Une Personnalité religieuse - Genève (1535-1907)/03

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Une Personnalité religieuse - Genève (1535-1907)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 528-565).
UNE PERSONNALITÉ RELIGIEUSE

GENEVE
1535-1907

III [1]
DE BONAPARTE A JAMES FAZY :
LA RENTRÉE DU CATHOLICISME

En 1794, Genève révolutionnaire professa formellement que, pour avoir chez elle la qualité de citoyen, il fallait être un protestant ; le civisme genevois gardait ainsi une assise nettement confessionnelle. Cent treize ans se passent, et l’on voit Genève, en 1907, à la faveur de cet euphémisme politique : « suppression du budget des cultes, » séparer l’Etat genevois et les Églises, « Les Églises, » remarquons ce pluriel ; c’est au cours du XIXe siècle qu’il s’introduisit ; et dans cette Genève qui, de 1535 à la fin du XVIIIe siècle, n’avait connu qu’une Église, ce pluriel fut une première nouveauté. Et voilà qu’au XXe s’en produit une seconde, plus grave encore : par cela même qu’il prend congé des Églises, l’État divorce, en théorie, d’avec cet établissement réformé dont les destinées, pendant plusieurs siècles, avaient été étroitement associées à celles de la cité : événement pacifique, purement législatif, qui pourtant acquiert la portée morale d’une révolution. Il nous faut suivre, en deux étapes, ces émouvantes vicissitudes, couronnées par ce dénouement.


I

Le 15 avril 1798, Desportes, résident de France, faisait occuper Genève par des troupes françaises. Vingt-quatre heures plus tard, deux délégués des pasteurs arrivaient chez lui, le priant de conserver l’Eglise telle que jusqu’alors elle avait existé. Il fut bienveillant, « donna les assurances les plus positives, » et réclama un mémoire écrit. En trois jours, le mémoire fut rédigé, et expédié à Desportes.

« Une fatalité incroyable souffle sur nous, gémissait le syndic Butin. La Compagnie des pasteurs n’a-t-elle pas écrit au Résident, sans en prévenir le gouvernement, une lettre pour lui recommander le culte ? N’a-t-elle pas, dans cette lettre, parlé du vœu de la réunion comme si c’était les citoyens qui l’eussent prononcé ? La plume me tombe des mains, quand je vois des pasteurs oublier leurs supérieurs et se mêler de faire des démarches séparées, quand je les vois river leurs chaînes et celles de leurs concitoyens par la démarche la plus irrégulière et la plus inconsidérée. »

Ce gouvernement dont parlait Butin, et que les pasteurs n’avaient pas prévenu, n’était autre que la commission extraordinaire qui, depuis quelques mois, régissait Genève ; et cette commission, dès le lendemain de l’entrée des Français, faisait, de son côté, œuvre très efficace pour l’Eglise, en déclarant les biens de la République « biens communaux indivisibles entre les citoyens actuels et leurs descendans, » et en décidant qu’ils seraient administrés par une Société économique, composée de quinze Genevois, laquelle dirigerait les établissemens relatifs à l’éducation et au culte réformé. Sous cette inoffensive raison sociale, Société économique, se constituait le retranchement qui, durant la sévère période de centralisation napoléonienne, devait en quelque mesure garantir l’autonomie et sauvegarder l’intégrité du peuple de Dieu. Grâce à la Société économique, les ressources de l’Eglise, les ressources de l’Académie, ces deux créations de Calvin, étaient à l’avance protégées contre toute ingérence trop indiscrète de la grande puissance qui s’installait dans Genève : l’Eglise, l’Académie allaient demeurer, tout à, la fois, les bénéficiaires et les garantes de ce qui restait de libertés genevoises.

Au mois d’août, Desportes manda le modérateur de la Compagnie. Le Directoire, lui dit-il en substance, veut que le culte protestant de Genève se répande dans toute la France. Le meilleur moyen d’y parvenir, c’est de placer ce culte au jour du Décadi ; et Desportes ne doutait pas que le clergé de Genève, « éloigné du fanatisme et de la superstition par une religion plus rapprochée qu’en nul autre pays de la religion naturelle, » accordât son assentiment. Les pasteurs délibérèrent ; ils décidèrent de maintenir le dimanche, mais d’organiser aussi, chaque Décadi, des prêches et des prières ; et quatre mois plus tard un commissaire officiel témoignait que « les réunions décadaires étaient décentes, nombreuses et même gaies ; que les temples, souvent remplis, ne retentissaient plus que des préceptes d’une saine morale, et qu’une douce philosophie était en train de s’enter insensiblement sur le culte réformé. « Desportes et ce commissaire étaient satisfaits des pasteurs, et peut-être escomptaient-ils, déjà, l’heure vraiment républicaine où, dans l’Eglise de Genève, il n’y aurait plus que des Vicaires Savoyards, prêchant trois fois par mois, aux trois Décadis.

Mais, avec le 18 Brumaire, un autre esprit soufflait : la religion décadaire s’effondrait. Le bruit se répandait bientôt qu’entre le Premier Consul et Rome des négociations étaient proches. L’insécurité du culte catholique allait diminuant, et comme la liberté des cultes était théoriquement proclamée par la Constitution française, comme les neuf dixièmes des fonctionnaires et des soldats amenés à Genève par l’occupation étaient d’origine catholique, Genève, ville française, devait s’ouvrir au catholicisme. Il avait dû se blottir, jusque là, dans des chapelles de résidens, coins de terre française ou sarde qui jouissaient, sur le sol de Genève, des immunités diplomatiques ; il avait le droit, aujourd’hui, de se libérer de ces fictions et de réclamer une place dans Genève, sur terre authentiquement genevoise ; mais Genève fut moins accueillante pour la Messe qu’elle n’avait fait mine de l’être pour le Décadi.

Un jeune prêtre savoyard qui, comme Bonaparte, comptait alors trente ans, Jean-François Vuarin, et un autre prêtre nommé Neyre, évadé des prisons de l’île de Ré, installèrent publiquement, à la fin de 1799, la pratique du papisme dans Genève. Une messe de minuit, célébrée à Noël dans une chapelle improvisée, attira quelque affluence. Mais des plaintes grondèrent : ces deux papistes parurent provocateurs ; ils ne surent bientôt plus où se loger, où loger leur Dieu. En trois ans, ils durent changer cinq fois d’abri : les propriétaires qui les accueillaient n’osaient conserver longtemps de tels locataires. Non seulement c’étaient deux idolâtres et fauteurs d’idolâtrie, mais des rumeurs les accusaient d’acheter les petits enfans, de les expédier ailleurs. Le 1er juillet 4801, dans la troisième de leurs installations, ils furent lapidés en pleine messe ; la préfecture les invita, quelques jours durant, à cesser le culte public jusqu’à ce que Genève se fût calmée. L’Eglise primitive avait acheté, par trois siècles de souffrances, la paix constantinienne, et, par la halte aux catacombes, la jouissance du plein soleil ; à leur tour, ils trouvaient d’âpres séductions à payer de trois ans de mauvais traitemens et d’une série de déménagemens cette autre paix qu’allait obtenir l’Eglise, la paix napoléonienne.

L’afflux des catholiques augmentait : secrètement, en 1802, la municipalité s’efforça d’évaluer leur nombre ; on constata qu’ils étaient déjà 1 367 dans la commune de Genève et 3 117 sur l’ensemble du territoire. Ils pourraient y rester, s’y multiplier, y prier ; ainsi l’exigeait des Genevois la tolérance française. Une sorte de Fénelon genevois, le bon pasteur Cellerier, prototype de ce pasteur Prevère que dans son Presbytère Töpffer a mis en scène, prêchait un sermon sur l’excellence du culte réformé, pour mettre les fidèles en garde contre cet autre culte, « naguère étranger, et qui pouvait attirer les regards, exciter chez quelques-uns une indiscrète, une imprudente curiosité. » C’était un langage inattaquable ; un conducteur d’âmes a le droit de prémunir ses fidèles contre des doctrines qui lui semblent un mauvais climat pour leurs consciences. Mais lorsque, en 1800, le pasteur Duby s’élevait contre le principe de tolérance adopté par la République française ; lorsque, en 1801, le pasteur Roustan parlait des prêtres et des cérémonies catholiques avec mépris, maire et préfet firent entendre des réprimandes. Il n’est pas permis à M. Duby, déclara le préfet d’Eymar, d’ignorer que les lois de l’Etat ne veulent reconnaître aucune religion dominante. C’en était fait, à Genève, de l’exclusivisme religieux ; à côté d’elle, en dehors d’elle, l’Église calviniste devait tolérer d’autres âmes, et que les besoins de ces âmes fussent eux-mêmes satisfaits.

Ce principe une fois posé et fermement maintenu, Bonaparte affectait d’honorer le passé de Genève et les prérogatives morales qu’un tel passé créait à cette ville. Un jour de 1801, Pictet-Diodali, que Mme de Staël et Benjamin Constant venaient de faire nommer, pour cinq ans, membre du Corps Législatif, avait dit au Premier Consul : « Surtout, conservez-nous notre instruction religieuse et ne nous donnez pas d’évêque, nous sommes tous hérétiques. » Bonaparte avait compris. Annonçant au Conseil d’Etat les préparatifs du futur Concordat, il ajoutait que les calvinistes de France auraient leur métropole à Genève. Compensation consolante pour le peuple de Dieu : il était devenu Français ; mais, de par la volonté du gouvernement français, il pourrait exercer sur les protestans de toute la France une primauté. Les circonstances nouvelles s’éclairaient, la situation se définissait : Genève devait laisser dire la messe, et même la laisser chanter ; à prendre au pied de la lettre la parole de son préfet, il n’y avait même plus, sur les bords du Léman, une religion prépondérante ; mais l’Auditoire de théologie allait redevenir, comme au temps de Calvin, une sorte de séminaire central pour le calvinisme de langue française. Portails pensait comme Bonaparte ; il fallait que Genève demeurât, dans le protestantisme, une ville prééminente. En décembre 1804, après le sacre, ce fut un pasteur de Genève, Martin-Gourgas, qui présenta à l’Empereur les délégués des Eglises réformées françaises, et qui dirigea la réunion dans laquelle les vingt-cinq présidens des Consistoires échangèrent leurs vues sur l’avenir de la Réforme ; et c’est vers Genève que les Eglises de France tourneront leurs regards lorsqu’en 1811 elles songeront à élaborer un projet pour une organisation d’ensemble. Genève éprouvait peut-être quelque fierté pour son rôle de métropole ; mais elle ne le remplit jamais qu’avec une certaine discrétion. Elle était plus préoccupée, semble-t-il, d’empêcher la mainmise de la France sur son Académie, sur sa Faculté de théologie, que d’assurer à cette Académie, à cette Faculté, un vaste rayonnement sur les Eglises de France. Elle était plus jalouse d’indépendance qu’ambitieuse d’hégémonie. Il lui restait quelque chose de la Genève calvinienne, facilement ombrageuse, habituée à se suffire à elle-même, à se contenter d’elle-même et des apports que lui amenait son Dieu, et qu’elle s’assimilait.

L’Empereur, caetes, faisait aux Genevois un beau cadeau, en leur montrant, d’un geste, la France protestante comme un champ sur lequel ils pouvaient régner. Mais ce cadeau était gâté, pour Genève, par la présence de l’abbé Vuarin. Ce prêtre, et surtout sa messe, gênaient cette cité. Au début de 1803, le préfet d’Eymar étant mort, Vuarin réclama de la ville un cimetière pour les catholiques. Il fallut l’accorder : la concession, si pénible fùt-elle, ne faisait qu’assurer le repos éternel d’une poignée de papistes, qui étaient des morts. Mais une autre demande, bien plus grave, présentée par d’Eymar dès le mois de mai de l’année précédente, inquiétait la Société économique, la Compagnie des pasteurs et la municipalité. L’administration française réclamait, pour l’Église romaine, la jouissance du temple de Saint-Germain. On tergiversa, on épilogua, on proposa de prêter le temple allemand de l’Oratoire, ou d’aménager pour ces envahissans mystères, qu’on avait si bien crus pour toujours abolis, les vastes souterrains des greniers de Rive.

Mais les catholiques refusaient : l’évêque d’Annecy se remuait, faisait remuer Fesch, qui venait de monter sur le siège de Lyon. Paris insista ; Genève dut céder, et sa municipalité dut payer un bail, elle-même, à la Société économique, pour le temple de Saint-Germain, afin que les catholiques en eussent la jouissance. Le 16 octobre 1803, l’abbé Lacoste, nommé curé de Genève, bénissait l’église et y célébrait la messe. C’était le premier temple où jadis la Réforme fût entrée : son curé, Pierre Vandel, passant au protestantisme, l’avait lui-même livré au culte nouveau. Ce qu’avait fait Pierre Vandel, Lacoste l’allait défaire. Sa messe de minuit, en décembre 1803, fut troublée par des tumultes : à l’Offertoire, il dut quitter l’autel, se retirer. Mais la liberté de la messe avait pour elle l’autorité française. La haine traditionnelle contre l’idolâtrie pouvait s’épancher en suprêmes soubresauts : quelque chagrine que fût leur humeur, les manifeslans comprirent qu’ils devaient se résigner, et garder à l’avenir silence et respect.

En septembre 1804, l’évêque Mérinville arriva d’Annecy pour sa visite pastorale : depuis Saint-Julien, des gendarmes l’escortaient ; il échangea des complimens avec le maire de Genève. Pour la première fois depuis la Réforme, un évêque entrait officiellement dans la ville de Calvin. Il partait très content : « Les protestans, disait-il plus tard à Pictet, se sont montrés plus amis des catholiques que plusieurs de ceux-ci entre eux. » Mais l’amitié des autorités genevoises pour les catholiques avait des limites : l’abbé Vuarin, devenu curé en mars 1806, ne tarda pas à s’en rendre compte. Lorsque, en 1808, la mère de Napoléon désira que la ville de Genève reçût et entretint trois sœurs de charité, un conseiller s’écria : « Le XVIe siècle nous a débarrasses des nonnes ; nous ne voulons pas, au XIXe, rétrograder. » Vuarin tint bon. Dans l’été de 1810, Noyon, la patrie de Calvin, essayait en vain de retenir une religieuse nommée sœur Benoît, que ses bonnes œuvres avaient fait aimer. Elle s’arrachait à la petite ville picarde pour devenir à Genève supérieure de la communauté des sœurs de Saint-Vincent de Paul, créée par Vuarin. C’est de Noyon, près de trois siècles auparavant, qu’était venue dans Genève la foi sans les œuvres. Une coïncidence ironique voulait que ce fût Noyon qui réintégrât dans Genève l’ascétisme catholique et qui, dans Genève, ramenât les œuvres.

Le Consistoire prit ombrage, nomma une Commission « pour informer dans le cas où les sœurs chercheraient à faire des prosélytes ; » et, de crainte que le culte immigré, qu’on soupçonnait d’être ambitieux, ne prétendit à se réinstaller dans Saint-Pierre, la Réforme y consolidait ses positions en installant la Faculté de théologie dans une des chapelles de l’édifice. Les anxiétés genevoises s’avivaient d’autant plus que les sentimens de l’Empereur à l’endroit de Genève s’étaient publiquement modifiés. Pouvait-il, aux yeux de Napoléon, venir quelque chose de bon de Genève, puisque Mme de Staël demeurait tantôt dans la ville, tantôt dans sa banlieue ? Au cours du duel que l’Empereur soutenait contre cette femme, Genève risquait fort de recevoir quelque terrible coup. Au demeurant, Genève donnait moins de conscrits qu’on ne l’eût souhaité ; on cherchait les causes, on constatait un chiffre assez élevé de suicides ; et Montalivet inclinait à dire que la faute peut-être en était à la Réforme, qui ne soumettait pas l’homme à la confession et qui était moins apte à consoler le désespoir. L’administration napoléonienne arrêtait ses regards sur la personnalité religieuse de la ville : on eût dit qu’elle aspirait à la modifier ; à l’encontre des pasteurs réformés et des prêtres romains qui, pour des raisons inverses, redoutaient pareillement les mariages mixtes entre protestans et catholiques, un fonctionnaire déclarait qu’on devait encourager ces unions, afin de changer promptement le mauvais esprit genevois. La Société économique et l’Académie, considérées comme des barricades derrière lesquelles s’abritait l’esprit confessionnel de Genève, étaient l’une et l’autre visées. « Tant que la Société économique existera, écrivait à l’Empereur en 1811 le colonel d’Hautpoul, Genève se croira et sera, par le fait, séparée du reste de l’Empire ; » et l’Empereur lui-même concluait qu’il fallait supprimer cette société pour « effacer des traces d’indépendance, d’Etat à part. » Cette même année, à la suite d’un incident qui l’avait mis en colère, l’Empereur songeait à introduire dans l’Académie un nombre de professeurs catholiques égal à celui des professeurs protestans. En 1813, la suppression de la Société économique et la vente de ses biens étaient formellement décidées, et des Frères de la Doctrine chrétienne survenaient à Genève, pour ébaucher une installation dont les fonds de l’Académie devaient faire les frais.

Mais l’Empire craqua, puis tomba : les décisions de 1813 demeurèrent lettre morte. Le 31 décembre de cette même année, le syndic Ami Lullin et vingt-deux autres Genevois, d’accord avec le général comte de Bubna, qui commandait les troupes des coalisés, se constituèrent en gouvernement, sous le titre de « syndics et conseil provisoire, » dans Genève redevenue libre. Quatre jours plus tard, ils reçurent cinq députés de l’Eglise de Genève : « La République, leur dit Ami Lullin, avait, quoique éteinte, continué à vivre dans l’Eglise. » En fait, au cœur de cette « plus grande France, » révolutionnaire et napoléonienne, qui s’était savamment assise sur la ruine de beaucoup d’autonomies locales, une corporation s’était maintenue qui, forte de son passé, avait pu, grâce à la Société économique, garder une certaine indépendance matérielle et morale : c’était l’Eglise de Genève, et Genève avait dû au prestige séculaire de son Eglise, de n’être pas traitée comme le commun des préfectures de l’Empire français.


II

Sous la protection des baïonnettes autrichiennes, Genève était devenue, théoriquement au moins, maîtresse d’elle-même ; n’allait-elle pas reprendre son rôle historique, son rôle de cité de Dieu, sanctuaire jaloux d’un Dieu jaloux, sanctuaire non contaminé ? Vous ne voulez pas vous en aller, criaient certains passans dès les premiers jours de 1814, lorsqu’ils apercevaient les prêtres catholiques ; vous attendez donc que nous vous donnions la chasse. Un pasteur parlait du chancre rongeur qui dévorait Genève depuis quinze ans. Un autre déplorait qu’on y eût fait revenir l’impur limon dont la Réforme l’avait nettoyée ; et des projets s’étudiaient pour expulser de Saint-Germain les catholiques que la France y avait installés.

L’abbé Vuarin veillait ; et dans les premières semaines de janvier 1814, partirent de Genève, vers le quartier général des Alliés, d’une part des diplomates dépêchés par le gouvernement provisoire, et d’autre part Vuarin. Le curé, qu’aucune étiquette ne paralysait, chevauchait plus vite que les diplomates. Ils se croisèrent à Bâle, le 16 janvier, dans l’antichambre des empereurs de Russie et d’Autriche et du roi de Prusse ; mais avant cette date, Vuarin, blotti dans le traîneau d’un pope qui s’en allait rejoindre en Franche-Comté l’état-major des armées alliées, avait eu déjà le temps de rendre visite au prince de Schwarzenberg, leur général en chef, et d’obtenir de lui deux lettres, l’une pour Metternich, alors à Bâle, l’autre pour Bubna, à Genève. L’avenir du catholicisme genevois était dès lors assuré de la protection des Puissances. Vuarin, l’été suivant, s’en fut d’ailleurs à Paris, pour faire de nouvelles démarches auprès des plénipotentiaires de l’Europe et pour se confirmer dans la certitude que l’obligation d’être tolérante, imposée par Napoléon à la Genève de Calvin, continuerait de peser sur elle, par la volonté des Alliés vainqueurs de l’Empire. A travers deux siècles et demi, Genève politique s’était si étroitement identifiée à l’Eglise protestante, que l’Eglise catholique genevoise, concurremment avec les plénipotentiaires de Genève, devait poursuivre pour elle-même, en son propre nom, une action diplomatique ; cette Eglise qualifiée d’intruse et qui, dans l’humble temple de Saint-Germain, se sentait à peine chez elle, insérait ainsi ses propres négociations dans l’histoire des destinées genevoises et devenait, à sa façon, une ouvrière de ces destinées.

Qu’allaient donc faire de Genève les » syndics et conseil provisoire » et les plénipotentiaires de l’Europe ? II apparut, dès l’été de 1814, que Genève allait entrer dans la Confédération suisse, et, pour y faire figure, recevoir quelques territoires des alentours. Le mandement de Poney, qui lui appartenait, était de tous côtés encerclé par des terres françaises ; Jussy et les villages de la Champagne, qui étaient aussi possession genevoise, se trouvaient comme emprisonnés par des terres savoyardes. Il fallait, tout au moins, « désenclaver » Peney, Jussy et la Champagne, rendre genevoises toutes les terres françaises ou savoyardes qui s’interposaient entre ces possessions rurales de Genève, et réunir géographiquement le territoire du futur canton à celui du canton de Vaud, S’incorporer ainsi dans la Confédération suisse, c’était pour la petite république l’indépendance politique assurée ; mais on pouvait se demander ce que deviendrait, dans ce statut nouveau, la personnalité religieuse de Genève, qu’une brochure de Sismondi célébrait comme la capitale continentale du protestantisme. Il y avait vingt ans seulement que le dernier mot du peuple souverain avait frappé d’ostracisme les catholiques ; ce peuple, devenu sujet, avait dû en recevoir quelques milliers ; de nouveau il était souverain, et voici qu’il lui fallait insérer dans son territoire un chiffre notable d’agglomérations catholiques. Il s’agissait de faire de Genève, pour la rendre plus digne de devenir un canton suisse, une république plus riche de terres, plus riche d’hommes ; mais ces terres étaient des terres d’idolâtrie ; ces hommes, confondus avec le reste du corps genevois, se permettraient de venir, dans Genève, étaler leur idolâtrie. Au loin, en Italie surtout, grâce à des colonies genevoises, la vieille âme de la vieille Genève rayonnait. Sismondi notait qu’à Gênes et à Naples une souscription était ouverte pour établir un ministre genevois, qu’à Corfou, même, on voulait suivre l’exemple, que l’Angleterre songeait à créer des bourses pour des Italiens, pour des Vaudois, pour des Français, qui viendraient étudier à Genève et porteraient ensuite en pays catholique l’Evangile genevois. Et cette Genève, dont le rôle religieux semblait bien n’être pas achevé, risquait d’être cernée, et bientôt peut-être submergée par le flot des catholiques : n’ayant rien de commun avec l’âme genevoise, ils allaient peut-être devenir des membres du corps genevois.

J’imagine que certains fidèles de la Réforme, voyant en quelle tentation Genève était induite, relurent souvent dans leur Bible, en ces années 1814 et 1815, l’épisode du Fils de Dieu repoussant les offres de Satan qui, lui montrant les royaumes de la terre, lui disait : Tout cela t’appartiendra. Le peuple de Dieu, pour demeurer le peuple de Dieu, allait-il retrouver en face des plénipotentiaires, en face de ses propres diplomates qui aspiraient à revenir les mains pleines, le geste sommaire et décisif du Christ ? Les respectables traditionalistes qui purent avoir un instant cette illusion durent bientôt l’abandonner : la politique ne permettait plus à Genève d’être toute petite, et ce n’est qu’en demeurant toute petite que Genève eût pu redevenir, ou à peu près, la fidèle captive de son passé. La politique réclamait que les limites de Genève fussent reculées, et qu’avec ces limites se modifiât son âme.

Il semble que tout d’abord, à la fin d’avril 1814, les pasteurs firent effort pour conjurer le péril : en leur nom, le modérateur Choisy et le secrétaire Bourrit écrivaient au Conseil que :


Pour les populations réunies pour la première fois aux Genevois, Genève pourrait bien être un centre d’affaires, de commerce, d’intérêts divers, un théâtre d’ambitions, mais jamais une patrie, que le mot de liberté n’y serait pas compris de la même manière par les uns et les autres, que la religion réformée y a toujours été trop unie à l’État pour souffrir sans inconvénient une division sur ce chapitre, tandis que, de son côté, l’Eglise romaine n’a rien changé à ses dogmes ; que l’expérience des seize dernières années n’est pas faite pour infirmer ces craintes.


Les angoisses des pasteurs s’expliquaient ; mais, pratiquement, que pouvaient-ils conseiller ? Ils sentaient eux-mêmes que le désir de voir Genève canton suisse progressait et prévalait. Un excellent protestant comme l’apothicaire Broé parlait avec assez d’amertume de ceux qui ne voyaient dans l’augmentation de la République que la subversion totale des principes religieux. Il constatait qu’en présence de l’immoralité française et de la religion catholique, on était devenu plus assidu dans les temples. Le spectacle de la Suisse, pays mixte, » où les secousses du fanatisme étaient plus rares que dans le reste de l’Europe, » et puis son mépris naturel de vieux Genevois pour le catholicisme, « cette religion de superstition qui ne peut pas être celle d’un peuple éclairé, » rassurait l’apothicaire. Certaines démarches clandestines du Consistoire contre une augmentation de la République faisaient l’effet à Broé d’une manœuvre « déplacée. » Voilà une jolie équipée anarchique, écrivait, de son côté, Charles de Constant au sujet de l’intervention des pasteurs auprès d’Ancillon, familier du roi de Prusse, pour empêcher Genève de s’agrandir.

Avant que ne fût encore fixée la superficie de la République de Genève, le patriciat qui avait restauré cette République fit voter vertigineusement, sans laisser au peuple le droit de l’étudier, une constitution. Des lois éventuelles y furent adjointes, qui, par une curieuse méthode, mettaient l’art mathématique au service de l’intolérance. Elles stipulaient que si les citoyens dont on pressentait l’annexion n’égalaient pas le tiers de l’ancienne population, ils seraient admis à égalité des droits électoraux ; que, s’ils égalaient le tiers, ils ne pourraient nommer qu’un cinquième des membres du conseil représentatif ; que, s’ils surpassaient le tiers, ils n’en pourraient nommer qu’un quart ; et que, s’ils surpassaient la moitié, ils n’en pourraient nommer qu’un tiers. Etranges chinoiseries, par lesquelles la vieille Genève protestante prétendait s’assurer à l’avenir la majorité dans les conseils, alors même que la population catholique qui lui serait adjugée aurait un chiffre d’habitans cinq ou six fois supérieur à celui de Genève elle-même.

Genève protestante s’inquiétait à la pensée que des Savoyards, des catholiques, pourraient devenir, chez elle, membres du corps souverain. Mais, inversement, les consciences catholiques, consciences de rois, consciences de peuples, s’éveillaient et se troublaient, h-la pensée que des paroisses catholiques allaient être attribuées à la République genevoise. Louis XVIII éprouvait toutes sortes de scrupules à céder à cet Etat protestant le catholique pays de Gex, et, finalement, Louis XVIII le gardait. Dans les communes savoyardes, une pétition circulait, représentant à la démocratie helvétique que la conduite constante de Genève envers les Savoyards et les catholiques n’était pas de nature à faire espérer des relations de confiance et de fraternité. Enfin Vuarin, par ses relations avec Noailles, avec Metternich, avec Pozzo di Borgo, combattait le démembrement de la Savoie, et du moins il obtenait que sa petite patrie, Collonges-sous-Salève, ne devint pas genevoise.

Anxiétés protestantes et anxiétés catholiques s’épiaient mutuellement, se mesuraient du regard, et, pour des raisons inverses, elles convergeaient en définitive vers le commun souci d’empêcher que Genève ne devînt trop grande. Protestans qui ne voulaient pas que le peuple de Dieu fût comme dissous dans un Etat non confessionnel, catholiques qui redoutaient de devenir les sujets du peuple de Dieu, semblaient conspirer ensemble, en vertu même de leur séparation confessionnelle, pour que Genève demeurât toute petite. Ces susceptibilités religieuses entravaient l’action des diplomates ; et il fallut près de deux ans, de mai 1814 à mars 1816, — deux ans troublés par la prodigieuse équipée des Cent Jours, — pour que le second congrès de Paris et le traité de Turin achevassent de définir ce que serait dorénavant Genève.

A la différence de Gênes, et de Venise, et de la Pologne, Genève, dans le droit public de la nouvelle Europe, demeurait une personne : la notoriété qu’elle avait obtenue comme ville-Eglise et qui lui valait l’attention spéciale des Puissances réformées en était en grande partie la cause. « C’est le monde dans une noix, « disait d’elle Bonstetten ; on n’avait pas jeté cette noix aux convoitises avides, à la France ou bien à la Sardaigne, parce qu’une accoutumance historique avait habitué le monde réformé à s’abriter, à s’instruire, à se réchauffer dans sa coque hospitalière. Mais ces bienfaits de l’Europe, que Genève devait au caractère confessionnel de son passé, avaient à jamais compromis le caractère confessionnel de son avenir.

Genève recevait de la France 6 communes et 3 350 habitans, de la Sardaigne 14 communes et 12 700 habitans : cette banlieue catholique cernait désormais la cité. Les Genevois, disait un homme politique de l’époque, ont désenclavé leur territoire, mais ils ont enclavé leur religion.

A l’écart de la diplomatie genevoise, la diplomatie de l’abbé Vuarin, représentante improvisée de ces communes catholiques qu’on livrait à Genève, avait agi ; et le protocole du Congrès de Vienne du 29 mars 1815, le traité de Turin du 16 mars 1816, plaçaient l’Eglise catholique de Genève sous la sauvegarde du droit public européen. Genève devait entretenir les prêtres et le culte, dans les communes savoyardes qu’elle acquérait, comme l’avait fait, jusque là, la cour de Turin ; elle s’engageait, vis-à-vis de cette cour, à respecter certaines libertés canoniques, certaines prérogatives de la hiérarchie ; à maintenir, à sa propre charge, « l’Eglise catholique existant à Genève, » à en loger le curé, à le doter convenablement. La volonté de l’Europe et de l’Etat sarde fixait ainsi les obligations que Genève devait accepter à l’endroit du culte catholique dans le territoire même de la vieille cité. Par surcroît, la cour de Turin s’occupait de la situation politique de ses anciens sujets sous leurs nouveaux maîtres : adieu les lois éventuelles, par lesquelles Genève s’était disposée à limiter les droits de ses citoyens catholiques ! Elle dut promettre à son voisin Savoyard de les assimiler pleinement, pour les droits civils et politiques, aux Genevois de la ville.

Instruit et guidé par Vuarin, le gouvernement de Turin, qui, deux siècles plus tôt, à l’heure de l’Escalade, n’avait pu s’implanter dans la cité protestante, pénétrait désormais, en quelque mesure, dans la vie politique du canton : il donnait aux Genevois un petit morceau de sol, de sol catholique, mais le traité même qui le leur attribuait, leur défendait d’y faire acte de législation oppressive. La Sardaigne, de concert avec l’Europe, avait agrandi la République de Genève ; mais la Sardaigne faisait planer, sur les catholiques dont elle lui avait fait présent, une protection très stricte, très prévoyante. Genève, en 1824, devra, sur l’ordre de la Sardaigne, modifier la législation qu’elle s’était permis de faire en 1821 sur le mariage civil ; elle devra déclarer que, dans les communes cédées par le gouvernement sarde, les mariages ne seront valides que s’ils sont célébrés devant les curés compétens ; et jusqu’en 1866 il y aura dans le canton deux catégories de citoyens : les uns, catholiques des anciennes communes sardes, ne dépendront de la législation genevoise qu’autant qu’elle sera compatible avec les traités internationaux qu’avait dû signer Genève ; les autres, au contraire, relèveront sans réserve de la législation intégrale de l’Etat.


III

Le traité de Turin signifiait à Genève qu’elle était désormais un canton mixte ; et si mixte signifiait impur, c’était tant pis. La Genève calvinienne devait être hospitalière aux catholiques, et pour veiller à ce qu’elle gardât conscience de ce devoir, l’abbé Vuarin était là. Le curé de l’Eglise qui, vingt ans plus tôt, dans la petite Genève, n’était encore qu’une Eglise expulsée, allait surveiller au jour le jour la conduite de la « plus grande Genève. » Vingt ans plus tôt, il était une façon de lépreux, que tour à tour les propriétaires éconduisaient. Aujourd’hui, rendu chatouilleux par les affronts mêmes qu’avait subis son Eglise, il se dressait, toujours aux aguets, pour que le canton cessât, loyalement, sincèrement, d’être un canton confessionnel ; et quand en 1817 parut un essai de statistique qui portait au frontispice une médaille de Calvin et qui contenait certains couplets, offensans pour les catholiques, de la chanson de l’Escalade, Vuarin se plaignit aux magistrats, et voulut même se plaindre au Tsar, par l’intermédiaire de Joseph de Maistre, ministre de Sardaigne en Russie.

Curé catholique, il conseillait un jour à quelques membres du Grand Conseil de gouverner en philosophes. — « En philosophes, répliquaient ceux-ci, monsieur le curé, vous n’y pensez pas. — Oui, messieurs, en philosophes, répondait Vuarin ; ayez comme particuliers votre religion, protégez-la, c’est nécessaire. Mais, comme magistrats, ne soyez ni protestans, ni catholiques. Soyez philosophes, c’est-à-dire impartiaux, ce qui ne veut pas dire que vous devez gouverner en incrédules. »

Et comme l’abbé Vuarin visait toujours à s’appuyer sur le gouvernement sarde, ce fut une bonne fortune pour Genève, bonne fortune due à l’entremise de Niebuhr, diplomate de la Prusse protestante, d’obtenir du Saint-Siège, en 1819, que les catholiques genevois ne dépendissent plus de l’évêché sarde de Chambéry, mais de l’évêché suisse de Lausanne. Les liens se distendaient un peu, par cela même, entre le catholicisme genevois et la Sardaigne. Une façon de concordat conclu entre Genève et l’évêque Yenni, de Lausanne, précisait la situation nouvelle. Mais quand Genève, tout de suite après, réclama de l’évêque Yenni le renvoi du « sieur Vuarin, curé de Genève et archiprêtre, » l’évêque refusa.

Malgré les démarches successives du gouvernement genevois auprès de l’évêque de Lausanne, démarches auxquelles les oreilles épiscopales ne furent pas toujours inaccessibles, l’abbé Vuarin, soutenu par Rome, devait rester, vingt-trois années encore, curé de Genève ; il eût pu mourir évêque, cardinal, il préférait à ces dignités la cure de Genève et son rôle à Genève, et trois ans avant sa mort, qui survint en 1843, il prévenait le syndic Rigaud que Dieu saurait mettre après lui, dans la cure de Genève, » un successeur qui ne gâterait pas les affaires. » « La divine Providence, insistait-il, n’a pas établi à Genève, croyez-moi, une paroisse catholique de 8 000 âmes en moins de quarante ans au milieu des circonstances les plus étranges et les plus inouïes, pour nous retirer la protection de son bras. »

Le pasteur Jacques Caton-Chenevière, témoin de ce phénomène, déclarait en plein Conseil d’État, d’une voix douloureuse : « Il ne s’agit plus d’une Escalade de nuit qui échoue, mais d’une Escalade de vingt-cinq ans qui réussit. » Il ne déplaisait pas à Vuarin que son Eglise acceptât cette réputation d’escaladeuse, qu’elle se conduisit en importune, et qu’elle convainquit ainsi les Genevois, dussent-ils en être endoloris, et de son existence, et de son droit de vivre. Sans ménagement, sans aucune de ces transitions que volontiers eût concertées l’évêque Yenni, Genève, à l’école de ce curé, fit un très rude apprentissage de la vertu de tolérance, un apprentissage au cours duquel elle fut plus d’une fois houspillée, bousculée, publiquement dénoncée pour ses lenteurs, ou pour ses délits, ou même, parfois, pour ses peccadilles d’intention. Elle avait, en Vuarin, un surveillant qui ne lui passait rien ; elle voyait ses actions, et même ses pensées, déférées à l’opinion du monde par un prêtre papiste, disposant en Europe d’un réseau d’influences qui le rendaient intangible, et elle savait que ce prêtre ne se laisserait déraciner du sol de Genève qu’au jour où Dieu le rappellerait.

Rares étaient, au temps de Vuarin, les esprits comme Gaspard de la Rive et son fils Auguste qui, rêvant d’une alliance entre catholiques et protestans contre l’impiété, servaient en quelque sorte de lien entre les deux Genèves, entre celle qui, glorieuse de son passé religieux, s’y cramponnait et voulait le perpétuer, et celle qui, au nom même des idées de liberté, devait accepter un nouveau contact avec l’antique foi jadis émigrée ; ils demeureront rares, longtemps encore, jusqu’à ce qu’ils trouvent dans la personne du philosophe Ernest Naville un interprète admirable, et qui osera parler. En face de ce petit groupe, beaucoup de Genevois, à travers le siècle, porteront le deuil de l’ancienne Genève, de la Genève d’avant Vuarin, de la Genève qui n’était pas encore une République mixte : il leur semblera que la survenance d’une confession nouvelle est comme une atteinte à l’intégrité de leur patrie. Ce sont ces Genevois qui, en septembre 1837, pousseront et suivront à Saint-Pierre et dans un autre temple le pasteur Jacques Caton-Chenevière et cinq de ses collègues : malgré l’Etat qui, par égard pour la paix confessionnelle, préférait faire célébrer par Genève, d’accord avec tous les citoyens de la Suisse, le Jeûne Fédéral, ils voudront rétablir le vieux Jeûne Genevois, commémoratif de la Saint-Barthélémy, le vieux Jeûne qui, vis-à-vis de l’infiltration papiste, préviendra certains oublis, réchauffera certaines colères. « Dans la Rome protestante, s’écriera douloureusement Chenevière, tout le monde est libre de servir Dieu quand et comme il l’entend, tous, sauf nous, anciens Genevois ; » et quand Chenevière sera châtié par le Conseil d’État et pour six mois exclu des chaires de Genève, beaucoup l’acclameront comme une sorte de héraut de la vieille Genève, protestant et pleurant au cœur de la nouvelle.

Et ce sont ces mêmes Genevois, tenacement attachés au passé, infatigablement provocans à l’endroit de leur siècle, qui fonderont, en 1843, l’Union protestante, société mystérieuse dépendant d’un conseil central mystérieux ; cette Union tâchera d’entraver le libre établissement des catholiques ; elle prônera, pour enrayer le péril, des moyens moraux, comme la conversion de ces catholiques au protestantisme, et des moyens matériels, consistant à remplacer insensiblement les ouvriers et domestiques catholiques par des protestans, à empêcher par des prêts l’émigration des Genevois calvinistes, à favoriser l’immigration d’étrangers appartenant à la Réforme.

Sur cette colline, au XVIe siècle, une cité des âmes, une sorte de patrie morale, avaient prétendu s’installer ; en 1814, la colline s’était comme élargie, mais la cité des âmes avait été entamée, la patrie morale avait été pénétrée par des élémens qu’elle se sentait hétérogènes. Et cela fera souffrir, presque jusqu’à nos jours, bien des âmes de vieux Genevois, sans même que cette souffrance résulte, nécessairement, d’une intolérance spéciale contre le catholicisme. Tel pasteur, comme Borel, qui se rapprochera à certains égards de la foi de Rome, et qui ne s’en cachera pas, gardera toujours cependant, au fond de son âme genevoise, une désolation secrète devant ce spectacle chaque jour plus inévitable et plus visible : Genève Etat mixte.


IV

Cet Etat, de nouveau, se déclarait uni à l’Eglise réformée, et de nouveau il proclamait son pouvoir sur l’Eglise réformée ; mais il comptait désormais dans ses conseils quelques catholiques, représentans des communes nouvelles, et ce chiffre de catholiques pouvait s’accroître. Des catholiques allaient-ils donc régner sur le fonctionnement intérieur de l’établissement protestant ? Allaient-ils, dans la mesure où ils auraient part à la souveraineté de l’État, jouer un rôle fragmentaire d’évêques protestans ? C’était illogique, c’était impossible. De cette impossibilité même il résulta qu’en fait, sous ce régime nouveau, les magistrats et députés laïques s’effacèrent de la vie intérieure de l’Eglise ; les pasteurs furent plus pleinement les maitres, et l’on vit pendant quelque temps l’Eglise de Genève devenir, dans toute la force du terme, une « Eglise-clergé. » Le corps pastoral acquérait ainsi un rôle plus accentué, plus impérieusement prépondérant, que ne le comportaient, et la tradition des trois derniers siècles, et la lettre même des ordonnances. En réalité, malgré la prérogative théorique dont l’Etat continuait d’être investi, c’était à la Compagnie des pasteurs et à elle seule qu’appartenait l’élection des pasteurs, la surveillance, la direction du culte, celle des paroisses. Jamais l’élément laïque n’eut, dans l’Eglise réformée, moins d’influence effective : le Consistoire même ne contre-balançait pas la Compagnie, puisque les voix de tous les pasteurs de la ville et de la campagne, qui de droit y siégeaient, formaient majorité.

C’est ainsi qu’à côté de la classe patricienne, qui avait à peu près sevré le peuple de toute habitude sérieuse de l’action politique, s’installait une sorte de hiérarchie ecclésiastique, nettement dessinée, passablement dictatoriale, de moins en moins gênée par l’Etat, se laissant de moins en moins gêner par les laïques. Tandis que, dans l’ancienne Genève, les membres du Conseil des Deux-Cents, c’est-à-dire deux cents laïques, étaient saisis par le Petit-Conseil de toutes les mesures importantes prises par la Compagnie, tandis qu’ainsi le dixième à peu près des électeurs décidaient en dernier ressort des choses de l’Eglise, les pasteurs aujourd’hui tranchaient souverainement.

Mais à l’heure même où les circonstances paraissaient si propices à la pacifique hégémonie de la hiérarchie pastorale, des tempêtes éclataient, suscitées par des questions de dogme, et ces tempêtes risquaient de l’ébranler.

Un « socinianisme honteux, » voilà, s’il en faut croire Frommel, l’état d’esprit où s’attardait la majorité de ces pasteurs. Quelques-uns, sans doute, grâce à la profondeur de leur vie intérieure, s’étaient libérés de cette mode théologique : ils avaient su s’élever au-dessus de ce christianisme raisonnable qui, d’après Guizot, niait les croyances fondamentales, et dont Vinet, âme éprise de la folie de la croix, devait plus tard écrire : « Chose singulière, quand le christianisme est raisonnable, il n’a plus de force. » Ces pasteurs s’appelaient Demelleyier, Moulinié, Peschier, Diodati, Duby, Cellerier. Mais ils n’étaient que des exceptions, et ces exceptions parfois devenaient suspectes : la Compagnie des pasteurs, apprenant que Moulinié donnait chez lui des réunions bibliques, s’en montrait choquée, comme d’une muette critique qui visait l’enseignement de l’Académie.

Cependant la secrète révolte des âmes avait passé outre aux susceptibilités de la Compagnie. Dès 1810, quelques étudians, Ami Bost, Empeytaz, Guers, conquis à une foi plus mystique par l’influence de certains Frères Moraves, créaient, pour se réchauffer entre eux, la Société des Amis : ils sentaient dans, l’Eglise « l’atonie absolue de la foi, véritable aqua tofana des âmes ; » ils voulaient réagir, ils cherchaient ailleurs le salut. Mme de Krüdener, qui parut à Genève en 1813, portait dans leurs conciliabules son prophétisme exalté.

Le Consistoire et la Compagnie grondèrent, et se disposèrent à sévir ; après d’inutiles efforts pour amener Empeytaz à résipiscence, ils le déclarèrent, en juin 1814, exclu des chaires de Genève. Il finit, en août 1816, par publier à Baden des Considérations sur la divinité de Jésus-Christ adressées à messieurs les étudians de l’auditoire de théologie de l’Église de Genève. La Compagnie, une fois de plus, était convaincue d’être arienne. Cellerier père, qui avait tout à la fois un grand respect pour le passé de la Compagnie et une sorte de tendresse pour les âmes ferventes qui se détachaient d’elle, se flatta de les pacifier et de sauver ainsi l’honneur de ses confrères en proclamant, dans un sermon, le jour de Noël, la divinité du Christ ; mais dans un discours sur les mystères, le pasteur Jacques Heyer visa Cellerier ; il mit ses auditeurs en garde contre « le danger de s’occuper préférablement des choses incompréhensibles ; » et s’insurgeant contre certain calvinisme, il réclama le droit, pour les chrétiens, d’admettre que leurs âmes avaient été créées pures et bonnes. Les polémiques allaient s’échauffant. Silence ! silence ! édicta la Compagnie : il fut décidé qu’on traiterait Jésus d’être divin, qu’on admettrait que tous les hommes sont pécheurs, et que sur les points controversés on se tairait.

Mais au silence des chaires allait riposter un certain murmure, entre les quatre parois d’une chambre d’hôtel. En février 1817, un ancien officier de marine, frotté de méthodisme, Robert Haldane, arrivait d’Angleterre ; il s’installait à l’hôtel de l’Écu et captivait un groupe d’étudians, en leur commentant l’Épitre aux Romains et en leur parlant du Christ-Dieu et de la faute originelle. Et puis le silence même des chaires fut rompu par un ministre de l’Église officielle. César Malan : violant hardiment les prohibitions de l’autorité, il prêcha sur le salut par grâce, avec une belle ostentation. Alors un pasteur philosophe qui, pendant près d’un demi-siècle encore, devait perpétuer à travers l’Église genevoise l’esprit du XVIIIe siècle, Jacques-Caton Chenevière, s’en fut voir Malan, lui fit des reproches. « J’ai parlé d’après ma conscience, » ripostait Malan. La Compagnie exigea que cette conscience redevînt muette : elle interdit toute répétition du prêche incriminé, et, le 3 mai 1817, un règlement fut rédigé, d’après lequel les pasteurs de Genève s’abstiendraient à l’avenir de donner leur opinion sur la manière dont la nature divine est unie à la personne de Jésus-Christ, sur le péché originel, sur la grâce efficiente, sur la prédestination. Silence ! Silence ! tel demeurait le programme. Au nom de l’individualisme, on avait pris la liberté d’amputer le Credo de la primitive Réforme ; pour la bonne tenue, pour la belle ordonnance de l’Église, on supprimait la liberté des consciences pastorales qui voulaient, en chaire, revenir à ce Credo. Un mauvais plaisant parodiait : « De par la vénérable Compagnie des pasteurs, défenses sont faites de parler de Jésus- Christ, soit en bien, soit en mal, » Guers et deux de ses amis refusèrent de laisser enchaîner leur verbe ; ils voulaient, eux, continuer de parler. Ils ne purent être consacrés.

Un nouveau méthodiste anglais, Drummond, était survenu, riche de foi, riche d’écus. Il les poussa et les aida à fonder une Église indépendante ; et chez lui, le 21 septembre 1817, la Cène fut distribuée par les soins de Malan. Pour la première fois depuis bientôt trois siècles, des Genevois communiaient hors de l’Église officielle. Sous les regards de cette Eglise s’essayèrent bientôt deux centres de réveil religieux : en 1819, l’Église du Bourg-de-Four s’organisa, avec Empeytaz, Ami Bost, Guers ; puis Malan, révoqué par le Consistoire comme pasteur, révoqué par la vénérable Compagnie comme régent du Collège, fonda en 1820, au Pré-l’Évêque, la Chapelle du témoignage, « posant la pierre de l’angle à la gloire de la très sainte Trinité. » Malan, à la différence des mystiques du Bourg-de-Four, reprenait dans toute leur rigueur les vieilles thèses calviniennes sur la prédestination ; et, dans le type d’église qu’il rêvait de fonder, l’autorité du pasteur, c’est-à-dire, en l’espèce, son autorité à lui, Malan, était plus stable, plus impérieuse, que ne le comportaient les principes de démocratie spirituelle qui régnaient au Bourg-de-Four.

Après avoir voulu souffler dans les chaires, l’esprit du Réveil, en 1827, voulut souffler dans les catéchismes, et derechef la Compagnie fit barrière. Gaussen, conquis par ces courans nouveaux, refusa de se servir du catéchisme officiel qui datait de la fin du XVIIIe siècle. On le convoqua, on lui demanda pourquoi. Mais ce fut son tour de questionner, et, prenant !e livre, il interrogeait ses juges : Où est la divinité du Christ ? leur demandait-il. Où est la chute ? Où est la justification par la foi ? la régénération par le Saint-Esprit ? On lui donna un mois pour réfléchir, et les deux lettres où il consigna ses réflexions disaient en substance : « J’ai la Bible, non votre catéchisme, comme livre d’enseignement, et je veux bien un catéchisme, mais celui de Calvin. Au nom de votre liberté, vous l’avez déserté ; au nom de ma liberté, je déserte le vôtre. » La presse se mêla de l’affaire ; les pères de famille prirent parti pour Gaussen, et l’ébranlement de l’opinion fut si décisif que, sous les auspices de ce pasteur, qui pour un an était chassé des séances de la Compagnie, se forma, le 24 janvier 1831, dans le sein même de l’Eglise de Genève, une Société évangélique. Après l’Eglise du Bourg-de-Four, après celle du Pré-l’Evêque, c’était le troisième groupement spontané qui surgissait sans l’aveu de la Compagnie et sous un pavillon d’orthodoxie. Mais cette fois le groupement s’installait au cœur même de l’Eglise ; et, dans les assemblées qu’il organisait, les âmes affluaient.

Entre 1819 et 1829, la Compagnie n’avait nommé que deux pasteurs orthodoxes, l’un pour l’hôpital, l’autre pour les prisons, comme si l’on voulait à l’avenir, tout en laissant à l’orthodoxie le droit de vivre, la poster, ironiquement, sur le chemin des cimetières ou la murer dans les geôles. En 1830, la Compagnie avait ouvert ses rangs au pasteur Duby, qui passait pour un théologien de stricte croyance. Mais elle ne prétendait pas, en agissant ainsi, rendre hommage à la théologie traditionnelle ; elle voulait, uniquement, affirmer son éclectisme doctrinal. De cet éclectisme elle se faisait gloire ; elle s’enorgueillissait de cette nouveauté, par laquelle Genève lui semblait devancer l’avenir.

« Genève, lisait-on en 1831 dans le programme du journal le Protestant, offre à la chrétienté le spectacle d’une Eglise constituée et toutefois subsistante par la seule force de ses règlemens de discipline. Tandis que la plupart des Eglises protestantes nationales sont encore, au moins pour la forme, sous le joug des formulaires de dogmes, tandis que celles qui se sont déclarées ou dissidentes ou indépendantes n’ont ainsi procédé que pour entendre prêcher et professer en leur sein certains dogmes et non pas d’autres, Genève, depuis plus de cent ans, a su à la fois se passer de confession de foi autre que la Bible, et se maintenir Eglise nationale en réunissant autour d’elle la généralité des fidèles qui constituent son troupeau. Les pasteurs de Genève ont admis et proclamé, les premiers, le grand fait de la variété des doctrines comme compatible avec l’unité de l’Eglise et avec celle de la discipline. »

La variété dans l’unité, ripostera plus tard l’austère Agénor de Gasparin, « ce n’est qu’un salut adressé à nos péchés favoris. » Et puis, parmi ces doctrines variées, lesquelles, péchés ou non, étaient des favorites, et lesquelles des disgraciées ? Il était permis, pour en avoir un indice, d’attacher quelque importance aux cours de l’Académie : Jacques-Caton Chenevière fit savoir à Genève et au monde réformé, en 1831, par la publication de ses Essais de théologie, quelle était la dogmatique dont s’alimentaient, sur les bancs, les futurs pasteurs. Dans ce livre de Chenevière, on cherchait la Trinité, on ne la trouvait plus ; l’auteur était franchement unitaire. On y cherchait le calvinisme, et ou y lisait, en guise de conclusion, que le calvinisme est en opposition avec l’Evangile, que le calvinisme et son frère le méthodisme sont, « de toutes les formes qu’a prises la religion dans une conscience d’homme, les plus rebutantes et, dans les temps modernes, les plus haïssables ; » et Chenevière garantissait que, dans l’Evangile, pas une personne impartiale et sensée ne pouvait trouver le calvinisme. L’attitude de l’Eglise devenait un grand sujet de troubles pour les jeunes candidats au pastorat qui commençaient leurs études : certaines pages de jeunesse d’Ernest Naville témoignent que dans l’auditoire de théologie il sentait ses convictions s’ébranler et que l’esprit de vocation ecclésiastique y devenait inconnu. « Ma première année de théologie, écrira plus tard le pasteur Théodore Borel, fut une souffrance continuelle : j’ai entendu traiter si légèrement les choses religieuses, j’ai vu faire la prière de chaque jour avec tant de désinvolture, sauf par M. Cellerier, j’ai entendu démolir avec tant de sans-gêne quelques-unes de mes opinions les plus chères, que j’ai passé par la phase douloureuse de l’incrédulité. » Et le jeune pasteur Charles Barde, qui devait tenir dans la chrétienté genevoise une place très respectée, rentrant d’Angleterre en 1830, se demandait avec quelque angoisse s’il pouvait entrer dans la Compagnie, qui, du reste, soupçonnant en lui un méthodiste, ne l’accueillait qu’après beaucoup de mauvaise grâce ; il interrogeait sa conscience : un ministre du Christ devait-il « s’astreindre à rendre compte à un corps dont il estimait que la majorité n’était pas dans la foi ? » La façon si franche, si cassante, dont l’Eglise genevoise rompait ses liens avec Calvin, avec son premier pape, éveillait des doutes, suscitait des scrupules, provoquait des mouvemens de retraite.


V

Mais des hommes se levèrent pour venger Calvin et pour recueillir les étudians dont la foi s’affaissait : c’étaient les hommes de la Société évangélique, et ce fut dans cette minorité religieuse, frappée de suspicion par les organes officiels du peuple de Dieu, que s’abrita la gloire chancelante de l’infortuné Calvin. La Société évangélique lança l’avis qu’une école libre de théologie allait s’ouvrir : Gaussen, son ami Galland, qui dirigeait à Lausanne un institut missionnaire, et puis Merle d’Aubigné, chapelain de la cour des Pays-Bas, occupèrent vaillamment les premières chaires. Un crédit de 10 000 francs, ouvert par le colonel Tronchin, fut le premier viatique de ces aventureux professeurs. « Dieu créa notre école de rien, » disait plus tard Gaussen, et suivant le mot d’Edmond Scherer, qui fut l’un de ses maîtres, elle ne pouvait fournir à ces étudians, lorsqu’ils quitteraient ses bancs, que le bâton de pèlerin et l’affectueuse bénédiction. Mais elle se considérait comme seule susceptible de maintenir des communications entre Genève et les autres Églises réformées, demeurées étrangères à l’évolution dogmatique qu’attestait avec fracas l’ouvrage de Chenevière.

Cette prétention, nettement affichée, fut accueillie par la Compagnie comme un outrage : à la fin de novembre 1831, la Compagnie et le Consistoire enlevaient à Gaussen sa paroisse de Satigny et lui interdisaient, ainsi qu’à ses deux collègues, toutes les chaires du canton. Les trois parias résistèrent, suivirent leur voie : le 30 janvier 1832, encouragés par les adresses de cent vingt-trois pasteurs et de plus de huit cents ecclésiastiques anglicans, ils ouvrirent leurs cours. « La puissance individuelle de ces hommes, écrivait alors Vinet, est un foyer dont l’action ne peut qu’augmenter dans la position réelle et indépendante qu’on vient de leur assigner. »

Ils bâtissaient en 1834 la chapelle de l’Oratoire : la Compagnie ayant elle-même coupé les liens que la Société évangélique espérait d’abord garder avec elle, on vit la Société ouvrir un culte, aux mêmes heures où se célébraient les cultes dans l’Eglise nationale ; elle commença d’y célébrer la Cène, à la Pentecôte de 1835. Bien que Gaussen n’aspirât qu’à rentrer dans l’Eglise nationale, les deux établissemens religieux s’opposaient ; ils semblaient se surveiller. En 1835, à l’occasion du jubilé de la Réforme, la Compagnie gratifiait d’un prix le travail où le méthodisme était le mieux attaqué, et les dissidens, en leur chapelle, priaient pour la conversion de Genève. L’Eglise vaudoise, l’Eglise presbytérienne d’Ecosse montraient à la Société évangélique leur attachement en refusant de se faire représenter aux solennités jubilaires de l’Eglise nationale : ce jubilé de la Réforme, de l’individualisme religieux, devenait une occasion, pour l’une et l’autre Eglise, de se reprocher réciproquement l’usage qu’elles faisaient de leur individualisme.

Jacques-Caton Chenevière, en ces turbulentes années, recevait parfois d’étranges visites : des jeunes filles, formées par le Réveil, venaient lui montrer la Bible et plaidaient pour le devoir qu’avait l’Eglise, au nom du Livre, de professer tel ou tel dogme : leur pétulance de théologiennes, alléguant en faveur de ces dogmes leur liberté de protestantes, mettait hors de lui le docte professeur. Du haut de son jabot de dentelles, il les stigmatisait : « Des vierges de treize à quatorze ans font la leçon à leurs pasteurs et leur disent sans baisser les yeux qu’ils ne sont pas chrétiens ; de jeunes demoiselles écrivent à des ecclésiastiques des lettres toutes cousues de passages des livres saints, mal appliqués ; des jeunes filles viennent catéchiser et enseigner des docteurs. » Mais voici que derrière ces jeunes filles, c’étaient les vieilles qui survenaient ; et Chenevière, de plus en plus enflammé, détestait depuis longtemps ces « régimens de demoiselles entre deux âges, » qui s’en allaient, comme de profondes théologiennes, visiter artisans, pauvres, campagnards, et qui peut-être, à la différence des jeunes, ne se donnaient même pas la peine de venir lui soumettre la Bible, à lui pasteur, à lui ecclésiastique, à lui docteur.

Mais ces jeunes vierges, ces vieilles filles, ces étudians de l’Ecole libre de théologie devaient peu à peu, par la vie même de leurs âmes, agir sur l’Église nationale, et fortifier et réchauffer ceux des membres du corps pastoral qui demeuraient attachés à une certaine orthodoxie. Les conférences d’un ancien combattant de Waterloo devenu pasteur de l’Eglise nationale, Jacques Martin, sur la rédemption et sur le salut, feront en 1846 et 1847 beaucoup de bruit : elles marqueront un esprit singulièrement différent de celui dont s’inspirait la dogmatique de Chenevière. Le Réveil apparaîtra bientôt à tous les esprits, ou à presque tous, comme un bienfait pour la vie religieuse genevoise : il l’avait empêchée de s’anémier, de se tarir ; il exerçait, par surcroît, sur l’Eglise réformée de France, une influence profondément chrétienne. Mais autre chose est la vie religieuse de Genève, autre chose est le maintien de sa personnalité religieuse, de la situation confessionnelle qu’avait affectée, trois siècles durant, son Etat-Eglise. Cette personnalité religieuse, voyant se dresser en dehors d’elle, et parfois contre elle, des consciences protestantes dont la Réforme pouvait s’honorer, était nécessairement diminuée par une telle sécession.


VI

Un fait s’imposait aux regards : des âmes très hautes, très éprises de l’Evangile, abritaient désormais leur vie religieuse dans certaines chapelles qu’aucun lien n’unissait à l’Etat. Elles avaient demandé un coin de nef dans la vaste Eglise nationale : cette Église avait répondu, en fermant à leurs conducteurs ses sacristies. Elles apercevaient l’État voisin, celui de Lausanne, interdisant en 1824, par complaisance pour l’Église nationale du canton de Vaud, les réunions des méthodistes, « des mômiers, » sous peine d’amende, de prison, de bannissement ; elles le voyaient, en 1839, abolir la confession de foi helvétique et faire une loi ecclésiastique dont le principe, au dire de Vinet, était cyniquement matérialiste. Et la voix de Vinet, dans son Mémoire en faveur de la liberté des cultes, qui est de 1826, dans son Essai sur la conscience et sur la liberté religieuses, qui est de 1829, dans son Essai sur les manifestations des convictions religieuses, qui est de 1842, se faisait progressivement la messagère d’une solution nouvelle : la séparation des Eglises et de l’Etat. On ne pouvait concevoir une idée qui fût plus essentiellement anti-genevoise, plus offensante pour ce qu’avait été Genève et pour ce qu’elle voulait toujours être, plus subversive de la personnalité de cette ville. De prime abord, il semblait impossible que Vinet fût compris. Son ami le pasteur Burnier, qui préconisait l’adoption d’un système ecclésiastique pareil à celui des Etats-Unis, trouvait fort peu d’échos.

Mais en cette même année 1842, la cité politique commençait de se transformer. Une Constituante, convoquée par le patriciat sous une irrésistible pression populaire, élue par le suffrage universel, décidait que tous les citoyens du canton, investis désormais sans distinction de cens de droits politiques égaux, nommeraient le Grand Conseil, et que tous, pourvu qu’ils fussent laïques, seraient éligibles. Cette Constituante s’occupait des cultes : composée de protestans et de catholiques, elle était l’Etat, qui devait légiférer sur l’Eglise d’Etat. Les principes démocratiques que l’on commençait de restaurer dans l’État commencèrent à être restaurés dans l’Eglise : le Consistoire comprit désormais, à côté de quinze pasteurs, nommés par la vénérable Compagnie, vingt-quatre laïques élus par les citoyens protestans des conseils municipaux ; ces vingt-quatre laïques, joints aux membres de la Compagnie, devaient à l’avenir nommer les pasteurs ; et la Compagnie devrait leur proposer tous les règlemens qu’elle jugerait séans pour l’intérêt de l’Église.

C’était là un premier coup porté à cette Église-clergé, qui depuis 1815 régnait sur Genève ; c’était la porte ouverte, dans l’Église réformée, aux influences de la masse électorale. L’État genevois, incarné dans la Constituante, avait pris acte des libertés que les traités de 1815 et 1816 contraignaient Genève d’accorder aux catholiques ; ces traités mêmes l’avaient empêché d’apporter aucun changement grave à la situation du catholicisme. Mais cet État, tout mixte qu’il fût, avait, en définitive, légiféré sur le protestantisme ; il avait proclamé, dans un article de la Constitution, que la religion protestante était dominante dans le territoire de l’ancienne république, et puis, après cette proclamation, il avait réorganisé cette religion, comme s’il ne l’eût déclarée dominante que pour faire sur elle, tout en même temps, acte de domination.

Les nouveautés politiques dont Genève était le théâtre rendaient Rodolphe Töpffer inconsolable :


Apprenez, écrivait-il, de quels élémens se compose le parti qui renverse notre Constitution. Nos élections livrées à l’esprit de localité, notre législation obligée désormais de compter avec deux fortes minorités : l’une catholique, votant à peu d’exceptions près comme un seul homme, l’autre radicale, suivant avec non moins d’uniformité les impulsions de la foule ignorante qui lui servira d’appui ; ces deux minorités prêtes à se réunir lorsque leurs intérêts particuliers se trouveront d’accord entre eux, mais opposées aux plus chers intérêts de Genève, à l’intérêt général du pays, à ceux de l’intelligence et du protestantisme ; voilà en deux mots notre révolution. Nos confédérés nous exhortent à la modération et au libéralisme. Au libéralisme, quand c’est Rome qui prend pied chez nous !


Les fidèles de Rome, membres de l’Etat de Genève, avaient pris pied, par cela même, dans l’Assemblée qui avait modifié l’Eglise protestante. Eglise de l’Etat. N’était-ce pas un argument de plus pour que cette Eglise cessât bientôt d’être l’Eglise de l’État, pour que bientôt il y eût séparation ? — Non certes, répondait le pasteur Munier : la perspective d’une Eglise que l’État cesserait d’encadrer lui faisait peur ; il l’apercevait s’égrenant en chapelles, sous la poussée du méthodisme. Il voyait les papistes aux portes, avec leur dangereuse maxime : diviser pour régner. Munier les soupçonnait de considérer le méthodisme comme leur meilleur auxiliaire, et peut-être de l’encourager. Et percevant ces voix aventureuses qui demandaient que l’Église fût séparée de l’État, c’est-à-dire que Genève se dédoublât, se brisât, Munier disait : « J’ai cette conviction que le lendemain du jour où la séparation serait prononcée, nous aurions la division de l’Église elle-même, et le démembrement de fait... Quelle plus grande fête pourrait-on servir au papisme ? »

Mais sa confiance dans la vocation de Genève érigeait cependant son âme au-dessus de ces alarmes : « Je ne puis croire, s’écriait-il, à la catholicité de Genève, c’est-à-dire à son anéantissement. » Et tandis que Munier parlait ainsi, retentissait, dans un autre coin de la ville, une voix de prophète, qui, tel Jonas à Ninive, annonçait aux Genevois la plus grave des cata- strophes et l’appelait presque comme un châtiment. C’était la voix de Malan. Rome est aux portes, disait Munier. Oui, clamait Malan, Rome est aux portes ! et Malan, messager du Dieu qui punit, accablait Genève de ses douloureux sarcasmes :


Si la génération qui va nous suivre est semblable, hélas ! à la nôtre, si elle ne lui devient pas supérieure et qu’elle ne compte aussi que peu, très peu de chrétiens, une effrayante majorité d’ariens, et de déistes, et de moqueurs, et s’il en doit être ainsi de nos enfans, viens, viens seulement, ô Rome ! et ne tarde plus ! Viens donc, toi qui dévores, et que la Réforme périsse enfin sous tes serres !


Sur les lèvres de l’apôtre du Réveil, partisan de la séparation, se dressait le spectre du péril romain, comme il se dressait sur les lèvres du pasteur Munier, adversaire de la séparation. La démocratie genevoise, en tant qu’organisme politique, recelait des élémens qui représentaient Rome : contre ce fait politique, aucunes douleurs, si éloquentes fussent-elles, ne pouvaient prévaloir ; et les événemens de 1847 allaient aggraver encore et ce fait et ces douleurs.


VII

La vieille discipline calvinienne n’avait pas survécu à la Révolution et à l’Empire ; le dogme calvinien n’avait pas survécu à la philosophie du XVIIIe siècle. La Constitution politique de l’Etat calvinien, où les tendances aristocratiques avaient lentement aboli la vieille démocratie du Moyen Age, allait à son tour achever de péricliter. En 1838, sous la signature d’un publiciste genevois, James Fazy, était paru le premier tome d’un Essai de Précis sur l’Histoire de Genève. L’auteur conduisait cette histoire jusqu’à la Réforme ; et la conclusion de ce volume, c’était un procès politique contre Calvin. L’historien protestant Galiffe venait de verser, un peu pêle-mêle, dans le dossier de la Réforme, toutes sortes de documens nouveaux ; Fazy, que son tempérament même portait à prendre contre Calvin le parti des libertins, trouvait, dans Galiffe, de quoi meubler son réquisitoire.

L’opposition de gauche, dans la. France de 1830, connaissait bien Fazy : il avait tour à tour, dans la presse parisienne, bataillé contre Charles X, bataillé contre Louis-Philippe ; il fût assurément devenu, s’il se fût laissé retenir par la France, l’un des protagonistes de l’année 1848. Mais il se donnait pour lointaine mission de régner sur une Genève transformée ; et la transformer, cela consista, pour lui, à réagir contre les altérations dont Calvin avait été l’ouvrier. Il se fit donc historien pour éplucher le passé de la vieille Genève ; et il déclara que Jean Calvin, par son absolutisme dogmatique, avait bridé plutôt que développé l’esprit des Genevois, qu’il s’était mis en lutte ouverte avec l’ancienne Constitution genevoise, qu’il avait fondé une République de contrainte, une République à la Spartiate, étroite et sombre. Et Fazy témoignait son regret pour les libertés genevoises du Moyen Age, qu’avait sapées Calvin ; et il dessinait le plan de la façon démocratique dont Calvin aurait dû organiser son Eglise, s’il avait voulu tenir compte des mœurs et des aspirations de Genève. Après Calvin réformateur politique, Calvin réformateur religieux était traduit à la barre, et censuré.

Puis là-dessus, Fazy s’interrompait ; son œuvre historique demeurait inachevée : jamais le tome second ne vit le jour. Mais elle allait recevoir un autre achèvement : elle fut continuée, sanctionnée, couronnée, par l’œuvre politique de Fazy.

L’Essai d’un Précis de l’Histoire de la République de Genève annonçait implicitement l’orientation que Fazy, au jour où il serait chef, imprimerait à cette République. Or, en 1846, Fazy devint chef : appuyé sur le quartier Saint-Gervais, il attaqua la majorité patricienne qui, malgré les bouleversemens de 1842, avait pu se maintenir dans les Conseils ; il l’accusa de trop de complaisances pour les cantons catholiques de la Suisse, qui venaient de conclure entre eux la ligue du Sonderbund, et qui revendiquaient le droit d’avoir chez eux des Jésuites. Le sort de Loyola en Suisse dépend de Calvin, disait plaisamment Guizot, qui constatait que dans la Diète fédérale les représentans (le Genève pouvaient faire pencher la balance pour ou contre les Jésuites. Le quartier Saint-Gervais ne voulut pas que Calvin sauvât Loyola. Le 10 octobre 1846, le patriciat démissionna, descendit des cimes où depuis si longtemps il s’était hissé, et laissa Genève à elle-même, c’est-à-dire à Fazy.

Le gouvernement provisoire constitué par cet heureux joueur convoqua un Grand Conseil constituant de 95 membres, qui devaient fixer les assises de la Genève contemporaine. La ville de Genève envoya à ce Conseil 44 radicaux ; la campagne, entre autres députés, expédia 20 catholiques ; les alarmes qu’épanchait peu d’années auparavant Rodolphe Töpffer se vérifiaient. La révolution s’était faite avec un programme de guerre contre les confédérés catholiques de la Suisse ; mais, par cela même qu’elle fondait dans Genève le pouvoir absolu de la démocratie, elle accentuait l’influence politique du peuple, catholique, membre de cette démocratie. L’amertume des ouvriers et paysans catholiques contre cette mystérieuse Union protestante qui semblait leur marchander le droit de vivre, le droit, tout au moins, de travailler en terre genevoise, les concilia tout de suite avec un régime qui, pour la première fois, admettait sincèrement, entre catholiques et protestans, l’égalité des droits et l’équivalence de dignité.

Cette démocratie mixte, abordant, entre autres besognes, la constitution de l’Eglise protestante, tint compte des faits nouveaux, introduits dans Genève par l’année 1815, et se refusa cette fois à déclarer que la religion protestante fût la religion dominante ; elle constata seulement, dans un article de la Constitution, que c’était « la religion de la majorité dans l’ancien territoire de la République. » Puis on transporta délibérément sur le terrain de l’Eglise les maximes qui venaient de prévaloir sur le terrain de l’Etat : la masse des fidèles protestans devint légalement souveraine de l’Église protestante. D’Eglise-clergé, qu’elle était encore dans une certaine mesure, cette Eglise devint une Eglise-peuple. Pour faire partie du corps électoral qui désormais régnerait sur elle, aucune confession de foi n’était demandée : il suffisait d’accepter les formes organiques, c’est-à-dire les règlemens administratifs, édictés pour le fonctionnement de l’établissement religieux. Des amendemens furent proposés pour qu’on stipulât, tout au moins, que cette Eglise nationale protestante était une Église chrétienne. Le Grand Conseil constituant les repoussa. Le corps électoral, qui dorénavant devait diriger le protestantisme genevois, se recrutait ainsi, sans aucune condition de croyance, ni même de moralité ; c’était une application brute, mécanique, du principe du suffrage universel.

Il fallut que la Compagnie subit en 1847 ce qu’en 1842 elle avait refusé d’introduire ; qu’elle acceptât la nomination d’un Consistoire élu par l’assemblée générale des citoyens dits protestans ; qu’elle acceptât l’élection des pasteurs par l’assemblée générale des paroissiens ; et qu’en ce qui regardait enfin le traitement des pasteurs et professeurs de théologie, elle dépendit des votes budgétaires annuels du Grand Conseil, élu par l’ensemble des citoyens du canton, protestans et catholiques. Ce qui restait à la Compagnie, c’était la surveillance de l’instruction religieuse et de l’enseignement théologique et la consécration des pasteurs : hors de cela, elle n’était plus qu’un corps consultatif, se consolant, puisqu’il le fallait, par cette touchante espérance qu’elle demeurait pour l’Église « un dépôt permanent de lumière, de doctrine, de foi et de piété. »

Dépôt de doctrine : qu’était-ce à dire ? le premier consistoire élu d’après le nouveau régime élabora un règlement organique : il y maintenait, comme caractères de l’Église, l’acceptation de l’autorité divine de l’Écriture et la proclamation de la liberté d’examen ; de confession de foi, aucune.

Avec cette constitution nouvelle, s’inaugurait à Genève l’existence d’un type d’Église qu’on devait couramment appeler l’Église multitudiniste, mot d’aspect barbare pour désigner une apparence de chaos, un large cadre s’ouvrant complaisamment aux consciences se disant protestantes ou dites protestantes, sans qu’elles eussent besoin de préciser elles-mêmes quel genre de foi, quelle conception de vie recouvre pour elles ce mot. À en croire Gasparin, les âmes, dans la nouvelle Église de Genève, n’allaient plus être des âmes chrétiennes et vivantes, mais des consciences cataloguées. Ces plaintes étaient inutiles : l’Église de Genève ne pouvait demeurer Église d’État, Église nationale, qu’en affirmant et en accentuant de plus en plus son caractère » multitudiniste. « La grande préoccupation qu’avait eue Calvin d’unir étroitement l’État à l’Église, afin d’assurer le règne des principes chrétiens dans la société civile, allait ainsi, au bout de trois siècles, se retourner contre l’Église et la gêner, la paralyser, quand elle voudrait faire régner, chez elle-même, ces principes chrétiens. Les vieux Genevois tenaient à leur Église nationale, survivante du peuple de Dieu ; cette Église survivait, mais son étroit mariage avec l’État, qui jadis, à certaines heures, avait contraint l’État de chasser hors des frontières ceux qui n’étaient plus admis à la Cène, contraignait aujourd’hui l’Eglise d’accepter dans son sein, quelle que fût leur attitude religieuse, tous les citoyens qui n’étaient pas romains ou juifs. Ces exceptions mêmes étaient-elles destinées à se maintenir ? Fazy dira plus tard au Grand Conseil : « L’organisation de notre Église nationale protestante est avantageuse à l’Etat républicain ; il n’y en a pas de plus large au monde ; elle admet dans son sein toutes les croyances. On n’y demande pas d’abjuration : un juif, un musulman peuvent en faire partie ; il suffit d’une simple déclaration pour faire partie de l’Eglise et du corps électoral qui la dirige. »

L’Eglise, protestaient certains, est désormais réduite à donner aux ennemis de l’Evangile les mêmes droits qu’à ses fidèles ; elle devient une sorte d’établissement anonyme ouvert à toutes les croyances et à toutes les négations ; elle n’est plus qu’un hangar provisoire et banal. Non seulement elle doit recevoir ceux dont elle ne voudrait pas, mais aussi ceux-là qui ne veulent pas d’elle et dont l’Etat lui attribue les âmes ; et l’on citait l’exemple d’un Rilliet de Candolle, qui avait réclamé d’être rayé du tableau des électeurs de l’Eglise protestante et qui ne pouvait l’obtenir. « Sur quoi repose l’édifice ? gémissait le pasteur Charles Chenevière ; que sera-t-il dans deux ans ? Personne ne peut le dire. Son existence est mise en question tous les quatre ans par les électeurs, puisque c’est la majorité qui décide et que l’Eglise ne s’est réservé aucun moyen d’éliminer les incrédules, les indifférens, en un mot les faux membres qui forment la majorité de l’Etat. » Et les hommes du Réveil, transportant la discussion dans des sphères plus surnaturelles, disaient aux hommes de l’Eglise officielle : Votre conception multitudiniste confond ce que le Seigneur distingue nettement : l’Église et le monde ; l’Église de multitude, dans le mauvais sens du mot, est une Eglise asservie : le monde y domine, et, pour mieux dire, elle est le monde.

Il semblait que dans Genève quelque chose se dissolvait, quelque chose se démantelait. Hommes d’Église et pieux fidèles se demandaient si Fazy voulait en étaler le symbole à tous les yeux, à toutes les oreilles, lorsqu’ils voyaient et entendaient les coups de pioche qui, à partir de 1849, démolissaient par son ordre les anciens remparts. Était-ce donc la cité de Dieu qui tombait ? Le bruit de ces pioches qui, gaiement, tout autour de la vieille ville, élargissaient les espaces pour la ville nouvelle, avait dans beaucoup d’âmes une douloureuse répercussion. Pierre par pierre s’écroulaient donc les vieux remparts de Calvin, les remparts derrière lesquels le peuple de Dieu avait jadis barricadé sa foi, et que ses coreligionnaires d’Angleterre, de Hollande, de France avaient souvent édifiés de leurs deniers et parfois même de leurs bras. Mais James Fazy n’était pas sensible à ces évocations historiques : les réalités du jour, celles du lendemain, dictaient seules sa politique. « Le cercle étroit où on se mouvait matériellement, déclarait-il, était la dernière barrière contre l’émancipation intellectuelle et industrielle de notre cité. » Il fallait donc que ce cercle tombât... Et, pour le faire tomber, pour démolir un de ces bastions qui portait le nom de Bastion Royal et qui avait été élevé par l’argent des Hohenzollern, on voyait affluer, en 1851, les habitans des nouvelles communes savoyardes. Sous le regard de la vieille Genève protestante, toute cette foule catholique, venue de pays catholiques, procédait au nivellement des bastions.

Une statistique du temps marque le chiffre de 4 029 journées de travail faites par 1 773 hommes. Ces ruraux arrivaient pour démanteler la ville, pour aplanir le sol, en vue de la construction de la grande église Notre-Dame, pour laquelle Fazy concédait aux catholiques l’emplacement du Bastion Royal. Et les vieux Genevois se redisaient que, trois siècles plus tôt, la Réforme, aidée par de braves étudians et des professeurs du Collège, avaient construit les fortifications de Genève ; et qu’aujourd’hui le catholicisme, aidé par les bras des paysans savoyards, contribuait à les renverser.

Les traités de 1815 avaient donné à l’Etat de Genève une figure nouvelle, en face de laquelle la ville même de Genève représentait le passé. Fazy donnait à la ville même de Genève une figure nouvelle : matériellement et moralement, il y défaisait l’œuvre de Calvin ; il rendait Genève méconnaissable pour les Genevois qui avaient eu vingt ans en 1815, comme Calvin l’avait rendue méconnaissable pour les Genevois qui avaient eu vingt ans en 1535.

Voilà près de quarante ans que James Fazy est mort : il garde encore à Genève de nombreux ennemis. Ils détestent ce radical qui avait des goûts de patricien, ce libertin qui porta la main sur l’arche de l’Eglise, ce Protée qui souleva la révolution en déchaînant l’hostilité du quartier Saint-Gervais contre les cantons catholiques de la Suisse et qui, plus tard, devenu le maître, donna souvent aux catholiques de Genève le témoignage d’une équité presque bienveillante, taxée par certains protestans de complaisance partiale. Ils voient en lui le destructeur de tout ce que leurs aïeux aimaient. Le Monsieur Zacharie dont parle quelque part Philippe Monnier, homme triste, aimant son pays d’un zèle amer, se dressant comme un reproche vivant, très charitable au demeurant, mais intraitable sur ce point unique, que jamais il n’a voulu dans sa maison une servante papiste, a la haine de Fazy, qu’il considère comme un antéchrist. Monsieur Zacharie n’est pas un original à Genève : il incarne toute une catégorie de Genevois. Et ces Genevois haïssent Fazy, en raison même de l’importance de son œuvre, de cette œuvre sur laquelle on ne pouvait revenir, — « œuvre nationale par excellence, écrira tout au contraire, à la fin du XIXe siècle, l’abbé Carry, vicaire général de Genève, œuvre qui nous a donné l’unité par la liberté religieuse et l’égalité démocratique. »

Suivant la conception que l’on a de Genève, on admire ou l’on blâme James Fazy, Ce fut en résumé tout son programme, d’adapter la vie politique et sociale de cette ville aux faits nouveaux créés en 1815. Politiquement, il alla jusqu’au bout de sa tâche ; religieusement, il s’arrêta à mi-chemin. Il était personnellement partisan de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Aspirant à la liberté religieuse la plus absolue, il eût aimé, dès 1847, supprimer de la Constitution le chapitre des cultes pour « l’abandonner à la pure et simple direction des hommes religieux de tous les cultes, qui organiseraient leur Eglise comme ils l’entendraient : » cela eût réjoui l’âme de Vinet, celle aussi de Secrétan, le futur philosophe de la volonté, qui, dans le Courrier suisse, appuyait l’idée de la séparation. Mais Genève voulait encore demeurer, à certains égards, une nationalité religieuse : provisoirement, Fazy disait Amen, et, tout en considérant la mission théologique de Genève comme terminée, il laissait à l’Eglise nationale, dans les cadres du « multitudinisme, » la possibilité de durer, et peut-être de prospérer encore.


VIII

De fait, quelques pasteurs de cette Église : Munier, Oltramare, Louis Tournier, Frank Coulin, Félix Bungener, reconquirent, dans cette Genève désormais chaotique, un réel ascendant. Leur Eglise avait des assises incertaines et mobiles, mobiles comme l’est le suffrage des peuples ; elle avait. une foi incertaine, mobile aussi, comme le sont, dans l’atmosphère de la Réforme, les consciences évoluantes. Mais elle était bien servie, avec éloquence, intelligence et dévouement. Elle instituait en 1850 les diaconies, pour le soin des pauvres et la surveillance de la jeunesse ; elle écoutait avec quelque surprise peut-être, mais non sans hospitalité d’esprit, la thèse que soutenait en 1851 le jeune Auguste Bouvier sur les conditions du développement social du christianisme et qui, de loin, annonçait l’éclosion lointaine du mouvement protestant social ; elle se rencontrait, en 1853, avec les théologiens catholiques dans les conférences de Divonne, dernier essai de colloque entre deux confessions dont l’une ne parlait plus la même langue qu’elle parlait au XVIe siècle, et dont l’autre, immuable, et croyant retrouver devant elle Théodore de Bèze, ne le retrouvait plus.

Les prédications d’un David Munier, le plus bel orateur sans doute qu’ait connu au XIXe siècle l’Eglise de Genève, marquaient un progrès immense sur les sermons moralistes ou philanthropiques qui, dans le premier quart de siècle, tombaient du haut des chaires. Munier, sans doute, n’avait pas subi personnellement, consciemment, l’influence du Réveil ; et les préoccupations purement dogmatiques passaient chez lui au second plan, puisqu’il disait sur son lit de mort : « Je ne sais si je suis protestant ou catholique, je suis chrétien et pasteur. » Mais, entre les prêches qui moralisaient la Genève de la Restauration et les discours du pasteur Munier, le Réveil s’était déroulé ; il avait ramené dans la Genève socinienne un certain sens des réalités spirituelles, un certain besoin d’un christianisme qui surpassât la sagesse humaine et qui semblât parfois la délier ; d’un christianisme qui élevât l’âme au-dessus des spéculations humaines au lieu de la maintenir bien correctement dans le sillage d’une philosophie trop compréhensible. La prédication de Munier répondait à ce besoin : sans le Réveil, que certainement il aimait peu, Munier n’eût pas été Munier, et tant pour l’Eglise de Genève que pour l’éloquence de la chaire, c’eût été vraiment grand dommage.

Sous le regard interrogateur du vieux Jean-Caton Chenevière, et lui conservant d’ailleurs toute la déférence que naturellement il inspirait, l’Eglise officielle de Genève s’assimilait, je ne dis point les idées du Réveil, moins encore sa théologie, mais certaines de ses tendances, un peu de son souffle, et beaucoup de son esprit.

Mais qu’elle s’animât d’un souffle, qu’elle se vivifiât d’un esprit religieux, c’est à quoi plusieurs de ses partisans, et non des moindres, demeuraient parfaitement indifférens. Elle traînait à sa suite, — c’était peut-être politiquement une force, mais religieusement une faiblesse, — un certain nombre d’âmes dont Gasparin pouvait dire : « Le culte qu’elles professent est celui de leur pays, de leur famille, de leurs habitudes, de leurs convenances, tout en un mot, excepté celui de leur cœur. »

Nous trouvons un document unique sur cette catégorie curieuse d’âmes genevoises dans les multiples brochures que publia contre l’idée de séparation le juriste Joseph Hornung. Philosophiquement parlant, il estimait « que nous ne devons pas rester indéfiniment à l’école de la Judée et du Christ ; que la morale du Christ, calculée pour des mœurs toutes différentes des nôtres, ne saurait plus nous suffire à elle seule ; que le christianisme est une religion d’origine étrangère, qu’il est au-dessous des vieilles religions positives en ce qu’il divinise son fondateur, au lieu de laisser au divin toute sa majesté ; et que le surnaturel enfin n’est qu’une légende de l’Orient, qui fait triste figure à la lumière des discussions publiques. « Politiquement parlant, il estimait que « la distinction entre le sacré et le profane, apportée par l’Evangile, devait disparaître, au profit du profane. » Telle était la façon qu’avait Hornung d’être chrétien. Mais précisément en raison de ces négations, et en raison de ces espérances que l’on pourrait dire antichrétiennes, il voulait, à Genève, le maintien de l’Eglise nationale. Il le voulait en tant que philosophe, pour favoriser dans cette Eglise les progrès du rationalisme ; il le voulait, surtout, en tant que Genevois, parce qu’il jugeait cette Eglise indispensable à la vie collective de Genève, parce qu’à ses yeux il était dans les traditions genevoises « d’unir étroitement la religion à la vie populaire, et de la mettre en intime relation avec la science, et avec ce rationalisme intelligent qui dominait dans l’État depuis le XVIIIe siècle. « Autant que cela était possible, proclamait-il avec fierté, « nous avons fait du christianisme une chose genevoise, » et Joseph. Hornung, impitoyablement logique, apprenant en 1860 qu’il était question de donner à la Suisse le Chablais et le Faucigny, lançait de Lausanne une feuille volante pour conjurer les Genevois, non seulement de refuser ce cadeau, mais même de rétrocéder les communes catholiques sardes qu’ils avaient annexées en 1814, et de se débarrasser ainsi de ce sol catholique qui s’accrochait à la cité, de ce sol intrus, de ce sol ennemi.

Ce penseur antichrétien devenait ainsi l’apologiste par excellence de la vieille conception genevoise d’une Eglise-Etat ; audacieusement, il abolissait soixante années d’histoire ; et vis-à-vis de l’Eglise romaine, coupable d’être l’antagoniste historique de Genève, vis-à-vis des mômiers de l’Eglise libre, coupables d’être trop chrétiens et de ne pas corriger l’Evangile comme le savait faire le nationalisme genevois, Hornung rêvait d’une Genève qui garderait une religion officielle, une religion de la cité, reposant, pour toujours, sur les besoins de l’âme genevoise, mais sans être « irrévocablement liée » au christianisme.

Des âmes profondément détachées du christianisme se montreront ainsi, dans la seconde moitié du XIXe siècle, attachées à l’Eglise genevoise par nationalisme ; étrangères à l’esprit même de la religion, elles tiendront à elle comme à un cadre, comme au cadre séculaire de la cité ; elles auront ce que le pasteur François Bordier appelait naguère, avec un mélange de tristesse et d’ironie, la piété jubiléenne, piété essentiellement patriotique et quelque peu judaïque ; et suivant le mot piquant du peintre Hornung, père du juriste, elles seront les contreforts de la cathédrale de Saint-Pierre ; elles soutiendront l’Eglise, mais du dehors. On traite ces hommes de bons protestans, remarquait le pasteur Champendal ; mais ils sont plus protestans que chrétiens ; ils soutiennent l’Eglise comme des arcs-boutans, mais ils n’en sont pas les colonnes, puisqu’ils ne sont pas de l’Eglise. Le Monsieur Pinget dont Philippe Monnier nous donne un amusant croquis, et qui n’a de préjugé u que contre les mômiers, les calotins et les aristos, » répond à ce signalement. « Il tient comme à un principe à l’Église nationale : peut-être qu’il n’est pas chrétien ; à coup sûr, Pinget est protestant. »

Le juriste Hornung pronostiquait, ou peu s’en fallait, que Genève cesserait, le progrès aidant, d’être expressément chrétienne, mais il n’admettait pas que la bâtisse religieuse, créée par Calvin sous les enseignes du Christ, disparût. Le dogme calvinien n’était plus qu’un souvenir ; les enseignes du Christ, peut-être, ne seraient bientôt plus qu’un lambeau ; mais la bâtisse devait durer. Et l’on ne peut lire ces développemens de Joseph Hornung en faveur de l’édifice calvinien traditionnel sans songer à la cité antique, et sans évoquer ces esprits de la Rome païenne qui, ayant cessé de croire à leurs Dieux, consolidaient cependant les vieux cultes, comme des emblèmes et peut-être, qui sait ? comme de mystérieuses protections pour la ville. Après avoir affranchi Genève de son évêque au nom de l’individualisme religieux, Calvin l’avait magistralement subjuguée en l’encadrant d’une puissante armature ecclésiastique. L’individualisme subsista, progressa, finissant par ébranler, dans une âme comme celle de Joseph Hornung, la confiance au Christ. L’armature aussi subsistait, fort lézardée sans doute, mais toujours en place ; et parce que patriote, Joseph Hornung, périodiquement, adossait à cette armature ses opuscules, comme de robustes étais. Il ne doutait pas que le Christ fût bientôt par terre ; mais Genève-Eglise, elle, serait toujours debout.

Les débats suprêmes concernant la séparation, cette séparation que redoutait un Joseph Hornung, jetteront une nouvelle lumière sur la psychologie unique et complexe du vieil Etat genevois, qui avait fini par confondre le citoyen et le fidèle. A force de s’identifier avec l’Église de la Réforme, le vieil Etat genevois, même envahi par le catholicisme, même défiguré par Fazy, voulait, encore et toujours, que cette Eglise continuât de régner officiellement, de régner, tout au moins, à titre d’Eglise patriotique et municipale, alors même que le Christ aurait cessé de régner sur la majorité des consciences individuelles, bureaucratiquement inscrites dans la confession réformée.


GEORGES GOYAU.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet 1914 et du 1er février 1916.