Une Jeune Poète anglaise

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UNE JEUNE POÈTE ANGLAISE.

Il y a quelques années que parut à Londres le poème de l’Improvisatrire. L’auteur en était inconnu ; le frontispice portait seulement ces initiales : L. E. L. ; mais le brillant succès de ce volume et de ceux qui le suivirent ne permit pas au poète de demeurer long-temps caché. Le nom de miss Laetitia Landon est aujourd’hui si connu en Angleterre, que, malgré le modeste incognito dont elle continue à le couvrir, je ne crains pas de commettre une indiscrétion en le révélant ici. Sans cette grande raison du sans-nom, les productions de l’aimable poète seraient sans doute aussi répandues parmi nous qu’elles le sont chez nos voisins ; mais là le mystère dont s’entoure un auteur offre un appât de plus à l’imagination ; ici, au contraire, le public veut savoir à qui s’en prendre de son ennui ou de ses plaisirs ; l’anonyme le refroidit, le pseudonyme lui semble une mystification ; aussi le nom de sir Walter Scott figurait déjà en tête des traductions françaises de ses romans, que l’Angleterre s’épuisait encore en suppositions merveilleuses sur le grand inconnu. Ceci ne viendrait-il point de ce que notre nation, l’une des moins artistes qu’il y ait au monde, veut toujours juger l’homme dans l’écrivain, cherchant ainsi dans l’art toute autre chose que l’art.

Ne voyons-nous pas chaque jour des gens qui, avant d’admirer les vers d’un poète, en exigeraient volontiers un certificat de bonne vie et mœurs ? ce qui prouve, ce me semble, en faveur de leur goût pour la morale, mais non pour la poésie. D’autres en revanche, sous prétexte d’enthousiasme pour des ouvrages dignes d’admiration, exaltent ou approuvent une conduite digne de blâme, donnant ainsi à penser qu’ils sympathisent avec les vices de l’homme, plus encore qu’avec le génie de l’artiste.

Espérons cependant que, dans ce siècle de perfectionnement, on en viendra à estimer chaque chose pour elle-même, à comprendre que le talent n’implique pas plus les vertus qu’il ne les exclut. Alors on cessera de confondre les convictions poétiques, qui tiennent à l’esprit et à l’imagination, avec les convictions morales, qui tiennent à la conscience ; on avouera enfin que les premières sont les seules qu’on doive exiger du poète, sans toutefois en conclure qu’il soit dépourvu des autres. Si l’homme religieux est celui qui, pénétré de la vérité d’une croyance, y conforme toutes ses actions, au poète religieux, il suffit que la religion apparaisse comme une chose belle et poétique. Le même homme peut être à-la-fois l’un et l’autre, mais il n’y a pas de raison pour qu’il ne soit pas l’un ou l’autre : le janséniste Boileau était païen en poésie. Ceci une fois admis, nous verrons disparaître du langage de la critique ces banales et insignifiantes accusations de déception ou de mauvaise foi, si étranges en matière d’art ; comme si ce mot art ne disait pas précisément le contraire de vérité.

Qu’est-ce cependant que cette vérité qu’on demande à l’artiste ? Faut-il qu’il ait ressenti tout ce qu’il exprime ? La chose est-elle possible ? Non, sans doute. D’ailleurs ce n’est pas l’émotion qu’il éprouve qui fait le poète, c’est celle qu’il comprend. Sa propre sensibilité n’est qu’une sorte de diapason, qui sert tout au plus à lui donner le ton. Autre est la faculté de sentir, autre celle de connaître la note, le trait, le mot qui va frapper l’oreille, les yeux, l’imagination d’autrui, et la force de partager la sensation par vous retracée. Dès-lors pourquoi s’étonner de voir nos auteurs les plus comiques porter dans la vie habituelle un caractère sérieux ou morose ? Pourquoi ne pas vouloir qu’on puisse être à-la-fois un poète mélancolique et un homme gai et sociable ; se montrer terrible dans ses conceptions, en même temps que doux et facile dans les relations privées, lorsque tant d’exemples sont là pour attester de la possibilité du fait ? Pourquoi ? si ce n’est, comme dit le cardinal de Retz, parce que le monde veut être trompé. En nous offrant des illusions, les arts ne nous trompent point ; ils donnent ce qu’ils promettent ; en exiger de la réalité, c’est les forcer au mensonge. C’est ainsi que la frayeur de cette terrible accusation de n’être pas l’homme de son livre a contraint tant de jeunes écrivains à se modeler après coup sur leur type poétique, et à poser en permanence la rêverie Lamartinienne, l’orgueil Dantesque ou le dédain Byronien. Qui sait même si quelque jeune peintre des passions forcenées ne se croira pas un jour obligé de tuer sa maîtresse, afin de donner à ses tableaux toute la vérité désirable.

Prétendre qu’un auteur ne se peint pas dans ses écrits, qu’il n’y faut chercher que le mouvement de ses idées et la tournure de son esprit, c’est désenchanter la poésie, me dira-t-on en me jetant à la tête un de ces éternels lieux communs qui seraient le plus grand fléau de ce monde, n’était le cholera-morbus. — Désenchanter la poésie ! Non, si c’est elle que vous aimez…

Quand un acteur nous a profondément émus dans quelque belle animation de nos poètes, nous n’en concluons pas qu’il a l’âme de Néron ou d’Othello, mais seulement qu’il est un grand comédien. Quelle est donc la différence d’un art à l’autre, si ce n’est que le poète passionne ses propres idées, au lieu de passionner celles d’autrui ? Ainsi, lorsqu’à la simple lecture de quelques pages tracées par lui, un homme peut faire éprouver un sentiment profond, éloignement ou sympathie, admiration ou haine, on devrait en conclure seulement que celui-là qui sait ainsi incarner sa parole est un vrai poète ; mais se laisser aller complètement à l’illusion, c’est ressembler à cette jeune femme qui s’éprit de Garrick dans le rôle brillant de Lothario, au point de vouloir l’épouser, et se guérit de sa passion, en revoyant le même acteur dans le personnage ridicule de Falstaff. Elle aussi confondait l’homme avec sa création : ce n’était point Garrick qu’elle aimait, c’était Lothario.

Les jugeurs du temps de Boileau lui criaient :

Critiquer Chapelain ! ah ! c’est un si bon homme !

Les nôtres, qui rient de ceux-là, disent gravement, en fermant un livre : « Je ne ferais pas mon ami de cet homme, ou : Je n’épouserais pas cette femme, » ce qui me paraît, à moi, tout aussi judicieux en matière littéraire.

Ceci nous ramène à miss Landon, qui sans doute s’est vue plus d’une fois exposée à de semblables jugemens. Elle-même, dans la préface d’un de ses volumes de poésie, se plaint spirituellement de cette manie de rechercher la vie d’un auteur dans ses ouvrages, et de rejeter sur sa personne le blâme que pourraient mériter ses idées. J’espère ne point encourir de sa part un pareil reproche, étant d’avis que, si miss Landon est jeune, aimable, honorable et honorée, ce sont choses dont il faut féliciter ses amis, sa famille et surtout elle-même, mais dont le lecteur n’a pas droit de s’enquérir. Je me bornerai à analyser de mon mieux le caractère de son talent.

Miss Landon, à en juger par la fréquence de ses publications, doit écrire avec une prodigieuse facilité. En moins de six années, elle a fait paraître quatre volumes, chacun de quatre à cinq mille vers. Les deux premiers, l’Improvisatrice et le Troubadour , sont des poèmes d’une étendue considérable, suivis tous deux de poésies détachées.

Le troisième, la Violette d’or, est un cadre qui permet au poète de déployer toute la variété de son talent : c’est le concours des bardes, des ménestrels, des troubadours de toutes les contrées se disputant la violette d’Isaure aux jeux floraux ; c’est, l’auteur du moins le laisse entendre, c’est la ballade du chevalier anglais qui remporte le prix ; mais le sujet de ses chants, Sir Walter Manny au tombeau de son père, porte dans l’âme une si triste et si touchante émotion, qu’on ne songe pas à le lui contester.

Le quatrième volume de miss Landon contient plusieurs petits poèmes : Le Bracelet vénitien, récit emprunté à cette Italie, vers laquelle s’élance souvent l’imagination du poète ; la Pléiade perdue, qui a aussi inspiré une autre femme célèbre de l’Angleterre, madame Hemans ; une Histoire de la lyre, c’est-à-dire l’histoire d’une âme poétique, je n’ai pas besoin d’ajouter féminine. Si l’on joint à ces différentes productions le grand nombre de pièces dont miss Landon enrichit les divers Annuaires ou recueils littéraires, les illustrations poétiques faites pour des suites de gravures, telles que le Fisher’s drawingroom sketch book ; enfin un roman en prose et en trois volumes, Romance and reality, récemment publié, on conviendra que je n’ai rien dit de trop, en parlant de la fécondité et de la souplesse de son talent.

Il n’est pas de poète, surtout pas de jeune poète, qui n’ait foi, comme miss Landon, à la haute et excellente influence de la poésie, et, comme elle, ne la croie appelée à remplir une mission : celle que lui attribue miss Landon, c’est de lutter contre l’égoïsme et la sécheresse de cœur, résultat de cette civilisation raffinée qui durcit tout ce qu’elle polit. Elle pense qu’en éveillant nos sympathies pour des chagrins auxquels les sentimens désintéressés peuvent seuls avoir part, nous en deviendrons moins positifs, moins personnels : Dieu veuille qu’elle ait dit vrai ! Ainsi s’explique la mélancolie qui domine la poésie de miss Landon, et son penchant à retracer de préférence « la tristesse, le désappointement, la feuille qui tombe, la fleur flétrie, le cœur brisé et le tombeau précoce[1] ».

Les femmes, a dit un spirituel critique, ne connaissent que les détails, et ne brillent que par la manière plus ou moins heureuse de les rendre. Les ouvrages de miss Landon pourraient offrir une nouvelle preuve de la vérité de cette assertion, que j’accepte comme un fait et non comme un tort : ils abondent en beautés de détails, et me paraissent supérieurs de ce côté ; or, l’essentiel dans les œuvres d’art n’est pas que la supériorité tienne à telle ou telle partie, mais qu’elle existe quelque part. Le Troubadour est un conte chevaleresque où miss Landon a répandu tout le luxe du moyen âge. La donnée de l’Improvisatrice est celle de Corinne, c’est-à-dire la peinture d’une destinée de femme et de poète brisée dans cette lutte qui s’établit entre sa vocation et sa destination, sujet qui, depuis que Sapho en a fourni le type réel, a tenté plus ou moins toutes les femmes auteurs. Un des plus beaux développemens de ce thème, la Sapho de Grillparzer, est, je pense, encore inconnu en France.

En général, les qualités qui me paraissent distinguer miss Landon sont une vive et profonde sensibilité ; des expressions qui vont à l’âme, parce qu’elles en viennent ; le talent de peindre ce qu’elle décrit ; un luxe d’images, un peu surchargées quelquefois de cette profusion de rayons de soleil, de gouttes de rosée, de pierres précieuses, de rubis, d’émeraudes, dont Th. Moore a brillanté plutôt qu’enrichi la poésie anglaise, mais plus souvent encore pleines de nouveauté, de fraîcheur et de vie.

Les affections de cœur ou de famille, le sentiment passionné de la gloire et de tous les genres de gloire, la gamme tout entière des émotions qui peuvent vibrer dans une âme artiste, agiter une vie littéraire, le vide de la louange et du succès, l’amer désappointement que fait éprouver à un cœur aimant la stérile bienveillance dont le monde paie ceux qui l’amusent ; l’amour enfin, l’amour pur, dévoué, fidèle, mais malheureux, payé d’indifférence, brisé par l’inconstance ou détruit par la mort, tels sont les sujets, les sentimens, les images qui se reproduisent le plus souvent et avec le plus de bonheur sous la plume de la jeune poète.

Je ne puis traduire ou analyser toutes ses compositions ; cependant je voudrais initier le lecteur à cette puissance de femme faite de douceur et de tristesse[2], et qui pourtant est loin de manquer d’énergie. Plutôt que de citer des fragmens pris çà et là, je préfère traduire une pièce complète qui me paraît une de celles qui peuvent le mieux faire connaître la physionomie de ce talent. Je traduis en vers, cette langue m’étant plus familière que l’autre, et me permettant de suivre de plus près le mouvement de l’original sans avoir à lui faire subir cette double transformation d’anglais en français, puis de poésie en prose.

UNE CHRONIQUE D’AMOUR.[3]

Tout dans cette demeure ou se tait ou sommeille,
Tout, hormis la fontaine au murmure argentin,
Ou le vent, messager des roses qu’il éveille,
Mêlant au bruit de l’eau quelques soupirs lointains.
Il est plus de minuit. D’une huile parfumée
Les lampes tour-à-tour ont tari les flots d’or :
Toutes, en exhalant une tiède fumée,
S’éteignent ; toutes, non : il en reste une encor !
Une lampe d’argent, près d’une jeune femme,
Qui, de sa clarté pâle, empruntant le secours,
Trace sur le vélin, où s’épanche son âme,
Ces derniers mots, hélas ! si cruels et si courts !
— La peine confiée est, dit-on, moins amère !
S’il est vrai, c’est qu’alors la peine est éphémère ;
Ce sont des maux légers, non de pesans malheurs,
Qui passent entraînés par le torrent des pleurs ;
Mais il en est parfois d’incurables, d’intimes,
Qu’on ne saurait sonder sans en être victimes ;
Dard mortel et caché, qui fait long-temps souffrir,
Et qu’on ne peut du cœur arracher sans mourir.


Jeune, bien jeune encor paraît celle qui penche
Un front appesanti sur sa main frêle et blanche ;
Belle, elle ne l’est point, si ce n’est par hasard,
Quand un éclair de joie anime son regard ;

Belle ! non, si ce n’est cette beauté soudaine,
Intelligent reflet de la pensée humaine ;
Belle ! non, si ce n’est au moment fugitif
Où l’âme sur les traits jette un charme furtif.
Elle l’éprouva trop ! La jeune désolée,
Jetée au sein du monde, étrangère, isolée,
N’a point connu ces noms, doux et premier lien,
Où put se reposer un cœur tel que le sien !
Trop tendre pour goûter la vaine flatterie,
Trop aimante pour voir sa jeunesse flétrie,
Dans cet isolement, imposé par le sort,
Elle vit ; mais la vie est pour elle un effort !
Long-temps elle nourrit, dans le fond de son âme,
D’innocens alimens cette inquiète flamme.
Elle invoqua les Arts, l’Étude, la Pitié,
Qui, trompant notre cœur, le remplit à moitié ;
Les doux chants du poète, et tout ce qu’à nos veilles
Le monde des romans peut offrir de merveilles :
C’est en vain, elle aima ! elle aima ! dès ce jour,
Des oiseaux et des fleurs fuit le tranquille amour,
Le livre nonchalant sur ses genoux retombe ;
Le luth reste oublié sous l’arbre favori,
Dont les rameaux, pendans comme autour d’une tombe,
Aux doux rêves du soir n’offrent plus leur abri.
Elle aima ! Quel pouvoir l’en aurait pu défendre ?
C’est lui qu’elle aime, lui qui voit, sans y prétendre,
Tous les yeux s’animer, tous les cœurs tressaillir,
Tous les fronts se parer d’une rougeur nouvelle,
Et chaque belle joue en devenir plus belle,
Hors une seule, hélas ! qui ne sait que pâlir.

Pauvre cœur ! qui, peu fait aux douloureuses crises,
Au premier battement qui t’agite, te brises…
Pauvre fille ! qui n’as ces lèvres, ni ces yeux,
Pour qui le jeune amant échangerait les cieux !…
Malheur ! tu vas subir cet amour implacable,
Cet amour sans merci pour l’âme qu’il accable,
Qui, loin de s’apaiser du calme de la nuit,
Arrache à son repos le paisible minuit !
Qui, dans la foule immense, aperçoit un seul être ;
Qui, de cent pas confus, n’écoute qu’un seul pas ;
Qui, d’un brillant concert, n’aime et n’entend peut-être
Qu’un seul accent plaintif, qu’il répète tout bas ;

Qui ne cherche, en tournant les pages du poète,
Qu’un seul mot qui réponde à sa douleur muette !…
Malheur !… car n’est-ce point un malheur sans retour
Que, dans un cœur si faible, un si puissant amour ?

Que de fois, au milieu d’une fête brillante,
Seule, à l’écart, fuyant, et la foule bruyante,
Et ces mille flambeaux, et leur éclat moqueur,
Qui lui semble insulter aux peines de son cœur,
Oubliée, et bientôt s’oubliant elle-même,
Elle a, d’un long regard, suivi celui qu’elle aime,
Comme si, pour le voir brillant et radieux,
Son âme tout entière eût passé dans ses yeux !
Mais qu’alors, au travers de la danse folâtre,
De sa propre beauté, quelque belle idolâtre,
Au miroir, en passant, dérobe un prompt coup-d’œil,
Elle, que blesse, hélas ! ce juste et doux orgueil,
De sa chambre, à pas lents, cherche l’asile sombre,
Pour y pleurer du moins dans le silence et l’ombre.
Et lui ! de ce départ s’est-il même aperçu ?
Cause de tant de pleurs, versés à son insu,
Quand seule elle gémit, lui, lui, sa noble idole,
Que fait-il au milieu de ce monde frivole ?
Il promène au hasard, rayonnant de gaîté,
Cet œil d’aigle, planant sous un soleil d’été,
Et ces anneaux flottans et noirs, dont avec peine
Le vent capricieux quitte l’ombre d’ébène,
Et ce sourire fier, et cependant si doux,
Que tous il les appelle et les efface tous ;
Ce sourire qu’elle aime, et qui n’est pas pour elle !
Oh ! ne l’accablez point d’une raison cruelle !
Le cœur, à notre gré, se peut il arrêter ?
Quelle voix lui dira : Cesse de palpiter ?

C’était trop de tourmens !…. Lasse de sa misère,
Elle avait imploré la paix d’un monastère.
Sa cellule est choisie, et demain est le jour
Qui doit ensevelir sa vie et son amour…
Mais, pauvre enfant ! l’amour vit de pleurs, de prière ;
Tu ne l’endormiras qu’avec toi sous la pierre.

C’est sa dernière nuit ! Autour d’elle, au hasard,
La jeune fille encor jette un dernier regard.
Eh ! comment, sans effort, quitter cette demeure ?
Il avait été là… L’heure passe après l’heure…
Un triste enchantement semble arrêter ses pas ;
Au ciel, sa lèvre pâle adresse encor tout bas
Quelques vœux de bonheur… hélas ! non pas pour elle !
Mais quel soudain espoir à ses yeux étincelle,
Comme l’éclair lointain dans un noir horizon !
Elle aperçoit, couvert d’un antique blason,
Un vieux livre entr’ouvert, dont les pages gothiques
Racontaient aux lecteurs d’amoureuses chroniques.
Sur l’un des blancs feuillets, pour les jours à venir,
Ne peut-elle du moins laisser un souvenir ?
Ne peut-elle invoquer un regret, une plainte,
Qui la consolerait dans sa retraite sainte ;
Et, dans un dernier mot exhaler son amour ?…
La guirlande de fleurs, quittée avec le jour,
Que flétrit lentement le crépuscule sombre,
Par un dernier parfum se révèle dans l’ombre.
Et ce chant qui finit, mais qu’on écoute encor,
Nous jette pour adieu quelque dernier accord !…
Elle saisit la plume, et soudain la rejette.
— Quoi ! sa douleur timide et si long-temps muette,
Exposée au dédain !… À cette ombre d’affront
Une pourpre rapide a coloré son front.
Bientôt, à flots pressés, inondant sa paupière.
Entre ses doigts tremblans tomba la pluie amère,
Et, devançant des vœux peut-être irrésolus.
Sa main ferma le livre, et ne le rouvrit plus…

Voici le jour, voici que, dans la vaste salle,
Tombent les premiers feux de l’heure matinale,
Qui, d’une humide haleine, ouvrant toutes les fleurs,
Semble, dans son éclat, réfléchir leurs couleurs.
Autour de la fenêtre un doux oiseau se joue ;
Il chante un chant joyeux ; du jasmin qu’il secoue,
Les blanches fleurs, cédant à ce choc passager,
Pénètrent dans la chambre en nuage léger.
Ce fut là qu’on trouva la jeune infortunée.
On voulut relever cette tête inclinée,
Que de ses longs cheveux le voile noir couvrait.
Elle était morte !… morte en gardant son secret !

De l’ensemble des poésies de miss Landon, résulte la même impression de passion et de mélancolie que laissera sans doute dans l’âme de celui qui la lira, la pièce que je viens de citer. Mais, quand, d’après le caractère de ce talent, il aura composé l’image de la jeune muse, ne serai-je point mal venue à déranger son type, à détruire son émotion, en lui montrant l’aimable auteur sous un autre aspect ; et les sentimens qu’elle affectionne traités par elle d’un point de vue opposé ? Essayons cependant de présenter le rire après les larmes, la prose après la poésie, me fiant au talent de miss Landon, pour forcer le lecteur à lui pardonner, comme il dira sans doute, de n’être plus elle.

Voici un fragment du roman que vient de publier miss Landon : c’est l’histoire de lady Mendeville racontée par elle-même, au coin du feu, pendant la soirée la plus causante et la plus confidentielle du monde.

« Je vais donc me faire l’héroïne d’un récit, quoique malheureusement je manque de toutes les qualités obligées. Un seul excepté, il ne m’est jamais arrivé de malheur : jamais je ne me suis trouvée réduite à de telles extrémités, que je me sois vue forcée de vendre jusqu’à la croix de rubis suspendue à mon cou par ma mère mystérieuse, ou le médaillon qui contenait deux tresses de cheveux, l’une d’un noir de jais, et l’autre d’un blond d’or, premier gage d’amour de mes infortunés parens. — Je n’ai jamais eu une fièvre, durant laquelle mon amant épiait chaque regard de mon compatissant médecin. — Je n’ai jamais été laissée pour morte ; puis, après une profonde léthargie, rendue à la vie. — Mes cheveux n’ont jamais tenu la frisure. — Je n’ai jamais joué de la harpe. — Et j’ai toujours été plus disposée à rire qu’à pleurer.

« Mon père, lord Elmore, vivait dans une grande et ancienne maison, à la grande et ancienne manière : par grande, j’entends magnifique. Il était seulement un peu moins indulgent pour ses sept enfans que ma mère, qui, je crois, n’avait dit non de sa vie. Ce n’était pas le système d’indulgence pratiqué par la bonne femme de Dandie Dinmont, qui donnait aux enfans la clef des champs, parce que, pauvres créatures ! elle n’avait que cela à leur donner ; mais ma mère pensait, je suppose, que comme elle donnait toutes les autres choses, elle pouvait encore donner celle-là par-dessus le marché.

« Je passe rapidement sur la dynastie des fourreaux blancs et des ceintures bleues. Tantôt j’apprenais mes leçons, tantôt je ne les apprenais pas. Mais, dans le fait, ce qui n’était pas affaire de nécessité devint souvent affaire d’inclination. C’est ainsi que j’arrivai à la dignité de quatorze ans, et de confidente de ma sœur. — Oh ! quel intérêt je prenais à ses anxiétés ! quelle sympathie je ressentais pour ses chagrins ! c’était presque la même chose que d’avoir un amant à moi : il y avait dans cette alliance un bonheur à impatienter ; les deux familles la desiraient également, seulement mon père insistait pour que le mariage ne se fît que lorsque Isabelle aurait dix-huit ans accomplis. Cependant les amans trouvaient moyen de se ménager quelques petites querelles ou jalousies, qui diversifiaient agréablement ce délai. — L’année d’épreuve passée, ma sœur se maria. Même aujourd’hui je me rappelle combien elle me manqua alors. Je pleurai les trois premiers soirs où je me vis obligée de mettre moi-même mes papillotes. Cependant septembre arriva, et avec lui mon second frère. Son compagnon pour la saison de la chasse était le jeune, le beau, le vif Henry O’Byrne, descendu de rois dont la couronne était assez vieille pour avoir été faite de l’or d’Ophir. Moi qui considérais un amant comme la conséquence naturelle de mes quinze ans, qui même me serais volontiers étonnée de n’en avoir pas un déjà, convaincue qu’une demi-douzaine de rougeurs était la preuve assurée de mes sentimens, je perdis mon cœur avec toute la facilité imaginable, et Henry me parla d’amour parce qu’il pensait, je le crois véritablement, que c’était une politesse convenable, et à laquelle devait s’attendre toute femme au-dessous de cinquante ans. Une déclaration d’amour était pour moi l’équivalent d’une proposition de mariage, quoique, pour dire toute la vérité, je doute qu’elle fût entendue dans ce sens par mon amant milésien. Mon père, je ne sais vraiment comment il osa prendre cette liberté, mon père, s’avisa de dire un jour qu’il désirait que je ne me promenasse pas si long-temps sur la terrasse, au clair de la lune, avec M. O’Byrne : « tout enfant que j’étais, cela ne lui plaisait pas. » — Tout enfant que j’étais ! c’était ajouter l’insulte à l’injure. Je me jetai à ses pieds de la manière la plus classique ; je le suppliai de ne pas sacrifier à l’ambition le sort de son enfant ; je parlai d’une chaumière et de bonheur…, d’espérances détruites, et de tombeau précoce ! — Je ne suis pas assurée si mon père rit ou jura : je crois bien qu’il fit l’un et l’autre. Cependant il envoya chercher ma mère, afin qu’elle essayât de me convaincre, au lieu de quoi elle s’efforça de me consoler. Elle appuya sur l’imprudence de s’exposer à la pauvreté, sur les misères d’un attachement irréfléchi, jusqu’à ce que, vaincue par le tableau des privations que j’aurais à endurer, des difficultés que je pourrais rencontrer, elle pleura de bonne foi sur les peines de mon avenir imaginaire.

« Le dîner vint ; mais la place d’O’Byrne était vacante. De grosses larmes tombèrent dans ma soupe ; mon poulet fut remporté intact : je refusai même ma gelée d’abricots favorite.

« Le soir toutefois m’apporta quelque consolation, sous la forme d’une réelle et véritable lettre d’amour, arrivée par la voie la plus orthodoxe, ma femme de chambre, à laquelle je ne pus m’empêcher d’en faire tout haut la lecture. La barbarie de mon père. !… Éternelle constance !… Comme ces phrases ressortaient bien sur le vélin de Bath !

« Ah ! ma chère Émilie, pour vous est fermée à jamais une des source les plus douces de félicité dans la jeunesse. Vous n’avez pas de père armé d’une dureté de cœur proverbiale, point de tuteur qui vous enferme. Il vous est impossible d’éprouver une passion contrariée ; et jeune, riche, jolie, vous auriez peine, je pense, à vous consoler, en essayant d’en avoir une qui ne fût pas payée de retour.

« Combien je me trouvais tyrannisée ! Quelle importance j’en acquérais à mes propres yeux ! Trois semaines se passèrent, pendant lesquelles j’attrapai deux gros rhumes, en restant à la fenêtre, pour contempler le clair de lune sur la terrasse, où nous avions coutume de nous promener ensemble. — Je menaçai ma mère d’une consomption. Je veillai la nuit lisant et relisant sa lettre, et regardant un petit profil que j’avais dessiné à la mine de plomb, et que j’appelais le sien. Dieu sait s’il courait aucun risque d’être reconnu.

« Trois semaines se passèrent donc, lorsque, prenant le journal un matin, et sautant, comme les femmes le font toujours, à l’article des naissances, morts et mariages, que vis-je ? sinon : marié, jeudi dernier, à Gretna, Henry O’Byrne, de Kildaren-Castle, dans le Connaught, à Elisa, seule fille et héritière de Jonathan Simpkin ! — Le papier me tomba des mains. Je connaissais bien ma rivale aux cheveux roux : elle avait dîné à la maison avec la vieille Lady Driscol, qui lui servait de chaperon. C’est là qu’elle avait rencontré mon infidèle amant. Hélas ! j’avais été mise en balance avec 100,000 liv. sterling, et trouvée trop légère. Combien je résolus d’être malheureuse ! Une simple tresse réunit mes cheveux, que je ne devais plus prendre plaisir à boucler. Je négligeai ma toilette, ce qui veut dire que je ne portai plus que de la mousseline blanche ; et ma tendre mère, qui avait été aussi fâchée contre moi, que sa douce nature lui permettait de l’être, pouvait maintenant se fâcher contre lui autant qu’il lui plaisait. Sa surprise d’une telle infidélité fut même plus grande que la mienne, et sa compassion s’en accrut. J’argumentai sur la perfidie des hommes, et je déclarai que je ne me marierais jamais. — Six mois s’écoulèrent ainsi, et, pour dire la vérité, je commençais à me trouver très fatiguée de mon désespoir, lorsqu’un jour, un jeune homme, un cousin duquel, à l’âge des fourreaux blancs, j’avais été la Benjamine, vint séjourner dans notre maison. Il parut touché de ma mélancolie. Je lui confiai mes chagrins, et de la confiance naquit la consolation.

« Je ne sais comment cela se fit ; mais je pensais que les boucles de ma chevelure ne méritaient pas tant de mépris, qu’une imagination de jeune fille pourrait bien n’être qu’une folie. Lord Mendeville en tomba d’accord. Mon père se moqua de moi et dit que je devais me montrer plus conséquente ; que jamais une héroïne n’avait aimé du consentement de sa famille ; mais ma mère ajouta : Pauvre chère enfant ! ne la tourmentez pas.

« Bref, ma sœur avait été mariée à dix-huit ans ; je le fus de même, et le pernicieux système de gâterie a continué. Je connais dans le dictionnaire un certain mot de contradiction ; mais ma science à cet égard est toute en théorie. J’ai un mari comme il n’y en a point, pour qui j’ai été une femme comme il y en a peu. J’ai deux des plus jolis enfans du monde (ne me répondez pas, Émilie, ce sourire approbateur me suffit), et je me demande quelquefois si, comme cet ancien roi, il ne serait pas prudent de faire une offrande au Destin, et de jeter ma parure d’émeraude dans le lac ? »


Mme  amable tastu.
  1. Préface du Bracelet vénitien.
  2. My power is but a woman’s power
    Of softness and of sadness made.

  3. Le titre anglais de cette pièce est The Neglected One.