Une Invasion indienne dans la province de Buenos-Ayres

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Une invasion indienne dans la province de Buenos-Ayres
Alfred Ebelot


UNE
INVASION INDIENNE
DANS LA PROVINCE DE BUENOS-AYRES

SOUVENIRS ET RÉCITS DE LA FRONTIÈRE ARGENTINE.

Un sentiment très particulier s’empare d’un Français de notre siècle, de ce siècle critique, raisonneur, légèrement pédant, lorsqu’il se trouve en présence d’authentiques sauvages, et qu’il les surprend en flagrant délit de sauvagerie, dans tout le feu du meurtre, du vol et de la dévastation. C’est un sentiment d’horreur sans doute, ou plutôt de dégoût, car la bestialité primitive, vue de près, est d’une prosaïque laideur ; c’est en même temps un intérêt ému, une curiosité mêlée de pitié. Ces sauvages brutaux et féroces, ces races dégradées, comme on les appelle, ne seraient-ce pas plutôt des races en voie de formation, et leur plus grand tort consisterait-il moins à être des sauvages qu’à être des anachronismes ? Nos premiers ancêtres n’ont-ils pas eu sur la morale et la liberté des notions tout aussi étranges ? C’est un des caractères de la science moderne, et peut-être le plus remarquable, de tout ramener dans l’étude de la matière et de la vie aux lois d’une évolution ascensionnelle. Eh bien ! voilà une nation à l’état embryonnaire, une peuplade au début de son cycle historique. Profitons de cette singulière bonne fortune de pouvoir contempler sur le vif notre point de départ, d’assister aux premiers vagissemens d’une civilisation. Notre orgueil pourra souffrir de ce spectacle ou s’y complaire. C’est affaire d’appréciation et de tempérament. Les uns rougiront d’une parenté, même lointaine, avec ces êtres inférieurs ; les autres mesureront avec une satisfaction fière, par la bassesse même des débuts, l’étendue des progrès réalisés. Dans tous les cas, ne méprisons pas trop les représentans contemporains des antiques tribus errantes. Qui saurait dire quelles destinées leur eussent été réservées à la faveur de circonstances meilleures ? Ces destinées, ils ne les accompliront point. Ils disparaîtront, mais non sans avoir infiltré chez leurs vainqueurs quelques gouttes de leur sang inculte, venin peut-être, mais peut-être aussi ferment, qui fera bouillonner dans le cœur des peuples de ces contrées des énergies inconnues. En attendant, ils pèsent d’un poids très lourd sur la politique et la fortune d’un pays vivace qui ne demande qu’à se développer. Après les avoir examinés comme un phénomène d’histoire ou, si l’on veut, d’histoire naturelle, il y a lieu de se demander quels sont les moyens les plus efficaces d’assujettir leurs derniers débris au joug bienfaisant des lois sociales.


I

Au mois de novembre 1875, le ministre de la guerre de la république argentine, le docteur don Adolfo Alsina, me chargea de la mission assurément peu commune, même pour un ingénieur sud-américain, de tracer une ville en plein désert, de la doter d’une école, de l’entourer de fermes et de métairies, et d’y installer, en exécution d’un traité récent, la tribu indienne du cacique Catriel. Ces Indiens appartenaient, encore, il y a peu de mois, à la catégorie de ceux qu’on appelle en style de frontière los Indios mansos, les Indiens apprivoisés ; on voulait leur faire faire un pas de plus et les rendre Indiens civilisés. Le moyen adopté pour parvenir à ce résultat paraissait sage et judicieux. C’était de supprimer le communisme stérilisant dans lequel ils végètent sous le despotisme patriarcal des caciques ; c’était de donner à chacun d’eux, avec la propriété de son champ et de sa maison, le sentiment de son indépendance d’homme et peu à peu, par l’école et par l’exemple, de sa dignité de citoyen. Il était naturel qu’au lendemain même de leur avènement au pouvoir les hommes qui dirigent les destinées du peuple argentin voulussent tenter cette grande expérience. Dans cette mêlée des partis, où toutes les professions de foi se ressemblent, le meilleur de leur bagage politique était précisément leur sollicitude pour la frontière. Ils avaient toujours protesté notamment contre les prérogatives accordées aux caciques soumis, contre le droit de vie et de mort, de confiscation et de torture, dont les traités antérieurs les avaient trouvés, et les avaient laissés investis, H était plus étrange que le cacique Catriel se fut montré de si facile composition sur des arrangemens qui sapaient son autorité par la base, et qu’il eût signé un traité assurant à chacun des membres de son troupeau humain les prérogatives de la propriété individuelle, traité dont son astuce indienne n’avait certainement, pas méconnu la portée. Les événemens ultérieurs ne devaient donner que trop de lumières sur sa bonne foi ; mais, pour en comprendre la filiation, il est indispensable d’indiquer les relations réciproques des Indiens du désert et des chrétiens, la condition des Indiens soumis et la situation toute spéciale du cacique Catriel.

Les Indiens nomades occupent les solitudes qui s’étendent au sud de la république argentine et du Chili. Il y en a aussi dans le Chaco, au nord, mais moins braves, moins bons cavaliers et beaucoup moins redoutables. Leur unique moyen d’existence, depuis que leurs territoires de chasse sont presque épuisés, est le vol sur une grande échelle : vol de chevaux d’abord, dont ils font une consommation effrayante, ces animaux, qu’ils ne savent point élever, leur servant à la fois de moyen de locomotion et de nourriture ; vol d’immenses troupeaux de bêtes à cornes des plaines argentines, qu’ils vont échanger au Chili contre quelques objets de première nécessité, surtout contre de l’eau-de-vie, pour eux objet de première nécessité par excellence. Tenant constamment la frontière en alerte et les troupes du gouvernement en échec, ils se précipitent à tout instant sur les estancias limitrophes du désert, qu’ils ravagent et dépeuplent d’animaux. Ce sont le plus souvent de légers pelotons de maraudeurs, ce sont parfois de petites armées de 2,000 ou 3,000 lances qui se chargent de ces expéditions. Disséminées sur d’immenses espaces, protégées par les obstacles que le désert oppose aux troupes civilisées, les tribus sont très difficiles à aller punir. Ces obstacles ne les empêchent point d’être en contact perpétuel les unes avec les autres, grâce à cet instinct du désert, si remarquable chez les Indiens, et à l’admirable éducation qu’ils savent donner à leurs montures. Quand il y a un grand coup à frapper, ils peuvent se concerter à très grande distance pour agir en commun. Dans la dernière invasion figurait un corps d’Indiens venus des Andes. Ils avaient fait plus de 300 lieues[1] pour venir y prendre part. J’ai vu retourner les poches d’un de ces Indiens, tué dans une escarmouche : elles contenaient une courte pipe, une poignée de tabac et une boîte d’allumettes-bougies ; encore ces dernières avaient-elles dû être volées depuis peu. C’était tout son bagage. Dans la vie de privations qu’ils mènent sous leurs grossières tentes de peaux de bœufs, les toldos, où ils sont périodiquement exposés à mourir de faim, les Indiens ont une préoccupation principale, leur cheval de guerre. Ils ne l’aiment point comme l’Arabe, le maltraitent souvent et le surmènent sans pitié ; mais le choix et l’éducation de cet indispensable auxiliaire est leur plus cher souci. Le premier soin d’un Indien au retour d’une expédition, avant d’embrasser ses enfans et de battre ses femmes, est de mettre à part son lot de chevaux volés et de les installer dans un bon pâturage pour les refaire. Bientôt il pourra placer sur chacun d’eux un poids équivalent à celui de la selle et du cavalier, et les pousser à fond de train, jusqu’à les épuiser de fatigue, à travers des fondrières où les animaux enfoncent jusqu’au ventre. Il discerne sûrement ainsi les plus vigoureux. Le reste est mangé, et cette façon originale de mettre l’hippophagie au service de la sélection lui permet de ne dresser que des bêtes supérieures, qu’il rend bientôt, par de savans procédés d’entraînement, aussi rapides que dociles et infatigables. Tout cheval de pampa[2] fait facilement, chargé, 30 lieues par jour. Un Indien en amène cinq ou six, quelquefois douze ou quinze, dans ses incursions, et est assez agile cavalier pour pouvoir, si celui qu’il monte faiblit dans une fuite, sauter sans mettre pied à terre sur un de ses chevaux de réserve, qu’il bride tout en courant. On comprend combien il est difficile de les atteindre. Là est leur grande force. Leurs armes, la lance et le couteau, causent peu d’inquiétude aux troupes de ligne, et ne sont redoutables que pour les paysans effarés qu’ils surprennent. Ils égorgent leurs prisonniers suivant les circonstances. Ordinairement ils les égorgent, les trouvant encombrans ; mais ils font cas des femmes chrétiennes et s’efforcent d’en ramener à leurs tolderias, où ces malheureuses, exposées d’un côté aux brutalités et aux caresses, peut-être plus repoussantes encore, de leurs maîtres, de l’autre à la jalousie féroce des dames du logis, ont un sort effroyable. Les calculs les plus autorisés évaluent à une vingtaine de mille lances la force totale des tribus du sud. Les rapines de ces misérables hordes ont prélevé sur les propriétaires argentins un tribut qui, d’après le colonel don Alvaro Barros, un des hommes qui ont traité avec le plus de compétence les questions de frontière, n’a pas été moindre de 200 millions de francs en vingt années ; ils obligent la république à maintenir une armée dont l’entretien pendant la même période représente une somme au moins égale. Ils coûtent donc, en dehors des dons en argent et des rations en nature qu’on leur fournit, 40 millions par an à un pays qui, au moment de la révolution de septembre 1874, a pu mettre en quelques jours sous les armes plus de 60,000 combattans.

C’est qu’autant la politique des anciens conquérans était ferme et nette à l’égard des races aborigènes, autant la politique des Argentins, depuis l’émancipation, a été contradictoire et embarrassée. Sans doute ce n’est point chose aisée que de garder efficacement contre de rapides incursions une ligne de 300 lieues, pour ne parler que de la frontière sud. C’eût été là un problème grave, même pour un peuple pourvu d’institutions bien assises et de ressources militaires considérables. Combien plus grave ne devait-il point paraître à une nation naissante, en proie aux convulsions de son laborieux enfantement à la vie politique, pauvre d’hommes, d’expérience et d’argent ! Toutefois, si ardu qu’il pût être, il est clair que la meilleure manière d’en avancer la solution était de là poursuivre avec esprit de suite et ténacité. Or il n’est point de question où les gouvernemens successifs aient été aussi prompts à se déjuger les uns les autres, souvent à se déjuger eux-mêmes du jour au lendemain. On flatte les Indiens et on les menace tour à tour ; on les appelle et on les combat, on les utilise et on les trompe. Tantôt ce sont des frères de race, des frères d’armes, — et de fait leurs contingens de cavalerie irrégulière ont figuré dans les combats de l’indépendance et dans presque toutes les guerres civiles. Tantôt, à la suite de quelque abominable fredaine de leur part, il n’est plus question que de les exterminer, et finalement on traite avec eux. Souples et rusés comme des renards, clairvoyans comme des enfans, mais des enfans pervertis, les Indiens se sont parfaitement rendu compte de ces inégalités d’humeur et de conduite. Les Machiavels de la pampa ont démêlé bien vite le parti qu’en pouvaient tirer des gens pour qui les mots ioyauté et perfidie sont tout à fait dénués de sens. Ils acceptent avec empressement les conventions pacifiques, car ils y gagnent toujours quelque chose, et en leur âme et conscience ne se croient obligés à rien par les engagemens qu’ils contractent.

Ce n’est pas ainsi que l’entendait le dictateur don Juan Manuel Rosas, qui avec peu d’élémens est en somme celui qui a le plus fait pour la sécurité de la frontière. Sa méthode n’était point sentimentale. Il assurait aux Indiens qui se soumettaient des avantages positifs, mais il les obligeait par le fer et le sang à prendre au sérieux leurs propres promesses. Toute violation des traités était punie avec une sauvage rigueur. Il existe dans les profondeurs du désert un petit lac, une laguna ; que les Indiens appellent encore « la rouge, » parce qu’une tribu entière y fut passée au couteau. C’était un des moyens favoris de Rosas, une sorte de procédé de gouvernement à son usage, de traiter les ennemis et les suspects comme des moutons dans un abattoir, et de se débarrasser d’eux en masse en leur coupant la gorge. Le degüello, c’est le nom de cette repoussante exécution, fut longtemps dans la république argentine le supplice officiel. Cela épargnait les frais d’un appareil spécial et d’un bourreau en titre. Tout gaucho, avec le couteau bien affilé qui ne le quitte jamais, y suffisait. Ce qui doit ici être noté, c’est que, si ces exécutions sommaires de la lugubre époque de Rosas font frémir d’horreur les Argentins civilisés de nos jours, tout opposé fut l’effet qu’elles produisirent sur les Indiens. Don Juan Manuel, comme ils l’appellent encore avec une sympathie respectueuse, est resté pour eux le type accompli du justicier. Ils ne le haïssent point, ils le regrettent. « Ah ! si don Juan Manuel pouvait revenir ! » Nous avons entendu le mot dans les toldos. Jamais vœu ne fut plus sincère. Et vraiment Rosas, sans être certes un grand homme de guerre, mettait dans l’organisation de ses campagnes au désert toute la prudence prévoyante et résolue d’un vrai gaucho qu’il était. La pampa n’avait pour lui ni secret ni terreur. Il savait affronter et déjouer les redoutables pièges de ces solitudes, qui sont le meilleur allié des Indiens. Il attaqua les nomades sur leur propre terrain et sut s’assimiler leur méthode de faire la guerre : des expéditions légères et hardies, sans bagages, presque sans vivres, avec des chevaux endurcis à la fatigue et aux privations. Il n’y avait pas un coin de leur immense domaine où les hôtes de la prairie pussent se sentir en sécurité contre les représailles de ce rude adversaire.

Les gouvernemens plus éclairés qui succédèrent à Rosas firent à cet égard beaucoup moins bien que lui. Les militaires corrects que l’on chargea de continuer son œuvre à la frontière étaient loin d’avoir pénétré dans la familiarité du désert. Ils avaient appris la grande guerre dans les livres et se résignaient de mauvaise grâce à d’obscures campagnes contre des sauvages. En définitive, ils se trouvèrent tout décontenancés quand ils les virent de près.

Pendant les premières années de guerre civile qui suivirent la chute de Rosas, les Indiens furent forcément laissés tranquilles, ce qui eut pour premier résultat la destruction des établissemens chrétiens les plus avancés et la perte de 1,500 lieues carrées de territoire. Ce n’était point assez : chaque parti tour à tour sollicita leur alliance et les introduisit au cœur de la république. Ces singuliers alliés avaient horreur des batailles rangées ; ils tournaient bride régulièrement au premier coup de fusil et s’en retournaient chez eux par le plus court, non sans mettre tout à feu et à sang sur leur passage et sans voler de grandes quantités de bétail.

En 1855, le gouvernement de la province de Buenos-Ayres, alors séparée de la confédération argentine, décida qu’il fallait agir vigoureusement. Il organisa une expédition qui devait partir de la petite ville de l’Azul, limite sud des territoires chrétiens. Le commandement en fut confié à un jeune homme dont les brillans débuts présageaient déjà les hautes destinées, mais qui n’avait pas encore contracté sans doute l’imperturbable sévérité qu’il devait opposer plus tard aux enivremens du succès comme aux rigueurs de la fortune. C’était don Bartolome Mitre, alors colonel et ministre de la guerre. Débarqué à l’Azul la cravache à la main, il déclara dans un discours resté célèbre que cette arme lui suffisait pour en finir avec les Indiens et qu’il répondait « de la queue de la dernière vache de la province. » Il se mit en campagne le lendemain, et n’alla pas loin. À quatre lieues de là, au pied d’une colline de médiocre élévation qu’on aperçoit distinctement de l’Azul même, il se laissa surprendre et entourer par les forces réunies des caciques Catriel et Cachul, qui lui prirent ses chevaux et le harcelèrent si bien qu’après avoir brûlé harnais et bagages pour ne point laisser de butin au pouvoir de l’ennemi, la malheureuse colonne dut retourner à pied à l’Azul. Elle se donna garde d’en sortir de sitôt, laissant les Indiens s’emparer de toutes les vaches qui paissaient au sud et à l’ouest de la province. Don Bartolome Mitre s’empressa de retourner à Buenos-Ayres, où de beaux triomphes de tribune dédommagèrent vite l’homme politique des mésaventures du ministre de la guerre.

Cette journée de Sierra-Chica ne fut pas une défaite ordinaire. Le nom même du chef qui avait préparé et commandé l’expédition suffisait pour assurer à cet événement, en lui-même secondaire, une influence durable sur la politique argentine à l’égard des Indiens. Don Bartolome Mitre était un des personnages les plus importans du parti libéral. Il ne devait point tarder à devenir l’âme d’un groupe nombreux, influent et riche, qui le porta au pouvoir suprême et l’y maintint de longues années. Les amis du général Mitre ne pouvaient manquer de s’exagérer l’importance militaire des tribus indiennes après la rude leçon infligée par elles à l’homme distingué qu’ils reconnaissaient pour leur chef. Tout d’abord on traita avec les caciques Catriel et Cachul, on leur donna des terres, des rations, une paie militaire, à la condition qu’ils prêteraient leur concours contre les invasions du dehors. La théorie que les Indiens pouvaient seuls venir à bout des Indiens commençait à se faire jour. Ces idées ne prirent que plus de force après l’échec d’un membre de la même famille, le colonel don Emilio Mitre, dans une velléité de guerre offensive. Chargé d’aller, à la tête de forces imposantes, attaquer une tribu, don Emilio Mitre, égaré par ses guides, non-seulement ne trouva point le village indien qu’il cherchait, mais encore, errant à l’aventure dans des plaines sans eaux, vit périr de soif tous ses chevaux, dut abandonner son artillerie et faillit perdre toute son année. Dès lors vint, s’organisant peu à peu, un système de défense qui n’est pas encore entièrement aboli, et qu’on peut appeler le système du découragement.

La lisière du désert fut garnie de quelques forts en terre et de quelques troupes réparties sur une longue ligne idéale qu’on nomme, un peu pompeusement, la ligne de frontière. Cette ligne, les maraudeurs indiens la franchissent où et quand ils veulent. Leur entrée n’est signalée, si elle l’est, que lorsqu’elle est irrémédiable et qu’ils galopent vers les estancias. Tenter de les atteindre serait se leurrer d’une espérance chimérique : ils sont très bien montés, et les soldats assez mal. On est réduit à les attendre à la sortie en tâchant de deviner par quel point ils sortiront. C’est un calcul de probabilités où l’on a quatre-vingt-dix chances sur cent de ne pas tomber juste. Ils saccagent donc, retournent rondement par une autre route, chassant devant eux les troupeaux enlevés et emportant en croupe les captives qu’ils ont pu faire. S’ils viennent donner dans le gros des forces qui les surveillent, — le cas est rare, car ils ont d’excellens éclaireurs, — ils en sont quittes pour se disperser en abandonnant leur butin. Presque toujours, après une anxieuse attente, le chef de frontière apprend qu’ils sont déjà rentrés dans le désert. Il court après eux pour la forme, jusqu’à fatiguer ses chevaux, ce qui ne tarde guère. Quand on leur sabre quelques traînards, c’est l’occasion d’un beau bulletin. Nous allons tout à l’heure voir avec détail ce système à l’œuvre, à propos d’une invasion qui restera mémorable dans la république argentine. On comprend déjà qu’il n’y en a point de plus propre à entretenir le découragement chez les soldats et l’insolence chez les sauvages.

La politique ou, pour parler plus correctement, les ardentes compétitions personnelles qu’on décore d’ordinaire du nom de politique en ce pays, cette turbulente politique qu’on retrouve au fond de tout, vint se mêler aux questions de frontières pour achever de les embrouiller. Issu de l’armée, militaire par profession, mais plus propre à la politique qu’à la guerre, le général Mitre a toujours vu avant tout dans l’armée un instrument de gouvernement. Pendant sa longue administration, il l’avait remplie de ses créatures. La plupart des chefs étaient ou ses paréos, comme le général don Emilio Mitre, son frère, le général Vedia, son beau-frère, ou des soldats de fortune, comme les généraux Arredondo, Rivas, Gelly y Obes, le colonel Borges, nés sur l’autre rive de la Plata, citoyens d’une république rurale, et disposés à subordonner les intérêts du service aux convenances du parti qui les avait élevés. Particulièrement occupés dans leurs grands commandemens de frontière de diriger les élections, de surveiller les mal pensans, de faire la police des opinions, ils devaient souhaiter que la complaisance des Indiens leur laissât les loisirs nécessaires pour se consacrer à cette tâche, autrement intéressante pour eux que la garde des bœufs et des chevaux de la prairie. C’est ainsi qu’à la frontière sud on ne négligea rien pour faire du cacique Catriel une espèce de personnage officiellement revêtu des insignes d’un général de la nation.

Catriel avait été installé aux portes même de l’Azul, sur une surface d’une vingtaine de lieues carrées dont on lui avait fait cadeau. C’était personnellement un beau type d’Indien volumineux, écrasant un cheval sous son poids et dépêchant proprement un homme d’un coup de lance. Il avait pris quelques idées de progrès en devenant général argentin. Ainsi, au lieu de s’enivrer d’eau-de-vie, il s’enivrait de bière. Il s’était fait bâtir une maison de trois pièces, aux murs de boue, au plancher de terre battue, au toit de zinc, qui passait parmi les siens pour un palais. Du fond de cette demeure redoutée, il dirigeait tout dans la tribu avec une précision que facilitait la crainte inspirée par ses procédés de justice expéditive. Du reste, s’il s’était interdit le vol en grand et à main armée, il laissait une ample marge au maraudage nocturne, qui réalisait en détail le même objet. Les chevaux et les bœufs des environs y passaient tous, mais peu à peu. Venait-on se plaindre au cacique d’un méfait avéré d’un de ses hommes, surpris par aventure en flagrant délit, le plaignant recevait invariablement la même réponse : « Frère, lui disait le patriarche avec mansuétude, pourquoi ne l’as-tu pas tué comme un chien ? » On n’en tirait pas autre chose. Le coupable n’était jamais puni. Cette conduite avait un autre motif que la faiblesse naturelle d’un père pour ses enfans et d’un voleur pour ses semblables, motif peu avouable, mais d’autant plus décisif. La tribu était nourrie aux frais de l’état ; mais les distributions de vivres secs et de viande sur pied n’étaient pas journalières, elles se faisaient à intervalles irréguliers avec les habitudes de désordre Chères aux administrations argentines. Grâce à de mystérieux traités avec le fournisseur, le cacique recevait en nature seulement un quart ou un cinquième des rations, et il donnait quittance du tout moyennant une redevance en argent qui servait à alimenter son faste. La tribu n’avait donc, pour subsister pendant trois mois, que des approvisionnements qui, ménagés, auraient pu la faire vivre trois semaines. Comme la prévision n’est pas la qualité dominante des sauvages, ceux-ci se voyaient avant huit jours placés dans l’alternative de mourir de faim ou de se mettre en chasse du bien d’autrui. Le cacique trouvait tout simple et peut-être, dans sa logique indienne, légitime que les propriétaires voisins, détenteurs des terres de ses ancêtres, payassent les frais de ces transactions. Le chef de frontière connaissait parfaitement ces honteux marchés et il les tolérait parfois par connivence, le plus souvent par crainte de mécontenter le cacique, que le mot d’ordre était de ménager, et le fournisseur, dont la colère était redoutable. Sous l’administration du général Mitre, en effet, les fournisseurs d’armée, rapidement enrichis, on le devine, mitristes ardents d’ailleurs, formaient une corporation puissante, occupant toutes les avenues de la faveur, et avec qui il était imprudent de ne pas compter.

L’avènement de don Domingo F. Sarmiento à la présidence ne changea rien à la situation de Catriel, et lorsque le vieux cacique mourut plein de gloire, de bière et de jours, les gâteries des autorités de frontière se reportèrent sur son fils, Cipriano Catriel. Les plus hauts emplois militaires continuaient à être remplis par des officiers appartenant au cercle intime du général Mitre et initiés aux desseins de son parti. Il est permis de croire qu’en choyant les Indiens ils étaient bien aisés de se ménager des alliés pour le cas où il faudrait corriger par les armes les caprices du scrutin dans la grande bataille électorale qu’ils préparaient de loin avec tant de sollicitude. Le nouveau président, homme de gouvernement et de traditions, décidé à réformer l’armée, mais à la réformer graduellement, par le bas et non par le haut, avait évité de la séparer des hommes à qui elle était habituée à obéir. Il se plaisait à citer dans ses conversations familières cette réponse de Lincoln à ceux qui voulaient, au cours d’une grande opération stratégique, lui faire destituer un général vaincu : « Mes amis, on ne change pas les chevaux de l’attelage quand on est planté au beau milieu de la rivière. » Mot charmant, dont ceux-là surtout comprendront la pittoresque énergie qui ont vécu dans des pays où les rivières n’ont pas de ponts, où les gués sont bourbeux et redoutables, et où les institutions en sont encore à la période délicate de l’élaboration.

Le président Sarmiento ne se faisait pas d’illusions sur le peu de sympathies qu’éveillaient ses réformes parmi les généraux chargés de les appliquer ; mais, comme beaucoup d’hommes arrivés tard au pouvoir après avoir vieilli dans les affaires, il professait une certaine indifférence sur la qualité des instruirons qu’il employait. Il était d’avis que l’outil importait peu, et que tout dépendait de la main appelée à le manier. Or il était profondément, indiscutablement convaincu qu’il savait manier les hommes. D’ailleurs, en fait de modifications dans les grands commandemens, la guerre d’Entre-Rios le planta de bonne heure, comme disait Lincoln, au beau milieu de la rivière. Il laissa les chefs de frontière à leur poste, surveillant leurs menées sans s’en effrayer. La frontière des Andes, vaste et lointaine, livrée au plus actif et au moins scrupuleux des officiers dont la fortune était liée à celle du parti mitriste, l’inquiéta un moment sur le tard, quand les symptômes d’insubordination s’accentuèrent. Il crut avoir tout fait en éloignant le général Arredondo et en y plaçant un homme à lui, un militaire de franc collier, le général Iwanowsky. On le lui assassina dès les premières heures de la révolte de septembre. Quant à la frontière de Buenos-Ayres, où le général Rivas prenait des allures de proconsul, il ne voulut jamais se faire à l’idée qu’un soulèvement de caserne pût éclater là, dans la province-chef, à portée de sa main. Il était trop persuadé que son pays était enfin sorti, et surtout grâce à ses efforts, de la période troublée où les armées font et défont des gouvernemens. Quand on vint lui annoncer que le général Rivas préparait son pronunciamiento, qu’il concentrait ses régimens pour marcher sur Buenos-Ayres, il se contenta de lui envoyer une belle lettre où il lui dépeignait, avec cette piquante vivacité de logique et de style qui est son charme comme écrivain et certainement son originalité comme homme d’état, combien une telle entreprise serait folle. Il jugeait que ce suprême appel à l’honneur et au bon sens d’un soldat serait, passant par sa plume, irrésistible. Il en attendit le résultat sans broncher. Au fond, l’événement définitif a donné raison au vieux disciple de Lincoln, malgré ses candeurs singulières : l’insurrection eut la vie courte. Quant à l’événement immédiat, il lui donna complètement tort. Rivas lut la lettre et marcha sur Buenos-Ayres, et naturellement il amenait à sa suite les 1,500 lances de son ami Cipriano Catriel.

Si le jeune cacique accepta avec enthousiasme les perspectives d’une excursion à travers les riches plaines de la province, tout autre fut le sentiment que réveilla dans la masse du parti mitriste l’apparition de ce compromettant auxiliaire. Les grands propriétaires fonciers, les gros fournisseurs, les puissans capitalistes qui poussaient en avant le général Mitre, tous ces gens dont l’idéal de gouvernement est une oligarchie de bourgeois opulens, dignes, formalistes, de quel œil durent-ils voir ce torrent de pillards se déchaîner sur la campagne en invoquant leur cause et en agitant leur drapeau ! Certes le général Mitre, entraîné malgré lui dans cette aventure, dut maudire le zèle inconsidéré de son lieutenant, lorsque, débarquant au Tuyu pour prendre le commandement de l’armée rebelle, il se retrouva en présence de ses anciens adversaires de Sierra-Chica, devenus ses alliés ; décidément cette tribu néfaste ne lui portait pas bonheur. Les Indiens n’étaient guère plus satisfaits de leur équipée. Ils étaient partis comme pour une fête et s’en étaient d’abord donné à cœur joie, brûlant les chaumières, massacrant les troupeaux de moutons pour le plaisir, pour voir le sang couler, et naturellement se remontant en chevaux pour longtemps. Ces distractions de haut goût durèrent peu. Il fallut se mettre en retraite, s’alléger de butin pour courir plus vite et même, humiliation à laquelle ces sobres cavaliers étaient déjà devenus sensibles, abandonner parfois le rôti à la broche pour que les troupes du gouvernement vinssent le manger. Cela leur inspirait des pensées amères : mieux eût valu se faire prier, se réserver et s’entendre avec les Indiens du dehors, les caciques Namuncura ou Pinzen, qui, l’on s’en doute, voyant la frontière dégarnie, avaient mené à bien pendant ce temps-là une invasion formidable. Ce fut bien pis quand on arriva aux toldos de la tribu. Là on leur signifia qu’on n’acceptait plus leur concours, qu’ils eussent à rester chez eux et à s’en tirer comme ils pourraient. Le moment était critique. Les soldats du président Avellaneda arrivaient : on entendait leurs clairons dans le lointain pendant qu’à l’autre bout de l’horizon disparaissaient les derniers cavaliers rebelles. Les sujets de Cipriano Catriel montrèrent en cette occurrence qu’ils ne manquaient ni d’invention, ni de ressources. Leur décision fut prompte. En un tour de main, ils organisèrent une révolution contre leur cacique, le prirent et le lièrent. L’avant-garde nationale, tombant au milieu d’eux le sabre haut, fut étourdie de leurs assurances de fidélité. Eux tromper le gouvernement, se soulever contre leurs maîtres ! Ils n’avaient jamais eu une aussi odieuse pensée. Ils avaient suivi de confiance le général Rivas, ce traître, et Cipriano Catriel, ce fourbe. Ils ne demandaient qu’une chose, qu’on leur permît de juger suivant leurs lois le cacique qui les avait égarés. Or leurs lois étaient sommaires : une sentence tumultueuse, une exécution immédiate à coups de lance, tous les membres, de la tribu faisant tour à tour l’office de juges et de bourreaux, telle était l’antique jurisprudence qu’ils avaient résolu d’appliquer. Le chef des troupes nationales, très perplexe, eut recours au grand expédient des gens perplexes. Il laissa faire et eut l’air de ne rien voir. Ce n’était après tout qu’un Indien de moins. Les choses se passèrent donc suivant le programme qu’avait improvisé, pour sauver et gouverner la tribu, Juan José Catriel, le propre frère du cacique déposé.

J’ai vu dans le petit village d’Olavarria, sur la lisière des toldos, le mur de gazon contre lequel Cipriano Catriel et un officier de Rivas qui lui servait de guide politique, subirent le plus atroce des supplices. La scène, telle que l’imagination pouvait aisément la reconstituer sur les lieux mêmes qui en avaient été les témoins, était à coup sûr bien indienne. Ce millier de cavaliers sauvages faisant caracoler leurs chevaux comme pour une fantasia, ces longs roseaux garnis d’un fer rouillé brandis au vent, ces coups de lance multipliés, ces exécuteurs ayant pour de frapper trop fort, d’achever trop tôt leur ancien maître et de perdre une minute de son agonie, enfin, dernier trait de couleur locale, ce frère présidant à l’assassinat de son frère avec la joie intérieure d’un ambitieux triomphant et l’impassibilité d’un Indien en représentation ; c’est là certes un tableau qui en dit long sur la vie intérieure des toldos et qui résume le caractère de leurs habitans.

Malgré l’expédient imaginé in extremis et mis à exécution avec tant de dextérité, les beaux jours de la tribu étaient finis. Juan José Catriel ne pouvait tarder à comprendre qu’il était temps de prendre au sérieux ses devoirs et de gagner la paie d’Indien soumis, c’est-à-dire en somme de garde national mobilisé, assujetti aux exigences du service et recevant plus d’ordres que de conseils. Un colonel de fraîche date, mis inopinément en vue par les événemens de septembre, don Nicolas Levalle, arriva bientôt à l’Azul. Il appartenait à cette génération d’officiers vaillans et disciplinés qui s’était formée l’épée à la main durant la guerre du Paraguay, et qui ne laissait pas de gêner par son esprit rigoureusement militaire les visées politiques du haut état-major de l’armée. Relégués et volontairement oubliés dans les postes secondaires, ces jeunes commandans avaient la résignation amère de gens dont la carrière s’est fermée avant l’heure. Comme il est naturel, ils n’en avaient conçu que plus de goût pour leur ingrat métier, qu’ils étudiaient avec soin, à tout hasard. La révolution de septembre les trouva prêts et ardens. Cette révolution, qui admet tant d’interprétations diverses, montra surtout, en ce qui concerne l’armée, combien celle-ci avait horreur de la politique, et aussi combien les chefs de bataillon etaient enchantés de prendre leur revanche sur les grosses épaulettes.

Homme de devoir, le colonel Levalle ne pouvait être du goût de Juan José Catriel. Leur premier démêlé sérieux survint à propos des rations. Le colonel voulut assister à la distribution des vivres. Il compta les bœufs, mesura l’eau-de-vie, pesa le tabac, et, constatant le déficit, demanda sévèrement ce que cela signifiait. Le fournisseur exhiba le reçu du cacique. Le colonel s’en saisit comme pièce de conviction et l’envoya au ministre de la guerre. L’incident fit du bruit ; il n’y en avait point qui pût être plus désagréable à Catriel. C’était sa liste civile qu’on lui confisquait. Il bouda, les hauts personnages de la tribu boudèrent ? mais les capitanejos de dernier rang et la vile multitude trouvèrent que les idées du colonel avaient du bon. Cette question des vivres fit poindre dans la tribu les premiers germes d’un parti bien circonspect sans doute, mais qui appuyait discrètement les réformes. Vinrent ensuite les difficultés relatives au service, qui fut pour la première fois réglé avec précision. Ce n’était plus d’un peu longues promenades à cheval en temps d’invasion ou de guerre qu’il était question. On était toujours en guerre, l’invasion était toujours imminente. Il fallut fournir des contingens déterminés et les envoyer camper aux endroits prescrits. Ces factions étaient odieuses aux Indiens. Plusieurs retournaient tranquillement chez eux, encouragés dans leur insubordination par le cacique. N’osant rompre en visière avec les règlemens, celui-ci tâchait de les éluder à la mode indienne, cachait les récalcitrans et jurait ses grands dieux qu’ils n’étaient pas dans la tribu, qu’ils se seraient perdus dans la plaine en courant des autruches. Cette défaite n’eut aucun succès. Les récalcitrans furent retrouvés, traités en déserteurs et envoyés comme manœuvres aux travaux de fortification de l’île de Martin Garcia. Nulle punition ne les consterna autant ; ce n’est pas seulement l’exil, c’est un travail manuel. Un peu plus tard, sur certaines craintes d’invasion qu’il avait conçues, le colonel mit toute la tribu sous les armes, et l’envoya en observation sur le front de la ligne. Il l’y laissa trois mois. Les doléances redoublèrent ; un tel service était écrasant ; ils n’avaient plus le temps d’être pères de famille ; leurs femmes et leurs enfans vivaient et s’élevaient au hasard. C’était là qu’on les attendait. Comment pouvaient-ils espérer d’être sans cesse avec leur famille, du moment qu’ils l’avaient établie à 30 lieues des postes qu’ils étaient appelés à garder ? Pourquoi ne venaient-ils pas s’installer plus près ? On leur donnerait des terres aussi fertiles, plus fertiles même que celles qu’ils occupaient. Ils n’avaient qu’à choisir parmi les campagnes voisines, puisque, par un heureux hasard, ils se trouvaient sur les lieux. On leur accorderait les terrains qu’ils indiqueraient eux-mêmes. Ainsi préparée, la négociation avait grande chance de réussir. Changer de place devait sourire aux Indiens, car tout changement leur plaît. Le cacique monta aussitôt à cheval avec ses principaux conseillers, et parcourut les environs. Bons pâturages, grandes lagunas, une source d’eau vive, le parage était à souhait ; mais il était terriblement rapproché du fort Lavalle[3], et c’était un incommode voisinage que celui d’une garnison permanente de 60 soldats de ligne abrités derrière des murs et pourvus de deux « charrettes cassées, » deux canons. On poussa plus loin, on reconnut divers endroits propices, on discuta beaucoup sans s’arrêter à rien ; mais l’idée de la translation avait fait de grands progrès pendant ces allées et venues. Le colonel Levalle, arrivé à ce point, mena vivement les choses. Aidé des capitanejos, qu’il avait conciliés à ses vues, il stimula d’une manière pressante l’indécision de Catriel pour lui arracher un oui ou un non, et, dès qu’il eut obtenu une réponse précise, il mit sans retard au jour son projet de traité. On y vit apparaître la division parcellaire des terrains concédés et la création d’un cadastre avec des titres de propriété réguliers pour chacun des membres de la tribu. Autant un changement de domicile était attrayant pour ces incorrigibles nomades, autant cette nouveauté était de nature à faire réfléchir le cacique d’abord et même la plupart de ses hommes, malgré les avantages qu’elle leur assurait. Ils ont en effet une traditionnelle et sainte horreur pour tout ce qui est mesurage des terres. L’arpenteur est pour eux l’objet d’une haine superstitieuse dans laquelle ils enveloppent ses aides, ses instrumens, ses opérations diaboliques. Nous devions nous en apercevoir. Ils l’ont toujours vu précéder le colon et annoncer sa venue. Tout champ où il apparaît est perdu pour eux ; ils pourront venir y voler des animaux et s’enfuir, ils ne s’y promèneront plus libres et maîtres d’eux-mêmes, poursuivant le guanaco et l’autruche. Il était dur de venir habiter des terres sur lesquelles ces êtres de mauvais augure avaient d’avance jeté un sort. Toutefois les Indiens dissimulèrent avec soin le refroidissement subit que cette clause avait produit en eux. Catriel se garda bien de toucher mot de la question brûlante ; il éleva des difficultés sur tout autre chose. Elles furent aussitôt libéralement tranchées dans le sens le plus favorable à ses prétentions. Il n’y avait point à s’en dédire, il se trouvait acculé au traité ; il le signa, ou plutôt il y apposa la grossière empreinte du morceau de fer forgé qui lui sert de sceau.

L’annonce inopinée du prochain départ des Indiens, — car les négociations avaient été tenues très secrètes, — éclata comme un coup de trompette dans la petite ville de l’Azul, postée comme une avant-garde de la vie civilisée sur le seuil même du désert, et dont le croquis manquerait à cette rapide esquisse des mœurs de frontière. Tour à tour forteresse et lieu de correction pour les filles repenties du temps de Rosas, plus tard résidence du commandant et dépôt de l’intendance, l’Azul jouissait déjà vers 1850, peut-être en raison même de sa situation excentrique, d’une certaine faveur parmi les aventureux émigrans béarnais. Ils lui donnèrent de l’animation et un cachet particulier. C’est une heureuse surprise pour un Français des Pyrénées que de retrouver acclimatés dans cette ville accorte, en même temps que les arbres fruitiers de son pays, le béret de laine de la montagne et les accens traînans du patois méridional. Cette race entreprenante se mit, le fusil sur l’épaule, à labourer la terre avant de savoir à qui elle vendrait son blé, et à bâtir des moulins avant que le blé fût poussé. Le blé vint, et les moulins prospérèrent, malgré les Indiens, malgré Sierra Chica, malgré tout, car ces robustes et patiens travailleurs ne se découragement de rien.

L’établissement des Indiens de Catriel sur les bords du ruisseau de Nievas, à quatre lieues de la ville naissante, faillit compromettre ces heureux résultats d’une activité intelligente et honnête. À la suite de la tribu accourut une cohorte de spéculateurs sans scrupule, Galiciens pour la plupart ; c’étaient en apparence de simples cabaretiers faisant avec les Indiens le, commerce d’échanges, leur achetant contre de l’eau-de-vie des peaux de chevreuils et d’antilopes. En réalité, c’étaient bel et bien des receleurs, et les peaux qu’ils achetaient n’étaient pas celles des bêtes sauvages ; c’étaient les cuirs des bœufs et des chevaux des environs. À ce métier, on s’enrichissait vite. Les Indiens n’estimaient pas très haut le travail, pour eux séduisant, d’égorger et de dépouiller la nuit les animaux au pâturage. Ils se contentaient d’un prix modique, seulement de quoi pouvoir tomber ivre-morts le long du comptoir même du digne trafiquant qui venait de prendre livraison de leur marchandise. Dans le centre de la province, ces vols odieux sont empêchés par les marques à feu qui, apposées sur la cuisse, forment, comme on l’a dit heureusement ici même[4], « l’état civil » de l’animal vivant, et établissent la propriété de ses dépouilles. Il en était autrement, dans ce temps-là, du côté de la frontière et à proximité des garnisons. Les Indiens amis et les soldats recevaient en effet du bétail sur pied pour leurs rations. On négligeait constamment, en dépit ides incessantes réclamations des propriétaires, de contremarquer ces animaux, d’en annuler la marque par une autre placée à côté de la première. Tout cuir de fraude passait dès lors pour cuir d’animal de rations, et était à ce titre la propriété légitime de l’Indien qui le vendait. Il fallait être un opposant bien compromis pour que le juge de paix, qui était régulièrement une créature du grand personnage du district, c’est-à-dire du chef de frontière, cherchât chicane à cet égard, et refusât le laisser-passer officiel qui donnait aux cuirs suspects le droit de circulation sur les marchés. Il a fallu une décision récente du gouvernement de la province pour couper court à ces brigandages.

Les premiers colons de l’Azul, les fondateurs de son agriculture et de son loyal commerce de blé et de farine, protestaient bruyamment contre ces vols cyniques, qui ruinaient les propriétaires et démoralisaient les Indiens. Ils ne voyaient qu’un moyen de les supprimer, éloigner la tribu ; ils adressaient chaque année au gouvernement provincial d’éloquentes pétitions dans ce sens. On accueillait avec sympathie leurs doléances, et on leur répondait invariablement qu’on aviserait. Vingt ans les choses avaient marché, de la sorte. Quand on leur annonça que le départ des Indiens, ce rêve de leur vie, allait devenir une réalité, ils se refusaient à en croire leurs oreilles. Le ministre de la guerre, qui avait dirigé de loin toute cette affaire, gagna ce jour-là plus d’un partisan. Les opposans ne manquaient pas non plus du reste. Les cabaretiers surtout ne voyaient pas sans amertume s’envoler cette belle clientèle de près de deux mille buveurs. La politique ne resta pas étrangère au débat., Les mitristes combattaient le traité sans savoir pourquoi, pour faire échec au gouvernement, et après avoir dépeint le général Cipriano Catriel comme un martyr de la bonne cause, ils n’hésitaient pas à représenter son frère et assassin Juan José ainsi que sa tribu comme des proscrits que l’on internait dans le désert pour les punir de leur fidélité aux vaincus. Les alsinistes de leur côté, qui avaient là une belle occasion de prendre des airs de triomphe, ne manquaient pas de la gâter en en abusant. Pendant ce temps, les gens avisés se rendaient sans bruit à Buenos-Ayres pour solliciter la concession des terres publiques que le départ des Indiens allait laisser vacantes. Enclavées dans des terres depuis longtemps peuplées, engraissées par le long séjour des Indiens, situées aux portes de l’Azul, elles avaient une valeur que les terres publiques du désert sont loin de présenter, et étaient déjà l’objet d’ardentes compétitions. Les Galiciens, un moment déconcertés par ce coup imprévu, réalisaient leur stock de cuirs, bouclaient leurs malles, et s’apprêtaient à suivre dans leur exode leurs bons amis de la tribu. Quant aux héros de l’aventure, aux Indiens eux-mêmes, ils restaient impénétrables, tout en continuant à se plaindre que le service était trop lourd, c’est-à-dire trop régulier, et en soulevant sur le mode et les conditions de leur prochain départ des objections de détail incessantes.

Pour en finir avec ces arguties, d’ailleurs inévitables avec, des Indiens, le docteur Alsina se rendit à l’Azul, et convia les chefs de la tribu à une conférence, à un parlement, c’est le mot consacré. On devait y résoudre les dernières difficultés. Notre petite expédition d’ingénieurs et d’arpenteurs était alors depuis quelques semaines à la besogne, découpant avec conscience sur cette vaste plaine légèrement ondulée les futurs domaines de Catriel et de ses gens, — une estancia d’une lieue carrée pour le cacique, des chacras de 170 hectares pour les chefs secondaires, des quintas de 35 pour les simples lances. Ce travail avançait rondement ; mais il n’avait, pas été facile de le mettre en train. Le choix de l’emplacement, la répartition des lots, le tracé de la ville, étaient assujettis à des conditions très-complexes et malaisées à concilier. L’établissement sans précédens que l’on projetait était à la fois un établissement militaire destiné à surveiller la frontière, mais qui avait besoin lui-même d’être attentivement surveillé, — c’était encore une colonie pastorale et agricole, — c’était enfin le germe d’une ville. Autant de points de vue, autant d’exigences contraires, qu’on avait du tâcher de satisfaire tant bien que mal. Il était indispensable d’assister au parlement où tout cela serait discuté. La perspective n’avait rien de désagréable, et le spectacle valait bien un galop d’une trentaine de lieues.

Catriel arriva suivi d’un état-major hétéroclite, dans les rangs duquel on pouvait faire une étude comparée de toutes les nuances de la laideur indienne. À cheval, toute ce monde-là faisait encore figure. Ils maniaient avec aisance de belles bêtes aux harnais enrichis d’argent. À pied, ce furent d’autres hommes. Leurs jambes arquées, leurs épaules rondes, leur démarche gauche, encore entravée par les éperons aux vastes molettes qu’ils traînaient sur le sol avec un bruit de ferraille, tout en eux était disgracieux et vulgaire. Catriel mit pied à terre avec difficulté, et, lourdement appuyé sur un de ses parents, se dirigea en boitant vers le lieu de la conférence. Il avait depuis peu, assurait-il, reçu une ruade au genou droit, qu’il avait été obligé, pour pouvoir supporter ce court trajet, de se faire cribler de piqûres avec de longues aiguilles. C’est une ressource héroïque de la chirurgie indienne pour diminuer l’inflammation d’un membre contusionné. On l’applique indistinctement aux hommes et aux chevaux. Le cacique et plusieurs de ses capitanejos étaient vêtus du sévère et pittoresque costume des gens de campagne aisés : bottes molles, éperons d’argent, culotte noire bouffante et le poncho flottant sur l’épaule ; d’autres étaient couverts de loques repoussantes et tout uniment chaussés de la botte de potro. Cette chaussure s’obtient en enlevant sans y faire d’entaille, du jarret au paturon, la peau de la jambe d’un cheval fraîchement abattu. L’Indien introduit ensuite sa propre jambe dans le cuir encore chaud, qui se moule sur la forme humaine, et constitue une botte sans coutures laissant passer seulement les doigts du pied par son orifice inférieur. Elle ne se retire que lorsqu’elle tombe en lambeaux. La botte de potro devient rare et passe de mode même chez les Indiens, qui, nés à cheval et ayant le pied petit, ont la coquetterie de le chausser finement. Tout ce monde prit place indistinctement, sans rang de préséance, sur les chaises rangées autour de la pièce. Tous les capitanejos sont égaux. Le cacique seul occupait une place d’honneur et un fauteuil de paille à la gauche du ministre, qui avait le colonel Levalle à sa droite. L’interprète se tenait debout en face d’eux, car les Indiens de Catriel, qui parlent tous couramment l’espagnol et s’en servent volontiers dans la vie ordinaire, ne l’emploient jamais dans les relations officielles : ils tiennent à affirmer leur nationalité par l’usage de leur langue. Un petit groupe d’officiers et de curieux était debout dans un coin, et par la porte de la rue, laissée ouverte avec bonhomie, quelques Indiens et quelques désœuvrés de l’Azul s’efforçaient d’attraper des bribes de la discussion. Cette discussion fut longue et tenace. On ne saurait dire qu’elle fut animée, car du côté indien pas un muscle de physionomie ne bougea. Qu’il s’agît de la force des contingens ou de l’étendue des terres, de la durée du service actif ou de la qualité des rations, qu’il s’agît même des fameux reçus si désagréables à Catriel, ni lui ni ses lieutenants ne se départirent de leur glaciale placidité. Ils faisaient valoir leurs arguments d’une façon prolixe et d’un ton monotone, leurs yeux louches obstinément fixés sur le même point du parquet. Cela ne les empêchait pas de saisir tous les prétextes de chicane, et ils arrachèrent plus d’une concession importante à la lassitude de leurs interlocuteurs. Pour qui n’eût pas connu les Indiens, cette âpreté dans la discussion de chaque détail du traité devait être un gage de leur ferme propos de l’accepter sans arrière-pensée. C’était pure comédie, et Catriel le soir, ayant mis bas son masque, dut en rire avec les ambassadeurs du cacique Namuncurà, alors de passage à l’Azul et en visite auprès de ses soldats ; mais, il faut lui rendre cette justice, ce fut une comédie supérieurement jouée. Afin que rien n’y manquât, quand tout fut réglé, signé et paraphé, il crut devoir dans un petit bout de discours déclarer au colonel Levalle qu’il serait désormais son frère ; puis il remonta péniblement à cheval et s’éloigna.

Au moment où j’allais partir le lendemain, ces ambassadeurs du cacique Namuncurà, dont je parlais tout à l’heure, me valurent une singulière commission. Ils arrivaient de Buenos-Ayres, où ils étaient venus négocier un traité de paix et d’amitié, et avaient traversé l’Azul la veille, regagnant leur lointaine tribu. Ces singuliers ambassadeurs y avaient marqué leur passage en enlevant une petite fille de six ans. Les parens éplorés, jugeant que j’arriverais presqu’en même temps qu’eux au fort Lavalle, vinrent me supplier de m’employer auprès du commandant du fort pour leur faire rendre leur enfant. Par malheur, le commandant du fort Lavalle était un de ces vieux officiers qui n’ont d’autres titres à un grade élevé qu’une longue et méritante médiocrité dans les grades subalternes. Il n’était point parvenu à se rendre compte des changemens survenus dans la politique avec les Indiens, et en était resté au temps où l’on considérait leurs crimes habituels comme de pures gentillesses. Il me parla du caractère sacré dont sont revêtus les ambassadeurs dans les pays civilisés, et jugea qu’une intervention de sa part le compromettrait gravement en amenant de désagréables incidens diplomatiques. Je n’avais pas qualité pour forcer ces comiques scrupules. J’eus du moins la curiosité d’aller examiner ces fameux ambassadeurs. Justement ils étaient chez le fournisseur pour réclamer leurs rations. Ils avaient tout à fait la mine de leur emploi, bien entendu leur emploi de voleurs d’enfans. Quant à la petite fille, ils l’avaient cachée à tous les regards dans le camp d’Indiens amis en permanence à Lavalle. Pourtant, si mauvaise opinion que j’eusse pu concevoir d’eux, j’étais loin de me douter qu’une armée indienne attendait à quelques lieues de là leur retour et les dernières instructions de Catriel, qu’ils lui apportaient, pour se précipiter sur la frontière et réaliser une des plus terrines invasions dont la république argentine ait gardé la mémoire.


II

La frontière de la province de Buenos-Ayres suit une ligne en zigzag dont la direction générale est à peu près nord-sud. Elle est divisée en quatre sections d’une trentaine de lieues chacune. La section sud, où nous nous trouvions, est flanquée de deux forts assez respectables : à droite la Blanca-Grande, où campent 600 hommes de vieilles troupes, à gauche le fort Lavalle, défendu alors par 60 soldats de ligne et 300 Indiens de Catriel. Ces forts sont à cheval sur deux chemins jadis tracés par les tribus indiennes et restés leur route favorite parce qu’on y trouve, à des distances convenables, condition indispensable pour abreuver les troupeaux en marche, des lagunas permanentes. Tous deux, du côté du désert, aboutissent aux toldos du cacique Namuncurà ; ils se rencontrent du côté de l’intérieur à peu de distance de l’Azul. Les fréquens charrois qu’a nécessités le service des garnisons les ont convertis en deux routes charretières formant les deux côtés d’un triangle dont l’Azul est le sommet et dont la base est la route qui longe la ligne de défense. Il n’est point superflu d’expliquer ce qu’on entend là-bas par une route charretière. C’est simplement une série d’ornières profondes et parallèles entrecoupées de fondrières fréquentes. Seulement, sur les bourrelets de terre qui les séparent, le gazon, fatigué par les sabots des attelages, est moins haut et moins dru que les pâturages environnans. Il faut un œil exercé pour reconnaître à trente pas ces routes naïves sur la surface de la prairie ; mais, si elles n’existaient point, il serait souvent impossible à une charrette de se dépêtrer du lacis des hautes herbes. Outre ces deux forts principaux, la ligne, de trois en trois lieues, est garnie de fortins pourvus de chevaux de relais pour les courriers militaires et d’une faible garnison. Le rôle de ces fortins est surtout d’assurer le service des dépêches et d’annoncer l’entrée des Indiens en dedans de la ligne par trois coups de canon tirés à blanc, qui se répètent de fortin en fortin jusqu’au fort. Ils n’ont du reste aucun moyen de tenir tête aux envahisseurs. Ils se composent tout uniment, outre le corral où l’on enferme les chevaux, d’une misérable cahute en terre couverte de chaume, exhaussée sur une petite esplanade et entourée d’un fossé de médiocre profondeur. Sur la section sud, la garnison d’un fortin comprenait d’ordinaire trois ou quatre Indiens amis, chargés de veiller sur les chevaux, et deux ou trois gardes nationaux chargés de veiller sur les Indiens amis. Arrachés à leurs foyers pour ce monotone et périlleux service, munis d’un vieux fusil qu’ils ne savaient point manier, oubliés parfois des années entières dans ces atroces prisons en plein air, mal payés et manquant de tout, ces pauvres diables de gardes nationaux n’avaient guère le cœur à surveiller les environs. Ils se hasardaient peu hors de leur fortin en temps ordinaire, et en temps d’invasion s’y tenaient coi, après en avoir mis préalablement à la porte leurs Indiens auxiliaires, de pour d’être assassinés par derrière en cas de siège. De distance en distance, les fortins avaient un officier, qui, mélancoliquement appuyé sur le parapet croulant, y passait son temps à demander au ciel quel crime il avait pu commettre pour se voir condamné à une pareille existence. Quant aux signaux à coups de canon, c’était un moyen assez rapide, mais bien imparfait de correspondre avec le fort central, car il ne lui apprenait rien sur le point par où étaient entrés les envahisseurs et sur la direction qu’ils suivaient. Le chef de frontière après cet avis incomplet, au lieu de courir aux Indiens, en était réduit ou à attendre, l’arme au pied, des courriers qui pouvaient rester en route, ou à longer les fortins pour aller prendre la piste au début. S’il adoptait ce dernier parti, il lui arrivait parfois de marcher parallèlement aux sauvages, mais juste en sens inverse. Il suffisait que, prévoyant sa manœuvre, ils ne franchissent pas la ligne à la hauteur des points qu’ils voulaient attaquer, et qu’une fois en dedans ils galopassent quelque temps droit devant eux pour reprendre ensuite la direction de leur objectif véritable. Dans ce cas, ils pouvaient piller à loisir et repartir sans se presser ; ils étaient à peu près sûrs que les troupes ne regagneraient pas l’avance qu’élises leur avaient laissé prendre. Les fortins étant presque tous en vue les uns des autres, il est inconcevable qu’on n’ait pas songé à organiser un système de signaux plus satisfaisant ; mais, depuis Sierra-Chica, qui donc avait sérieusement songé à améliorer le service des frontières ?

Il est vrai que don Adolfo Alsina était depuis quelques mois ministre de la guerre. Or il a fait de la solution de la question indienne la promesse la plus séduisante comme aussi la plus en relief de son programme politique. Il s’était mis immédiatement à l’œuvre ; mais l’entreprise qu’il méditait n’était pas de celles qui s’improvisent. Son plan, aujourd’hui en voie d’exécution, était d’avancer la frontière et d’y englober, pour la province de Buenos-Ayres seulement, environ 4,000 lieues carrées de plus de territoire. Ces 4,000 lieues étaient la petite affaire. Le double avantage de l’opération militaire projetée, c’était d’un côté d’éloigner le front de défense des établissemens les plus exposés aux incursions et d’obliger celles-ci à faire, aller et retour, au moins 70 lieues de plus, condition très défavorable pour déjouer la surveillance et esquiver la poursuite ; c’était surtout de rapprocher les troupes des toldos et de pouvoir rendre aux sauvages, même avec les médiocres chevaux de la cavalerie argentine, incursion pour incursion. L’expédition devait se mettre en marche peu de jours après l’installation de Catriel dans sa nouvelle résidence. Naturellement on était enclin à ajourner les changemens qu’exigeait le service des fortins jusqu’à l’établissement des lignes nouvelles. Les principales lacunes de ce service n’étaient pas méconnues, et l’on songeait à y remédier à bref délai ; mais à l’heure où nous sommes elles n’en existaient pas moins. Ainsi les chambres ont voté l’établissement d’un télégraphe le long de la frontière. Le matériel, commandé en Europe, était en route. Quant aux gardes nationaux, dont le service, très pénible pour eux, est si peu efficace pour la nation, un décret venait d’en ordonner le licenciement à partir du 1er janvier 1876. C’est le 26 décembre 1875 que l’invasion éclata.

Ce jour, un beau jour d’été et de Noël, car la Noël tombe ici en plein été, me surprit sur la section de frontière voisine, la section côte sud, à environ 8 lieues du fortin Aldecoa, où était mon campement. À peine arrivé de l’Azul, j’avais du me mettre à la recherche d’une certaine laguna Parahuil, que les Indiens avaient réclamée avec insistance, et que je devais tâcher d’enclaver dans les terres qu’on leur concédait. Nous nous dirigeâmes d’abord sur le fort Necochea pour y prendre des renseignemens et des guides. Afin de relier la laguna Parahuil à notre base d’opérations, nous aurions du passer deux ou trois jours en rase campagne. L’officier qui commandait le fort Necochea s’y opposa formellement. Avec l’instinct d’un véritable officier de frontière, il sentait un danger dans l’air. Il allait partir pour une grande reconnaissance, et nous demanda d’attendre son retour avant de bouger. Il m’installa dans sa chambre et me céda son lit, qui était un lit historique. Le général Mitre y avait couché quatre ou cinq jours avant sa défaite. C’est sans doute à ces souvenirs qu’il devait le nom de lit dont il était décoré. Jamais meuble n’y eut moins de droits. C’était un parallélipipède de terre battue recouvert d’une capote militaire qui faisait l’office de matelas, et sur lequel des draps bien blancs, mis à mon intention, avaient l’air d’une ironie. On avait eu beau la battre, cette pauvre terre, on avait bien réussi à la rendre dure, mais non à la débarrasser des insectes les plus variés, depuis les cancrelats jusqu’aux fourmis. Le général Mitre dut mal dormir sur cette couche, et moi-même, qui n’avais pas une révolution à diriger et ne comptais guère avoir sous peu une invasion à combattre, je n’avais point encore fermé l’œil quand j’entendis avec surprise sonner la diane. Il faisait nuit noire, et il était à peine deux heures du matin. C’était une mesure adoptée depuis peu dans certaines frontières. On tenait les soldats éveillés au moment où d’ordinaire le sommeil est le plus profond, un peu avant l’aube et à l’heure de la sieste. Ce sont les momens choisis de préférence par les Indiens pour leurs surprises. Je notai ce renseignement, qui ne devait pas tarder à m’être utile.

La section côte sud présentait d’ailleurs un aspect tout différent de celui de sa voisine, la section sud. Elle contenait peu d’Indiens auxiliaires, elle en employait seulement une trentaine, restes d’une tribu jadis puissante et qui avait été sacrifiée en d’autres temps au désir de plaire à Catriel. À la suite de démêlés entre les deux tribus, le général Rivas, tranchant autocratiquement la question en faveur de Catriel, avait confisqué les Indiens de son adversaire et lui en avait fait cadeau. Le cacique dépossédé était pourtant un brave et vaillant homme, qui portait avec orgueil le nom de Pichi-Henûca, petit chrétien, et qui n’en continua pas moins à servir la république avec zèle. Nous le retrouverons tout à l’heure. C’était vraiment une heureuse fortune pour la frontière côte sud de ne point posséder sur son territoire d’Indiens « apprivoisés. » D’abord, débarrassé des laborieuses négociations et des mille tripotages dont ces tribus étaient sans cesse l’occasion, le chef de frontière pouvait tout entier se consacrer à sa vraie mission, garder la ligne. En suite, n’ayant pas à compter sur le concours commode, mais suspect, de ces légers cavaliers pour les grandes reconnaissances, la garde des chevaux, le service d’estafettes, il avait bien du y accommoder les élémens dont il disposait. Avec un peu plus de peine, il était arrivé à des résultats bien meilleurs. Depuis les quelques mois que le commandant Maldonado avait entrepris de la réorganiser, la frontière côte sud s’était fait remarquer par la brillante manière dont elle avait déjoué ou châtié les invasions indiennes. Les fortins, bien garnis de monde, étaient mis en communication par des rondes de jour et de nuit. Officiers et soldats, toujours à cheval, ne s’en plaignaient pas, au contraire. Cette activité leur semblait bien préférable à la stagnation écœurante de la vie de garnison dans un fort du désert. Ils acquéraient de la sorte un flair infaillible pour dépister les Indiens. On vient de voir la sécurité de coup d’œil du commandant du fort Necochea. Au même moment, au fort Lavalle, plus directement menacé, la sécurité était profonde sur la foi des Indiens de Catriel. Ceux-ci, chargés d’explorer chaque jour le désert, allaient arrêter les détails de l’invasion avec l’armée de Namuncurà, et revenaient avec le rapport sacramentel : rien de nouveau. » Il n’y avait pas jusqu’aux chevaux de la section côte sud qui, soignés avec d’autant plus de sollicitude qu’on exigeait d’eux davantage, ne fussent plus vigoureux que ceux de la frontière voisine, qui galopaient bien moins. C’était un plaisir de les voir rentrer le soir, ou dans le jour, à chacune des alertes réelles ou simulées qui tenaient le soldat en éveil. Ils paissaient en liberté, à la mode argentine, mais toujours en vue du fort. Malgré la plus stricte surveillance, les chevaux au pâturage sont très exposés. Les annales des frontières sont remplies des inventions originales et hardies des Indiens pour se les approprier au nez et à la barbe des troupes du gouvernement. Par exemple, accrochés le long des flancs de chevaux iras et sans bride qui obéissent à la voix, quelques Indiens viennent se poster à une certaine distance des chevaux du fort. Ceux-ci, voyant paître au loin des chevaux qui paraissent libres, se portent insensiblement vers eux par suite de l’instinct de sociabilité que possèdent ces animaux. Les Indiens dirigent alors leurs bêtes de manière que toute la troupe aille s’éloignant insensiblement de ses gardiens. Ils attendent avec une patience infinie le moment propice, et soudain, sûrs de leur coup, se hissent avec de grands cris sur le dos de leurs montures et chassent devant eux la caballada effarée, qui en un clin d’œil est hors de vue.

Pour éviter ce mauvais tour et cent autres du même genre, on ne se contentait pas, à la frontière côte sud, de mettre autour de chaque troupe de chevaux quatre soldats qui tournaient constamment autour d’elle comme des chiens de berger autour des brebis. On tenait toujours une quinzaine de chevaux sellés pour aller chercher les autres en cas d’alerte, et l’on avait habitué les soldats à partir à toute bride et à revenir du même train. Le départ de ces hommes était plus semblable à une course qu’à une manœuvre ; le retour des 400 ou 500 chevaux du fort, habitués à ce manège, et qui savaient qu’il était le prélude d’un bon souper, était des plus pittoresques. Au premier coup de trompette, ils regardaient vers le fort, et dès qu’ils voyaient le groupe des soldats en sortir, ils prenaient leur élan, luttaient de vitesse et se précipitaient dans le corral comme un ouragan. Ajoutons que c’étaient là autant de « galops d’entraînement, » qui les préparaient aux longues traites.

Le commandant de Necochea rentra soucieux. Il rapportait ses appréhensions entières. Nous étions en train de le plaisanter de sa prudence et d’insister pour partir, quand arriva un message qui nous fit lever en sursaut de nos sièges de terre battue. Il nous apprenait que les Indiens de Lavalle étaient en pleine révolte, que les quatre Indiens de garnison au fort Aldecoa, le nôtre, avaient volé nos chevaux, que plus de 1,000 lances de la tribu de Namuncurà avaient pénétré en dedans de la ligne, enfin que nos arpenteurs, attaqués au cours de leurs opérations et en pleine prairie, avaient eu un homme pris, un autre blessé. Un lourd silence succéda à nos plaisanteries. Nous avions précisément avec nous l’officier chargé des fortins Aldecoa ; c’était un jeune lieutenant étranger, un Italien né à Athènes, qui, soldat par goût et indiscipliné par tempérament, avait saisi toutes les occasions de guerre irrégulière que cette double origine lui avait fournies ; il avait fait le coup de feu avec les Turcs dans les montagnes de Crète, et plus tard avec tous les adversaires contre lesquels le général Garibaldi a bataillé en Italie et en France. Il était pour ses péchés au fortin Aldecoa. Quelle trouvaille pour nous, au milieu du désert et au bout du monde, qu’un officier citant Homère et le Tasse dans leur langue ! Aussi avais-je obtenu du commandant du fort Lavalle de l’emmener comme guide dans mon excursion. Qui eût pu prévoir que le fortin Aldecoa, qui n’avait jamais été attaqué alors qu’il n’était pas défendu, viendrait à l’être quand tout notre monde, une force imposante, une douzaine de carabines, y tenait garnison ?

Ce fut la première réflexion qui vint au lieutenant, et la seconde fut que, puisqu’on avait fait à son fortin l’honneur inattendu de vouloir l’enlever, il fallait qu’il revînt le défendre. Je n’étais pas moins pressé que lui de savoir ce qui était advenu de mes compagnons. Justement les chevaux venaient d’être rappelés et rentraient ventre à terre. Notre hôte ne s’opposait plus à notre départ, tout en étant un peu inquiet pour nous de cette traversée de huit lieues quand tous les Indiens du dedans et du dehors étaient en campagne. En somme, et à examiner froidement les choses, elle n’était pas très-périlleuse. Nous étions trois Européens armés de revolvers de gros calibre. Mon domestique et nos deux soldats d’escorte avaient chacun un fusil Remington et cinquante cartouches. H était peu probable que les Indiens vinssent se frotter à notes, amorcés par le maigre appât des huit ou dix chevaux de réserve qui nous précédaient. S’ils se présentaient, nous croyant mal armés, il était plus que douteux qu’ils insistassent en s’apercevant du contraire. Il y avait tant d’autres chevaux là-bas, du côté des estancias, qu’ils pouvaient prendre sans péril ! En tout cas, dix minutes après la grande nouvelle, nous galopions vers Aldecoa. J’étais surtout dévoré d’inquiétude sur le sort de deux de mes aides, Français et assez mauvais cavaliers, condition désastreuse dans une attaque en plein champ. C’étaient précisément ceux qui s’étaient le plus brillamment tirés d’affaire.

Comme nous changions de chevaux à moitié chemin, le canon de Necochea fit entendre ses trois coups d’alarme, qui retentirent avec solennité dans ces solitudes. Les Indiens entraient donc derrière nous. Peu à peu nous pûmes en distinguer au loin un groupe assez considérable venant du désert. On mit l’arme au poing sans ralentir l’allure ; mais ils s’étaient arrêtés en nous apercevant, et nous laissèrent passer. Un peu plus loin encore, des autruches effarées traversèrent le chemin. Il y avait donc à quelques lieues une nombreuse colonne indienne arrivant au galop. Ceux-là, nous n’avions rien à en craindre ; mais nous ne pouvions nous empêcher d’être frappés des proportions inaccoutumées et inquiétantes de cette invasion, qui semblait pénétrer de toutes parts sur une largeur de plus de quinze lieues et qui coïncidait avec le soulèvement de Catriel. Cela ne nous empêchait pas de savourer l’émotion de ces scènes étranges, rehaussées plutôt que gâtées par une légère pointe de danger. Un radieux soleil nous éclairait. Nous buvions à pleins poumons l’air de la pampa, si vif et toujours frais quand on va vite. Or nos chevaux allaient vite. Les intelligentes bêtes avaient compris l’avertissement donné par le canon et par la fuite des autruches. On avait peine à les maîtriser.

Enfin on vit poindre à l’horizon le petit tas de boue qui avait nom fortin Aldecoa, et l’on put constater avec joie que le grand char qui nous servait tour à tour de véhicule de dépôt et de maison dessinait à la place ordinaire sa silhouette singulière, presque aussi haute que le fortin. Nos tentes aussi piquaient la plaine de petites taches blanches. Le camp était toujours là. Quelques instants après, nous serrions la main de ses défenseurs. L’alerte du matin avait été sérieuse. Partis de bonne heure pour leur travail avec trois soldats malgré la sainteté du jour, mes deux Français avaient porté la peine de leur impiété. Ils avaient eu la fâcheuse surprise, en prolongeant un alignement, de trouver au bout de leur lunette, au lieu du jalon qu’ils cherchaient, une centaine de cavaliers. Ils n’eurent que le temps de sauter à cheval et de galoper vers le fortin, suivis de près par leurs ennemis. Un autre escadron plus nombreux, émergeant à toute bride d’un bas-fond où il se tenait caché, s’efforçait de leur couper la retraite. Leur salut fut une question de secondes. Un de leurs soldats reçut deux coups de lance, blessures peu sérieuses du reste : trois jours après, il était à cheval. Un autre, qui avait profité de notre absence et du sommeil de l’officier pour violer la règle établie et s’alléger au départ de sa carabine, montra bien que les plus imprudens ne sont pas toujours les plus braves. Il perdit la tête, et alla donner comme un fou dans le gros des poursuivans. Il fut saisi et entraîné. On retrouva trois jours après, à une lieue de là, son cadavre complètement dépouillé, accroupi, les mains liées aux talons et la gorge ouverte. Les honneurs de la journée furent pour le troisième soldat, un vétéran qui cachait une fermeté admirable sous des dehors apathiques et sous le nom de Cordero, qui signifie mouton. Monté sur un vieux petit cheval rouge qui pouvait à peine se traîner, plus éloigné du fortin que tous les autres, il eut le chemin coupé par un peloton indien. Sa carabine au poing, il piqua droit sur eux, et les traversa au petit galop, sans se presser, présentant à droite et à gauche aux plus entreprenants la gueule de son arme. Cette démonstration suffisait pour qu’ils se dérobassent. Il ne tira qu’en mettant pied à terre. C’est une excellente pratique, dans ces sortes de surprises, de garder son coup en réserve. Les Indiens ont un grand respect pour une arme chargée, mais ils fondent comme des loups sur l’imprudent qui a lâché sa balle trop vite. Pendant ce temps, l’imberbe sous-lieutenant qui commandait notre escorte, réveillé avec peine, laissait voler nos chevaux par les Indiens de garnison au fort et ne donnait aucun ordre. Nos Français, à peine descendus de cheval, ouvrirent le feu, qui devint aussitôt général et mit les Indiens en déroute. Ils firent mieux, car ils étaient devenus subitement enragés en sentant la poudre ; ils dirigèrent une sortie au pas de charge pour dégager le blessé, tombé de cheval et entouré. On eut même un moment l’espoir de sauver le prisonnier, qu’on voyait, presque à portée de carabine, se débattre au milieu d’un groupe prêt à fuir ; mais il se laissa hisser en croupe d’un Indien, et tous s’envolèrent. On avait vu tomber cinq ou six ennemis tués raide. On ne sut jamais combien on en avait blessé, car l’Indien, atteint même gravement, ne vide jamais les arçons. Il embrasse étroitement le cou de son cheval, qui l’emporte hors du champ de bataille. Les Indiens, avec leurs lazos, traînèrent au loin leurs morts pour les ensevelir. Ils font toujours de grands efforts pour ne pas laisser au pouvoir des vainqueurs les dépouilles de leurs camarades. Le point d’honneur d’aller les recueillir et de leur donner une sépulture convenable est le seul sentiment qui puisse les rendre hardis contre les feux de peloton, dont ils ont une frayeur panique. Les soldats connaissent le prix qu’ils attachent à ces derniers devoirs rendus aux morts, et ils ne manquent jamais de laisser pourrir en plein champ les corps de ceux qu’ils tuent. Les Indiens se font un plaisir, le cas échéant, de leur rendre la pareille. Ah ! ce n’est pas une guerre chevaleresque que la guerre de frontière !

Telle qu’elle est, nous y prenions goût. Mes apprentis héros étaient dans le ravissement de leurs débuts militaires, et les soldats partageaient cette belle humeur. Le prisonnier qu’on avait laissé au pouvoir des sauvages fut vite oublié. Il était nouveau dans le corps et depuis très peu de jours parmi nous. On ne le connaissait guère. Comme il ne s’était pas défendu, nous nous bercions de l’espoir que les Indiens se contenteraient de l’emmener prisonnier ; c’était oublier qu’il était nègre, et qu’ils ne font jamais quartier aux hommes de couleur. Au fond, s’il était possible d’imaginer mieux que cette escarmouche, il était aisé de rêver pire. Le résultat certain et précieux, c’est que civils et soldats s’étaient touchés du coude dans le danger et s’étaient réciproquement inspiré confiance et estime. Les uns et les autres brûlaient d’affronter ensemble de nouveaux périls. Pour nous, qui arrivions de Necochea, nous ne laissions pas d’être humiliés de n’avoir pas encore étrenné nos armes neuves. Il fut donc décidé que nous n’abandonnerions pas un poste si fertile en péripéties. Nous pouvions rentrer au fort Lavalle, la route était libre : il nous en arrivait des courriers, il nous en arriva bientôt des chevaux et des livres ; mais notre ardeur guerrière regimbait à l’idée d’aller demander protection à ses murailles, et une dévorante curiosité nous retenait à Aldecoa. Nous avions si bonne envie d’y rester, qu’il n’était pas jusqu’à l’exiguïté du fortin qui ne nous parût une condition favorable. Nous étions dix-huit. C’était presque un défenseur par mètre de parapet. Quelle belle fusillade cela ferait l et quels Indiens, pour nombreux qu’ils fussent, oseraient y résister longtemps ? C’est donc d’Aldecoa, et par les nombreux courriers qui passaient d’une frontière a l’autre, qu’il nous fut donné de suivre le drame de l’invasion. On n’en avait jamais vu de pareille.

La tribu de Catriel, jointe à celle de Namuncurà, ravageait les environs de l’Azul et assiégeait la ville. Les tribus des caciques Pinzen et Baigorrita avaient tenté de surprendre la Blanca-Grande. Dispersées à coups de canon, elles n’en avaient pas moins franchi la ligne un peu plus loin, et pillaient les champs de Tapalqué, à l’ouest de l’Azul. Le désert avait mis sur pied pour frapper ce grand coup au moins 5,000 lances. La révolte de Catriel avait fait la partie belle aux envahisseurs. Dans presque tous les fortins, de la Blanca-Grande à Lavalle, les garnisons chrétiennes avaient été massacrées, les chevaux volés. Durant une journée entière, les communications furent coupées entre les deux forts.

Ce qui nous apparaissait le plus clairement, c’est qu’il allait y avoir sous peu du nouveau, beaucoup de nouveau, au fortin Aldecoa. Ce n’était pas en vain que nous avions étudié ces campagnes pied à pied pendant un grand mois. Nous en connaissions la topographie sur le bout du doigt ; nous aurions pu en remontrer sous ce rapport aux Indiens eux-mêmes. Or la topographie nous disait que nous étions précisément sur la route que les Indiens devaient suivre pour s’en aller. Nous les attendîmes pendant quatre grands jours et quatre longues nuits. On avait rafraîchi le fossé, élargi le puits pour qu’il pût abreuver nos trente chevaux, étroitement gardés au pied même du fortin. Quant au canon, il était encloué. Était-ce malice d’un Indien ou maladresse d’un soldat ivre ? Peu importait, nous saurions bien remettre en état cette vénérable antiquaille. Avec une vieille baguette de fusil, des bouts de bois, des lanières de cuir, on improvisa une machine à percer, et au bout d’une demi-journée d’efforts on put calculer, d’après l’avancement du travail, qu’en vingt-deux heures on restituerait au canon sa lumière. On ne manqua point d’envoyer demander des gargousses à mitraille au fort Lavalle. Le commandant, fort surpris de ces velléités exterminatrices, nous les refusa tout net. Ayant toujours vu les canons des fortins servir simplement à donner l’alarme, ce brave homme trouvait presque inconvenant qu’on voulût les employer à autre chose. Cela ne nous découragea point. On ne nous fournissait pas de mitraille, nous en fabriquerions. Grâce à notre poudre de chasse, nous nous trouvâmes même bientôt à la tête de six coups de canon. Nous fîmes alors une découverte navrante. Notre lumière, percée de travers, était venue donner dans la culasse. Toute notre peine était perdue. Pas encore : nous nous avisâmes d’établir une mèche qui, allumée à la gueule de là pièce, irait enflammer la poudre dans le fond après avoir longé la boîte à mitraille, qui à cet effet fut laissée trop petite. Nous n’eûmes pas l’occasion de faire l’essai de ce système, qu’il serait téméraire de recommander ; mais on avouera qu’en récompense de tant de bonne volonté le destin nous devait bien une représentation d’une invasion indienne dans toute sa pompe. Il nous la donna.

Une nuit, vers trois heures, à ce moment qui précède l’aube et dont on nous avait appris au fort Necochea à nous défier, le lieutenant m’appela tout bas. « Ils sont là, » me dit-il. On distinguait à une demi-lieue une tache confuse, immobile. Chacun prit son poste en silence. Les dernières instructions furent données à mi-voix : rester immobile, attendre le commandement pour faire feu, soigner sa première balle, après cela tirer à volonté, mais posément, à bonne hauteur. Quelques minutes s’écoulèrent. Toute notre crainte était que ces Indiens, nous sachant sur nos gardes, ne vinssent à nous échapper. Enfin la tache immobile s’ébranla, puis se mit au galop en bel ordre. Les Indiens ont un cri de guerre singulier et qui ne manque jamais d’effarer les chevaux. C’est un hurlement aigu, entrecoupé de coups secs et rapides frappés avec la main sur les lèvres. Ils le poussaient pour s’exciter, mais discrètement, sans donner de la voix. Ils ne voulaient pas nous réveiller. Enfin ils se déployèrent et se lancèrent franchement. Ils étaient environ 300 hommes. On les laissa approcher à 400 mètres, et là on les salua d’une superbe décharge. Ce fut un changement à vue. En un clin d’œil, il n’y avait plus d’escadron, il n’y avait plus que des cavaliers isolés couchés sous leurs chevaux et s’éparpillant ventre à terre dans toutes les directions. Ce n’était qu’un désordre apparent. Ils se reformèrent en trois groupes qui prirent position, hors de portée de nos balles, à l’est, à l’ouest et au nord du fortin. Une autre troupe, qui n’avait pas donné, sortit d’un bas-fond vers le sud et se mit à camper tranquillement, après avoir placé des vedettes et échangé avec les premiers arrivés une série de messages. Il était clair qu’ils avaient été envoyés pour nous cerner au moins autant que pour nous surprendre. Nos conjectures sur l’importance stratégique du fortin Aldecoa se réalisaient. Nous pouvions suivre à la lunette tous leurs mouvemens. Ils s’occupèrent d’abord de charger leurs morts deux à deux sur des chevaux et les emmenèrent. On compta trois chevaux ainsi chargés. On discerna aussi parfaitement le départ de deux cavaliers dans la direction de l’Azul. C’était de ce côté que devait nous tomber l’invasion : on déjeuna en l’attendant.

Vers dix heures, un épais nuage de poussière nous annonça qu’elle arrivait. Bientôt on distingua le mugissement des bœufs et, chose plus inquiétante, le bêlement des moutons. C’est une ruse des Indiens, quand ils ont absolument envie d’enlever un fortin et qu’ils ont des moutons sous la main, de les pousser dans le fossé. Ces sottes bêtes s’entassent jusqu’à hauteur du parapet et forment une chaussée par-dessus laquelle de hardis cavaliers peuvent charger à la lance. Il faut convenir que nous avions compté sans les moutons. Il était sans exemple que les Indiens amenassent ces animaux, qui marchent lentement et se fatiguent très vite ; mais Catriel, en regagnant le désert, avait tenu à y acclimater des troupeaux dont les rudimens de civilisation qu’il possédait lui avaient révélé l’importance. Il avait donc chassé devant lui ses propres moutons d’abord et tous ceux qu’il avait rencontrés sur la route. Il y en avait une trentaine de mille. C’était vingt fois plus qu’il n’en fallait pour nous engloutir sous des montagnes de laine. Heureusement nous entendions pétiller du côté de Lavalle une vive fusillade ; mais nous eûmes beau interroger l’horizon, la fusillade s’éloigna. Ce n’était qu’une diversion des Indiens pour entraîner les troupes sur une fausse piste. On se prépara donc aux grandes choses qu’on allait accomplir. Les Indiens avaient fait halte et semblaient hésiter. Enfin un cavalier piqua droit sur nous, sans armes. À la lunette, on croyait reconnaître un chrétien d’après sa manière de monter à cheval. On le laissa approcher, et on lui intima l’ordre de mettre pied à terre. C’était un chrétien en effet, très connu des soldats, un orfèvre de l’Azul ou plutôt, car le mot orfèvre exprime très mal cette profession essentiellement argentine, un platero, un argentier, un fabricant de ces lourds ornemens d’argent dont les gauchos et les Indiens surchargent leurs selles et leurs brides. Fait prisonnier aux portes de l’Azul, et heureusement lié avec Catriel par d’anciennes et amicales relations, il avait été simplement retenu captif ; mais quelle captivité ! Demi-nu, roué de coups, affamé, il venait de passer trois journées sur un cheval sans selle à diriger les troupeaux et trois nuits à la belle étoile, attaché de court à un piquet.

Catriel nous l’envoyait en parlementaire et lui avait promis sa liberté, s’il réussissait dans sa négociation ; le cacique nous faisait majestueusement offrir la paix ou la guerre, nous déclarant qu’il avait de quoi nous passer sur le corps, mais qu’il nous donnait sa « parole d’honneur » de ne pas nous inquiéter, si nous ne l’attaquions pas nous-mêmes. Malgré la gravité des circonstances, un éclat de rire homérique accueillit cette tirade ; la parole d’honneur de Juan José Catriel ! Le pauvre platero, qui ne s’attendait point à ce résultat, en fut tout décontenancé. Il avait deux ou trois fois interrompu sa harangue pour nous supplier de faire attacher son cheval, resté libre au pied du fortin, ajoutant que, si la bête s’échappait, il était un homme perdu… On lui fit entendre qu’il faisait désormais partie de la garnison du fortin, et que, s’il périssait en cette occurrence, il périrait en bonne compagnie. Cela ne faisait point son affaire. S’il restait avec nous, cela signifiait que nous voulions la bataille. Le cacique lui avait fort parlé de 600 Indiens armés de fusils, qu’il possédait dans son armée. Nous savions bien que les Indiens avaient des fusils, mais nous n’ignorions point qu’ils ne savaient pas s’en servir. Ces 600 tirailleurs trottaient dans la cervelle du parlementaire, qui ne trouvait pas possible que 18 hommes eussent la prétention de tenir contre 3,000. Il insista tellement pour retourner parmi les sauvages, et ce désir paraissait si peu naturel, d’après ce qu’il racontait lui-même de ses souffrances au milieu d’eux, que nous commencions à croire qu’il serait bon de le lier de cordes, car ce pouvait être un espion. La proposition en fut faite. Pourtant le fin gaucho s’y prit si bien que, les bêlemens des moutons aidant, nous le laissâmes repartir pour signifier au cacique que nous ne ferions pas de sortie, mais que nous tirerions sur quiconque passerait à portée de fusil. Il s’en alla radieux, nous remerciant avec effusion de lui avoir sauvé la liberté et la vie. On n’avait pas la même confiance au fortin et on y restait sur le qui-vive ; mais il connaissait mieux que nous son Catriel. Il affirma d’abord au cacique que les ingénieurs n’étaient pas dans le fortin, qu’il n’y avait que des uniformes. Catriel poussa un soupir. Il crut devoir ajouter qu’il y avait au moins une soixantaine de soldats, et qu’il avait vu trois canons du côté par lequel on l’avait introduit. C’était un mensonge hardi : 60 hommes et 3 canons n’auraient pas tenu dans le fortin. Les Indiens étaient trop pressés pour prendre garde à ce détail. Catriel et Rumay, le chef des Indiens du désert, donnèrent des ordres pour que leur colonne, décrivant autour du fortin un demi-cercle de 2 kilomètres de rayon, ne nous fournît pas l’occasion d’exercer notre adresse. Quant au captif, Catriel lui tint parole, et nous le renvoya après avoir échangé le bon cheval sur lequel il était venu d’abord, contre la plus mauvaise rosse qu’on pût trouver. Les Indiens, quand il s’agit de chevaux, pensent à tout.

Nous étions donc réduite, et c’était un bonheur assurément, au rôle de spectateurs. Malgré les lisibles effrois du platero, qui tremblait que les Indiens ne prissent garde à nos vêtemens civils, nous pouvions assister, debout sur la plate-forme et la jumelle en main comme au théâtre, au défilé de l’invasion. Quatre heures durant, nous vîmes se succéder les forêts de lances et les immenses troupes de bœufs et de chevaux. Il y avait au moins 150,000 têtes de bétail. C’était une chose admirable que le bel ordre dans lequel tout cela cheminait. Ces interminables troupeaux d’animaux hennissans et beuglans, qui n’avaient tous qu’une même idée, se dérober, retourner en arrière, marchaient comme à la parade, maintenus, sans efforts apparens, en files serrées et dociles. Enfin apparurent les femmes et les enfans de la tribu de Catriel. Sur un signe du cacique, tout était monté à cheval à la recherche d’une autre patrie. Les vieilles femmes, détail touchant, emportaient leurs poules, leur coq, leur chat, dans des cages grossières ; plus loin, et c’était moins patriarcal, on distinguait une calèche vide, voiture volée dont les propriétaires avaient été massacrés. Le soleil descendait rapidement, quand un soldat cria : — Il vient beaucoup de monde au sud droit sur nous. — Ces soldats argentins ont une vue d’une portée étonnante. On distinguait à peine à la lunette un point noir qui grossit à vue d’œil.

C’était de deux choses l’une, ou un corps de la frontière côte sud, ou une force indienne qui, maintenant que la tribu avait passé, revenait nous charger. Le platero éperdu inclinait pour cette dernière hypothèse. On avait reconnu les ingénieurs, il le disait bien ! Nous étions payés pour savoir que les Indiens ne s’exposent pas à des dangers de luxe, et quelque haine qu’ils puissent nous porter pour avoir profané leurs champs, cela ne valait pas un combat. D’ailleurs une agitation significative se manifestait dans leurs rangs, des cavaliers couraient le long de la ligne à toute bride, et les conducteurs des troupeaux en accéléraient l’allure à grand renfort de cris et de coups. Pourtant c’étaient bien des lances qui hérissaient le front de l’avant-garde, à présent distincte, des forces qui arrivaient, et c’était bien sur nous qu’elles arrivaient au grand galop. Une lance plus haute que les autres se détacha bientôt ; mais l’Indien qui la brandissait avait un képi de commandant. C’était le cacique Pichi-Huinca. Il est impossible de rendre la fureur de ce brave homme quand il apprit que c’était son ennemi Cairiel qui fuyait là-bas. Toutes les formules d’exécration de l’espagnol et de l’indien, deux langues riches en jurons, y furent épuisées. Il repartit comme un trait. Peu de minutes après, un bel escadron de 250 hommes faisait halte au pied du fortin. Il était encore temps de charger les Indiens, et Pichi-Huinca ne se sentait pas de joie à cette idée. L’officier qu’on avait dépêché pour le joindre aux troupes de la frontière sud, et opérer avec elles, ne crut pas devoir attaquer seul à fond ces 3,000 lances perdues au milieu de flots de bétail. Peut-être une certaine rivalité entre les deux frontières n’était-elle pas étrangère à cette résolution. Il se contenta d’inquiéter l’arrière-garde de l’ennemi, et du reste réussit à lui enlever, par cette manœuvre peu compromettante, une partie du butin. Tout ce qui était fatigué fut abandonné ; 30,000 bœufs en désordre couvrirent en un moment la plaine.

Le dernier souvenir qui me reste de cette journée est celui de l’exécution de deux Indiens qu’on avait pris. Je les vois encore, petits, trapus, impassibles, dans la gauche attitude de l’Indien à pied, debout devant l’état-major, et répondant invariablement : « Je ne sais pas, » à toutes les questions que leur adressait l’interprète sur les chefs, les forces et les détails de l’invasion. — Qu’on en finisse, dit simplement le commandant. — Je me refusais à comprendre, et eux aussi ; mais les Indiens de Pichi-Huinca avaient parfaitement compris, et ils se précipitèrent sur eux à coups de lance. Les deux prisonniers, les mains attachées derrière le dos, couraient, trébuchaient, criaient à chaque coup : Señor ! Señor ! Monsieur ! Monsieur ! c’était tout ce qu’ils savaient d’espagnol. L’un d’eux, trouvant devant lui un large puits sans margelle depuis longtemps abandonné, s’y précipita la tête la première et disparut. Son agonie du moins fut courte. Le spectacle n’en était pas moins repoussant ; tandis que ses bourreaux désappointés fouillaient l’eau avec leurs longues lances, une multitude de crapauds effarés formaient sur les parois de ce trou béant d’immondes guirlandes. Je me détournai avec horreur, et mes yeux rencontrèrent l’autre Indien, étendu et râlant d’une manière affreuse. Un officier en eut pitié et lui fit couper la gorge. Comme cela ne suffisait pas et que le râle n’en était que plus horrible, on lui planta un couteau dans le cœur. Les deux hommes qui s’étaient chargés avec une évidente satisfaction de ce dernier et sanglant office étaient deux gardes nationaux, deux gauchos de frontière, à qui nous avions vu accomplir avec simplicité des actes héroïques depuis quelques jours. L’un, au début même de l’invasion, était revenu de vingt lieues, seul, mal armé, ou plutôt n’ayant d’autre arme défensive que les deux excellens chevaux qu’il menait avec lui et montait tour à tour. Rien ne lui était plus facile que de rester en sûreté dans sa maison ; mais son officier avait pris sur lui de lui accorder deux jours de congé : les deux jours étaient expirés, le lieutenant serait compromis par son absence, et ce garde national revenait dégager sa parole et partager, notre sort, qui n’avait rien d’enviable. L’autre, se multipliant depuis le 26 décembre, guide, courrier, espion, nuit et jour en selle et en campagne, nous était arrivé le matin même, quand nous étions étroitement cernés, et, toujours de sang-froid, avait pris son temps et franchi au triple galop les avant-postes des assiégeans au moment où, l’ayant reconnu et le jugeant perdu, nous sortions du fortin en tumulte pour le protéger. Certes le féroce regard qui accompagna le coup de couteau, d’ailleurs magistral, dont ils achevèrent tour à tour l’Indien agonisant me gâtait mes deux héros ; mais il faut prendre les hommes de frontière tels qu’ils sont, tels que les font leur sang mélangé et leur vie farouche. Il y a en eux, comme dans les chiens des prairies, des dévoûmens admirables et des instincts de bête fauve. Ils sont braves, mais ils ont le courage cruel. Le danger les anime, mais le sang leur plaît.

Nous retournâmes le soir même au fort Lavalle, par une nuit noire, et refoulant parfois du poitrail de nos chevaux des rangs épais de bœufs harassés. Nous trouvâmes au fort toutes les troupes de la frontière sud et de la frontière ouest. Celles de la frontière nord, accourues aussi vers le point attaqué, avaient atteint et sabré deux jours auparavant les Indiens de Puizen près de Tapalqué, et leur avaient repris tout le butin. Autour de Lavalle, on s’était battu toute la journée et l’on avait détaché des colonnes d’attaque dans toutes les directions. On a vu que le gros des Indiens, masqué par les masses de cavalerie qu’ils avaient échelonnées sur leurs flancs pour attirer sur elles l’effort des troupes, avait su se dérober et sauver les bœufs et les chevaux. Nous apportions les premières données exactes sur la route qu’ils suivaient. Le boute-selle sonna aussitôt, et l’on atteignit Catriel et Rumay le lendemain. On leur tua peu de monde, mais on reconquit presque tous les bœufs et quelques chevaux. Quant aux moutons, auxquels nous gardions rancune, ils les avaient abandonnés dès la veille, peu d’heures après que leurs bêlemens nous avaient causé de si vives appréhensions. Nous devions voir défiler une seconde fois, mais en sens inverse, et conduites par des soldats, ces masses énormes de bétail sous lesquelles disparaissait la plaine. On les poussait doucement vers les lagunas de l’intérieur, et, après les avoir rafraîchies et reposées, on les abandonnait à leur instinct. Les bœufs savaient bien retrouver leur estancia natale, leur lieu d’affection, leur querencia.

Notre campagne était finie, et la ville que nous avions commencé à tracer devait attendre d’autres habitans et des jours meilleurs. Après avoir vu le côté pittoresque de l’invasion, nous devions à notre retour en toucher du doigt les côtés sombres, les chaumières brûlées, les familles en larmes, les estancias désertes. Pour peindre tout cela d’un trait et le résumer en un croquis, il suffit de raconter notre arrivée à Olavarria. Le soir tombait, nos chevaux étaient épuisés de fatigue, et, à mesure que la nuit s’épaississait, on voyait nettement se dessiner un immense cercle de flammes qui de toutes parts bordait l’horizon. Les Indiens, avant leur départ, avaient incendié tous ces champs pour couvrir leur retraite et dans la traversée du désert avoir derrière eux, au rebours des Hébreux de Moïse, une colonne de fumée le jour et de feu la nuit qui leur servît à diriger leur marche. J’avoue que j’avais jusque-là trouvé mesquins ces fameux incendies de prairies chers à Cooper, et dont ses romans faisaient à mon sens trop d’étalage ; c’est que je n’avais jamais vu une ceinture de feu d’au moins dix lieues de tour disperser dans l’air en fumée, en même temps que les herbes folles de la pampa, les espérances et les moissons de centaines d’agriculteurs. Comme nous contemplions ce spectacle, deux cavaliers nous abordèrent et nous demandèrent s’il était vrai que nous ramenions une captive délivrée par les troupes. C’était vrai en effet, et elle était dans notre char. Ils coururent à la portière. — Ce n’est pas elle, dirent-ils avec désappointement, allons à la Blanca-Grande. — Ils repartirent, et ne tardèrent point à se perdre dans la nuit, galopant vers le désert. C’étaient le mari et le fils d’une pauvre femme que les Indiens avaient enlevée. Hélas ! ce qu’ils allaient chercher si loin, à travers ces plaines sinistres, c’était sans doute une amère déception. Telles sont les épreuves de la vie de frontières.

Olavarria, Tapalqué, le Tandil, ce qu’on pourrait appeler la seconde ligne de défense, avait 2,000 ou 3,000 hommes de troupes. Le docteur Alsina, accouru à l’Azul aux premières nouvelles de l’invasion, les y avait concentrées sans doute avec la pensée, qui devait plaire à sa mauvaise humeur légitime aussi bien qu’à son activité de répondre à l’agression des Indiens par une agression immédiate, et de lancer en avant l’expédition depuis longtemps résolue. Cette expédition n’a pu pourtant se mettre en marche que deux mois après, aux premiers jours de mars. C’est certainement un malheur. L’effet moral produit par une offensive foudroyante aurait été immense, et il devenait nécessaire d’agir vigoureusement sur le moral ébranlé des colons du désert. Malgré les victoires obtenues, les ruines étaient là, fumantes, et les ruines parlent plus haut que les bulletins. La panique s’était mise dans les estancias de la frontière, ces établissemens d’avant-garde qui avaient supporté sans faiblir tant d’autres émotions. Or une panique à la frontière, une panique des capitaux considérables qui y sont engagés, est plus désastreuse que trois ou quatre invasions. L’expédition qui est en ce moment en marche marque l’inauguration d’une politique plus décidée à l’égard des Indiens. C’est quelque chose sans doute, ce n’est pas tout. Il faut encore que cette politique soit tenace, qu’elle se préserve des folles ardeurs si naturelles au génie argentin et des défaillances qui ne manquent jamais de les suivre. Il importe peu d’avancer lentement, pourvu qu’on avance avec persévérance et méthode. En ce sens, cette expédition, qui n’annonce pas d’autre but que de transporter la frontière cinquante lieues plus loin, qui n’y emploie d’autres élémens militaires que ceux qui sont à sa main, cette expédition sans fracas et sans mise en scène, doit par cela même inspirer confiance. Cette modestie est une nouveauté et donne lieu de croire que la question indienne, œuvre de patience et de méthode, a enfin été prise par le bon bout.

Si l’on cherche à tirer les conclusions des scènes que nous avons essayé de peindre, la première qui se présente à l’esprit est que l’ère des complaisances et des flatteries pour les Indiens doit se fermer pour toujours. La dernière expérience est complète et décisive. Être humain à leur égard, rien de mieux, à la condition de ne l’être qu’après les avoir vaincus et de leur avoir fait comprendre que cette générosité n’est pas de la faiblesse. Au point de vue militaire, le lecteur n’aura pas manqué de noter déjà en quoi consiste la faute capitale où s’était laissé entraîner la république argentine. Elle s’était réduite au rôle passif, à la guerre défensive, de toutes les guerres la plus ingrate et la moins efficace. Elle avait laissé ses ennemis sauvages s’arroger le côté facile et brillant, une offensive intermittente, des coups de main rapides, aux heures et sur le terrain qu’ils choisissaient eux-mêmes. La translation de la ligne des frontières permet d’intervertir les rôles. Les Indiens devront désormais se garder, être toujours vigilans et toujours inquiets. Ces irréguliers sont incapables de s’accommoder d’un pareil régime. Ils s’enfonceront plus avant dans les profondeurs de la pampa, et la ligne pourra être reportée une seconde fois plus loin presque sans coup férir, sans avoir gagné de grandes batailles, il est vrai, mais aussi sans en avoir perdu, sans avoir essayé de frapper vivement l’imagination des électeurs par d’éclatans succès, mais en revanche sans avoir ruiné personne par des revers inattendus. Si le procédé est long, il est sûr. En quelques étapes, on sera au Rio-Negro. C’est une barrière naturelle que les Indiens du sud, qui ne savent ni nager ni naviguer, franchiront difficilement. Il suffira de garder des gués peu nombreux et connus. La question indienne sera alors résolue pour longtemps. Veuille le ciel qu’une politique avisée et pratique complète l’œuvre en favorisant la mise en valeur des milliers de lieues carrées ainsi conquises à la civilisation.


ALFRED ÉBELOT.


  1. La lieue dont il est toujours question dans le cours de ce récit est la lieue argentine, qui correspond presque à notre ancienne lieue de pays, c’est-à-dire à un peu plus de 5 kilomètres.
  2. On appelle plus particulièrement pampa le domaine des Indiens, par opposition au campo, ou prairie déjà conquise à l’industrie pastorale.
  3. Le fort Lavalle, ou plutôt Général Lavalle, comme il s’appelle officiellement, a pris son nom du meilleur capitaine et du plus intrépide que les unitaires aient pu opposer à Rosas, contre lequel il lutta sans relâche. Les forts et fortins sont très souvent baptisés du nom d’un homme célèbre ou d’un ancien chef de la ligne.
  4. Voyez, dans la Revue du 15 juillet 1875, une très exacte et très attachante étude de M. Émile Daireaux sur l’Industrie pastorale dans l’Amérique du Sud.