut chargé de recevoir cent volontaires qui nous arrivaient de la Galicie. La plupart étaient vêtus de kontusz gris (habit à brandebourgs) avec une large ceinture de goral montagnard : ils étaient coiffés de la rogatka (bonnet carré comme le haut du czapka des lanciers). Ils portaient un fusil de chasse à deux coups et une petite hache à la ceinture ; chacun d’eux était muni d’un sac de toile et d’un cornet de chasseur. Ceux-là, on pouvait les considérer comme les réguliers de la bande. C’étaient des étudians de Lemberg et de Cracovie. D’autres venaient ensuite, couverts de la tunique du paysan et armés de la faulx légendaire : c’étaient des kossynierz (faucheurs) moitié soldats, moitié paysans, et fameux dans toutes les guerres de la Pologne. On voyait enfin des patriotes de tout âge, de toute condition, citadins, villageois, catholiques, protestans, juifs ; les uns portant l’habit noir, les autres la blouse de l’ouvrier. Les armes n’étaient pas moins variées que les costumes : des épées de parade, des sabres émoussés dans les grandes guerres napoléoniennes, de vieux mousquets du temps de Sobieski, des hallebardes et même des francisques gauloises. Cet assemblage discordant d’élémens disparates qui, réunis ailleurs, eussent produit un effet grotesque, empruntait aux circonstances et aux lieux un caractère imposant, grandiose même, et profondément émouvant.

A l’extrémité de la clairière, le Père Benvenuto était en prières devant un grand Christ étendu sur la croix. Lorsqu’il se releva, il attacha au bout d’une lance un grand drapeau amarante et blanc, le drapeau polonais, portant d’un côté l’image de Notre-Dame de Czenstochowa, patronne de la Pologne asservie, et de l’autre le cavalier lithuanien avec l’aigle blanc. Il planta l’étendard devant la croix et fit signe aux volontaires de déposer leurs armes. Lorsque chacun eut pris sa place, le prêtre se recueillit un instant. Ses joues creuses, ses pommettes saillantes, sa longue barbe blanche, son front sillonné de rides et de glorieuses cicatrices lui composaient une physionomie pleine de force, d’énergie et de majesté, qui imposait la vénération :

— Frères, dit-il, c’est une œuvre sainte, mais redoutable, que celle à laquelle nous nous vouons. Elle est au-dessus des courages vulgaires et, avant de vous y engager davantage, il faut que vous sachiez ce qui vous attend et ce que nous exigeons de vous.

Les patriotes écoulaient, la tête découverte devant la croix et l’étendard ; autour d’eux, comme pour les protéger, les forêts natales, ces forteresses de la Pologne insurgée, étendaient les grands bras décharnés de leurs arbres et le soleil glissait un pâle rayon sur cette scène austère.

— Ce qui vous attend, reprend le Bernardin, le voici : vous aurez faim tous les jours, vous coucherez sur la terre, vous marcherez plus souvent pieds nus que chaussés et vous tremblerez de froid sous vos vêtemens insuffisans à vous garantir contre les rigueurs de notre climat. Si vous êtes blessés, vous tomberez entre les mains des Moscovites qui vous tortureront ; si vous lâchez pied, vos compagnons ont ordre de vous fusiller.

— Nous sommes prêts à tout, dirent-ils simplement.

— Avez-vous une famille ? Qu’elle vous pleure d’avance. On n’a congé dans nos rangs que pour aller aux mines de Sibérie ou à la mort. Vous êtes-vous réconciliés avec Dieu ? Je vous mène au trépas. Êtes-vous prêts à mourir pour la patrie ? Il est temps encore de reculer, je vous faciliterai le retour…

— Non, non. Combattre aujourd’hui, demain, à toute heure. Vive la Pologne ! Vive notre mère !

— Mes frères, nous sommes perdus si nous nous imaginons que nous pourrons vaincre notre ennemi en quelques mois. Malheur à nous, si nous oublions que c’est une lutte de géans dans laquelle il faut que toute une génération périsse pour racheter les fautes de nos pères. C’est pourquoi je vous demande encore : Êtes-vous prêts à marcher au combat, sachant que vous périrez, que vous n’avez pas plus à espérer dans la victoire que dans la défaite ? Rien, pas même la gloire qui dépose des lauriers et des couronnes sur les tombeaux des braves !…

Les yeux levés au ciel, les mains étendues vers la Croix, le vieillard continua avec une sublime exaltation :

— O mon Dieu ! donne-leur du courage et la foi. Fais que notre Varsovie s’efface de leur souvenir et ne leur apparaisse même plus en rêve, arrache de leurs cœurs les images bénies de leurs mères, de leurs sœurs, de leurs fiancées. Qu’ils ne voient plus que la lumineuse phalange de nos martyrs et leur mère, la Pologne, déchirée et sanglante ! Qu’ils n’entendent plus que les plaintes des veuves et des orphelins, les gémissemens sortant du fond des cachots et les cris que le vent d’Est, apporte à travers la Moscovie du fond des mines sibériennes. Qu’ils n’aient puisqu’une pensée, qu’une volonté, qu’un désir : poursuivre et anéantir le vampire russe attaché au sein de la Vierge polonaise et qui, depuis un siècle, s’abreuve de ses larmes et se nourrit de son sang.

— Dieu t’exauce ! répondirent les soldats d’une voix unanime. Ce que tu veux, nous le voulons ; ce que tu nous ordonneras de faire, nous le ferons. Conduis-nous à la mort ou au supplice, nous ne faiblirons pas.

Un éclair de joie illumina le visage du vieillard. Il bénit l’étendard et les armes, puis entonna l’hymne national.

— Maintenant, mes enfans, dit le général Chmielinski qui se tenait à la droite du Père, allez vous reposer et prenez des forces. Il en faudra demain, car l’ennemi que nous avons à combattre est puissant, et plus d’un d’entre nous paraîtra devant Dieu demain.

Les soldats s’arrangèrent de façon à passer le plus commodément cette nuit qui devait être la dernière pour beaucoup d’entre nous. J’allais en faire autant lorsque le général Sokol me fit appeler auprès de lui. Je le trouvai causant avec le général Chmielinski :

— Lieutenant, nous avons besoin d’être renseignés sur les forces ennemies. Êtes-vous fatigué ?

— Oui, mais pas assez pour refuser une mission périlleuse. Que faut-il faire ?

— Allez avec quelques hommes dévoués faire une reconnaissance du côté de messieurs les Russes ; mais soyez prudent, vous savez que c’est dangereux.

— Oh ! merci, d’avoir pensé à moi.

Et, saluant les deux chefs, je me retirai. Comme je recommandais à Badecki de seller mon cheval et pendant que j’examinais les amorces de mes pistolets de fontes, le jeune Charles s’approcha de moi :

— Lieutenant, me dit-il, vous allez en reconnaissance ?

— Oui, pourquoi ?

— Voulez-vous m’emmener ?

— Non, car la journée de demain sera chaude et nous n’aurons pas de trop de toutes nos forces.

L’enfant fit la moue et alla s’étendre au pied d’un arbre. Je n’emmenai que Badecki et un autre vieux soldat du nom de Zeromski, qui avait fait avec lui les guerres de 1830. Il avait la physionomie sombre et farouche, elle eut même semblé dure si parfois un sourire plein de bonté et de douceur ne l’eût illuminée. D’un laconisme tout spartiate, il se tenait toujours à l’écart ; au feu il était d’une bravoure allant jusqu’à la témérité. Ses compagnons l’avaient surnommé Slaloweserdce (Cœur d’acier).

Notre reconnaissance faite, nous revînmes sur nos pas et allions atteindre les abords du camp lorsque mon cheval trébucha contre une racine d’arbre et tomba sur un genou. Badecki, mon ordonnance, me regarda avec inquiétude, secoua la tête, toussa, soupira, s’agita sur sa selle.

— Qu’as-tu donc Badecki, fis-je. On dirai que tu es assis dans un nid de guêpes ?

— Mon lieutenant, soupira-t-il, c’est que votre cheval a trébuché…

— Qu’est-ce que cela peut te faire ?

— Mais, vous ne savez donc pas que lorsque, avant une bataille, un cheval trébuche, il arrive malheur à son cavalier ? J’ai toujours remarqué cela dans notre insurrection de 1830.

— Ah ! tu as remarqué cela ? dis-je en souriant. Et toi, Zeromski, l’as-tu remarqué aussi ?

— Non, je ne l’ai pas remarqué, mais je l’ai toujours entendu dire.

Je fis mon rapport au général Sokol.

— Voici l’occasion, lieutenant, me répondit-il, de gagner vos épaulettes de capitaine.

— Oui, général, ou quelques bons coups de sabre. Je tacherai que ce soit les unes ou les autres.

Sokol se mit à rire :

— Il est de fait, dit-il, que si ces ours mal léchés sont aussi nombreux que vous le dites, ils nous donneront du fil à retordre.

En quittant le général, j’allai m’envelopper dans ma peau d’ours et, me jetant sous un arbre, je m’endormis profondément. J’étais brisée de fatigue.

Deux heures plus tard, je fus réveillée par les sentinelles qu’on venait de relever. Le jour commençait à poindre. Je me rappelai l’avertissement de Badecki. Je pris dans mon portemanteau un petit buvard de campagne et, m’installant le plus commodément possible, je fis le croquis de la plaine où allait se livrer une terrible bataille et où peut-être, le soir même, on creuserait ma tombe. J’avais à peine terminé que nos avant-postes signalèrent l’ennemi. Le général Czongiery s’avança à la tête de deux bataillons d’infanterie, plusieurs sotnias de cosaques, de dragons et quatre pièces d’artillerie de campagne. Ils étaient 3 000 hommes et nous seulement 1 200.

Bientôt tout le monde fut sur pied, le Père Benvenuto ne tarda pas à paraître : « Mes enfans, dit-il, beaucoup d’entre vous succomberont aujourd’hui. A genoux, que je vous absolve et vous bénisse ! »

Tous les combattans s’agenouillèrent avec le prêtre, qui pria pendant quelque temps à voix basse, puis s’étant relevé : « Mes enfans, continua-t-il avec onction, je vous absous et vous bénis au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit !

Amen, répondîmes-nous en chœur.

— Que chacun fasse son devoir, c’est tout ce que j’ai à dire en ce moment à des patriotes qui veulent affranchir notre chère et sainte Pologne.

Les soldats allèrent silencieusement prendre leur rang de bataille. Le général Zaremba devait prendre le commandement en chef.

— Ce qui va nous faire le plus de mal et paralyser nos opérations, dit-il, ce sont leurs canons ; sans l’artillerie nous vaincrions.

Le comte Suchoszewski, alors capitaine de tirailleurs cracoviens, s’avança :

— J’irai enclouer leurs canons, général, dit-il. Y en a-t-il parmi vous deux cents qui veulent mourir avec moi ? Qu’ils fassent le sacrifice de leur vie pour le salut de tous.

Mille hommes s’offrirent, là où il n’en fallait que deux cents, et pourtant, ils le savaient, ces deux cents allaient mourir jusqu’au dernier.

— Eh bien ! dit le général, nous sommes cent vingt dizaines, qu’on en tire vingt dizaines au sort.

Quelques instans après, les vingt dizaines favorisées par la fortune de l’héroïsme se séparaient du corps principal et formaient autour du vaillant capitaine la phalange de la Mort. Charles pleurait de n’avoir pas été choisi.

— Soyez tranquille, lui dis-je, aujourd’hui nous serons tous favorisés.

Le général prit alors ses dispositions de combat. Il recommanda de ne pas tirer un coup de fusil avant que l’ennemi fût à cent pas. Ceux des tirailleurs et des zouaves qui avaient des fusils à deux coups devaient réserver leur second coup pour riposter aux Russes pendant que ceux qui avaient des fusils de munition rechargeraient leurs armes. En cas de confusion ou de déroute, je devais aller avec mes uhlans charger les fuyards et faire replier ma colonne de chaque côté derrière les fusiliers. Cette manœuvre se répéterait tant qu’il y aurait des combattans. Les dispositions prises et chacun à son poste, on attendit l’ennemi dans un silence recueilli.

Quand les premiers pelotons, qui marchaient par masses serrées, se furent avancés jusqu’à la portée voulue avec cette précision automatique qui distingue le soldat russe, le cor du milieu s’éleva aigu et sinistre, les détonations éclatèrent dans les rangs polonais et une centaine de Russes mordirent la poussière. Ceux qui suivaient reculèrent effrayés, et, malgré les appels réitérés, un grand nombre se débandèrent et ceux-là tombaient sous la faulx des Kossinierz ou de mes uhlans. Les Russes, à leur tour, firent alors une décharge : une vingtaine de Polonais tombèrent. À ce moment les deux cents sacrifiés fondirent sur les Moscovites, firent une immense trouée dans leurs rangs et se ruèrent sur les canons. Prompt comme l’éclair, le comte K… et mon vieux brave Zeromski plantèrent leurs poignards dans les lumières des pièces. K… voulut enfoncer le sien avec un fusil, une première balle lui cassa le bras, une seconde lui fracassa la tête. Zeromski eut le crâne brisé par une crosse de fusil et tomba foudroyé au moment où, ayant encloué un canon, il levait sa rogatka en criant : Niech zije Polska (vive la Pologne) !

Nous n’avions pas assisté de sang-froid à l’horrible massacre de ces deux cents martyrs, et tous, d’un commun accord, nous nous étions jetés dans les rangs ennemis. La voix des chefs n’était pas entendue ; on se battait corps à corps avec une fureur égale des deux parts. Par moment, lorsque les Polonais, cédant au nombre, étaient refoulés, les artilleurs rechargeaient leurs pièces à la hâte, et, lorsque nos soldats revenaient à la charge, la mitraille les refoulait à bout portant. Mais on ne songeait plus à se préserver et à se couvrir, on se précipitait sur l’ennemi avec fureur, on le frappait avec rage. Les officiers, comme les soldats, étaient forcés de disputer leur vie, car toute tactique et toute stratégie étaient devenues inutiles et impossibles.

Dès le début, en me jetant dans la mêlée, je fus attaquée par un maréchal des logis de dragons. Un combat au sabre s’engagea entre nous, mais j’étais tellement brisée de fatigue que je me tenais à peine en selle. Non seulement je n’étais pas capable de porter des coups, mais il me restait à peine assez de force pour parer ceux qui m’étaient portés. A un moment donné, mon bras se tendit dans une crampe terrible. En cet instant critique, j’entendis la voix du jeune Charles.

— Tenez bon une minute, lieutenant, cria-t-il, je viens !

En effet, l’héroïque enfant, bondissant par-dessus les cadavres avec son petit cheval, arrive jusqu’à moi et, d’un coup de pistolet presque à bout portant, fait mordre la poussière à mon ennemi. Mais, au même instant, je le vois pâlir et chanceler. Une balle l’avait frappé à la poitrine.

— Adieu, lieutenant, adieu frère, dit-il en se laissant glisser à terre. Je meurs pour ma patrie et mon Dieu. Ma pauvre mère, oh ! qu’elle va pleurer. Mon Seigneur et mon Dieu, ayez pitié de moi ! ajouta-t-il dans un suprême et dernier effort.

Je le chargeai sur mon épaule et l’emportai hors la mêlée sous un arbre. Là je posai ma main sur son cœur, il avait cessé de battre. Le généreux enfant martyr était mort en me défendant. Il souriait comme dans un rêve et deux larmes brillaient comme de purs diamans au bord de ses paupières closes. Je m’inclinai vers lui et le baisant au front :

— Dors en paix, pauvre enfant, murmurai-je, si je survis j’irai porter ces larmes à ta mère.

Après avoir fait signe à deux pionniers de creuser une fosse particulière pour Charles, je sautai sur le cheval d’un cosaque qui venait d’être tué et je me rejetai dans la mêlée : toutes mes forces étaient revenues. Cette surexcitation ne se calma que lorsque je sentis le froid du fer. Un cosaque m’avait frappée de sa lance au-dessus du sein gauche. Je donnai ma pensée à Dieu et tombai en serrant mon crucifix d’une main convulsive. Mon soldat, me voyant tomber, m’enleva de mon cheval et me porta dans une voiture déjà chargée de blessés. Grâce au Père Benvenuto, qui ne cessait de veiller sur moi, je revins à la vie sous le doux et maternel regard de la Mère Alexandra qui, cette fois encore, partagea sa cellule avec moi. Ma vie fut en danger pendant cinq jours, et si je n’ai pas succombé à cette affreuse blessure, c’est aux soins touchans dont je fus l’objet que je le dois. Une nuit mon secret faillit être découvert. La mère Alexandra, appelée ailleurs, avait confié à une jeune sœur le soin de me veiller. Cependant la fièvre augmentait et, dans mon délire, j’arrachai le bandage de ma blessure et le jetai loin de moi. Effrayée de mon état, la sœur courut chercher la mère en lui disant : « Venez vite, le lieutenant va mourir. » La mère accourut en toute hâte, rebanda ma blessure qui s’était rouverte et d’où le sang s’échappait abondamment.

Il y avait dans le même bâtiment quarante-sept blessés de la même bataille. Lorsqu’il me fut permis de sortir de ma cellule, j’allai voir mes compagnons d’armes. J’aidais les religieuses à faire les pansemens quand mes forces me le permettaient et je leur faisais la lecture à haute voix. Au bout de quatre semaines, sur les quarante-cinq blessés, trente-deux étaient en voie de guérison. Des dames russes du meilleur monde avaient apporté de la charpie, et comme, pendant un moment, la nôtre faisait défaut, on se servit de la leur. Heureusement mon pansement avait été fait avant l’arrivée de ces misérables, car tous les malades pour lesquels on avait employé la fatale charpie, c’est-à-dire dix-huit hommes, moururent dans la nuit. La charpie était empoisonnée.

Au bout de six semaines, je me suis sentie assez de forces pour supporter le mouvement du cheval. J’acceptai une mission pour mon ancien général qui, sur l’ordre du comité central, venait de reprendre le commandement au général Iskra, condamné à mort pour haute trahison.

Je tombai entre les mains d’une patrouille russe, qui s’empressa de me lier les mains et me dirigea vers la petite ville de Kielce. Et comme je n’étais pas encore bien forte et ne marchais qu’avec peine, ils activaient ma marche par des coups de crosse de fusil. A Kielce, on me mena chez le général Czengiery. Tous les soldats de l’insurrection qui étaient tombés entre les mains de ce misérable avaient été pendus. De la fenêtre près de laquelle je me trouvais, je pouvais voir la potence où, à ce moment, le vent agitait deux cadavres informes sur lesquels s’acharnaient des oiseaux de proie. Cette vue me glaça le cœur de dégoût et d’horreur et, sûre cette fois que ma dernière heure était proche, je recommandai mon âme à Dieu dans une fervente prière. Lorsque le général entra pour procéder à mon interrogatoire, il fronça les sourcils.

— Tu viens de l’armée des rebelles ? me demanda-t-il en mauvais polonais.

— Je ne connais pas les rebelles, lui dis-je fièrement. Je suis de l’armée des Croisés.

Nous nommions l’insurrection une croisade et nous portions des croix blanches cousues sur nos uniformes. À cette réponse, les yeux du Russe lancèrent des éclairs ; il fit un pas vers moi.

— Sais-tu, cria-t-il, à quoi tu t’es exposé en tombant entre mes mains ?

— Oui, parfaitement, dis-je en montrant les deux cadavres à la potence.

— Et tu n’as pas eu peur ?

— Non, je suis d’une nation qui ne connaît pas ce sentiment.

— Tu es pourtant bien pâle.

— Oh ! répondis-je avec vivacité, ne croyez pas que ce soit la peur. J’ai été blessé, il y a six semaines, dans un combat contre les vôtres, et aujourd’hui, je sors pour la première fois.

Ici le Moscovite se mit à rire :

— Quel âge as-tu ?

— Dix-neuf ans.

— Sais-tu qu’il y a peu de Polonais qui, à ton âge, regardent la mort sans trembler.

— Je ne suis pas Polonais, je suis Français.

— Dis-tu vrai ?

— Je ne mens jamais, dis-je, en lui passant mon passe-port d’homme.

Il l’examina avec soin.

— Ceci vous sauve, dit-il, en devenant presque poli. Nous n’avons pas encore le droit de pendre les Français mêlés aux insurgés. Je vais vous faire escorter à la frontière de Silésie ; mais, si jamais vous remettez le pied sur le sol russe, vous serez pendu haut et court.

Je sortis alors, escortée par deux cosaques, véritables ours mal léchés, qui avaient ordre de me tuer au moindre geste suspect que je pourrais faire. J’eus l’agrément de les avoir pour compagnons de voyage dans un compartiment de troisième classe pendant que dura le trajet entre Myszkow et Szczakowa, c’est-à-dire pendant quatre longues heures. Je ne respirai librement qu’en posant le pied sur le sol de la Silésie. De là, j’allai rejoindre la comtesse aux eaux d’Altwasser. Puis, nous nous rendîmes à Dresde pour y passer l’hiver.

Il me fut impossible, pendant mon séjour de huit mois dans cette ville, de reprendre le costume féminin, car je retrouvai en cet endroit le général Sokol et beaucoup de mes anciens compagnons d’armes.

Le Père Benvenuto a été frappé d’une balle au cœur au moment où il levait le crucifix pour bénir les soldats : le souvenir de ce saint vivra encore longtemps en Pologne et dans le cœur de ceux qui ont eu le bonheur de le connaître.


Fatiguée par la rude vie de camp et par toutes les émotions ressenties, éprouvant surtout la nostalgie du pays natal, Tony Lix revint en France. Elle se rendit à Paris vers 1868, mais, entre temps elle avait trouvé l’occasion d’échanger ses épaulettes de lieutenant de uhlands contre la blouse et le tablier de l’infirmière et d’exercer son infatigable dévouement et sa passion de sacrifice lors de la terrible épidémie de choléra qui sévit à Lille en 1866. On la vit, sans crainte de la contagion, dans les demeures des indigens, de ceux qui n’avaient personne pour les soigner, s’installer à leur chevet, ne les abandonner ni jour ni nuit, si ce n’est pour courir à d’autres malades.

Son courage, son rare mérite ayant été vivement appréciés par le gouvernement, elle obtint, grâce à Mme Forcade de la Roquette, dont le mari était alors ministre, un bureau de postes à Lamarche (Vosges) où elle s’installa tout heureuse de trouver enfin du calme, de se reposer dans un pays merveilleux et entourée de douces affections.

Foncièrement bonne et sensible aux souffrances du prochain, elle fonda un ouvroir pour les enfans pauvres dont elle s’occupait aux heures de loisir laissées par le service. Elle s’intéressait encore d’une façon presque maternelle à ses humbles collaborateurs, les soignant quand ils étaient malades, les secourant en toute occasion, ayant toujours un mot aimable, une parole encourageante à leur dire quand ils revenaient fatigués de leurs longues tournées à travers la campagne. Aussi ses facteurs l’adoraient-ils.

Un jour, l’un d’eux manque à l’appel. C’était en hiver ; le temps avait été sombre, une épaisse couche de neige couvrait la terre glacée, il faisait très froid et déjà nuit. Inquiète, craignant un malheur, Mlle Lix fit aussitôt allumer des lanternes et, accompagnée de deux hommes, se mit à travers forêt à la recherche du retardataire. On le retrouva couché au bord du chemin, sain et sauf, seulement… un peu gris. La receveuse le gronda doucement, lui représenta les inquiétudes qu’elle avait ressenties à son sujet. Le facteur penaud, baissa la tête ; mais, touché par tant de sollicitude, il jura qu’on ne l’y reprendrait plus. Et il tint parole.

En dehors de ses rapports de service, Tony Lix vivait à Lamarche d’une façon très retirée, s’occupant surtout de bonnes œuvres et n’ayant qu’un cercle très restreint de relations au dehors. Dans l’intimité, elle se plaisait à rappeler ses souvenirs de Pologne, son séjour si heureux au château de S… auprès de sa chère comtesse et de ses élèves auxquels elle restait tendrement attachée. Jamais un mot d’elle-même, et il fallait les instances réitérées de ses amis pour qu’elle consentit à parler de son rôle pendant l’insurrection.

Arriva l’année 1870.

Quand les Allemands foulèrent le sol de notre chère patrie, l’âme de la grande Alsacienne, de la vaillante Française tressaillit. Elle avait combattu pour l’indépendance de la Pologne, pour ses amis, pouvait-elle rester froide et inactive devant l’envahissement de notre pays ?

Elle n’eut pas une seconde d’hésitation et, avec son caractère ferme jusqu’à l’audace, se jeta résolument dans la lutte.

On apprenait un soir dans les Vosges la capitulation de Sedan. Une soixantaine d’hommes de tout âge, de toute condition se réunirent aussitôt pour organiser la défense du territoire et former une compagnie de francs-tireurs. La directrice des postes, équipée en homme, se présente avec un fusil d’une main, une épée de l’autre, empruntés, chez ses amies et voisines Mme de Bourgogne[7].

— Me voici, messieurs, cria-t-elle, enrôlez-moi ; un fusil de plus, c’est toujours ça.

Le nouveau capitaine, à l’élection duquel on venait justement de procéder, s’avance alors :

— Vous êtes reconnue, mademoiselle, dit-il en s’inclinant, ne cherchez pas à cacher votre identité.

Et en quelques mots, le brave homme raconte le passé de sa nouvelle recrue.

A l’unanimité des voix, Tony Lix fut nommé lieutenant des francs-tireurs. Et pendant la durée de la campagne, nul chef ne fut plus respecté, mieux écouté et ne donna un meilleur exemple d’intrépidité, de courage et de persévérance.

Avec une étonnante rapidité, elle apprit la théorie militaire et commanda les divers exercices avec une précision remarquable. Dès que les hommes furent suffisamment instruits, qu’ils connurent le maniement du chassepot, surent passer de la marche de flanc à la marche en bataille, pratiquer un peu l’école des tirailleurs, on entra en campagne. Elle partagea les travaux et les dangers de sa compagnie, ne mangeant qu’après avoir assuré la subsistance de ses hommes, partout aimée, estimée, honorée, et prit part à différens engagemens où nos mobiles et nos francs-tireurs, qui voyaient le feu pour la première fois, se battirent honorablement contre des Allemands infiniment supérieurs en nombre.

Le général Ambert, dans ses récits militaires[8], fait d’elle le plus grand éloge : « Une femme, sous-lieutenant de la compagnie de Lamarche, Mlle Lix, dont toute l’armée a admiré le courage et le dévouement, applique un premier pansement sur la blessure du pauvre S… (brigade du général Dupré)[9]. »

« Le commandant Perrin, qui dans cette journée commandait la troisième colonne de gauche, s’exprime ainsi : On commença par engager les francs-tireurs de Neuilly, de Lamarche et du Jura dans la forêt de Saint-Benoît. Le commandant signala la courageuse conduite de la receveuse des postes, Mlle Lix, lieutenant de francs-tireurs de Lamarche. Elle faisait intrépidement le coup de feu. Sans mon intervention, elle aurait brûlé la cervelle à un officier du 32e qu’elle avait vu se cacher dans un trou[10]. »

Dans une autre occasion, son sang-froid fut remarquable. C’était à Langres. Les Prussiens, ivres de fureur et de haine, se rendirent un jour à l’ambulance et couchèrent en joue les blessés, puis les menacèrent de leurs baïonnettes en criant : « A mort les francs-tireurs ! » Le principal du collège intervint pour empêcher cette infamie, mais sans grand résultat. Tony Lix alors s’avance et d’une voix ferme les apostrophe en langue allemande, les menaçant sans doute de représailles comme l’avait fait, auprès du général de Werder, l’éminent colonel Bourras, au nom des deux mille francs-tireurs de l’Est. Quoi qu’il en soit, les Allemands se retirèrent sans mettre leurs menaces à exécution.

L’Industriel alsacien du 14 décembre 1870 a inséré une belle lettre d’un franc-tireur, M. Lesney, qui vit Mlle Lix à l’œuvre et raconte comment elle ralliait les jeunes mobiles qui voulaient se débander lorsque les balles et les obus commençaient à pleuvoir dans leurs rangs : « Allons, Messieurs, debout, » disait-elle ; « c’est la tête haute que les Français doivent saluer les balles prussiennes. » Et elle restait elle-même debout, le sabre à la main.

Le rôle des francs-tireurs des Vosges fut forcément restreint dans cette malheureuse guerre. Notre héroïne prit part à plusieurs engagemens et se distingua particulièrement au combat de la Bourgonce[11] où son intrépidité et son dévouement la firent remarquer et lui valurent plus tard, en 1872, une médaille d’or de première classe et une croix de bronze des Ambulances. M. de Charette, en 1874, lui envoya la médaille des zouaves pontificaux.

Mais cette vie de camp, ces stations sous bois, dans l’humidité, étaient trop pénibles pour une constitution déjà affaiblie. La santé d’Antoinette s’altéra sensiblement et, son ancienne blessure s’étant rouverte, non sans la faire beaucoup souffrir, elle dut rentrer chez elle et reprendre dans la vie un rôle moins belliqueux et moins accidenté. A vrai dire, après le combat de la Bourgonce, la compagnie de Lamarche fut fondue dans les troupes garibaldiennes, et Mlle Lix, qui a écrit : « en Pologne, j’avais combattu pour une cause sainte, il est vrai, mais étrangère ; lorsque l’Alsace où je suis née fut menacée, je n’avais plus le droit de m’abstenir, » se retira.

Il y avait également des femmes dans l’armée de Garibaldi, et elles aussi portaient des galons ; mais là s’arrête leur ressemblance avec Mlle Lix dont le souci constant fut de conserver une réputation irréprochable. Elle se consacra dès lors uniquement aux soins des blessés.

Pendant une dizaine d’années, la jeune femme continua de demeurer à Lamarche, très aimée, très considérée, mais aussi très remarquée par son aspect demi-masculin. Elle portait, avec une jupe courte, le gilet, le col droit et le veston ; sa jolie tête blonde était encadrée de cheveux courts, frisés ; de beaux yeux bleus à l’expression vive et intelligente éclairaient une physionomie franche et ouverte, et un bon rire gai et spirituel découvrait souvent des dents superbes. Bonne chrétienne, essentiellement charitable, Antoinette Lix donnait tout aux pauvres, ne gardant pour elle que le strict nécessaire, et quand ses amis lui représentaient son manque de prévoyance, elle avait coutume de les accueillir avec un sourire et de leur répondre : « Peu importe ! Pourquoi me préoccuperais-je de l’avenir ? Je trouverai toujours, dans mes vieux jours, un lit fondé par ma famille à l’hôpital de Colmar. »

Vers 1880, son bureau de poste de Lamarche fut transformé en un bureau de tabac, qui lui permit de se fixer à Paris où elle se consacra entièrement à des travaux littéraires. Elle publia quelques livres[12], tous marqués d’une grande foi religieuse, d’un ardent et vibrant patriotisme et, à notre époque où la religion de l’or tend à remplacer les autres religions, où la passion du sacrifice est considérée comme une folie, la figure d’Antoinette Lix se détache, noble et fière, comme un modèle d’abnégation et de charité chrétienne.

En 1882, les Dames alsaciennes, reconnaissantes de son dévouement à notre malheureuse province perdue, rendirent témoignage à sa bravoure et à son courage en lui offrant une épée d’honneur. La Société Nationale d’Encouragement au Bien lui décernait une médaille de bronze. Enfin, en 1888, le Secrétaire général de celle même société, M. Honoré Arnoul, lui remit une médaille d’honneur de première classe en récompense de son livre : Tout pour la Patrie.

Elle fut aussi proposée pour la Légion d’honneur, mais cette tentative n’aboutit pas.

Trente-cinq ans ont passé sur ces événemens ; bien des Alsaciens qui espéraient voir notre chère Alsace redevenir française sont morts, en emportant dans la tombe leurs douces illusions. Les générations nouvelles semblent avoir quelque peu abandonné cette idée de Revanche, mais un pays a le droit d’être fier quand il possède des héroïnes comme Marie-Antoinette Lix, dont le nom est trop glorieux pour rester dans l’oubli.


LOUISE L. ZEYS.


  1. L’insurrection générale de la Pologne, préparée de longue date, devait éclater on 1863 ; mais le gouvernement russe ayant commencé le recrutement qui enlevait toutes les forces vives de la nation, le comité central, constitué depuis quelques mois en gouvernement provisoire, publia le 22 janvier un manifeste appelant la Pologne aux armes, proclamant tous les principes de la démocratie la plus radicale et donnant la propriété foncière à la population rurale avec indemnité par l’État aux anciens possesseurs. Le même appel fut adressé à la Lithuanie, et le 5 février à la Podolie, à la Volhynie et à la Petite-Russie. Une quatrième proclamation aux Polonais, soumis à la domination prussienne et autrichienne, les conjurait de rester paisibles, en se bornant à soutenir l’insurrection par des envois volontaires d’armes et d’argent et à éclairer l’Europe sur sa véritable situation. Dans tous ces manifestes, le gouvernement national ne cessait de répéter que le premier acte de la révolution devait être de conférer gratuitement les terres aux paysans (Chevó).
  2. Elle venait de perdre sa sœur, mariée depuis quelques mois.
  3. Le manuscrit de Mlle Lix ne donne pas de détails sur ce cachet ; mais comme les chefs avaient toute latitude pour l’organisation, tant en ce qui concerne l’habillement des soldats que l’administration en général, il est à supposer que cet objet avait un caractère tout personnel.
  4. De même que la province, Varsovie voulut célébrer dignement le deuil du général. Malgré toutes les défenses possibles, l’église des capucins, tendue de noir et jonchée de cyprès, ne pouvait contenir la foule de ceux qui venaient honorer la mémoire du chef insurgé. Boncza, après avoir fait d’excellentes études à Varsovie, terminées à l’école d’artillerie de Saint-Pétersbourg, allait être nommé capitaine de cette arme au moment où éclata l’insurrection. Il fut l’un des premiers à se mettre à la tête d’un des détachemens et, après avoir soutenu pendant quelques semaines la lutte dans le Palatinat de Ploçk contre des forces quadruples aux siennes, il rejoignit Langiewicz dont il devint l’aide de camp. Hogdan Boncza n’était qu’un nom de guerre, ce jeune héros, mort à 23 ans, s’appelait en réalité Konrad Blaszezynski.
  5. Mlle de Wolowska.
  6. La plupart des chefs prenaient des noms fantaisistes.
  7. Les armes du commandant de Bourgogne.
  8. Citation faite par Grenet.
  9. Page 70, t. I.
  10. Page 74, t. I.
  11. Elle défendait le 6 octobre un défilé entre la Salle et Saint-Rémy et se comportait comme d’ordinaire avec beaucoup de courage quand un escadron de dragons badois survient au grand galop de charge pour balayer le défilé ; mais les francs-tireurs bien abrités derrière des rochers et des arbres, obstacles naturels, accueillent les cavaliers ennemis par un feu rapide qui met le désordre dans leurs rangs et les oblige à faire demi-tour.
  12. Ses travaux sont de genre différens. Elle a publié Tout pour la patrie ; on 1880, les Neveux de la Chanoinesse ; en 1889, Jeunes Brutions et vieux grognards ; et enfin A Paris et en province, qui parut en 1890.