Une Page de l’Histoire de l’anglicanisme - Les débuts du Broad Church (1845-1865)

La bibliothèque libre.
Une Page de l’Histoire de l’anglicanisme - Les débuts du Broad Church (1845-1865)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 15 (p. 77-111).
UNE PAGE
DE
L’HISTOIRE DE L’ANGLICANISME
AU XIXe SIÈCLE

LES DÉBUTS DU « BROAD CHURCH » (1845-1865)


I

L’idée maîtresse de Newman, lors du Mouvement d’Oxford, avait été de combattre ce qu’il appelait, d’un mot plus ou moins bien choisi, le « libéralisme » en religion, autrement dit le latitudinarisme anti-dogmatique. Tout ce que le tractarianisme gagnait dans l’Université était perdu pour le « libéralisme ; » le « libéralisme » profitait de tout ce qui affaiblissait le tractarianisme. Ainsi, à la fin de 1841, le premier échec fait à l’influence de Newman, par la condamnation du Tract 90, avait-il eu, pour immédiate contre-partie, l’éclatant succès avec lequel l’un des représentans de l’école libérale, Arnold, avait inauguré son enseignement comme regins professor de l’Université. Et plus tard, quand le chef du Mouvement se sentit obligé de se soumettre à Rome, l’un de ses principaux sujets d’angoisse fut, comme il l’a raconté lui-même, « le pressentiment » très net que sa sécession amènerait la prépondérance du «  « libéralisme[1]. » Ce pressentiment se vérifia. Après la conversion de Newman, le tractarianisme, naguère si vivant à Oxford, y parut mort : les témoignages contemporains en font foi[2]. Ce qui, grâce à Pusey, en survivait, se déplaça ; il n’eut plus son centre d’action dans l’Université, et il émigra dans les presbytères de villes ou de comtés, où il devait subir peu à peu une transformation, devenir moins purement doctrinal, plus pratique, et aboutir au ritualisme. L’école libérale jugea le moment favorable pour s’emparer, à Oxford, de l’influence perdue par les tractariens. Aussi bien, personnifiée alors par les disciples d’Arnold, se présentait-elle avec une physionomie rajeunie qui tranchait sur le vieux libéralisme ; elle avait je ne sais quoi de plus sympathique, de plus généreux, de plus enthousiaste, de plus sérieusement pieux et religieux, malgré le vague des croyances ; rien de commun avec l’indifférence nonchalante et quelque peu sceptique, avec la correction tout extérieure et superficielle, avec le prosaïsme sèchement formaliste, avec l’anémie spirituelle des latitudinaires du XVIIIe siècle.

C’est pour cette école nouvelle qu’on imagina le vocable nouveau de Broad church (Eglise large), par opposition à High church et à Low church (Eglise haute et Eglise basse). Où ce vocable est-il né ? Est-ce, à Oxford, dans une conversation de common room[3] ? Est-ce dans un article de Stanley, publié par la Revue d’Edimbourg, en juillet 1850 ? Toujours est-il qu’en 1853, dans cette même revue, M. Conybeare s’en servait comme d’une expression passée dans l’usage. Elle désignait moins un parti délimité, organisé, ayant son Credo nettement formulé, qu’un état d’esprit, une tendance. Le broad churchman se méfie de toute institution autoritaire, de toute doctrine trop positive. Sa façon de se mettre à l’aise avec les objections de la science ou de la raison modernes est de considérer les questions dogmatiques comme autant de questions ouvertes sur lesquelles la critique à loisir de s’exercer. Il prévient les désaccords en supprimant les résistances. Il veut une Eglise à ce point « compréhensive, » que des hommes, différant sur les points les plus graves de la théologie, puissent s’y trouver réunis[4]. C’est, à ses yeux, une façon étroite de concevoir cette Eglise que de lui supposer une doctrine définie, essentielle, hors de laquelle commence l’hérésie. Loin de lui répugner, l’hérésie a pour lui une sorte d’attrait. Autant il supporte impatiemment toute affirmation dogmatique, autant il est indulgent à toutes les négations ou au moins à tous les doutes de la critique.

À ce moment même, l’une des manifestations de cette critique, — non la moindre par son objet et ses conséquences, — la critique biblique, commençait à pénétrer d’Allemagne en Angleterre[5]. Science redoutable qui prétendait écarter les nuages mystérieux dont la Bible, comme autrefois le Sinaï, avait été jusqu’alors enveloppée. Ainsi qu’il arrive souvent dans les entreprises de l’esprit humain, cette science se présentait tout d’abord avec un mélange assez troublant de progrès qui obligeaient l’apologétique à modifier bien des positions acquises et de témérités qui ébranlaient les fondemens de la révélation chrétienne ; elle était à la fois inquiétante pour les hommes de foi, déconcertante pour les hommes de routine, et, au premier abord, les défenseurs de fa tradition étaient portés à en repousser tous les résultats, aussi bien ceux qui étaient à bon droit suspects que ceux qui devaient être bientôt acceptés par tous. D’ailleurs, même aujourd’hui, quoique les novateurs aient été forcés de reculer sur plusieurs points et que les conservateurs aient dû abandonner plus d’une position reconnue intenable, le départ des erreurs et des vérités mises en circulation par cette science nouvelle est loin d’être complètement fait. Le problème demeure posé devant les apologistes chrétiens, sans qu’on puisse dire encore quand ils s’accorderont sur une solution définitive.

Ces problèmes étaient plus particulièrement graves pour le protestantisme anglais, qui avait gardé, de ses origines puritaines, non seulement le culte, mais la superstition de la Bible, qui était habitué à chercher et à trouver, dans la lettre des Saintes Écritures, une sorte d’oracle divin, apportant réponse à toutes les questions de l’esprit humain. Il différait, à ce point de vue, du catholicisme, qui reconnaît, à côté de la Bible, une Église infaillible pour l’interpréter, une tradition vivante pour la compléter. Pusey s’en rendait compte, quand il écrivait, quelques années plus tard, à un évêque anglican : « C’est la Bible, plus que l’Église, qui tient attachée au christianisme la masse des Anglais ; leur source de foi est, je crois, la Bible ; si leur confiance dans la Bible est ébranlée, leur christianisme le sera aussi[6]. » Est-ce pour cette raison, par intuition plus ou moins consciente du péril, que l’Angleterre fut si lente à s’ouvrir aux travaux de l’exégèse allemande ? Dans la première moitié du XIXe siècle, les théologiens anglicans, même les libéraux, s’étaient tenus systématiquement à l’écart de ces problèmes, comme s’ils en ignoraient ou en redoutaient la gravité. Il n’en était pas question dans les controverses religieuses d’Oxford[7]. Ce fut seulement après la sécession de Newman, à la faveur de la réaction « libérale » qui se manifesta alors dans l’Université, que la critique biblique fit enfin irruption dans la vieille théologie anglicane. Les anciens ne cachèrent pas leur scandale et leur effroi. Un recteur de Lincoln College, prêchant devant l’Université, y exprimait le vœu que « la théologie germanique et la littérature germanique fussent au fond de l’Océan germanique[8]. » Les tenans du Broad church se firent les propagateurs de cette critique. Poussés par le souffle régnant et par la tendance naturelle de leur école, ils s’approprièrent ses conclusions les plus aventureuses et, loin de ménager les opinions traditionnelles, ils semblèrent prendre plaisir à les effaroucher.

Avec leur goût de la critique, avec leur méfiance de tout gouvernement spirituel, avec leur répugnance pour toute autorité dogmatique, les broad churchmen étaient disposés à voir, dans le christianisme, moins une institution visible et d’origine divine, qu’un sentiment personnel par lequel chacun réglait, à son gré, ses rapports avec Dieu, concevait, à sa façon, le caractère et le rôle du Christ ; leur religion était essentiellement individualiste. Et cependant, par une conclusion au moins inattendue, ces mêmes hommes se déclaraient partisans de la religion d’Etat, de l’Etablissement anglican, de la suprématie absolue de la Couronne pour laquelle ils revendiquaient le droit de décider en dernier ressort des questions de doctrine religieuse et de gouvernement spirituel. Comment expliquer ce qui semble, de la part de ces « libéraux, » une contradiction et une inconséquence ? C’est qu’il leur paraissait qu’une telle Eglise, mieux que toute autre, les garantirait contre leurs deux bêtes noires, le sacerdotalisme et le dogmatisme. Ils savaient que l’Etat, jaloux par nature de toute autorité qui ne vient pas de lui, ne tolérerait pas volontiers, à côté de lui, l’indépendance ecclésiastique. De plus, assurés de ne jamais revoir des princes théologiens, à la façon des Césars byzantins, ou de Henri VIII et de Jacques II, ils comptaient que l’Etat moderne, soucieux avant tout de la paix des esprits et de la tranquillité extérieure, se méfiant pour cette raison des controverses dogmatiques et de l’odium theologicum qu’elles suscitent, serait disposé à réduire au minimum les exigences doctrinales, et apporterait, dans le jugement des questions d’orthodoxie, une impartialité mélangée d’insouciance et de dédain, ce que sir M. E. Grant Duff a qualifié quelque part de slightly cynical impartiality[9].


II

À ces débuts du Broad church, deux hommes, entre plusieurs le personnifiaient à Oxford ; par leur valeur, par leur physionomie, par la place qu’ils occuperont dans l’histoire religieuse de leur temps, ils méritent qu’on s’arrête un instant à les considérer : c’étaient Stanley et Jowett.

Stanley était arrivé à Balliol College, au sortir de Rugby, encore tout plein de sa dévotion envers son maître Arnold, un peu dérouté au milieu des Newmanites, parmi lesquels cependant il nouait quelques-unes de ses meilleures amitiés. Un moment sur le point de subir, lui aussi, la séduction du grand tractarien, il s’était repris aussitôt et s’était confirmé dans ses idées naturelles, qui étaient celles d’un latitudinarisme curieux et tolérant[10]. Ce latitudinarisme, alors mal vu à Oxford, l’avait empêché d’obtenir un fellowship à Balliol et l’avait contraint à se rabattre sur un collège beaucoup moins important, University College. Nommé bientôt tutor, il avait vite gagné la sympathie des jeunes gens placés sous sa direction. Sa réputation commençait même à s’étendre au dehors, grâce surtout à l’éclatant succès de sa Vie d’Arnold, publiée en 1844. C’était d’ailleurs le moment où les événemens qui affaiblissaient le tractarianisme semblaient ouvrir le champ aux influences libérales. Ainsi, à la fin de 1845, à l’heure même de la grande sécession, Stanley était choisi comme select preacher de l’Université. On le vit, en 1846 et en 1847, monter dans cette chaire de Sainte-Marie, naguère occupée par Newman, et y prononcer, sur « l’Âge apostolique, » des sermons qui furent le premier manifeste du Broad church, à Oxford : il s’y appliquait à introduire, dans l’étude de l’Écriture sainte et de l’histoire religieuse, la méthode et les résultats de la critique allemande. Il poursuivit cette œuvre dans les années qui suivirent, d’abord par un Commentaire sur les Épures de saint Paul aux Corinthiens (1855) et un travail de restitution géographique intitulé, Sinaï et Palestine (1856), ensuite par ses cours, quand lord Palmerston le fit nommer, à la fin de 1856, regius professor d’histoire ecclésiastique à l’Université d’Oxford. Son dessein avoué était de montrer, dans la Bible et les Evangiles, non, comme on l’avait fait jusqu’alors, un recueil de vérités abstraites et d’enseignemens dogmatiques, mais un document historique semblable aux autres, qu’il convenait de rétablir dans le cadre de l’époque. Ajoutons que, quelques années auparavant, les polémiques soulevées par l’affaire Gorham[11]lui avaient fourni l’occasion de mettre en lumière une autre face des opinions Broad church ; loin d’être choqué ou embarrassé de la suprématie de la Couronne, il la saluait, avec son maître Arnold, comme une « rare bénédiction de Dieu ; » la juridiction spirituelle des cours laïques lui paraissait une précieuse et nécessaire garantie contre l’intolérance cléricale et le fanatisme théologique.

Au service des idées qu’il voulait propager, Stanley déployait des qualités d’écrivain et d’orateur qui, pour n’être pas comparables à celles de Newman, ne manquaient ni de distinction ni de charme. A défaut d’une érudition personnelle très profonde et très originale, il avait un esprit ouvert et curieux, une rare faculté d’assimilation, un art de vulgarisation ingénieuse, animée, brillante, une aptitude à évoquer le passé avec sa couleur et sa physionomie propres, ce que Disraeli appela un jour son don de « sensibilité pittoresque. » Notez en outre l’agrément exceptionnel de son commerce et de sa conversation ; ceux qui l’ont alors approché ont gardé un souvenir ineffaçable de ses réceptions du dimanche soir, des déjeuners auxquels il conviait ses élèves, des longues promenades pendant lesquelles il les entretenait avec tant d’abandon et de bonne grâce. Aux conseils, il ajoutait, quand il était besoin, les libéralités. La distinction de sa personne, sa naissance, sa fortune, ne nuisaient pas à son prestige.

Si le renom de Stanley grandissait à Oxford et au dehors, ce n’était pas sans éveiller, chez les défenseurs des idées traditionnelles, bien des inquiétudes et des suspicions. Longtemps ces suspicions avaient empêché le gouvernement de lui donner une chaire universitaire. Stanley s’en rendait compte et parlait plaisamment de « l’odeur de son hétérodoxie, qui avait pénétré, non seulement dans le conseil des chefs de collèges, mais jusque dans le cabinet des ministres whigs. » Evangelicals et high churchmen, pour cette fois d’accord, étaient également effarouchés. Sans doute, dans les inquiétudes des hommes de tradition, il en était qui venaient de préoccupations un peu routinières. Si cette introduction de la critique historique dans l’étude des Écritures dérangeait les positions prises, elle n’en était pas moins un fait nécessaire et légitime dont la science chrétienne devait prendre son parti et s’arranger pour tirer profit. Mais où les inquiétudes devenaient plus justifiées, c’est quand Church se demandait si, à force de vouloir mettre en lumière la vérité humaine et purement historique des faits religieux, Stanley n’en perdait pas de vue le côté divin et la portée théologique[12] ; c’est quand Keble et Pusey notaient, dans ses écrits, une sorte de parti pris de ne pas affirmer la divinité personnelle du Christ, ou d’éviter toute mention des miracles. N’était-on pas alors porté à conclure que sa foi chrétienne était incomplète, ou tout au moins incertaine ?

Ceux qui doutaient de l’orthodoxie de Stanley ne se trompaient pas. Non qu’il soit aisé de préciser quelles étaient ses croyances. Lui-même n’avait ni le goût ni le besoin de s’en rendre un compte exact. Il ne cachait pas son aversion pour toute assertion dogmatique ou métaphysique, n’y voyant que matière à disputes verbales. À ses yeux, le dogme n’était, dans la religion, qu’une chose secondaire dont, pour sa part, il se désintéressait à peu près complètement. L’important était la morale, sur laquelle il n’estimait pas que les croyances dogmatiques pussent avoir effet. Il proclamait que le salut d’un homme ne devait pas dépendre de ce qu’il croyait ceci ou cela. L’histoire d’ailleurs, à laquelle il était disposé à tout ramener, lui semblait prouver, en ces matières doctrinales, non seulement la faillibilité de l’Église, mais ses variations et ses contradictions. En ce qui le concernait, il réduisait son symbole à un minimum singulièrement restreint. Il croyait à un Dieu Père, vers lequel s’élevait sa prière. Il admettait les sanctions de la vie future, mais sans enfer. Jésus-Christ tenait une grande place dans sa pensée, dans sa conduite : il l’aimait, l’admirait. Pour être étranger à cette vie spirituelle, mystique, qui tenait tant de place, non seulement chez un Newman, mais chez un Keble ou un Pusey, il n’en avait pas moins une sorte de piété soucieuse de réaliser, en lui et chez les autres, les vertus naturelles dont le Christ lui semblait apporter le modèle. Seulement, dans quelle mesure admettait-il l’Incarnation, le Verbe fait chair, le Christ non seulement Fils de Dieu, mais Dieu lui-même, on ne le voit pas nettement. Il évitait les déclarations formelles. A l’entendre, le Christ nous avait proposé un idéal de vie morale ; il ne nous avait pas apporté un enseignement dogmatique. Dans l’Evangile, dont il aimait à se nourrir, il trouvait la personne vivante du Christ, non le code d’un système religieux. Quant à l’institution divine de l’Eglise, de sa hiérarchie, de ses pouvoirs surnaturels, de ses sacremens, cela n’existait pas pour lui. L’ordination d’un prêtre ne lui semblait guère être rien de plus que l’appointement d’un officier public[13].

Sa propre indifférence, jointe à la tournure aimable et bienveillante de son esprit, lui inspirait d’ordinaire une large tolérance, une curiosité impartiale pour toutes les doctrines, même pour celles auxquelles il était le plus étranger. Loin de partager les préventions protestantes contre le papisme et les papistes, il gardait des relations amicales avec plus d’un converti ; quand sa propre sœur se fit catholique, il lui resta tendrement attaché, et il fit poser, après sa mort, une plaque commémorative dans une chapelle où elle avait l’habitude d’aller prier. Ses voyages le conduisaient-ils à Rome, il s’y montrait sensible à la grandeur et aux espérances du catholicisme. Il est vrai que, peu après, il n’était pas moins ému des cérémonies du Kremlin ou du mont Athos. Mais ceux à qui allaient ses plus particulières complaisances étaient les esprits qui s’écartaient le plus des dogmes traditionnels ; il avait le goût de l’hérésie et des hérétiques, ne ressentant d’irritation que contre ceux qui prétendaient les condamner.

La tolérance de Stanley pour les hérésies d’autrui se doublait d’une entière tranquillité en ce qui concernait ses propres doutes. Rien, chez lui, des angoisses tragiques par lesquelles tant d’âmes ont passé de notre temps. Quelque brèche que la critique lui parût faire dans les vieilles croyances, il n’en était pas troublé. Que lui importait, puisque les questions de doctrine ne tenaient pas à l’essence du christianisme ! Vainement ne se sentait-il plus de conviction ferme sur tel ou tel dogme, il n’avait pas un moment l’idée qu’il cessât pour cela d’appartenir à l’Église d’Angleterre et qu’il dût renoncer à être l’un des dignitaires de son clergé. Jeune encore, lors de son ordination, il avait eu scrupule de souscrire les XXXIX Articles, surtout celui qui impliquait adhésion au symbole de saint Athanase, et il avait cru devoir annoncer à l’archidiacre qu’il n’acceptait pas toutes les clauses de ce symbole. L’archidiacre lui avait fait comprendre, non sans quelque impatience, qu’il n’était pas besoin de pousser les choses si à fond et de les prendre tant au sérieux. Stanley en était sorti convaincu que, de l’aveu même de ses supérieurs, il n’y avait là que des formalités verbales dont la conscience ne devait pas s’inquiéter[14]. Rassuré pour son compte, il s’appliqua, toute sa vie, à rassurer ceux des clergymen qui voyaient s’écrouler telle ou telle partie de leur foi dogmatique. Il leur rappelait que ceux qui, en pareil cas, avaient cru devoir résigner leurs fonctions ecclésiastiques s’en étaient repentis, tandis que ceux qui s’étaient laissé persuader par lui de les garder s’en étaient bien trouvés. « Moi-même, ajoutait-il, bien qu’au jugement de beaucoup d’excellentes gens et peut-être de la majorité de ceux de ma profession, je me sois grandement écarté des idées courantes sur la théologie et sur la religion, je n’ai trouvé aucune difficulté pratique à maintenir ce qui, dans mon humble opinion, est une position à la fois honorable et tenable[15]. »

Stanley ne se bornait pas à propager dans Oxford des doctrines nouvelles ; en même temps, il travaillait à en modifier gravement les institutions. Depuis plusieurs années déjà, une agitation était dirigée contre l’organisation aristocratique et cléricale de l’Université. On regrettait que la prédominance de la vie collégiale eût annulé l’Université elle-même, et qu’il en fût résulté d’abord l’exclusion des jeunes gens de fortune modeste, ensuite un abaissement du niveau des cours. On reprochait à l’enseignement d’être trop uniquement classique et théologique, et de ne pas faire une part suffisante aux sciences modernes. On se plaignait enfin qu’il fallût souscrire des tests religieux pour être admis dans un collège et recevoir des grades, qu’on ne pût obtenir certains fellowships ou scholarships qu’en entrant dans la clergé. Tout cela, disait-on, était un resto de moyen âge, incompatible avec les conditions de la société moderne. Ces critiques avaient d’autant plus de prise sur l’opinion que, dans les crises du tractarianisme, tous les partis, à tour de rôle, avaient eu à se plaindre des autorités universitaires. Il fallait bien reconnaître d’ailleurs que, sur plus d’un point, des réformes étaient nécessaires. Toutefois, à Oxford, la résistance était forte et avait longtemps tenu les novateurs en échec. Le vieil esprit conservateur s’indignait et s’enrayait de voir toucher à des institutions aussi vénérables. Pusey et ses amis étaient parmi les plus ardens champions de cette résistance.

Les choses en étaient là quand, en 1850, à la suite d’incidens parlementaires, lord John Russell, alors premier ministre, et qui en voulait à l’Université d’Oxford d’avoir donné naissance au tractarianisme, institua une commission d’enquête chargé d’étudier les réformes à faire. Les commissaires étaient en général hostiles au High church : l’un d’eux était Tait, alors doyen de Carlisle, futur évêque de Londres et archevêque de Cantorbéry ; le secrétaire était Stanley. Tous deux eurent une part prépondérante dans la rédaction du rapport qui résuma les travaux de la commission et conclut à d’importantes réformes. Ce rapport souleva une véritable tempête à Oxford. Il eut pour suite, en 1854, un bill qui modifia, sur plusieurs points, l’organisation universitaire, diminua les privilèges des collèges, développa le professorat, et surtout fit une première brèche dans le régime des tests religieux et des exigences cléricales. C’était la fin d’un passé, le point de départ d’une évolution qui devait continuer et aboutir à une sécularisation complète. Stanley triompha, tandis que Pusey et ses amis se lamentaient de voir déchristianiser leur vieille Université. On ne peut dire cependant que l’avenir ait justifié les alarmes des conservateurs. Après diverses vicissitudes, un état religieux a fini par s’établir à Oxford, dont les croyans déclarent aujourd’hui n’avoir pas à se plaindre : ils reconnaissent que la foi y a gagné en sérieux, en sincérité, plus que ne lui a fait perdre la suppression des privilèges officiels et des exclusions réglementaires.


III

Le second personnage représentatif du Broad church, dans Oxford, à cette époque, était Jowett[16]. Né en 1817, de deux ans plus jeune que Stanley, il n’avait pas la grâce aristocratique de ce dernier, sa brillante souplesse, son imagination pittoresque ; mais, pour avoir moins que lui la faveur du public mondain, il avait peut-être une action plus profonde sur la jeunesse universitaire ; non qu’il fût un grand scholar, un penseur puissant ; mais il était un lettré distingué, un critique aiguisé, et surtout un éducateur habile et influent. Stanley, avec lequel il entretenait d’étroites relations, se plaisait à reconnaître qu’il avait beaucoup appris de lui.

Arrivé à Balliol en 1836, de famille et de fortune très modestes, Jowett y avait eu des succès ; il se montrait alors assez réservé, un peu timide, bien que déjà d’idées fort indépendantes. En dépit d’une courte et légère velléité newmanite[17], sa tendance était ouvertement latitudinaire. Devenu tutor en 1842, il trouva, dans ces fonctions, occasion de manifester et de développer ses dons d’éducateur. Son action sur ses pupilles tenait non seulement à ses qualités intellectuelles, mais à l’intérêt qu’il leur témoignait, à son souci de tirer de chacun d’eux tout ce qu’il pouvait donner, et aussi à une sorte de candeur, d’ingénuité, qui se mêlait à son scepticisme.

Avant même d’avoir encore rien publié, Jowett était déjà suspect ; il s’en aperçut quand, en 1854, ayant brigué la place de « maître » de Balliol, il se vit préférer un candidat plus orthodoxe. Il en garda du dépit. L’année suivante, en même temps que Stanley publiait son Commentaire sur les Epîtres de saint Paul aux Corinthiens, il en fit paraître un sur les Epîtres aux Thessaloniciens, aux Galates et aux Romains. Comme son ami, il était l’écho de la critique allemande, sans faire plus que lui preuve d’une érudition originale. Seulement sa forme était plus sèche, plus didactique, plus doctrinaire, et elle parut plus offensante aux traditionnels. Il avait, en outre, inséré dans ce livre un essai sur l’Atonement qui contredisait les idées courantes de la théologie anglicane. Pusey, appelé alors à prêcher une série de sermons devant l’Université, se donna pour tâche de réfuter les doctrines de cet essai.

À cette même époque, lord Palmerston, à qui il ne déplaisait pas d’effaroucher le monde clérical, nomma Jowett regius professor de grec à Oxford. L’émotion fut vive dans l’Université, aussi bien chez les evangelicals que chez les Puseyites, d’autant que le professeur de grec, appelé à surveiller l’étude du texte des livres saints, était à ce titre membre du comité théologique Un evangelical très remuant, qui avait été le meneur de la campagne contre le tract 90, mais qui n’abhorrait pas moins le germanisme que le newmanisme, Golightly, se concerta avec quelques amis pour dénoncer Jowett au vice-chancelier de l’Université, comme ayant dénié la foi catholique. Le vice-chancelier cita devant lui Jowett et le mit tout d’abord en demeure de souscrire à nouveau les XXXIX Articles. Les accusateurs pensaient ainsi l’embarrasser, ces Articles contenant des propositions que le nouveau professeur passait, non sans raison, pour ne pas admettre. Jowett fut fort irrité du procédé, mais il était décidé à ne pas prendre au sérieux ces souscriptions. Comme le vice-chancelier commençait par lui adresser une sorte de sermon, il l’interrompit, lui déclarant qu’il était venu pour signer, et aussitôt il signa. « Il m’a semblé, écrivait-il à Stanley, que je ne pouvais faire autrement, sans abandonner ma position de clergyman. » Il devait persister jusqu’à la fin dans cette façon de voir, sans jamais paraître en éprouver la moindre gêne. Il conseillait à ses disciples d’éviter tout éclat qui pût les amener à sortir de l’Eglise ; il leur recommandait la prudence et même au besoin un peu de dissimulation. Il n’aimait pas d’ailleurs qu’on rompît ouvertement avec la religion, estimant qu’on pouvait rendre celle-ci suffisamment large pour y donner place à tous les doutes et même à toutes les négations.

Quel était au juste l’état des croyances de Jowett à cette époque ? Rien n’était plus inconsistant, plus mobile. « Son esprit, a écrit un de ses disciples, semblait souvent être dans un état de llux. Quelques-unes de ses opinions variaient non seulement de décade en décade ou d’année en année, mais d’une conversation à l’autre[18]. » Il se disait chrétien et membre de l’Église d’Angleterre, et, en réalité, il ne manquait pas d’un certain sentiment religieux, bien qu’il parût toujours embarrassé de lui trouver une expression. Seulement, sur quelles croyances cette religion s’appuyait-elle ? Jowett n’était peut-être pas arrivé alors au scepticisme absolu de la fin de sa vie, où il paraîtra douter de la résurrection, de la vie future, de la personnalité de Dieu, de la liberté morale ; mais déjà les vérités principales du christianisme étaient comme déracinées dans son esprit. Pas une qu’il ne fût préparé à lâcher sans résistance, devant une attaque de la critique. Il était a priori disposé à donner tort à la théologie. Le clergé lui inspirait méfiance et antipathie. « Je crois réellement, écrivait-il dès 1846 à Stanley, que trahison envers le clergé est loyauté envers l’Eglise et que, si la religion peut être sauvée, c’est par les hommes d’Etat, non par le clergé. » Son influence sur la jeunesse était destructive de toute croyance dogmatique. Huxley, qui était lui-même un complet incroyant, disait de Jowett, en estimant lui faire un compliment : « Je l’appelle un desintegrator[19]. »

Sera-t-on surpris dès lors que les hommes de tradition le vissent de mauvais œil ? Toutefois la forme que revêtait leur opposition n’était pas toujours heureuse. La chaire de grec à laquelle avait été nommé Jowett n’avait officiellement qu’un traitement dérisoire de quarante livres ; l’usage était que l’Université le complétât par une allocation. Quand la question de cette allocation fut posée devant la « Convocation » des gradés d’Oxford, la majorité la repoussa, afin de marquer la défiance que lui inspirait l’enseignement du professeur. Cette résistance un peu mesquine se prolongea pendant plusieurs années, jusqu’à ce que le chapitre de Christ Church eût trouvé le moyen de se charger de la dépense. Jowett fut très mortifié de cette opposition et en voulut beaucoup à Pusey, qui y avait été mêlé. Ayant peu le goût de la polémique, il ne répondait pas aux attaques et se renfermait dans un silence qui n’était pas sans amertume. Il se consolait d’ailleurs de ces hostilités par les sympathies de plus en plus nombreuses qu’il rencontrait dans la jeunesse.

Est-ce à dire qu’à considérer dans leur ensemble les générations nouvelles d’Oxford, Jowett et son ami Stanley n’eussent que des sujets de satisfaction ? Sans doute, ils n’y trouvaient presque plus trace de cette passion théologique, de cette vie spirituelle si intense, si enthousiaste qu’y avait allumées la parole de Newman, et qui, selon eux, avaient fait tort à la science séculière. Du ciel où cette jeunesse leur paraissait s’être un peu égarée, ils avaient contribué à la ramener sur la terre. La voyaient-ils donc obéir maintenant à d’autres mobiles plus pratiques, mais aussi nobles que ceux auxquels ils l’avaient soustraite ? Avaient-ils réussi à éveiller chez elle le culte viril et ardent de la vérité scientifique, le souci d’une moralité qui, pour être plus humaine, ne devait pas, dans leur idée, être moins efficace ? A recueillir leurs aveux, on peut en douter. Jowett confesse qu’après l’arrêt de l’impulsion tractarienne, « si quelques-uns s’étaient tournés vers la philosophie allemande, d’autres avaient préféré les soupers au homard et au Champagne[20]. » En 1858, Stanley, rentrant à Oxford, après quelques années d’éloignement, écrivait : « L’aspect poussiéreux, mondain, desséché de ce lieu est très déplaisant. La torpeur des étudians dans les relations sociales est seulement surpassée par leur merveilleuse indifférence pour tout ce qui ressemble à une étude théologique… De la jeunesse de Balliol, je sais peu de chose. Aucun d’eux ne vient à mes cours. Ce qui, je le présume, tient à ce qu’aucun d’eux ne se dirige vers les ordres, symptôme bien autrement inquiétant pour l’avenir de l’Eglise d’Angleterre qu’aucun de ceux dont nos agitateurs et nos alarmistes font si grand tapage[21]. » Déjà, plusieurs années auparavant, un homme qui, par certains côtés, se rattachait au Broad church, Maurice, constatait, après avoir séjourné quelque temps à Oxford, chez Stanley, que, « dans la jeunesse universitaire, tout était stagnant et mort. » Et, comme on lui disait qu’il y avait peut-être quelque mouvement dans le sens de l’infidélité, il répondait qu’il ne le pensait pas et que, « s’il y avait abondance d’infidélité, c’était une infidélité passive, stagnante[22]. » D’autres croyaient davantage à ce danger de l’infidélité. Tel un ami de Maurice, Hort, qui, après avoir constaté, lui aussi, cette « stagnation » des esprits, ajoutait : « Quelle sera la fin de tout cela ? C’est difficile à dire. Vous pensez que ce sera une révulsion violente dans la direction de Strauss, Emerson et Francis Newman[23]. C’est possible[24]. » Mêmes constatation et inquiétude chez un correspondant High church de sir Roundell Palmer[25] .

Les exemples ne manquaient pas, d’ailleurs, qui pouvaient pousser à l’incroyance. A côté des hommes qui, comme Stanley ou Jowett, s’arrêtaient à mi-chemin, dans la région vague du Broad church, d’autres allaient jusqu’au bout de la négation religieuse : les uns, désabusés du Newmanism, comme Pattison et comme J. A. Froude, le frère d’Hurrell, qui publiait, en 1849, The Nemesis of Faith, récit douloureux de la faillite d’une croyance ; les autres, venus de l’Arnoldism, comme l’un des fils d’Arnold, Matthew Arnold, et comme Clough, tous deux poètes, le premier, en outre, penseur éminent. Faut-il ajouter qu’à cette même époque d’autres influences, également hostiles à la foi chrétienne, pénétraient à Oxford : celle du positivisme, avec R. Congreve et Frédéric Harrisson, et celle du darwinisme commenté par Huxley dans le sens matérialiste ?


IV

Si, à Oxford, Stanley et Jowett étaient les principaux représentai du Broad church, il y avait, hors de cette Université, d’autres personnages, de types variés, qu’on rattachait d’ordinaire à cette école. L’un des plus en vue était un clergyman dont ses amis ne parlaient alors que comme d’un saint et d’une sorte de prophète, Frederick Denison Maurice[26]. Homme de prière, d’abnégation, d’humilité, il avait, sans qualités extraordinaires d’écrivain ou d’orateur, ce don d’apôtre qui élève les âmes vers Dieu et éveille en elles l’amour de la vertu et les généreux enthousiasmes. Né en 1805, unitarien de naissance, il ne s’était converti à l’anglicanisme qu’à l’âge de vingt-six ans, avait alors reçu les ordres, et avait exercé son ministère, en province d’abord, puis à Londres. Des disciples et admirateurs fervens se groupaient autour de lui. Nombreux furent les enfans qui, nés à Londres, vers le milieu du siècle, reçurent en son honneur, au baptême, le nom de Maurice. La question religieuse ne l’absorbait pas exclusivement : très en sollicitude pour le peuple, estimant que le clergé ne remplissait pas tout son devoir envers lui, il devint, sous l’empire des événemens de 1848, une sorte de socialiste chrétien ; il était suivi et même dépassé, dans cette voie, par un de ses amis et disciples, ce Kingsley qui devait, plusieurs années après, provoquer, par ses attaques, Newman à écrire l’Apologia.

Maurice était très opposé au High church, aux tractariens, aux anglo-catholiques. Il déclarait vouloir « combattre contre Pusey le combat protestant. » Catholic church, soit, il l’admettait, mais il repoussait le Catholic System. La tendance des Puseyites et de tous les prétendus orthodoxes lui paraissait être de « substituer le dogme à Dieu, » si bien que cette orthodoxie aboutissait, selon lui, à « un véritable athéisme pratique[27]. » Il avait moins de goût encore pour les evangelicals du Low church, pour leur théologie étroite et leur passion sectaire. On était ainsi conduit à le rapprocher des broad churchmen. Ne le voyait-on pas faire souvent campagne avec eux, surtout quand il s’agissait de défendre ceux qui étaient persécutés par les orthodoxes pour cause de doctrine ? Un incident parut même le classer définitivement dans ce parti, en faisant de lui l’un de ces persécutés. Professeur de théologie au King’s college de Londres, depuis 1846, il publia, en 1853, un livre où il contestait la doctrine du Jugement dernier et de l’éternité des peines ; le conseil du collège s’en émut et le destitua. La vénération dont il était entouré accrut le retentissement de cette mesure contre laquelle s’élevèrent tous les tenans du Broad church.

Et cependant, même après cette disgrâce, quand Maurice s’entendait ranger dans le Broad church, il réclamait : « Broad church, s’écriait-il avec quelque impatience, je ne sais ce que vous entendez par-là. Si vous parlez des théologiens libéraux, ils me semblent extrêmement étroits. » Il disait souvent : « Je n’ai jamais eu et n’aurai jamais rien de commun avec cela[28]. » Sur plusieurs points, notamment sur la critique biblique et sur la suprématie de l’État dans les choses religieuses, il n’admettait pas les idées régnantes chez les broad churchmen. Il trouvait ceux-ci trop indifférens aux doctrines théologiques, ou, comme il disait, trop emphatically antitheological. Quelle que fût sa sympathie pour Stanley, il se plaignait qu’il fût trop historien, pas assez théologien ; il blâmait son érastianisme et lui reprochait d’être a bigot for toleration[29]. C’est qu’au fond il était, non seulement plus religieux, plus pieux, mais aussi plus croyant, plus dogmatique que ne l’étaient d’ordinaire les hommes du Broad church. Seulement, dans sa crainte de diminuer la compréhensivité de son Eglise, de tomber dans le sectarianisme qu’il abhorrait, il évitait les formules précises et ne laissait, à ceux qui le lisaient et cherchaient sa pensée, qu’une impression incertaine et nuageuse. Sa préoccupation constante était de ne juger et de n’excommunier personne, disposé à voir, dans tout homme qui obéissait à la voix de sa conscience, la présence et le gouvernement personnel du Christ. L’idée ne lui venait pas que ce qu’il croyait lui-même être la vérité dût être suivi et accepté par tous : c’était à chacun de chercher cette vérité par sa propre lumière[30].

Maurice eut plusieurs disciples, qui, du reste, suivant le principe de l’école, pensaient chacun à sa façon et souvent différemment du maître. L’un des plus considérés fut Anthony Hort[31]. Né en 1828, d’une famille evangelical, il était devenu arnoldien à Rugby et avait eu des succès universitaires à Cambridge. Entré dans les ordres, il réussit peu dans le ministère paroissial ; bien que consciencieux et dévoué, il s’y sentait timide, gêné, sans grande action. Sa nature sensitive, réservée, était impropre aux besognes extérieures. Il se trouvera mieux à sa place quand, vers la fin de sa vie, il occupera diverses chaires importantes à l’Université de Cambridge. Filialement attaché à Maurice, dont la vertu l’avait conquis et dont il recueillait pieusement tous les enseignemens, il marquait cependant lui-même qu’il n’admettait pas plusieurs de ses idées. Ses études portaient principalement sur l’exégèse, à laquelle Maurice était étranger. En d’autres points, il était moins avancé que son maître. Il refusa souvent de s’associer aux campagnes du Broad church, par exemple pour la sécularisation des Universités. Malgré sa vive affection pour Stanley, il désapprouvait ce qu’il appelait « sa politique d’Eglise » (Church policy). Quant à Jowett, il reconnaissait ses qualités ; « mais, hélas ! ajoutait-il, ses conclusions théologiques me semblent pur athéisme, quoique lui-même ne soit rien moins qu’athée[32]. » Opposé aux idées High church, qu’il trouvait « antilibérales, » il ne manquait pas cependant une occasion d’exprimer sa profonde admiration pour Newman[33]. En somme, plus encore que Maurice, il répugnait à se laisser classer dans aucun parti ; il aimait à dire qu’il cherchait la vérité dans les écoles les plus diverses, prenant le bien partout où il le trouvait. « Cependant, ajoutait-il, ce que je suis principalement est, sans aucun doute, ce que m’ont fait Rugby et Arnold. En d’autres termes, j’ai peut-être plus de points communs avec le parti libéral qu’avec les autres[34]. »

Plus tard, quand l’évêque d’Ely lui demandera d’être son examining chaplain, il se dérobera, par scrupule de n’être pas, sur tous les points, en harmonie avec les idées régnantes dans l’Eglise. Parlant, à cette occasion, de l’influence exercée sur lui par les livres de Maurice : « Je leur dois par-dessus tout, écrivait-il, d’être fermement et pleinement attaché à la foi chrétienne ; mais ils m’ont amené à douter que cette foi fût exactement et purement représentée par les doctrines acceptées d’aucune école vivante. » Comme Maurice, il était surtout préoccupé d’élargir suffisamment le Credo de l’Eglise pour pouvoir y conserver les hommes dont il constatait les opinions contraires. Consulté par une dame que les divergences de doctrine admises par l’Eglise d’Angleterre portaient à se faire catholique, Hort ne niait pas ces divergences ; mais il n’estimait pas qu’on dût en être troublé. « L’existence de ces divergences peut être ou non un mal, disait-il ; mais ce n’est pas la question : du moment qu’elles existent, l’unité ne pourrait être obtenue que par l’exclusion de ceux qui ne professeraient pas un certain Credo. Il faudrait de bien sérieuses preuves de la nécessité divine de cette exclusion, pour passer par-dessus le mal qui en résulterait. »

On peut encore distinguer, parmi les broad churchmen du temps, Frederick William Robertson, dont la prédication chaude, enthousiaste, pathétique, parfois éloquente, faisait contraste avec le ton habituel de la chaire anglicane[35]. Ses amis le comparaient à Newman : c’était lui faire grand honneur ; il était loin d’avoir sa maîtrise littéraire. Né en 1816, il se montra d’abord un evangelical zélé, passionné, et se donna pour mission de combattre le High churchism qu’il déclarait « haïr. » En 1846, par l’effet d’une crise intérieure qui le laissa un moment tout abattu, son evangelicalism s’écroula, et il se trouva un homme nouveau, façon de broad churchman, toujours aussi combatif, seulement dirigeant ses coups contre les evangelicals. Devenu, à cette époque, titulaire de la cure de Trinity chapel à Brighton, il y remua beaucoup les âmes par son ardente prédication, d’autant qu’aux questions théologiques il mêla bientôt les questions politiques et sociales. Au bruit des secousses de 1848, il crut entendre « les roues du chariot du Fils de l’homme qui s’approchait de plus en plus pour revendiquer le droit des pauvres. » Il se donna, avec sa chaleur habituelle, à la cause des ouvriers et travailla à résoudre les problèmes qui les intéressaient. Est-ce pour cela qu’on le considéra alors comme un disciple de Maurice ? Il s’en défendait. « Je sympathise profondément avec M. Maurice, écrivait-il ; mais je ne m’accorde pas entièrement avec lui, soit théologiquement, soit économiquement. »

Ses idées religieuses, qu’il développait du reste avec plus d’entraînement oratoire que de précision doctrinale, tenaient, par plus d’un côté, du Broad church. Il avait mordu à la critique allemande et contestait les idées reçues sur l’inspiration des Livres saints. Il s’élevait volontiers contre l’infaillibilité de la Bible, contre les prétentions sacerdotales, contre le droit que s’attribuaient les orthodoxes de déclarer fausse telle doctrine et de réprimer les erreurs religieuses. Toute formule dogmatique le mettait en méfiance, comme rétrécissant et faussant la vérité vivante qu’elle prétendait exprimer. Cette vérité lui paraissait avoir besoin moins d’être définie et prouvée que d’être sentie ; elle trouvait son fondement non dans l’autorité de la Bible ou de l’Eglise, mais dans le témoignage de l’esprit de Dieu au cœur de chaque homme. Le christianisme n’était pas un système ; c’était une vie, la vie du Christ ; le système pouvait changer suivant les temps et les pays.

Cet apostolat, mené avec une ardeur passionnée, valut à Robertson, avec de chauds partisans, beaucoup d’adversaires. Les evangelicals surtout détestaient en lui un transfuge. Les high churchmen avaient beau jeu à montrer l’imprécision de sa théologie. Les libéraux avancés eux-mêmes lui reprochaient d’être, sur plus d’un point, un peu arriéré et de donner trop au sentiment. Dans les polémiques de presse, on ne se gênait pas pour le traiter de theologian socialist ou sceptic. Nature sensitive, nerveuse, irritable, il souffrait de ces attaques, mais n’en continuait pas moins la lutte. Son inspiration était droite et généreuse. Il mourut en pleine bataille, en 1853 ; il n’avait que trente-sept ans.

Nous pourrions prolonger cette galerie des broad churchmen. Cela ne nous apprendrait rien de plus. Chez tous, nous constaterions la même absence d’un corps de doctrine, nettement précisé et accepté par l’école entière ; chez tous, le même sans-gêne dédaigneux à l’égard des symboles de leur Eglise. Pas un qui ne se fasse son Credo à soi, et qui, sur quelques points capitaux, ne soit en désaccord avec les autres ; pas un même qui soit en mesure de fixer rigoureusement sa croyance personnelle ; mais tous jugeant cette discordance légitime et cette fixité superflue ; nul surtout ne s’étonnant qu’une Eglise puisse renfermer des hommes ainsi en désaccord sur les vérités primordiales du christianisme.


V

Jusqu’alors, les défenseurs des idées traditionnelles, High church ou Low church, bien que déjà en éveil sur le danger du Broad church, n’avaient eu avec ses représentans que des escarmouches passagères et limitées. Cette tranquillité relative ne devait pas durer ; un incident allait provoquer une grande bataille entre conservateurs et novateurs et troubler profondément tout le monde religieux.

En février 1860, paraissait, sans bruit, sous ce titre peu significatif : Essays and Reviews, un volume contenant sept études d’auteurs différens presque tous clergymen, qui déclaraient avoir travaillé sans concert et décliner toute responsabilité solidaire. Le promoteur de la publication était le révérend Wilson, ancien fellow d’Oxford, actuellement vicar d’une paroisse. A lui s’étaient joints Temple, head master de l’école de Rugby et chapelain de la Reine ; Rowland Williams, vice-principal d’un collège ecclésiastique ; Goodwin, savant naturaliste de Cambridge, le seul laïque du groupe ; enfin trois dignitaires d’Oxford, Jowett, Baden-Powell et Pattison, le premier professor regius de grec, le second professeur de géométrie, le troisième recteur de Lincoln College. Stanley avait refusé sa collaboration. Sauf le lien assez lâche de communes tendances Broad church, ces personnages étaient de physionomies et de vues assez diverses : l’un d’eux, Temple, mort récemment primat de Canterbury, s’est montré un évêque capable, correct, et a mérité les éloges reconnaissans des high churchmen ; un autre, Pattison, était déjà sur la voie qui devait le conduire à un absolu scepticisme religieux.

Le premier Essai, par Temple, le moins offensif de tous, traitait de l’Éducation de l’Humanité. Pattison, dans un exposé de la théologie anglicane au XVIIIe siècle, insistait sur la faiblesse de son apologétique, et avait l’air de douter qu’on pût en imaginer une autre plus solide. Baden-Powell, à propos des Preuves du Christianisme, niait la réalité, la possibilité et la force probante des miracles. Rowland Williams, analysant les Recherches bibliques de Bunsen, en prenait occasion pour exposer les découvertes de la critique allemande. Jowett traitait un sujet analogue, dans une étude sur l’Interprétation de l’Écriture, où il mettait en lumière les contresens de l’exégèse traditionnelle et contestait les idées courantes sur l’inspiration. Goodwin opposait les découvertes de la science à ce qu’il disait être la cosmogonie de la Bible. Enfin, Wilson esquissait un idéal d’Église nationale, sans Credo, sans dogme, à peu près sans sacerdoce, où les opinions les plus libres et les plus discordantes se trouveraient à l’aise. Ces divers Essays étaient de valeur très inégale. On ne peut nier, sans doute, qu’ils ne continssent quelques idées justes, qu’ils n’eussent raison, par exemple, de presser la vieille apologétique de se transformer et de s’élargir, que certaines des découvertes, alors si effarouchantes, de la critique biblique ne dussent, au bout de quelque temps, s’imposer à tous ; mais, à ces fragmens de vérité, étaient mêlées beaucoup de témérités justement suspectes, de négations incompatibles avec toute religion surnaturelle et révélée. Et surtout le ton dominant du livre était âpre, agressif, dédaigneux, irritant, et trahissait comme une volonté de ruiner tous les fondemens théologiques ou scripturaires du christianisme.

Pendant sept à huit mois, les Essays and Reviews passèrent à peu près inaperçus[36]. Ce fut la Revue de Westminster, radicale et libre-penseuse, qui, en octobre 1860, éveilla l’attention du public, en faisant de ce livre un compte rendu élogieux, et en se félicitant que des clergymen importans en fussent venus à partager ses propres vues. Ainsi averti, le monde ecclésiastique s’émut. Wilberforce, évêque d’Oxford, prit la tête du mouvement, dénonça ce livre dans son mandement d’automne, et publia peu après, dans le Quarterly, un article plus véhément encore, où il concluait que les auteurs des Essays « ne pouvaient, avec honnêteté morale, conserver leur position de clergymen de l’Eglise établie. » Dès lors, l’agitation grandit rapidement dans les Universités et dans les presbytères. L’ignorance où l’on était resté jusqu’alors des questions de critique, l’idée que, dans l’anglicanisme, on était habitué à se faire de la Bible, rendaient les hommes religieux plus sensibles encore à des attaques qui paraissaient tenir du sacrilège, et qui, venant de dignitaires de l’Eglise, avaient une couleur de trahison. Ce fut partout une explosion de colère et d’effroi, pareille à celle qu’avait soulevée, dix ans auparavant, le rétablissement de la hiérarchie romaine en Angleterre.

Les anciens tractariens étaient parmi les plus émus. Pusey croyait son Eglise en face d’un immense péril, par la défection de ceux-là même qui eussent dû la servir et la défendre. Comme il l’écrivait alors, il lui semblait que « les moutons étaient en risque d’être détruits par les bergers. » Et il ajoutait, dans une lettre à Keble : « Je ne me suis jamais senti aussi abattu que maintenant. » Son activité, néanmoins, était extrême ; il multipliait les démarches, écrivait aux uns et aux autres, soutenait des polémiques dans les journaux, enfin abordait, comme professeur, dans sa chaire d’hébreu, comme prédicateur, devant l’Université, les questions de doctrine ou d’exégèse sur lesquelles il lui paraissait nécessaire de réfuter les Essays and Reviews. A la différence de ce qui s’était passé en d’autres crises, le Low church et le High church étaient cette fois d’accord et faisaient émulation d’ardeur passionnée. Lord Shaftesbury n’était pas moins animé que Pusey. Le Record, organe des evangelicals, l’emportait en véhémence sur le Guardian, organe des tractariens. Des adresses, signées de milliers de clergymen, mettaient en demeure les évêques de faire acte d’autorité et de frapper les fameux « Sept, » ceux qu’on appelait Septem contra Christum. Rares étaient ceux qui gardaient leur sang-froid. De ce petit nombre, était un ancien newmanite, Church, qui observait les événemens du fond de son presbytère de campagne : tout en blâmant les Essays, il se rendait compte que cette introduction de la critique historique dans les questions bibliques était un fait inéluctable, dont on n’aurait pas raison par des condamnations précipitées et sommaires ; le plus important à ses yeux eût été d’aborder, avec sérieux et calme, cette science nouvelle et de ne plus la laisser exclusivement aux mains des esprits téméraires qui s’en étaient emparés[37].

Grâce aux attaques dont ils étaient l’objet, les Essays and Reviews trouvaient maintenant en foule les lecteurs qui leur avaient manqué au début. Leurs défenseurs étaient nombreux dans la presse. Stanley n’avait pas goûté ce livre et en avait même trouvé quelques parties tout à fait blâmables ; mais il ne put voir ses auteurs aux prises avec une orthodoxie qu’il estimait étroite et intolérante, sans se porter à leur secours. Il se jeta donc dans la mêlée et publia, en avril 1861, dans la Revue d’Edimbourg, un article fort vif de ton, où il cherchait moins encore à justifier les écrivains attaqués qu’à prendre à partie ceux qui prétendaient s’instituer leurs juges. Les Essayists trouvaient des sympathies jusque dans la Cour. L’une des filles de la Reine, la princesse royale de Prusse, future impératrice d’Allemagne, venait incognito rendre visite à Jowett, qui se déclarait charmé d’elle et de ses doctrines[38]. Le prince Albert, en relation avec Bunsen, était favorable à la critique allemande et exprimait, peu avant sa mort, le vœu que le prince de Galles fût placé sous l’influence de Stanley. Ce dernier, en effet, fut choisi, en 1862, pour accompagner le jeune prince en Terre Sainte.

En présence de cette excitation de l’opinion et de l’appel que leur adressaient les adversaires des Essays, les évêques étaient fort embarrassés. Ils avaient moins conscience de leur autorité que de leur faiblesse et de leurs divisions. Toutefois, telle était la pression de leur clergé, qu’en février 1861, après une délibération assez confuse, ils se crurent obligés de faire aux adresses une réponse collective, rédigée par Wilberforce. Sans nommer le livre, ils exprimaient « leur peine que des clergymen de leur église eussent soutenu les opinions qui leur étaient dénoncées, » et ils déclaraient ne pas comprendre comment de telles opinions « pouvaient se concilier avec la souscription loyale des formulaires de l’Église ; » ils ajoutaient que la question de savoir si la publication du livre devait être déférée aux cours ecclésiastiques ou justifiait une condamnation synodale, était l’objet de leur plus sérieuse considération. Cette lettre fut signée par vingt-quatre prélats, dont l’évêque de Londres, Tait, ce qui lui valut les vifs reproches de son ami Stanley et de Temple. Aussi quand, peu après, en mars et en juin, les évêques, stimulés par d’autres pétitions, se réunirent de nouveau pour examiner s’il convenait d’agir, Tait se prononça ouvertement pour la négative. Malgré cette opposition, Wilberforce, soutenu par les démonstrations de la Chambre basse de la Convocation, fit décider, par la Chambre haute, qu’il y avait lieu à action synodale.

Pour le moment, toutefois, cette décision n’eut pas de suite. Les évêques en suspendirent l’exécution, par ce motif que des poursuites judiciaires venaient d’être engagées contre deux des Essayists, Williams et Wilson, contre le premier sur la plainte de son diocésain, l’évêque de Salisbury, contre le second à la requête d’un simple clergyman. Pusey prit ces poursuites fort à cœur. Le résultat de l’affaire Gorham n’avait pas suffi à l’éclairer sur ce que les défenseurs de l’orthodoxie gagnaient à déférer le jugement des causes religieuses aux cours de justice. La Cour des Arches, saisie en première instance, rendit sa décision en décembre 1862. Réduisant les griefs allégués aux points suivans : négation de l’inspiration des saintes Écritures et négation de l’éternité des peines, elle les reconnut fondés, et condamna Williams et Wilson à une année de suspension. Ceux-ci, comme il fallait s’y attendre, firent aussitôt appel au Comité judiciaire du Conseil privé. Là devait se livrer la bataille décisive.

On eût désiré atteindre aussi les autres Essayists. Mais l’un d’eux, Baden-Powell, venait de mourir. M. Goodwin s’était mis hors de portée, en résignant son fellowship ; Temple et Pattison, par leurs situations, ne fournissaient pas prise à une poursuite. Restait Jowett ; Pusey s’entendit avec son ancien adversaire Golightly, pour accuser Jowett, devant le vice-chancelier de l’Université, d’avoir soutenu des doctrines contraires aux enseignemens de l’Église ; le vice-chancelier jugea sa compétence trop douteuse pour admettre la dénonciation.


VI

Au moment où l’agitation soulevée par les Essays était à son comble, une autre publication du même esprit vint encore l’aggraver. Cette fois, le scandale fut d’autant plus grand que l’auteur, Colenso, était un évêque, évêque missionnaire, il est vrai, nommé en 1853 à l’évêché du Natal, dans le Sud de l’Afrique. Après avoir évangélisé avec zèle, pendant quelques années, les Zoulous, il avait voulu traduire la Bible à leur intention. Ce lui fut une occasion d’y découvrir les difficultés soulevées par la critique allemande. Mal préparé à y faire face, il en fut troublé et ne sut pas opérer le départ de ce qu’il y avait de fondé ou de faux dans les assertions de cette critique. Sous cette impression, il se mit à composer là-bas, au milieu de ses nègres, loin de tout secours et de toute direction scientifiques, un traité mal digéré sur le Pentateuque, où, non content de redresser certaines idées très contestables de l’école traditionnelle, il en venait à méconnaître complètement l’autorité et l’inspiration de ce livre. C’est ce traité qu’il apporta à Londres et y publia, en deux volumes, le premier à la fin de 1862, le second au commencement de 1863. Il y déclarait, dans sa Préface, ne pouvoir plus user du service liturgique de l’Ordination, parce que la vérité de la Bible y était affirmée, ni du service du Baptême, parce qu’il y était fait allusion au Déluge.

Tombant au milieu d’esprits déjà fort échauffés, ce livre y causa un trouble extrême[39]. Des presbytères d’où l’on avait déjà dénoncé les Essays, un nouveau cri s’éleva, adjurant plus vivement encore les évêques de sévir. L’archevêque du Cap, Gray, métropolitain de Colenso, accourut à Londres, pour réclamer la condamnation de son suffragant. Pusey, plus alarmé que jamais, tâchait d’émouvoir Tait, en lui montrant tous ceux que de pareils scandales poussaient vers Rome. Wilberforce, qui faisait de plus en plus figure de leader à la tête de ce qu’on eût pu appeler la droite du Banc épiscopal, pressa ses collègues de donner satisfaction à ces plaintes, en interdisant tout au moins à Colenso d’officier en Angleterre. Mais ce n’était pas chose aisée de mettre les évêques en mouvement et d’obtenir d’eux un accord sur une démarche quelconque. Tait, tout en avouant le déplaisir que lui avaient causé « les téméraires et arrogantes spéculations de l’évêque du Natal, » se mit en travers pour retarder ou au moins atténuer les décisions proposées ; il y gagna de rentrer en grâce auprès de Stanley, qui lui signifia son pardon, mais il fut jugé sévèrement d’autre part. Les prélats, ainsi tiraillés entre deux influences opposées, se bornèrent, en février 1863, à adresser à Colenso une lettre collective, signée par quarante et un d’entre eux, dans laquelle ils lui donnaient à entendre que ses opinions n’étaient plus conciliables avec les devoirs de son office, et l’invitaient plus ou moins explicitement à se démettre. Colenso répondit aussitôt qu’il n’était nullement disposé à écouter cette suggestion. Quelques mois plus tard, quand se réunit la Convocation, et que des mesures de répression furent de nouveau réclamées, la même lutte se reproduisit entre Wilberforce, qui demandait une action synodale, et Tait, qui s’y opposait. Cette fois encore, on aboutit à un moyen terme. La Chambre haute de la Convocation, tout en déclarant que « le livre contenait des erreurs du plus grave et du plus dangereux caractère, » sursit à prendre aucune mesure, sous prétexte que ce livre « devait être bientôt soumis au jugement d’une cour ecclésiastique. »

En effet, l’archevêque du Cap, Gray, impatient des divisions et des indécisions de ses collègues anglais, était retourné en Afrique et avait cité devant lui son suffragant Colenso. Possédait-il réellement la juridiction qu’il s’attribuait ? La question était douteuse ; rien n’était moins défini que l’organisation des évêchés coloniaux, et il n’était guère à prévoir que le gouvernement admît facilement, même en Afrique, une sorte d’autonomie ecclésiastique peu en harmonie avec le régime général de l’anglicanisme. Mais Gray ne s’arrêtait pas à ces difficultés. Zélé, courageux, ardent, même un peu emporté et impérieux, il se faisait, de son caractère épiscopal et de son autorité hiérarchique, une idée qui eût été mieux à sa place dans l’Eglise romaine que dans celle d’Angleterre. Il avait d’ailleurs le sentiment très vif du mal auquel son Eglise devait parer, sous peine de s’avouer infidèle à sa mission ; il déclarait « que, si l’évêque du Natal était toléré, l’Église n’avait plus de foi et ne rendait plus un témoignage vrai à son Seigneur. » Colenso refusa de reconnaître la juridiction de son métropolitain et demeura en Angleterre. L’archevêque du Cap n’en procéda pas moins au jugement, en grande solennité, assisté de deux de ses suffragans, et, en décembre 1863, il prononça la déposition de l’évêque du Natal ; quatre mois étaient donnés à ce dernier pour se rétracter. L’archevêque ajoutait, peu après, avec une juste méfiance des cours de justice, qu’il n’admettait contre sa sentence aucun autre appel qu’à l’archevêque de Canterbury. « Si les cours civiles interviennent, écrivait-il à un ami, et nous renvoient Colenso, je prononcerai l’excommunication, et, si mes frères veulent se joindre à moi, je consacrerai un évêque orthodoxe. Je sais que cela provoquera la vengeance du pouvoir civil, mais je suis préparé à tout braver. » Quelques mois plus tard, Colenso ne s’étant pas rétracté, l’archevêque se rendit au Natal, y publia un mandement des plus énergiques et prit en main le gouvernement du diocèse qu’il considérait comme vacant. Colenso, qui était toujours en Angleterre, répondit par une longue brochure et en appela à la Reine en son Conseil, provoquant ainsi cette intervention des cours civiles que redoutait Gray et contre laquelle il avait protesté par avance. Cette affaire aboutissait donc au Conseil privé, comme celle des Essays and Reviews, marquant une fois de plus cette subordination de l’Église à l’État qui était la tare ineffaçable de l’anglicanisme.


VII

Le Conseil privé ne s’était pas pressé de statuer sur l’appel de Williams et de Wilson, les deux Essayists condamnés par la Cour des Arches. Aux quatre juges laïques, on avait, pour cette affaire, adjoint comme assesseurs l’archevêque de Canterbury, celui d’York, et Tait, l’évêque de Londres. L’affaire fut plaidée en juin 1863, mais huit mois s’écoulèrent sans que le jugement fût rendu. L’angoisse de cette attente pesait sur le monde religieux. Les bruits qui circulaient faisaient prévoir une décision favorable aux condamnés. Pusey, fort troublé, échangeait ses inquiétudes avec Keble, et essayait encore d’agir sur Tait ; il lui adressait lettres sur lettres, plus instantes les unes que les autres. « J’ai peur des légistes, lui écrivait-il ;… c’est la plus grande crise qu’ait jamais traversée l’Église d’Angleterre[40]. » Enfin, le 8 février 1864, devant un public qui ne cachait pas son anxiété, la Cour, par l’organe du lord chancelier, prononça son jugement ; elle déclarait que les formulaires et les Articles de l’Église n’empêchaient ni de soutenir que certaines parties de la Bible n’avaient pas été écrites sous l’inspiration de l’Esprit saint, ni d’espérer que le châtiment des méchans ne serait pas éternel. Par ces raisons, elle acquittait les deux accusés et condamnait leurs dénonciateurs aux dépens. Le chancelier fit connaître que, sur la question de l’inspiration, les deux archevêques avaient été en désaccord avec la majorité ; Tait, au contraire, avait voté, sur tous les points, avec les quatre légistes.

Du camp Broad church, s’éleva un cri de triomphe. Il semblait que ce fût une libération de l’esprit religieux, jusqu’alors enchaîné. Toutes les hardiesses, toutes les témérités se sentaient désormais tolérées, encouragées. Stanley, qui venait, par la faveur de la Reine, d’être nommé doyen de Westminster, poste considérable, lucratif et exempt de la juridiction épiscopale, ne put contenir sa joie. « Désormais, écrivait-il, il est fixé pour toujours que l’Église d’Angleterre n’admet ni l’inspiration verbale de l’Écriture, ni l’imputation des mérites, ni l’éternité des peines. J’espère que tout ira maintenant facilement et qu’on pourra lire réellement la Bible sans ces épouvantables cauchemars. Dieu en soit remercié ![41] » Et cette libération, Stanley la devait à la suprématie de l’État : n’était-ce pas la justification d’une de ses plus chères idées ?

En revanche, dans le camp opposé, qui renfermait la masse du clergé, c’était la désolation, la colère, l’effroi. Pusey qualifiait le jugement de « misérable, soul-destroying judgment. » À entendre les journaux religieux, « jamais l’Église n’avait couru un aussi grand danger. » Le Guardian disait : « Il n’y a pas longtemps, un des nôtres, en nous quittant pour chercher, prétendait-il, une foi plus pure et une discipline plus exacte, nous jeta à la face les noms de maison de confusion et de cité de destruction. Ces noms nous conviendront désormais, si notre silence peut passer pour l’acceptation d’un intolérable jugement. » High church et Low church continuaient à marcher pleinement d’accord. Pusey proclamait cette union, échangeait des lettres d’entente cordiale avec lord Shaftesbury, et c’était au Record, organe de l’Evangelicalism, qu’il adressait ses lettres d’appel au clergé, lettres que ce journal s’empressait d’insérer en les proclamant « admirables[42], » C’était aussi de concert avec des low-churchmen que Pusey rédigeait une déclaration que le clergé était invité à signer en masse ; cette déclaration affirmait la foi de l’Église dans l’inspiration de la Bible et dans l’éternité des peines. Pendant qu’on recueillait les signatures, la polémique se poursuivait de plus en plus passionnée. Les orthodoxes s’en prenaient surtout à Tait, qu’ils accusaient d’avoir trahi l’Église, en votant, dans le tribunal, avec les légistes contre les archevêques. De leur côté, les libéraux reprochaient aux promoteurs de la déclaration d’exercer une pression sur le clergé inférieur pour le contraindre à la signer. Pusey, bien que malade, publiait une brochure véhémente où il proclamait « l’Église en danger » et Keble s’associait publiquement à ce cri d’alarme. Ce même Pusey engageait, avec Maurice, dans le Times, une controverse, assez âpre de ton, « Nous adorons des dieux différens, » écrivait-il, et Maurice acquiesçait[43]. Ce dernier n’avait approuvé ni le fond ni la forme des Essays ; il avait même publié, avec ses amis, des tracts qui tendaient à les contredire. Mais il approuvait moins encore l’acharnement des orthodoxes à sévir contre les Essayists, et il lui paraissait que le plus important était de faire échec à l’intolérance de ce qu’il appelait une « fausse orthodoxie. » Lui, qui se piquait d’être opposé à l’érastianisme, en venait à voir, dans la juridiction religieuse des cours civiles, une protection contre la tyrannie théologique.

Cependant, la déclaration préparée par Pusey faisait son chemin dans les presbytères, et, au bout de quelque temps, elle avait réuni onze mille signatures. C’était environ la moitié des clergymen du royaume. Il est vrai que ces signatures venaient surtout des rangs inférieurs du clergé ; ceux qui étaient arrivés, — deans, professeurs d’Université, head masters de grandes écoles, — avaient moins donné. Quoi qu’il en fût, ce chiffre n’en était pas moins un avertissement pour les évêques, d’autant qu’en même temps une adresse de laïques réunissait 137 000 adhérens. Wilberforce se sentit donc encouragé, lors de la réunion de la Convocation, en avril 1864, à reprendre la proposition d’action synodale, admise en principe trois ans auparavant et ajournée à cause des poursuites judiciaires. Tait, à la Chambre haute de la Convocation, Stanley, à la Chambre basse, combattirent énergiquement cette proposition. Mais les évêques, malgré leur habituelle difficulté à aboutir, n’osèrent résister à la poussée de l’opinion cléricale, et, en juin 1864, par 8 voix contre 2, dans la Chambre haute, et par 39 contre 19, dans la Chambre basse, la Convocation prononça une condamnation synodale contre le livre qu’elle déclarait « contenir un enseignement contraire à la doctrine reçue par l’Eglise d’Angleterre en commun avec l’Eglise catholique tout entière. »

Bien que sans efficacité pratique, cette décision n’en marquait pas moins le terrain conquis par la Convocation, depuis que, douze ans auparavant, Wilberforce avait entrepris de la faire revivre. Aussi en fut-on effarouché dans le monde politique. A la Chambre des lords, lord Houghton demanda au lord chancelier si la Convocation n’avait pas excédé ses pouvoirs, et il prit même le soin d’indiquer que les évêques avaient ainsi encouru les pénalités du Præmunire, ce qui impliquait, par exemple, pour le primat, le paiement d’une somme de trente mille livres. Le chancelier répondit, sur un ton fort dédaigneux pour les évêques, que la condamnation synodale était en effet illégale, mais sans importance ; il en comparait le texte à une anguille qui glisse dans les doigts et que l’on ne peut saisir. « A vrai dire, concluait-il, ce n’est rien. » Impertinence que releva avec force Wilberforce, appuyé par l’archevêque de Canterbury et même par Tait.

Après avoir donné raison aux auteurs des Essays contre leurs censeurs ecclésiastiques, il ne restait plus au Conseil privé qu’à donner raison à Colenso contre son métropolitain. Une décision du 20 mars 1865 annula, pour excès de pouvoir, la déposition prononcée contre l’évêque du Natal. Colenso, triomphant, rentra aussitôt dans son diocèse. Mais l’archevêque Gray, toujours indomptable, refusa de reconnaître le jugement du Conseil privé, prononça l’excommunication majeure contre son suffragant révolté et adjura les évêques d’Angleterre de le soutenir. Ceux-ci étaient plus embarrassés que jamais. Wilberforce lui-même trouvait que Gray devenait compromettant. Les débats engagés à ce sujet, dans la Convocation, furent sans résultat : les évêques donnèrent à leur collègue du Cap des témoignages de sympathie platonique, sans prendre aucune des mesures effectives qu’il réclamait. Cette crise devait se prolonger pendant plusieurs années et faire, à diverses reprises, le sujet des délibérations de l’épiscopat ou même du parlement, sans aboutir à rien de plus décisif. L’Eglise anglicane s’avouait impuissante à faire sa police et à régler ses conflits intérieurs. Gray, n’ayant pu obtenir qu’on consacrât en Angleterre l’évêque qu’il voulait substituer à celui qu’il avait déposé, finit par le consacrer lui-même en Afrique. Mais Colenso ne céda pas, et il en résulta, au Natal, un état d’anarchie et de schisme qui durait encore dans ces dernières années.

Quoi que l’on pensât des Essays et du livre de Colenso, il était un mal que les dernières décisions du Conseil privé mettaient bien en lumière, c’était celui d’une organisation qui, dans des conflits de ce genre, livrait à des tribunaux politiques le pouvoir de décider du dogme et de la discipline de l’Eglise. L’archevêque du Cap, avec sa véhémence accoutumée, résumait la situation en disant : « Ou le Conseil privé détruira l’Eglise, ou l’Eglise doit détruire le Conseil privé[44]. » Dans l’autre camp, à la vérité, on était d’autant plus attaché à la juridiction des cours civiles, qu’on leur savait davantage gré du coup porté par elles à l’orthodoxie dogmatique. Stanley ne tarissait pas sur ce sujet, et d’importans clergymen publiaient en volume, avec une préface de Tait, la collection des jugemens du Conseil privé en matière ecclésiastique, comme s’il s’agissait d’un complément des Credo et des canons de l’Eglise. Ajoutons que le gouvernement ne se montrait nullement disposé à laisser diminuer sa suprématie. Tout annonçait donc que les tentatives de réforme se heurteraient à une puissante résistance. Mais là n’était pas le seul, ni peut-être le principal obstacle. Il était chez ceux mêmes qui eussent voulu poursuivre cette réforme. Vainement Wilberforce, Pusey, Keble échangeaient-ils, sur ce sujet, lettres sur lettres, consultaient-ils des politiques comme Gladstone, des légistes comme Coleridge, mettaient-ils la question à l’ordre du jour des Church congress ou de la Convocation, ils ne parvenaient pas à s’entendre ou même à fixer leurs idées personnelles[45]. Dans des articles publiés sur cette question, en 1864 et 1865, Church reconnaissait combien étaient fondés les griefs des churchmen contre la juridiction spirituelle des cours civiles, mais il montrait le défaut et l’impossibilité de chacun des systèmes proposés, et il ne voyait d’autre solution que de renoncer à tout procès théologique, à tout jugement en matière religieuse[46] : singulière conclusion de la part d’un homme qui tenait au High church et non au Broad church ; aveu significatif qu’il ne pouvait y avoir d’autorité doctrinale dans son Église. Depuis, les années ont passé, sans avancer la solution du problème, et l’on en est encore aujourd’hui à chercher une organisation satisfaisante du tribunal d’appel en matière religieuse[47].

Telle qu’elle venait de se manifester dans cette crise, l’Église anglicane faisait la partie belle aux catholiques. Les faiblesses dont elle avait fait preuve étaient précisément celles auxquelles l’Église de Rome était le mieux en mesure d’apporter un remède efficace. Plus d’un churchman en avait conscience et s’en inquiétait. Wilberforce montrait « les plus fidèles membres de l’Église ayant reçu un coup qui pouvait en pousser un grand nombre sur le chemin de Rome[48]. » Pusey, dans ses lettres privées comme dans ses écrits publics, se disait toujours préoccupé des âmes qui, sous l’impression des derniers événemens étaient tentées de « chercher un refuge dans l’Église romaine, » et il signalait à Tait que « le docteur Manning se servait avec succès » de ces événemens, pour les attirer[49].

Manning, en effet, était trop avisé pour ne pas comprendre quel avantage donnait à sa cause tout ce qui venait de se passer. En 1864, il publia, à quelques mois de distance, deux « lettres à un ami[50] » où, prenant acte des récens jugemens du Conseil privé, il insistait avec force sur la situation intenable de l’anglicanisme, sur son impuissance à se dégager de l’hérésie et sur sa subordination à l’État. C’était d’une main ferme et implacable qu’il mettait la plaie à nu :

Nous sommes arrivés à un moment, disait-il, où nous pouvons reconnaître et passer en revue les années qui se sont écoulées depuis que nous avons quitté l’Église d’Angleterre. Dans ces treize années, une foule d’événemens se sont produits. Et sûrement pas un n’autorise à croire que cette Église veut ou peut se délivrer du réseau d’hérésies dans lequel elle est enveloppée. Quelques-uns l’ont comparé à la robe de Nessus. Je ne ferai pas ainsi ; car ma conviction est qu’au jour où l’Église d’Angleterre a perdu son adhérence à l’Église universelle, le principe de toute maladie spirituelle et intellectuelle s’est développé dans son sang et a rongé ses os. Je ne crois pas que ce soit un vêtement empoisonné, mis sur elle du dehors, mais un mal morbide et à formes variées qui se reproduit toujours au dedans d’elle. Et certainement les treize dernières années ont multiplié les points malades et ont montré qu’il n’y avait pas de réaction chez les patiens, qu’il n’y avait « en Gilead, ni baume, ni médecin. » C’est un triste spectacle et fait pour rendre les gens sages, de voir l’Église d’Angleterre, qui s’était dressée comme la réformatrice de l’Église de Dieu, confondue dans l’ouvrage de ses propres mains… Elle a condamné le purgatoire comme « une fable blasphématoire, » et son propre clergé dénie le châtiment éternel des méchans. Elle s’est révoltée contre l’Église vivante, interprète de la Sainte Écriture, et ses propres enfans dénient l’inspiration des Livres saints.


Plus loin, Manning ajoute, à propos du jugement du Conseil privé dans l’affaire des Essays :


Nous pouvons en inférer que l’Église anglicane a deux classes de doctrines : celles qui sont vraies et celles qui, bien que fausses, sont légales : toutes les deux cependant admissibles, toutes deux également enseignées à ceux pour qui le Christ est mort, aux simples, aux pauvres, aux petits enfans tout frais de leur baptême. Est-il possible que quiconque connaît et aime la vérité comme elle est dans Jésus, que quiconque a quelque fidélité à sa personne, est jaloux de son honneur, ou aime les âmes pour lesquelles Il a donné son précieux sang, puisse acquiescer, même parle silence ou par une communion passive, à un système qui le déshonore ainsi et détruit son troupeau ? Mais, en vérité, ce ne sont pas les tribunaux, c’est l’Église d’Angleterre qui est la source de tous ces maux. Si l’Église d’Angleterre était l’Église de Dieu, les tribunaux ne pourraient lui faire aucun tort. C’est l’anglicanisme qui engendre les erreurs. Les tribunaux ne font que les légaliser. Le système anglican est la source de toutes les confusions que la loi ne fait que tolérer dédaigneusement.


Et enfin, après avoir montré les vains efforts de la Convocation :


Tout cela a révélé de plus en plus l’absence de tout discernement, de toute certitude, de toute autorité, dans l’Église d’Angleterre, soit dans son épiscopat, soit dans ses Convocations. Personne ne cherche plus en eux un juge dernier et suprême, investi d’un office surnaturel, ou l’organe d’une divine certitude en matière de doctrine ou de foi… L’alternative, devant la génération présente, n’est plus entre l’anglo-catholicisme ou le catholicisme romain ; elle est entre le rationalisme ou le christianisme, c’est-à-dire entre le rationalisme ou Rome.

Le coup portait, et répondre eût été malaisé. Pusey se borna à se plaindre que « certains catholiques romains, au lieu de s’attrister de ce qui affaiblissait l’Eglise d’Angleterre, le grand boulevard du christianisme contre l’infidélité dans cette contrée, parussent se réjouir et triompher de cette victoire de Satan. »

Les expressions mêmes dont se servait Pusey prouvent qu’il gardait toujours aussi vif le sentiment du mal fait à son Église par les incidens de cette crise. C’est ce sentiment qui l’avait fait se jeter avec tant d’ardeur dans la bataille. A ne voir que la situation du moment, il y avait gagné de mettre lin aux suspicions dont, depuis les conversions de Newman et de Manning, il était l’objet de la part de beaucoup de ses coreligionnaires ; désormais, il était accepté par tous, même par ses anciens ennemis les evangelicals, comme l’un des champions les plus autorisés de la foi anglicane. Mais, si l’on veut apprécier sa conduite autrement que par l’effet immédiat, si l’on prétend considérer les choses d’un peu plus loin, comme peut le faire l’historien, n’y aura-t-il pas quelques réserves à faire ? On ne s’étonne pas, sans doute, que Pusey ait vu, dans les publications des Essayists et de Colenso, une atteinte grave aux vérités chrétiennes, et l’on comprend son émotion. Toutefois, force est de reconnaître que, sous le coup de cette émotion, il a paru combattre et repousser non seulement les témérités de ces écrivains, mais la critique biblique tout entière, même dans ses découvertes aujourd’hui reconnues incontestables. Il eût été évidemment plus sage, plus prévoyant, en même temps que l’on réprouvait les erreurs, d’indiquer qu’on ne refusait pas de faire à cette science nouvelle sa part légitime. Mais ce sont des distinctions que les conservateurs religieux font rarement en pareil cas. Ils n’y arrivent d’ordinaire que plus tard, après avoir reçu des événemens quelques leçons parfois mortifiantes. Au premier moment, placés en face de nouveautés qui les inquiètent et les irritent, ils sont surtout frappés du mal qu’elles peuvent contenir ; cela suffit à leur rendre l’ensemble suspect, et ils repoussent tout, pêle-mêle, un peu à l’aveugle. Ce n’est pas seulement dans l’anglicanisme que les choses se passent ainsi, et, à nous regarder nous-mêmes, nous n’avons pas le droit d’être bien sévères envers Pusey et ses amis.


PAUL THUREAU-DANGIN.

  1. Newman, en effet, a écrit dans l’Apologia, 4e Partie : « La pensée qui m’accabla le plus dans tout le cours de mon changement d’opinions, ce fut un pressentiment clair, vérifié par l’événement, que tout cela aboutirait au triomphe du libéralisme. J’avais employé toutes mes facultés à lutter contre le principe anti-dogmatique… ; j’étais de ceux qui l’avaient, pendant tant d’années, tenu aux abois dans Oxford ; ma retraite était donc son triomphe… Ce n’était pas tout. Ainsi que je l’ai dit déjà, il n’y a que deux alternatives : le chemin de Rome, ou le chemin de l’athéisme. L’anglicanisme est l’étape à moitié chemin d’un côté, et le libéralisme de l’autre. Combien de gens, je ne le savais que trop, cesseraient de me suivre, maintenant que j’allais marcher de l’anglicanisme vers Rome, et quitteraient aussitôt l’anglicanisme et moi pour le camp des libéraux !… La foi dogmatique ne serait-elle pas anéantie, dans les esprits d’un grand nombre, par la destruction de la Via media ? Oh ! combien ceci me rendit malheureux !… »
  2. « En ce moment, le Puseyisme paraît mort, » écrit d’Oxford, en 1849, un correspondant High church de sir Roundell Palmer. (Memorials, family and Personal, par le comte de Selborne, vol. II, p. 64.) Mark Pattison, ancien newmanite, rejeté dans l’incrédulité par la conversion de son maître, constatait le même changement, en s’en félicitant : au lieu du « vieil Oxford tory, débattant furieusement son éternelle question de l’Église, » il découvrait, en 1850, comme par l’effet « d’un coup de baguette magique, » un nouvel Oxford où « la théologie était totalement bannie des common rooms et même des conversations privées, » et où « régnaient les opinions les plus libres sur tous sujets. » (Memoirs de Mark Pattison, p. 244.) Plus tard, en 1858, J. B. Mozley écrivait : « Tout est très calme. Il est curieux combien la controverse dans le sens tractarien a quitté Oxford. Aucune allusion n’y est faite, même la plus éloignée. » (Letters of J. B. Mozley, p. 240.)
  3. Memorials of Dean Lake, p. 35.
  4. Le Dean Merivale, ami du Dean Lake, lui disait un jour, avec une pointe d’humour : « L’Église d’Angleterre est une merveilleuse institution : elle peut contenir deux hommes qui, comme vous et moi, diffèrent sur tous les points de la théologie. » (Memorials of Dean Lake, p. 4.)
  5. Notons qu’en France également, la Revue germanique, destinée à vulgariser les résultats de la critique allemande, commençait sa publication en 1858, et que, quelques années après, en 1863, paraissait la Vie de Jésus par M. Renan.
  6. Life of Pusey, t. IV, p. 230.
  7. Pusey, cependant, mis en éveil par un séjour à Göttingen en 1825, avait entrevu la gravité de ces questions.
  8. Benjamin Jowelt par L. Tollemache, p. 68.
  9. Fait digne de remarque, en Angleterre, des penseurs, étrangers au fond à toute croyance religieuse, sont, pour des raisons analogues à celles des anglicans du Broad church, partisans décidés de l’Église d’État. M. Lecky, par exemple, voit, dans cette organisation composite et compréhensive de l’Église établie d’Angleterre, une facilité pour une plus grande latitude d’opinion, un affaiblissement de la foi dans la certitude et dans la nécessité du dogme, une garantie contre la tyrannie sacerdotale et la démagogie cléricale. Loin donc d’aspirer, comme les libéraux du continent, à la séparation de l’Église et de l’État, il prétend conserver ce qu’il appelle une machine aussi bienfaisante. (Democracy and Liberty, t. Ier, p. 432 et sq., t. II, p. 14.)
  10. Voir ce que j’en ai dit dans la Première partie de la Renaissance catholique en Angleterre au XIXe siècle, p. 161 à 165. — Pour la suite de la carrière de Stanley, voir surtout Life of Dean Stanley, par Rowland E. Prothero, 2 vol.
  11. Le rév. Gorham s’était vu refuser l’institution par son évêque, parce qu’il avait soutenu des doctrines jugées hétérodoxes sur le baptême. Le Conseil privé de la Reine, juge en appel, avait donné raison à Gorham contre son évêque. L’émotion avait été grande dans le monde religieux, et c’est à la suite de cet incident que Manning s’était converti au catholicisme.
  12. Occasional papers de Dean Church, t. Ier, p. 66 et suiv. — Le biographe de Stanley le loue d’avoir travaillé à « séculariser, humaniser, moraliser la théologie chrétienne, à la faire descendre du ciel sur la terre » (Life of Stanley, t. II, p. 177.)
  13. Lettre de 1852, Life of Stanley, t. II, p. 437.
  14. Life of Stanley, t. I, p. 225 et suivantes.
  15. Ibid., t. II, p. 479.
  16. Voir Life and letters of Benjamin Jowett, par Abbott et Campbell, 2 vol., et Benjamin Jowett, Master of Balliol, par Tollemache, 1 vol. Voir aussi, dans le Contemporary de juin 1897, un article du docteur Fairbairn.
  17. Renaissance catholique en Angleterre, 1re partie, p. 161.
  18. B. Jowett, par Tollemache, p. 79.
  19. Lecture de Llewelin Davies au Congrès de Nottingham, en octobre 1897.
  20. Life and Letters of B. Jowett, par Abbott, t. I, p. 74.
  21. Life of Stanley, t. II, p. 2, 3.
  22. Life and Letters of Hort, par A. F. Hort, t. I, p. 159.
  23. C’était un frère de Newman, d’opinions fort irréligieuses.
  24. Life and Letters of Hort, p. 187.
  25. Memorials of earl of Selborne, Family and personal, t. II, p. 64.
  26. Cf. Life of F. D. Maurice, par F. Maurice, 2 vol.
  27. Passim dans Life of Maurice, notamment t. I, p. 187, 321, t. II, p. 553, 572.
  28. Article de H. R, Haweis sur Maurice, Contemporary de juin 1894.
  29. Life of Maurice, t. II. p. 601.
  30. Cf. passim, Life of Maurice, notamment t. II, p. 608.
  31. Cf. Life and Letters of F. J. Anthony Hort, par son fils, A. F. Hort, 2 vol.
  32. Life and letters of Hort, t. I, p. 315.
  33. Ibid., t. 1, p. 229, 231, 277, t. II, p. 423, p. 460 et suivantes.
  34. Ibid., t. II, p. 63, p. 155.
  35. Cf. Life and Letters of Fr. W. Robertson, par Stopford A. Brooke, 2 vol.
  36. Sur les événemens qui vont suivre, cf. Life of Tait, t. I, ch. XII ; Life of Wilberforce, t. III, ch. I ; Life of Stanley, t. II, ch. XVI ; Life of Pusey, t. IV, ch. II et III.
  37. Life and Letters of Dean Church, p. 155 à 158. Letters of J. -B. Mozley, p. 248.
  38. Life and Letters of Jowett, t. I, p. 342.
  39. Sur les événemens qui vont suivre, cf. Life of Tait, t. 1, ch. XIII et XIV ; Life of Wilberforce, t. III, ch. IV ; Life of Pusey, t. IV, ch. II et III ; Life of Stanley, t. II, ch. XXI.
  40. Life of Tait, t. I, p. 314 ; Life of Pusey, t. IV, p. 46.
  41. Life of Stanley, t. II, p. 44.
  42. Life of Pusey, t. IV, p. 49 à 52.
  43. Ibid., t. IV, p. 57 à 62.
  44. Life of Bishop Gray, t. II, p. 164.
  45. Life of Pusey, t. IV, p. 49, 83 à 94 ; Life of Wilberforce, t. III, p. 102 à 112 ; John Keble, par Lock, p. 179, 180.
  46. Dean Church’s Occasional papers, t. II, p. 21 et 32.
  47. Au mois de février dernier, lord Hugh Cecil présentait, sur ce sujet, à la Chambre basse de la Convocation de la province de Canterbury, un projet de réforme qui rencontrait du reste plus de critiques que d’adhésions.
  48. Life of Wilberforce, t. III, p. 110.
  49. Life of Tait, t. II, p. 337, 338.
  50. La première de ces lettres était intitulée : The Crown in Council and the Essays and Reviews, la seconde : The Convocation and the Crown in Council. Toutes deux sont reproduites dans le volume que Manning a publié, en 1867, sous ce titre : England and Christendom.