Une Révolution conservatrice

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UNE


RÉVOLUTION CONSERVATRICE.




The History of England from the accession of James II,
by Thomas Babington Macaulay[1]




Nous portons envie à M. Macaulay. Il est doux à un homme d’état, qui est un éloquent écrivain, de raconter l’histoire triomphale de son pays. Nous pressentons tout ce qu’il doit y avoir de joie et d’orgueil dans une pareille tâche, en faisant un retour sur nous-mêmes. Ceux de nous qui veulent écrire l’histoire de France se condamnent à d’amers serremens de cœur. La fortune ne nous est jamais constante. Nous sommes un peuple malheureux. Nous pouvons dire, comme le pitoyable héros d’un roman célèbre, que nous sommes nés pour les courtes joies et les longues douleurs. Rien ne nous réussit. Pour nous, 93 est le lendemain de 89, Waterloo est au revers d’Austerlitz. Nos fautes dévorent sans cesse le fruit de nos grandes actions ; nous ne pouvons séparer les souvenirs de notre gloire des remords de nos crimes. Au contraire, depuis le moment où M. Macaulay prend l’histoire de sa patrie, l’Angleterre donne le spectacle sans exemple d’une nation dont la grandeur et la prospérité s’accroissent sans interruption durant plus de cent cinquante années Au milieu des catastrophes révolutionnaires qui désolent notre époque, M. Macaulay commence par le récit d’une révolution heureuse — l’histoire d’un peuple qui n’a point lassé le bonheur. Avant 1688, l’Angleterre était une nation de cinq à six millions d’ames ; les discordes civiles l’avaient déchirée pendant un demi-siècle ; la liberté religieuse y était enchaînée par l’intolérance ; la liberté politique y était menacée par les attentats d’une royauté qui aspirait à la tyrannie ; son revenu public ne dépassait pas 40 millions de francs ; elle avait pour toute armée quelques milliers de soldats ; les humiliations que les escadres hollandaises avaient fait subir à sa marine n’étaient point lavées ; Charles II et Jacques II la courbaient comme une vassale sous la politique étrangère de Louis XIV ; elle ne possédait sur les côtes de l’Inde que quelques comptoirs de commerce, et Penn n’était point parti pour l’Amérique. Depuis 1688, quel changement et quel essor ! Elle a étendu son industrie, son commerce, sa marine, à des proportions inouies ; elle a enfanté un peuple qui dominera un jour l’Amérique entière ; quelques aventuriers lui ont conquis en Asie un empire plus vaste que celui d’Alexandre, et auquel ses généraux ajoutent chaque année des provinces aussi peuplées que des royaumes européens ; le plus grand génie des temps modernes, traînant après lui la nation la plus guerrière de l’univers, s’est brisé à vouloir ébranler sa puissance ; sa suprématie industrielle, commerciale et maritime est sortie plus assurée de ce gigantesque duel : elle est demeurée si riche, qu’outre les charges d’un empire colossal, elle porte légèrement le poids d’une dette de 20 milliards ; elle est aujourd’hui le seul pays du monde où toutes les libertés se déploient ; les glorieux débats de la raison et de l’éloquence y ont remplacé les féroces et stupides combats des guerres civiles, et, au milieu d’une activité qui féconde toutes les sèves de l’esprit comme elle remue toutes les forces de la matière, au milieu d’une littérature exubérante et d’une industrie incandescente, elle a produit des patriotes, des hommes d’état et des orateurs qui ont déjà l’auréole héroïque des grandes figures de Rome et d’Athènes. Qu’y a-t-il entre ces deux ères ? La révolution de 1688. Les prodigieux accroissemens du peuple anglais datent du jour où sa liberté a été assurée, du jour où il a définitivement acquis le droit de faire lui-même ses affaires, du jour où il a pris en quelque sorte possession de lui-même, du jour où la révolution de 1688 a été consommée. Sa haute fortune, en peuple anglais ne la doit ni au caprice des événemens, ni au génie accidentel des hommes d’état qu’il a eus à sa tête : il en est, après Dieu, le premier auteur. Depuis 1688, le peuple anglais s’est fait ce qu’il est devenu par son incorruptible bon sens, par son énergie, sa persévérance et ses vertus. Il a été grand par la liberté ; mais, si la liberté ne lui fut jamais funeste, c’est qu’il la comprit et la pratiqua toujours avec une admirable mesure. Il a laissé sa constitution politique se développer naturellement. En la réparant et la perfectionnant sans cesse, il en a toujours vénéré avec un sentiment pieux et fier les fondemens antiques. Sa révolution suprême a été une révolution conservatrice. Il a réalise tous les progrès en respectant toutes les traditions. Il a suivi, sans la dénouer, la chaîne des temps. Il marche à la tête de la civilisation du XIXe siècle sans avoir jamais rompu avec les formes historiques du moyen-âge. Il est le peuple le plus avancé de l’Europe, et, par la fidélité qu’il a gardée au passé, il en paraît être le peuple le plus ancien. Et aujourd’hui, quand, au milieu de l’écroulement universel, on voit l’Angleterre seule paisible et stable accueillir avec la même sécurité, sur ses rivages hospitaliers, tous les naufragés des tempêtes révolutionnaires, les têtes découronnées et les échappés de barricade, qui lui refuserait l’hommage d’admiration que tous les penseurs politiques de la France lui ont rendu avec jalousie depuis Philippe de Comines jusqu’a Mirabeau ?

M. Macaulay est vraiment né pour tracer cette victorieuse histoire. Sa carrière active, remplie, facile, brillante, heureuse, a été une préparation naturelle au livre qu’il vient de commencer. Un des plus brillans élèves de l’université de Cambridge, un des rédacteurs les plus éclatans de la Revue d’Edimbourg, le patronage aristocratique le porta tout jeune au parlement. Il fut un des orateurs éminens de la chambre des communes ; il y eut une autorité sans rivale sur les questions d’histoire parlementaire, si importantes dans un pays qui a pour constitution, non un texte rédigé, bâclé, imprimé, broché, que l’on met dans sa poche et qu’on jette au panier tous les quinze ans, mais son existence nationale tout entière formulée dans son histoire. M. Macaulay quitta quelque temps l’Angleterre pour aller occuper un des premiers emplois du gouvernement de l’Inde. Il revint, et fit partie des ministères de lord Melbourne et de lord John Russell. Il était représentant d’Edimbourg ; la bigoterie de ses commettans ne lui pardonna point son vote libéral en faveur des catholiques à propos du bill de Maynooth, et lui ferma aux dernières élections la chambre des communes. Lui-même il est volontairement sorti du ministère depuis une année. Homme politique, M. Macaulay a donc manié les ressorts de la grandeur de son pays. Ecrivain, il applique au passé la sagacité historique, la seconde vue rétrospective qu’on acquiert dans les grandes affaires. Par tradition philosophique, il appartient à ce libéralisme intelligent et généreux, à cette vieille école des whigs que les noms de Fox, de Mackintosh, de lord Holland, ont rendue si sympathique en France. De sa culture littéraire, large, profonde, universelle et raffinée, il tient cette faculté plastique qu’on appelait goût autrefois, qu’on appelle aujourd’hui sentiment d’art, et qui répand sur les œuvres de l’esprit l’achèvement et les graces de l’idéal. Il a, dans l’inspiration et dans l’entrain de la pensée, cette foi en son œuvre, ce feu, cet enthousiasme, si absent aujourd’hui parmi nous, qui avivent dans l’écrivain une éternelle jeunesse. C’est un esprit opulent ; est un homme qui a vécu avec les hommes ; c’est un historien qui a mis la main aux choses ; c’est un artiste qui possède les formes les plus diverses et les plus chaudes de l’expression. Un jugement agile, perçant, lumineux, qui débrouille avec une adresse et une clarté incroyables les plus épineuses et les plus subtiles controverses ; un don d’observation, un instinct pittoresque qui fait vivre les hommes auxquels touche sa plume, et qui dramatise les situations où ils agissent ; un style coulant et savant, étoffé, coloré, ardent, pompeux, qui paraîtrait trop abondant, s’il n’était si limpide et si rapide, et si lestement mouvementé dans ses allures : telles sont les aptitudes avec lesquelles M. Macaulay aborde l’histoire retentissante de l’Angleterre depuis la révolution de 1688[2].

C’est l’histoire même de cette révolution, le récit du règne de Jacques II, que M. Macaulay a donné, il y a quelques mois, au public. Cinq édifions déjà épuisées et les États-Unis inondés de contrefaçons à bas prix annoncent assez combien un pareil ouvrage manquait à la littérature politique de l’Angleterre, et la supériorité avec laquelle M. Macaulay l’a traité. Pour le continent, ce livre a, de plus, un singulier intérêt d’opportunité. La révolution de 1688 est l’événement par lequel l’Angleterre a exercé la plus profonde et la plus durable influence sur la civilisation européenne. J’ai lu et j’ai entendu dire bien des fois que l’esprit anglais est fermé comme l’île où il se concentre, et, dans son égoïsme insulaire, n’a jamais rien communiqué à la civilisation universelle. Ce lieu commun avec lequel d’imbéciles rhéteurs bercent encore nos puériles jalousies et nos lâches vanités était vrai peut-être au temps où Shakspeare lui-même faisait dire à la gracieuse Imogène : « Notre Bretagne est un fragment détaché du volume du monde ; elle en est, mais n’y est pas. »

I’ the world’s volume
Our Britain seems as of it, but not in it.

Mais aujourd’hui n’y aurait-il pas de la niaiserie à récuser l’initiative et l’influence du génie anglais ? Depuis un siècle et demi, la constitution politique de l’Angleterre rayonne comme un type et un foyer de liberté sur lequel se sont fixées les aspirations des philosophes, qui sont plus tard devenues les passions des peuples. Depuis soixante ans, nos révolutions copient les révolutions anglaises. Ce mot même de révolution qui a envahi toutes les langues, dont le bruit remplit, notre siècle et qui est inscrit au front d’un âge nouveau, c’est l’Angleterre qui lui a donné sa puissance talismanique dans le monde. Ce mot, jusqu’à la révolution de 1688, n’avait eu qu’un sens odieux ; il ne parlait à l’imagination que de séditions sanglantes, d’usurpations parricides, de consulsions mortelles. Jamais ce mot, sans la révolution de 1688, eût ébloui les nobles esprits, enflammé les grands coeurs. La révolution de 1688 a démontré qu’il pouvait y avoir des révolutions légitimes et heureuses. Voilà pourquoi le XVIIIe siècle avait d’avance attaché le mot révolution au grand mouvement de 1789. Voilà pourquoi, malgré une expérience grandiose et terrible, des hommes intelligens et généreux s’associèrent avec espérance à la révolution de 1830. Voilà pourquoi tant de peuples se sont précipités dans les révolutions comme dans le droit chemin qui les doit mener au bonheur. Eh bien ! après les déceptions et les désastres où une si longue illusion a entraîné l’Europe, le temps est venu de nous retourner vers cette révolution de 1688 ; le temps est venu de rechercher sérieusement ce qu’elle a été ; le temps est venu de lui demander pourquoi nous avons échoué où elle a réussi ; le temps est venu enfin, en lui comparant les révolutions continentales, d’expliquer par la différence des situations et des conduites la différence des fortunes. C’est ce que je voudrais essayer à l’occasion et à l’aide du beau livre de M. Macaulay.

Une révolution est, comme une victoire, l’issue d’un combat. Juger une révolution, c’est mesurer le terrain, évaluer les conditions, apprécier les acteurs d’une lutte. Ici le terrain est déterminé par le degré de développement auquel les institutions sont arrivées au moment de la crise ; les conditions du combat sont réglées par les idées, les intérêts, les mœurs du pays et du siècle ; les acteurs, ce sont les partis avec leurs traditions et leurs passions, les hommes avec leur caractère et leur génie. Ces points fixés, il devient aisé de démêler les fluctuations de l’esprit public, de suivre la marche des événemens et de comprendre l’histoire. J’observerai ce plan d’aussi près que possible pour extraire du vivant récit de M. Macaulay l’anatomie de la révolution de 1688.


I

Le terrain sur lequel s’accomplit la révolution de 1688 fut cette frontière jusqu’alors indécise où s’étaient rencontrées et combattues les invasions du gouvernement et la résistance des gouvernés le pouvoir du roi et la liberté du sujet, et, comme on dit en Angleterre, la prérogative de la couronne et les privilèges du peuple. Pour mesurer le degré auquel la lutte était arrivée au moment où Jacques II prit le trône, il faut remonter au moyen-âge. Les royautés féodales n’ont jamais été des royautés absolues. En Angleterre, la royauté fut encore plus limitée qu’ailleurs. Elle y avait sans doute des prérogatives immenses. Le roi était inviolable Les idées chevaleresques et les idées religieuses attachaient à sa personne un prestige sacré : il avait seul le droit de convoquer les états du royaume ; il pouvait les dissoudre à son gré ; il était le chef de l’administration, le commandant des forces militaires, l’unique arbitre des relations du pays avec les peuples étrangers, le dispensateur de toute justice, de toute grace et de toute dignité ; il possédait des revenus héréditaires qui suffisaient s’il savait en disposer avec économie, aux besoins de son gouvernement. Mais ces royales prérogatives étaient limitées par trois principes si anciens qu’on dirait des idées innées au cœur du peuple anglais, si puissans dans leurs germes que le travail des générations en a tiré la constitution anglais tout entières. Ces restrictions étaient que le roi ne pouvait faire des lois sans le consentement du parlement, qu’il ne pouvait imposer des taxes sans le consentement du parlement, qu’il était tenu d’administrer conformément aux lois du pays, ses agens demeurant responsables de la transgression de ces lois. Quoique la vitalité de ces principes persiste durant toute la suite de l’histoire de l’Angleterre, il s’en faut qu’ils eussent été constamment et partout appliques jusqu’au XVIIe siècle. Les rois les éludaient à travers des interprétations de légistes, ou les violaient tant que le leur permettaient leur force passagère et la docilité momentanée du peuple. Ainsi le roi ne pouvait faire ou abroger des lois mais il avait le droit de grace ; il pouvait par conséquent annuler une loi pénale : de là naquit cette anomalie connue sous le nom de droit de dispense (dispensing power) que nous verrons jouer un si grand rôle dans le règne de Jacques II. Le roi ne pouvait non plus lever des taxes sans le consentement du parlement ; c’était une des prévisions expresses de la grande charte. Toutes les fois que les rois voulurent briser ouvertement cette restriction, ils furent obligés de reculer devant une opposition inflexible ; mais ils y échappèrent par des expédiens temporaires : ils exigèrent, sous le nom de dons ou d’emprunts, les sommes que la loi leur interdisait de se procurer sous la forme d’impôts. Enfin, quoique le supplice des ministres eût souvent confirmé le principe de la responsabilité des agens de la couronne, le respect de la légalité se mesurait, chez les rois, au degré de crainte que leur inspiraient les mécontentemens populaires. D’ailleurs, les nations féodales avaient fort peu l’idée et tout au plus un vague instinct de la légalité ; ce qu’on appelle aujourd’hui la puissance de l’opinion, cette force morale dont le despotisme même subit l’empire dans nos civilisations modernes, n’existait pas au moyen-âge ; contre les excès du pouvoir royal, le peuple anglais n’avait d’autre moyen de résistance que l’insurrection. « Cent soixante ans se sont écoulés, dit M. Macaulay, depuis que le peuple anglais a renversé un gouvernement par la force. Durant les cent soixante années qui précédèrent l’union des roses, neuf rois régnèrent en Angleterre. Six de ces rois furent déposés ; cinq perdirent la vie avec la couronne. »

Le XVIe siècle fut une ère de transformation pour les monarchies européennes. Dans toutes les grandes monarchies du continent, la royauté devint absolue. Partout le pouvoir royal s’accrut au milieu de ces trois grands faits : l’entretien d’armées permanentes, l’affaiblissement des grands seigneurs, la destruction des libertés populaires. Les choses ne se passèrent point ainsi en Angleterre. Il est vrai que les rois anglais du XVIe siècle respirèrent à pleine tête cet esprit de domination qui entraînait au despotisme les rois du continent : les Tudors exerçaient le pouvoir royal avec une énergie qui fut souvent tyrannique ; mais la force que les Tudors donnèrent à la royauté fut surtout une force morale, inhérente à leur génie altier et à leur caractère impérieux. Les Tudors ne purent fonder la royauté absolue, car ils n’en possédèrent pas l’irrésistible instrument : une armée permanente. L’Angleterre dut ce bonheur et sa liberté à sa position insulaire. Si elle eût pu être attaquée sur ses frontières et envahie dans son territoire, l’intérêt de sa sûreté l’eût obligée d’avoir sur pied, comme la France, l’Autriche et l’Espagne, des armées permanentes qui auraient fini par mettre aux mains de ses rois la puissance absolue ; mais les Anglais abrités par la mer, n’avaient pas besoin d’entretenir des troupes. Tous habitués au maniement des armes, leurs milices provinciales suffisaient, comme au moyen-âge, à la défense du pays. La tyrannie des Tudors arrivait donc bien vite au bout de sa force matérielle. Oppresseurs dans l’enceinte de leurs palais, ils étaient contraints au dehors d’observer avec anxiété et de ménager avec sollicitude l’humeur de la nation. Ils demeuraient désarmés au milieu d’un peuple armé. Ce peuple formait d’ailleurs la société la mieux fondue, la plus unie qu’il y eût alors en Europe. Dans d’autres royaumes sortis de la féodalité, l’antagonisme des races conquérantes et des races conquises se poursuivait dans des rivalités de classes, dans le mépris et la haine qu’échangeaient seigneurs et peuple, nobles et bourgeois. Rien de semblable ne subsistait plus en Angleterre au XVIe siècle. Noblesse, bourgeoisie, peuple, — les idées que ces mots expriment chez nous et les choses qu’ils désignent n’existèrent jamais dans la constitution sociale de l’Angleterre. Depuis l’établissement de la royauté absolue, nous n’avons point eu en France d’aristocratie politique ; nous n’avons eu qu’une noblesse de race, investie de privilèges civils. Cette noblesse était exclusive et fermée, parce qu’elle se fondait sur un principe qui ne se donne ni ne s’acquiert, l’antiquité et l’illustration du sang. Elle excitait la jalousie et l’inimitié des autres classes, qu’elle blessait par ses privilèges et qu’elle humiliait par son orgueil. Tel ne fut point en Angleterre le caractère de la noblesse. L’aristocratie politique et la noblesse de race y furent distinctes l’une de l’autre, et la nation fut divisée en deux parts : l’aristocratie et la commonalty ; mais cette aristocratie héréditaire admise au partage du pouvoir politique ne fut point une caste exclusive et insolente. Les membres de la commonalty y pouvaient arriver, et les branches cadettes de l’aristocratie retournaient dans la commonalty. Tout gentleman pouvait devenir pair ; le fils cadet d’un pair n’était que gentleman. Quant à la noblesse de race, honorée par l’opinion, elle n’apportait cependant en elle-même aucun droit à l’aristocratie politique et n’offensait le reste de la nation d’aucune distinction privilégiée. On voyait des hommes nouveaux revêtus des plus hauts titres du royaume, tandis qu’à côté d’eux les descendans des familles les plus anciennes, les fils des Normands et des croisés, des hommes qui avaient du sang royal dans leurs veines, n’ajoutaient à leurs noms que la commune désignation de squire, et ne jouissaient d’aucun droit civil qui n’appartînt au plus humble des paysans. Aussi, en Angleterre, les haines de caste furent inconnues : le fermier ne pensait point à se révolter contre des dignités qui pouvaient appartenir un jour à ses fis ; le grand seigneur n’avait garde d’insulter une classe dans laquelle ses propres enfans devaient rentrer. Les guerre des York et des Lancastre avaient décimé l’aristocratie féodale et avaient infusé du sang nouveau. Il y avait cinquante-trois pairs au parlement convoqué, en 1451, par Henri VI ; il n’en restait que vingt-neuf au parlement réuni, en 1485, par Henri VII, et sur ces vint-neuf plusieurs venaient d’être élevés à la pairie. Enfin, les fils des lords, les membres de la gentry ou la noblesse non titrée, et les bourgeois des villes commerçantes qui se rencontraient dans la chambre des communes y perpétuaient le rapprochement et la fusion des classes, en sorte, comme le dit M. Macaulay, que la démocratie anglaise a toujours été la plus aristocratique, et l’aristocratie anglaise la plus démocratique du monde. On comprend que cette nation unie et compacte ait pu disputer ses libertés à l’ambition fougueuse et hautaine des Tudors ; mais aussi, avec un tact admirable, ces princes surent toujours reculer au moment où ils sentirent que leurs prétentions se heurtaient à d’invincibles résistances. Lorsque Henri VIII, par exemple, voulut imposé des taxes sans le concours du parlement, quelques comtés s’étant soulevés, Henri céda, retira son édit, pardonna aux révoltés et s’excusa solennellement d’avoir violé les lois. De même, lorsqu’à la fin du règne d’Elisabeth, la chambre des communes murmura contre les monopoles commerciaux que l’orgueilleuse reine distribua à ses favoris, Elisabeth se rendit aux réclamations de ses sujets, redressa l’abus, et avec une souveraine habileté, félicita les communes de leur sollicitude pour le bien public.

Quand les Stuarts succédèrent aux Tudors, le XVIIe siècle commençait. S’il n’y eût eu dans l’atmosphère morale de ce temps que des idées et des intérêts politiques, il est visible que le choc de la royauté et des prétentions populaires eût été inévitable et prochain ; mais des doctrines, des passions, des rivalités bien autrement vives, puissantes, enflammées, possédaient les esprits et allaient provoquer une plus prompte et plus formidable explosion. La réforme du XVIe siècle avait compliqué d’idées et de sentimens religieux le rôle du pouvoir royal vis-à-vis des libertés anglaises.

En Angleterre c’était le pouvoir royal qui avait fait la révolution religieuse. Il avait cru la faire à son profit. Henri VIII n’avait voulu opérer qu’un seul changement dans la constitution ecclésiastique : substituer sa suprématie à celle du pape. Avec la violence de son tempérament, aidée des moyens de séduction que lui procura le pillage des abbayes, Henri VIII réussit : il fit brûler les protestans comme hérétiques, et fit pendre les papistes comme traîtres ; mais son système mourut avec lui. Représentée par un enfant comme Édouard VI ou par une femme comme Elisabeth, la royauté ne pouvait garder le caractère sacerdotal que Henri VIII avait usurpé ni exercer le pontificat suprême. Isolée entre les deux églises ferventes et conséquentes, attaquée à la fois par les catholiques fidèles et les protestans enthousiastes ; l’autorité schismatique de Henri VIII devait périr le jour où se glaça la main du tyran. Il fallait que le gouvernement retournât à l’ancienne foi ou gagnât le concours des protestans. De cette nécessité sortit la constitution de l’église d’Angleterre : ce fut un compromis entre le catholicisme et le protestantisme, une transaction perpétuelle entre l’affirmation orthodoxe et la négation hérétique. L’église d’Angleterre resta catholique dans une portion de la liturgie, et fut protestante dans une portion de ses dogmes. Comme le catholicisme, elle conserva l’épiscopat ; comme les protestans, elle lui dénia le caractère d’une institution indispensable à l’existence des sociétés chrétiennes. Avec les catholiques, elle maintint les prières uniformes ; pour se rapprocher des protestans, elle les traduisit en langue vulgaire. Elle ôta le caractère de sacremens à la confirmation et à l’ordre, mais elle les pratiqua comme des rites pieux. Elle abolit la confession, mais elle conseilla aux mourans d’avouer leurs péchés, et donna le pouvoir à ses ministres de les absoudre. Elle dépouilla le prêtre de la dalmatique d’or et de la chape flamboyante, mais elle lui laissa la robe de lin, l’aube du lévite, mystique emblème de pureté. Elle différa surtout des autres églises dans ses rapports avec le pouvoir royal. Elle avait le roi pour chef, non plus dans le sens dogmatique du pontificat de Henri VIII : les trente neuf articles de l’église d’Angleterre, rédigés sous Elisabeth, déclarèrent, dans les termes les plus solennels, que le ministère de la parole de Dieu n’appartenait pas aux princes ; cependant le roi eut sur l’église ce qu’on appelait un pouvoir de visitation, pouvoir dont les attributions demeurèrent indéfinies, mais qui comprenait la nomination des évêques et le droit, non moins vague et non moins vaste, de réprimer les abus ecclésiastiques et de punir l’hérésie. Dans son ensemble, l’église d’Angleterre laissait un champ plus libre à la raison individuelle que le catholicisme, et parlait plus que le protestantisme à l’imagination et aux sens. Par ce qu’elle conservait de l’ancienne religion et ce qu’elle accordait à l’esprit nouveau, elle était bien faite pour rallier au premier moment les masses indécises, flottante tour à tour et tout à la fois curieuses d’innovation et amoureuses des vieilles formes. La subordination où elle se trouvait vis-à-vis du pouvoir royal produisit deux conséquences contraires : elle apporta de nouvelles forces à la royauté et lui suscita de plus violens ennemis.

La constitution de l’église fortifia la royauté menacée par les puritains d’un côté, par les papistes de l’autre, vue d’un mauvais œil par le parlement, l’église n’existait en effet que sous la protection du pouvoir royal. La cause de l’église devint donc solidaire de la cause du trône. L’église fut profondément monarchique. Elle exalta et divinisa le caractère de la royauté, elle anathématisa l’esprit de résistance au pouvoir royal, elle prêcha le droit divin des rois mais la constitution de l’église suscita aussi à la royauté des adversaires fanatiques et implacables. Un grand nombre de protestans imbus des doctrines luthériennes et calvinistes avaient regardé la constitution de l’église d’Angleterre comme une prostitution sacrilège du culte du vrai Dieu au culte de Baal. Ces puritains, persécutés sous Marie et sous Elisabeth, avaient été forcés d’émigrer sur le continent ; ils allaient en Suisse, en Allemagne, en Hollande ; ils s’échauffaient aux foyers de Genève et de Zurich ; ils rapportaient en Angleterre « ce dégoût secret de tout ce qui a de l’autorité, comme parle Bossuet, et une démangeaison d’innover sans fin quand on en a vu le premier exemple. » Ils revenaient remués par l’esprit républicain, qui jaillissait si naturellement des doctrines presbytériennes, méprisant l’église anglaise comme un catholicisme bâtard, haïssant le roi comme un fantôme d’antéchrist romain, regardant la royauté comme une institution oppressive et illégitime dans une société de chrétiens égaux. Tant qu’Élisabeth vécut, les puritains continrent les rébellions de leur conscience. Ils lui pardonnaient ses persécutions en contemplant la vigueur et la gloire avec laquelle elle défendait les intérêts du protestantisme européen. Un des membres les plus exaltés de la secte, debout sur l’échafaud où une de ses mains venait d’être hachée par le bourreau, saisissait son chapeau de la main qu’on lui avait laissée et l’agitait au-dessus de sa tête en criant : « Dieu sauve la reine ! » Mais lorsque Jacques Ier prit la couronne d’Angleterre, le prestige qui avait protégé la royauté aux yeux des puritains s’évanouit. Jacques avait eu affaire aux presbytériens en Écosse ; il les détestait. Il embrassa les doctrines de l’église établie avec un empressement et une faveur intéressés. Puéril, vain, entêté, bavard, écrivailleur, pédant, il s’érigea en docteur de l’anglicanisme et en tira les plus fastueuses théories du droit divin. Il laissa, en mourant, la royauté infatuée en présence de la résistance irritée, et le conflit religieux aussi imminent que le conflit politique.

Et ici, avant de commencer l’examen de la grande bataille du XVIIe siècle, qu’on me permette une réflexion préliminaire. Rien n’est plus difficile à juger dans l’histoire que les révolutions ; cela vient de la confusion qui s’établit non seulement pour les contemporains, mais pour la postérité entre les causes des révolutions, la légitimité des principes qu’elles font triompher, la nécessité irrésistible en apparence des événemens par lesquels elles s’accomplissent, le caractère, les vertus, les vices, les intérêts, les passions des hommes qui y prennent part. De là mille contradictions dans les jugemens qu’on porte sur les révolutions. Par exemple, si l’on ne regarde qu’aux idées qui dominent ces grandes luttes et aux causes qui en décident l’issue, il semble que les vaincus doivent être toujours condamnés aveugles pour s’être élevés contre ce qui était inévitable, criminels pour avoir combattu ce qui est devenu légitime. Cependant il arrive plus souvent que le préjugé populaire demeure favorable aux vaincus. Il n’y a pas un seul Anglais qui regrette les résultats de la révolution du XVIIe siècle, pas un seul qui, au contraire, ne les contemple avec reconnaissance et avec fierté ; pourtant, jusqu’à ce jour, la cause des Stuarts a conservé, en Angleterre, les sympathies de l’imagination et du sentiment. Les historiens et les hommes politiques s’étonnent parfois de cette contradiction ; ils la trouvent injuste ; ils croient leur conscience engagée à la redresser. Ils regardent comme un devoir de prouver la culpabilité des vaincus et de les dépouiller, même après des siècles, de l’intérêt pieux qui poétise leur infortune dans la mémoire des peuples. M. Macaulay, je dois le dire, s’est laissé offusquer par cette préoccupation. Il a voulu ramener la sympathie et le prestige sur le parti qui a eu raison, qui a été le plus fort, qui a triomphé ; il a voulu arracher aux Stuarts, à Jacques II surtout, en les accablant sous la démonstration de leurs fautes, la seule chose qui leur soit restée, la vague pitié des souvenirs. Le point de vue général de son livre y a souvent perdu l’élévation impartiale et sereine de l’histoire ; le ton de son récit y a pris quelquefois les allures acrimonieuses et chicanières du plaidoyer. On dirait que M. Macaulay se croit obligé de gagner encore la cause des Whigs de 1688 contre les partisans des Stuarts. Des amis de M. Macaulay l’ont félicité de l’ardeur et de la verve qu’il a déployées pour enlever à cette race malheureuse sa popularité romanesque. Suivant eux si le nom des Stuarts vibre encore sur l’ame des Anglais, il faut l’attribuer à l’influence de deux grands écrivains, Hume et Walter Scott. Tous deux Écossais, ils auraient cherché, dit-on, à satisfaire une sorte d’amour-propre et de patriotisme local en protégeant de leur génie la dynastie que l’Écosse avait donnée à l’Angleterre. Un historien un romancier auraient égaré ainsi l’opinion des générations modernes. On se flatte que le succès populaire du livre de M. Macaulay rompra le charme et dissipera l’erreur. On se trompe ; M. Macaulay s’est lui-même trompé en ce point. Les Stuarts ont eu tous les défauts et ont commis toutes les fautes qu’on leur reproche. N’importe, ils furent victimes de la destinée bien plus que de leurs erreurs ou de leurs vices ; leur chute fut plus grande que leur responsabilité : ils paraîtront toujours plus intéressans que coupables.

Non, Ils ne furent point coupables ; ils ne firent que soutenir le rôle que le passé et le présent, devant les voiles de l’avenir, inspiraient à la royauté. Nous venons de passer en revue les forces du pouvoir royal et des libertés populaires au commencement du XVIIe siècle. On a vu que des deux côtés les prétentions rivales avaient des fondemens égaux dans les traditions nationales et dans les idées religieuses. Du reste, à ces prétentions, pas de limites précises posées par des lois solennelles ou des coutumes constantes ; point de contrat semblable à nos chartes et à nos constitutions modernes. Les précédens favorisaient les deux causes et n’avaient point acquis cette autorité uniforme que leur a donnée aujourd’hui une expérience de cent soixante années. Qu’on se représente donc les sentimens et les idées qui devaient remplir l’ame d’un prince fier, généreux, religieux, chevaleresque, artiste comme Charles Ier, lorsqu’il monta sur le trône. L’Europe voyait alors s’accomplir la révolution qui concentrait partout la suprême puissance aux mains de la royauté. En Espagne, la victoire de l’absolutisme s’était consommée sous Philippe II. En Allemagne, la maison d’Autriche écrasait la résistance politique et religieuse dans la personne du propre beau-frère de Charles Ier, l’électeur palatin, roi fantastique de Bohème. En France, Richelieu anéantissait les rébellions féodales et protestantes. Une nouvelle ère commençait pour la civilisation. Avoir la plénitude du pouvoir royal, c’était pour Charles Ier être l’égal en puissance des souverains revêtus du même caractère, décorés du même titre que lui ; c’était le droit d’illustrer sa couronne et son nom dans les grandes affaires de l’Europe, sans avoir besoin de liarder avec un parlement tracassier des subsides et des soldats ; c’était la force de faire triompher ce qu’il considérait comme la vérité religieuse sur des doctrines également contraires à l’autorité dans l’église et dans l’état ; c’était le moyen de s’entourer d’une cour brillante et polie, de répandre sur son règne le lustre de la poésie et des arts, de donner des successeurs à Shakspeare, de faire construire des temples et des palais par Inigo Jones, et de faire peindre des galeries par Rubens et par Van Dyck. Même en Angleterre, bien des circonstances l’invitaient à augmenter ses prérogatives. Son père, Jacques Ier, avait cédé habituellement aux remontrances des communes, mais il avait réservé dans toutes ses concessions les privilèges du droit divin, et il avait toujours affecté de déclarer que les pouvoirs du parlement n’étaient qu’une délégation de l’autorité royale, que celle-ci gardait le droit de retirer à son gré. Les théologiens de l’église anglicane proclamaient sans cesse le caractère divin de la royauté, et prescrivaient comme un devoir religieux la soumission au prince. Toutes les formules, toutes les cérémonies, le langage officiel du parlement dans ses rapports avec le souverain, inspiraient le plus humble respect de la dignité royale. En cherchant à s’affranchir du contrôle du parlement, Charles Ier ne semblait obéir qu’aux plus légitimes dictées de sa conscience et de sa gloire.

C’est ainsi que la justice instinctive des peuples absout quelquefois les hommes dans lesquels s’incarnent des causes condamnées ; c’est pour cela que les Anglais, en se félicitant de l’échec des Stuarts, ont gardé pour ce nom une pieuse compatissance : c’est faire à une nation trop d’injure, à l’influence des écrivains trop d’honneur, de croire que Hume et Walter Scott ont pu inspirer un tel sentiment aux Anglais abusés, et que M. Macaulay pourra l’éteindre. Pour le bonheur de l’Angleterre, Charles Ier n’eut que les ambitions de la royauté sans en avoir les forces ni le génie. S’il avait eu autant de ressources dans l’esprit que de fierté dans le cœur ; s’il avait su se conduire assez diplomatiquement avec les communes pour obtenir d’elles de l’argent et une armée ; si, prince protestant, il était intervenu dans la guerre de trente ans pour défendre le mari de sa sœur, comme le firent Gustave-Adolphe et Richelieu ; s’il avait gagné dans une pareille entreprise la popularité religieuse et la renommée militaire ; s’il était rentré en Angleterre avec des troupes aguerries et fidèles, c’en était fait des libertés anglaises : un trône absolu, au lieu d’un échafaud, se serait élevé à Whitehall ; l’aristocratie anglaise eût changé de caractère, et fût devenue noblesse de cour, et aujourd’hui peut-être, comme les nations continentales qui n’ont pas su empêcher dans leur sein la fondation du despotisme, l’Angleterre poursuivrait, au milieu des ruines sociales et politiques, une révolution ténébreuse et sanglante.

Toute la force et tout le talent furent au contraire dans le camp de la liberté : le patriotisme dans Hampden, l’audace et l’éloquence révolutionnaire dans Pym, le génie dans Cromwell, et débordant derrière ces grands hommes, les masses inquiètes de leur liberté politique, jalouses de leur liberté religieuse, embrasées de toutes les fièvres de l’esprit de secte. Cependant le premier choc de la royauté et des partisans de la liberté terminé par le supplice du roi, le renversement de la vieille constitution et l’établissement du commonwealth laissa encore à recommencer le duel du pouvoir royal et des institutions libres. La guerre civile fut une confuse mêlée, une charge furieuse om les deux ennemis se percèrent d’outre en outre. Ils tombèrent ensemble, et sur eux se dressa la tyrannie glorieuse, mais oppressive et haïe, d’un grand homme. Quand Cromwell mort laissa tomber à son tour l’épée qui dans ses portraits allégoriques embroche les trois couronnes, la vieille royauté et la vieille liberté se relevèrent et se réconcilièrent un moment dans la restauration. Il se trouva que l’expérience terrible de la guerre civile et de la république n’avait profité qu’aux partisans de la liberté, car elle les rendit modérés. Les fils de Charles Ier reprirent le pouvoir royal sans condition ; les limites où devait s’arrêter leur autorité n’étaient pas mieux fixées qu’avant la lutte révolutionnaire ; les souvenirs odieux qu’avait laissés la république semblaient leur assurer pour long-temps la docilité du peuple. L’unique garantie des libertés publiques resta le parlement et la nécessité où était la couronne d’obtenir le vote du parlement pour lever les revenus de l’état ; mais, à cette époque le parlement votait le revenu pour toute le durée de la vie du roi, la chambre des communes était élue également pour la durée du règne : si cette chambre lui était favorable, le roi pouvait la garder tant qu’il vivait ; il pouvait la proroger et gouverner sans parlement tant qu’il n’avait pas besoin de nouvelles ressources financières. Si elle lui était hostile, il avait le droit de la dissoudre. Si faible qu’elle fût, cette entrave fut insupportable aux Stuarts restaurés. Ils avaient gardé tous les préjugés du droit divin ; ils s’étaient enivrés en France du spectacle grandiose de la royauté de Louis XIV ; le dernier, Jacques II, avait adopté le catholicisme, religion antipathique au peuple anglais. Il était donc dans l’inévitable destinée des Stuarts de continuer les agressions de la royauté contre les libertés du peuple.


II

La lutte de Charles Ier et du long parlement donna naissance aux deux grands partis qui ont jusqu’à ce jour divisé la nation et les chambres anglaises, et qui, par le balancement de leurs forces et de leurs victoires alternatives, ont constamment maintenu cet heureux équilibre d’ordre et de liberté, de conservation et de progrès, par lequel ont grandi le génie et la fortune de ce peuple privilégie. Ils s’étaient appelés cavaliers et têtes-rondes du temps de la guerre civile. Un jour d’émeute, la reine Marie-Henriette, apercevant de la fenêtre de son palais un grand drôle d’apprenti qui agitait devant le peuple sa tête tondue, s’écria : « Oh ! la belle tête ronde ! » Le mot de la princesse française resta la désignation du parti populaire. Le peuple, de son côté, en voyant passer les élégans et vaillans amis du roi, ces gentilshommes aux têtes martiales et fines, aux moustaches retroussées, aux longs cheveux flottans sous le feutre relevé et la plume ondoyante, ces vivans modèles des portraits de Van Dyck, que les Italiens ont si bien nommé il pittore cavalieresco, le peuple leur jetait à la face, comme une injure, le mot français de cavalier, lequel, devenu le nom du parti royaliste, est demeuré un des mots les plus poétiques, les plus nobles et les plus anglais de la langue anglaise. À l’avènement de Jacques II, les partis avaient pris les sobriquets de couleur plus locale qui durent encore : ils s’appelaient whigs et tories. Il faut avoir une idée exacte de leurs principes et de leur caractère à cette époque ; car, comme l’observe M. Macaulay, deux fois, dans le cours du XVIIe siècle, les deux partis suspendirent leurs dissensions et unirent leurs forces dans une cause commune. Leur première coalition restaura la monarchie héréditaire ; leur seconde coalition fit la révolution de 1688 et fonda la liberté constitutionnelle.

Les tories ou les cavaliers comprenaient la majorité de l’aristocratie et de la gentry, cette classe des nobles non titrés qui possédait le sol ; le corps entier du clergé, les deux universités de Cambridge et d’Oxford, grands séminaires de l’église anglaise et foyers uniques de la science et des lettres, et enfin tous les hommes attachés à la forme épiscopale et au culte anglican. À eux se joignaient aussi les catholiques protégés par une reine de leur foi, sous Charles Ier, et que les Stuarts avaient toujours traités avec indulgence. Dans le même camp se trouvaient encore les satellites naturels de la majesté royale, les seigneurs de cour, plus les hommes de luxe et de plaisir effarouchés de la rigidité puritaine, et à leur suite les poètes, les peintres, les artistes, ces riches mendians et ces illustres vagabonds qui courent toujours après ce qui rit, ce qui paillète et ce qui piaffe. La portion la plus nombreuse et la plus respectable de ce parti avait pour l’église et le roi un attachement de cœur et de tradition plutôt que de réflexion. La foi politique du cavalier était dans ses instincts et dans ses mœurs ; il aimait le passé et respectait les formes antiques, parce que tout ce qui rendait sa vie heureuse et fière, sa religion, son patrimoine, son blason, avait pris dans les lointains du souvenir les teintes augustes et séduisantes du passé. C’était le parti des vieilles mœurs, faciles et joviales, de l’ancienne chevalerie et de la galanterie moderne, le parti du sol, le parti national par excellence. La guerre civile avait laissa dans la mémoire de ce parti une épopée d’héroïsme, de malheur et de gloire ; elle avait resserré ses liens avec l’église et avec les Stuarts dans une commune souffrance. Le cavalier se souvenait que, tandis que les soldats de Cromwell brûlaient son château, des sectaire sacrilèges profanaient l’église voisine, et de féroces rebelles faisaient tomber le tête de Charles Ier. Du reste, malgré la ferveur de son loyalisme, il ne faut pas croire que le tory eût la servilité de caractère qui s’incline sous le despotisme : même en chargeant les têtes-rondes, sous les ordres du terrible prince Rupert, le cavalier restait fidèle à sa nature d’Anglais ; il aimait autant que le puritain sa liberté personnelle et ses droits politiques. Les hommes les plus intelligens du parti, tels que Falkland, Clarendon, Colepepper, avaient commence par attaquer les usurpations du pouvoir royal ; ils ne se rallièrent à la cause de Charles Ier que le jour où ils virent l’opposition s’emporter à la fougue de renversement qui détruisit l’ancienne constitution, et livra le pays d’abord à l’anarchie, puis au despotisme d’un soldat. L’amour de l’église, la fidélité aux droits légitimes du roi, la haine de tout ce qui rappelait la république, et surtout des troupes régulières et des armées permanentes qui les avaient tant opprimés sous Cromwell : voilà les sentimens que rien n’avait pu déraciner du cœur des tories à l’avènement de Jacques II.

Le personnel des têtes-rondes, devenu le parti whig sous la restauration, était formé des petits propriétaires de campagne, surtout des négocians et des boutiquiers des villes, et de la minorité de l’aristocratie, ayant à sa tête quelques-unes des plus riches et des plus puissantes familles du pays. Ce parti ralliait toutes les sectes protestantes qui n’adhéraient pas à l’église établie ; il haïssait surtout le papisme, et reprochait à l’église anglaise d’avoir conservé une multitude de superstitions romaines. Les puritains de la première génération se précipitaient sur la pente entraînante des innovations religieuses ; poussant jusqu’au délire la première ivresse de l’émancipation de l’esprit, les plus exaltés, qui furent un moment les plus forts, prenaient pour des révélations du Saint-Esprit les plus furieuses rêveries, et cherchaient le prétendu règne du Christ dans des systèmes aussi monstrueux que ceux que, deux cents ans après, nous avons vus fermenter dans le matérialisme infect des socialistes. Dans leur triomphe, ils se rendirent odieux au sentiment national par leur sacrilège mépris pour les traditions du passé, par leur intolérance religieuse, par la violence qu’ils voulurent faire aux mœurs. Ils réglaient leurs pensées, leur langage, leur vie sur l’Ancien Testament. Ils se baptisaient de noms de patriarches, discouraient comme des prophètes en colère, s’habillaient et gesticulaient comme des pharisiens, et, la pique ou le mousquet an mains, besognaient comme l’ange exterminateur. On reconnaissait un puritain à ses métaphores bibliques, à la sévérité affectée de son costume à ses cheveux courts et plats, à la solennelle gravité de sa face, au blanc de ses yeux contournés, à sa voix nasillarde ; car ils étaient comme ces bons pères dont parle Voltaire, lesquels réclamaient le droit de chanter du nez leur office, attendu qu’ils étaient capucins. Ces dehors repoussans couvraient d’abord une ferveur sincère ils finirent par être méprisés et haïs comme un masque d’hypocrisie. Le parti des têtes-rondes sortit donc profondément dépopularisé de la première révolution. Ses membres les plus haut placés et les plus honorables, déçus dans leurs nobles aspirations vers la liberté par la tyrannie des saints, appelèrent de leurs vœux la restauration. Cependant, réuni dans le parti whig, l’ancien personnel des têtes-rondes continua de représenter l’esprit et la cause de la liberté. Les whigs politiques sentaient que les attributions trop mal définies, trop peu limitées de la royauté, laissaient encore une trop large issue aux empiétemens des rois : ils auraient voulu arracher des garanties plus nombreuses et plus fortes pour les droits du parlement. Les presbytériens demandaient la liberté religieuse pour toutes les sectes protestantes, et, par une inconséquence bien digne de l’éternelle contradiction de la nature humaine, ils étaient les plus âpres à souffler la haine et la persécution contre les catholiques. Les classes commerçantes favorables au presbytérianisme, attentives à leurs intérêts matériels, susceptibles sur les questions de politique étrangère, presque toujours mécontentes, étaient toujours prêtes à disputer à la royauté les subsides qu’elle demandait au parlement, et à ne les lui accorder qu’en échange de concessions de pouvoir au dedans et au dehors.

Tels étaient alors les deux grands partis, tels ils se sont conservés, s’adaptant chacun au progrès des temps, mais identiques dans leurs élémens, dans leur caractère, et obéissant comme deux confédérations rivales à une discipline, à un mot d’ordre et à des chefs. Entre ces deux camps flottaient alors dans les régions élevées de la politique quelques esprits ou indécis, ou infidèles, ou sages, des justes milieux qui passaient tour à tour d’un parti à l’autre, soit qu’ils fissent simplement la cour à la fortune, soit qu’ils ne voulussent adopter des deux causes que ce qu’elles avaient de raisonnable et de juste, en repoussant également des deux côtés les extravagances et les excès. La double Interprétation qu’on pouvait donner à leur conduite les rendait impopulaires parmi les ardens des deux partis. On les appelait trimmers, nageurs entre deux eaux. Cependant, quoique les cadres des deux partis fussent fortement organisés et enracinés, pour ainsi dire, dans le sol, la masse de la nation était comme les trimmers ; elle fluctuait d’un parti à l’autre, suivant les fautes de ces partis mêmes, suivant les événemens, suivant le tour que prenaient les courans de cet électro-magnétisme moral qu’on appelle l’opinion publique. Ainsi, depuis la restauration, la faveur populaire avait rebondi alternativement des tories aux whigs, des whigs aux tories. Dans le premier élan qui accueillit la restauration, les électeurs n’envoyèrent à la chambre des communes que des cavaliers ; mais après l’enthousiasme vint la prostration. Les cavaliers usèrent d’abord de leur victoire avec une violence contre les presbytériens qui amena une réaction en sens contraire ; puis, les cavaliers, n’obtenant pas les indemnités et les faveurs qu’ils avaient espérées de la restauration, crièrent à l’ingratitude de Charles II ; une crise agricole diminua les revenus de la gentry, et les bons gentilshommes campagnards, la main sur leurs bourses vides, ne purent voir sans indignation les somptueuses profusions d’une cour débauchée. Charles II subissait l’ascendant de Louis XIV, il vendit Dunkerque à la France, il fit la guerre à la Hollande, état protestant et allié naturel de l’Angleterre, et la fibre nationale fut froissée chez les tories comme chez les whigs. Epuisé par les besoins de la guerre de Hollande, l’échiquier fit banqueroute aux orfèvres de Londres qui lui avaient prêté quinze cent mille livres, et le commerce volé poussa des imprécations contre le ministère fameux de la cabale. Tandis que les mécontentemens s’étendaient ainsi, le roi prononça une déclaration dite d’indulgence qui affranchissait les catholiques des cruelles pénalités portées contre eux sous Élisabeth : cet édit intempestif réveilla et déchaîna contre les pauvres catholiques les plus haineux préjugés du peuple anglais ; le roi fut obligé de retirer son édit devant la chambre des communes, et le parlement vota l’acte du test qui chassait les catholiques des fonctions publiques et dépouillait de ses charges le duc d’York lui-même, frère du roi, héritier présomptif de la couronne. À ce moment, la roue avait tourné, les whigs triomphaient. L’infernale calomnie de Titus Oates, la prétendue conspiration papiste, attisa la fureur populaire. Deux élections générales eurent lieu en 1679, deux fois le pays envoya une majorité whig. Le que d’York fut obligé d’aller en Hollande pour fuir l’orage ; mais les whigs outrèrent leur victoire. Ils firent adopter par la chambre des communes un bill qui excluait le duc d’York, comme catholique, de la succession au trône ; alors le reflux de l’opinion commença contre eux. Déjà le sentiment public était revenu de sa frénétique exaspération contre les catholiques ; lorsque sur l’échafaud le comte de Stafford, dernière victime de l’infâme Oates, protesta de son innocence, la foule, qui avait accablé d’outrages les autres martyrs, émue alors et comme repentante, lui cria « Dieu vous bénisse, mylord ! nous vous croyons. ». Quand les whigs touchèrent à la légitimité, au principe vital de la monarchie héréditaire, le clergé et les tories se sentirent blessés dans leur antique loyauté ; les malheurs de la première révolution s’offrirent alors à la mémoire de ceux qui, en s’élevant contre les fautes de Charles II, n’avaient été excités que par des griefs passagers. La partie flottante de la nation revint aux tories. La chambre des lords repoussa le bill d’exclusion. Un nouveau parlement fut convoqué ; les tories y eurent une écrasante majorité. Quelques whigs exaltés, renonçant aux moyens légaux d’opposition conspirèrent. Leurs complots furent découverts et sévèrement punis. Cette réaction fit encore de nobles victimes : Russell, Sidney. Elle était pourtant maîtresse de l’opinion, lorsque Jacques II devint roi. Ce fut vers ce temps que furent publiés les traités où Filmer maintenant que la monarchie pure était la forme de gouvernement prescrite par la Divinité, et que la monarchie limitée était une absurdité pernicieuse. Le clergé embrassa ces doctrines avec feu ; toutes les chaires retentirent de sermons contre la rébellion. Une portion considérable du parti tory les accueillit avec faveur. Le jour où Russell eut la tête tranchée, l’université d’Oxford les adopta par un acte solennel et fit brûler publiquement dans la cour des écoles les écrits politiques de Buchanan et de Milton.

Mais ces mouvemens d’opinion publique, dans quelle société s’opéraient-ils ? Quelles étaient les mœurs au milieu desquelles ils se développaient, les circonstances sociales qui leur servaient de véhicule ? On aurait une fausse idée du caractère de la révolution de 1688, si l’on n’avait devant l’imagination une ébauche au moins des mœurs de ce temps. Les mœurs éclairent la politique, comme l’illustration anime le texte. La partie la plus curieuse, la plus neuve, la mieux réussie du livre de M. Macaulay est celle qu’il a consacrée à la peinture des conditions, des usages, de la vie publique et privée des diverses classes de la société anglaise à l’époque de la révolution de 1688. Rien ne ressemble moins à l’Angleterre débordante et agissante que nous connaissons.

Figurez-vous une nation de cinq millions d’ames, sans compter l’Ecosse et l’Irlande. Sauf Londres, la ville de province la plus peuplée est Bristol : elle n’a pas trente mille habitans ; après, il n’y a plus dans tout le royaume que quatre villes qui arrivent jusqu’à dix mille ames. Des lieux où s’élèvent aujourd’hui des cités peuplées de deux cent mille ames sont à peine des villages. Cette Angleterre, maintenant remuée, fouillée, criblée en tout sens par l’industrie, est exclusivement agricole Londres et quelques points sur le littoral suffisent au commerce. Il y a d’ailleurs entre Londres et la province une distance matérielle et morale énorme. Les routes sont détestables ; il faut dix jours pour venir à bout des voyages qu’on fait aujourd’hui en cinq heures ; encore les voyages sont-ils dangereux, et l’on est exposé à être dépouillé ou tué par des voleurs de grands chemins, dont les exploits frappèrent si fort l’imagination des contemporains, qu’ils ont laissé des renommées légendaires. Aussi les habitans de la province et les habitans de Londres sont-ils comme deux raisons différentes. Londres concentre la vie intellectuelle et morale du pays aussi bien que son activité maritime et commerciale, la cour, la haute aristocratie, le clergé instruit et éloquent, les poètes et les hommes de lettres ; la province ne compte que par ses squires, son clergé et ses yeomen.

Le squire, le gentilhomme campagnard du XVIIe siècle, était bien loin du country-gentleman instruit, élégant, accoutumé à tous les raffinemens de la vie, poli par les voyages, que nous rencontrons dans le parcs splendides et les nobles résidences de l’Angleterre actuelle. La gentry de la fin du XVIIe siècle n’était pas riche. Les plus grandes fortunes de ce temps étaient celles du duc d’Ormond, qui avait 22,000 livr. sterl. de rente, du duc de Buckingham, qui en avait 19,000, et du duc d’Albemarle, qui en avait 15,000. Des revenus pareils, peu rares et souvent dépassés à présent, étaient alors considérés comme une opulence suprême. Le revenu moyen d’un squire était estimé de 8 à 900 livres. Resserré par la modicité de ses ressources, le squire donnait rarement à ses enfans une éducation littéraire, allait fort rarement à Londres, où son accent, son costume, sa naïveté, son inexpérience, l’exposaient aux railleries des citadins et aux coups de main des escrocs. Il ne mettait de sa vie le pied sur le continent. Il vivait au milieu des occupations et de plaisirs rustiques, des mâles et bruyantes joies de la chasse et de la table. Sa vie morale était partagée entre deux sentimens, l’orgueil et la haine. Le squire était vain de son nom, des exploits de sa famille dans la guerre civile, de sa vieille épée de cavalier, de sa dignité de magistrat de paix, de son grade dans les trainbands (c’était le nom de la milice du comté) : voilà pour l’orgueil. Voici pour la haine : le squire haïssait les Français et les Italiens, les Écossais et les Irlandais, le papistes et les presbytériens, les indépendans et les anabaptistes, le quakers et les juifs ; il avait pour Londres et les Londoniens une aversion jalouse ; il accusait l’ingratitude du roi, il maugréait contre les maîtresses et les favoris ; mais, la royauté était-elle en danger, l’humeur frondeuse du gentilhomme campagnard s’évanouissait dans un ressouvenir électrique de la vieille loyauté, dans un aveugle et admirable élan de dévouement au trône. Il n’y avait qu’une chose que le country-gentleman mît au-dessus même de la royauté légitime c’était l’église d’Angleterre.

Le clergé de campagne était une classe aussi importante que la gentry par son influence, quoique bien inférieure au point de vue de la condition sociale. Au XVIIe siècle, le clergé ne se recrutait guère que dans les derniers rangs de la société. L’église était pauvre ; les classes élevées n’y trouvaient pas des carrières assez apanagées, et abandonnaient le ministère ecclésiastique aux plébéiens. En général, le fils de paysan qui était parvenu à prendre les ordres entrait au service d’un squire en qualité de chapelain. Après avoir, pendant plusieurs années, récite les graces à la table du gentilhomme, le clergymen obtenait un petit bénéfice. En prenant la cure, il se mariait. C’était ordinairement avec une servante de son patron. Une des choses qui peignent la mieux la condition des clergymen de campagne de cette époque, c’est la qualité de leurs mariages. Un membre de l’université d’Oxford se plainait, peu de mois après la mort de Charles II, que, dans les familles honorables, les mères fissent une leçon à leurs filles de ne pas encourager les hommages des prêtres de campagne : une jeune fille est déshonorée, disait-il, si elle oublie ce précepte. Long-temps après encore, Swift, prêtre lui-même, remarquait que, dans une grande maison, le chapelain était la ressource de la fille de chambre qui avait fait un faux pas, et par conséquent était forcée de ne plus prétendre à la main de l’intendant. Pauvre, subalterne, ignorant, le clergé de campagne était pourtant le vrai maître de l’opinion des populations agricoles. Or, c’était justement la portion du clergé la plus violente dans son torysme. Les membres éminens du clergé, ceux qui occupaient les hautes dignités de l’église, ceux que leur talent avait portés aux chaires des universités, ceux que leur éloquence avait conduits comme prédicateurs à Londres, inclinaient vers les doctrines libérales ou tempéraient du moins par des ménagemens politiques la rigueur de leurs opinions. Le clergé de campagne, au contraire, soutenait avec une fugue passionnée l’autorité de l’église et du roi. Dans toutes les conjonctures décisives, toutes les chaires de village vomissaient des anathèmes contre les whigs et contre les partisans du droit de résistance au prince ; tous les clergymen prêchaient le dogme du droit divin et le devoir de l’obéissance passive. L’effet de ces prédications était immense, car dans ce siècle la chaire était l’unique voix qui parlât aux multitudes.

Mais il y avait encore dans les campagnes une classe qui résistait ordinairement à l’action de la gentry et du clergé : c’était la yeomanry, La classe des petits propriétaires cultivateurs. Les statistiques du temps en évaluaient le nombre à cent soixante-dix mille, ce qui donnait, leurs familles comprises, le septième de la population totale. Les yeomen étaient à peu près tous favorables aux sectes dissidentes en religion et whigs en politique. Ils formaient avec Londres la force du parti de la résistance à la royauté.

Londres à lui seul, au XVIIe siècle, pouvait balancer tout le royaume. « Londres, dit M. Macaulay, avait alors sur le reste de l’Angleterre l’ascendant que nous avons vu de nos jours Paris exercer sur les destinées politiques de la France. » Cette grande ville était la capitale la plus vaste et la plus peuplée de l’Europe. Elle agglomérait sur une surface de quelques lieues le dixième de la population de l’Angleterre. Avec l’appui de Londres, un gouvernement pouvait trouver en un jour des ressources financières qu’il n’aurait pu recueillir en plusieurs mois dans le reste du royaume. Avec les trainbands de Londres, un parti pouvait réunir en une heure une force armée de vingt mille hommes, composée de douze régimens d’infanterie et de deux régimens de cavalerie. Sans l’hostilité de la Cité, Charles Ier n’aurait pas été vaincu. Sans le concours de la Cité, Charles II n’aurait pas été restauré. D’ailleurs, Londres faisait l’opinion publique, ce pouvoir mobile et souverain qui gouverne seul en définitive les peuples libres, car Londres rassemblait et rapprochait dans son enceinte toutes les grandes influences, la cour, le parlement, la bourse, les tribunaux, les chefs des sectes religieuses et les écrivains. La nouvelle de la cour redite par le gentilhomme qui avait assisté au lever du roi, la séance de la chambre des communes, malgré le huis-clos des débats, racontée par un membre indiscret, le procès du moment, le livre de controverse qui venait de paraître, le sermon du prédicateur à la mode, le poème en vogue, la satire d’hier, le pamphlet d’aujourd’hui, tout cela discuté, commenté, mêlé, confondu, défiguré, retentissait dans la même journée des galeries de Whitehall jusqu’à l’échoppe du marchand, et occupait de la même pensée, du même intérêt, de la même passion, une population de cinq cent mille ames. Les journaux n’étaient point encore le véhicule des nouvelles et le daguerréotype de l’opinion. La curiosité ne pouvait se satisfaire que dans les réunions publiques. La cour était le grand entrepôt des nouvelles ; la gracieuse bonhomie, la séduisante affabilité de Charles II ouvrait à grands battans le palais de Whitehall. Tout gentleman avait accès jusqu’au roi ; les whigs extrêmes étaient seuls exclus de Whitehall les bruits couraient par la ville et s’allaient éparpiller, grossir, interpréter dans les cafés. Un négociant levantin avait ouvert le premier café de Londres sous la république. Ces établissemens étaient si vite et si bien entrés dans les mœurs, que, malgré les ombrages qu’ils donnèrent quelquefois au pouvoir, tous les partis furent unanimes pour en exiger le maintien. Les cafés étaient aux Londoniens du XVIIe siècle ce que sont devenus pour leurs descendans le journal, le club, le meeting réunis : un quatrième pouvoir dans l’état, comme nous disions de la presse sous la monarchie constitutionnelle. On passait la moitié de sa vie au café ; on y donnait ses rendez-vous. Il y avait des cafés pour toutes les opinions, toutes les croyances, toutes les professions et tous les goûts : des cafés élégans où les petits maîtres, les fops, grasseyaient des traits d’esprit en dandinant leurs perruques parisiennes des cafés littéraires où l’on prenait parti pour Boileau ou pour Perrault dans la querelle des anciens et des modernes, et où l’on allait écouter Dryden exprimant son opinion sur la dernière tragédie de Racine ; des cafés pour les médecins, où les gros bonnets de la faculté donnaient leurs consultations à certaines heures de la journée entourés d’un cortège de chirurgiens et l’apothicaires ; des cafés austères, où les puritains discouraient sur la grace avec un nasillement pieux ; des cafés suspects, où le peuple se figurait que les papistes tramaient des complots contre l’église et fondaient des balles d’argent pour tuer le roi ; des cafés borgnes, où les juifs allaient escompter leurs usures. De ces foyers de fermentation politique, le récit des événemens quotidiens et le feu des polémiques s’allait répandre dans le royaume par les Newsletters, c’étaient des espèces de gazettes épistolaires, car à cette époque la liberté de la presse n’existait point pour les journaux ; il fallait une permission du roi pour publier un écrit périodique. Les Newsletters, sorte de nouvelles à la main, suppléaient à cette lacune et circulaient lentement au fond des provinces. Donc c’était Londres qui concentrait la vie politique de l’Angleterre. Mais l’élément prépondérant de Londres était la classe commerçante favorable aux dissidens en religion et aux whigs en politique. La Cité se dressait en face de la royauté, le Guildhall contre Whitehall. L’antagonisme avait fait explosion avant l’avènement de Jacques II. Charles II, peu de temps avant sa mort avait aboli la vieille charte municipale qui était l’orgueil et la force des marchands de Londres.


III

Les hommes qui avaient leur place marquée dans la péripétie inévitable étaient merveilleusement assortis à leurs rôles. Les grands acteurs entre lesquels se devait livrer la lutte finale étaient Jacques II et Guillaume d’Orange. Autour d’eux, dans l’intervalle qui les séparait, il faut distinguer plusieurs groupes. Les familiers, les favoris, les instrumens aveugles de Jacques II, — ici se rencontrent le jésuite Petre, les courtisans Jermyn, Talbot, le juge-bourreau Jeffreys ; — les tories dévoués au roi, mais qui ne le suivirent point jusqu’au bout de ses volontés, tels que les deux frères Clarendon et Rochester ; les trimmers dont Halifax était le représentant le plus achevé ; ceux qui allièrent la servilité à la trahison, comme Churchill et Sunderland ; enfin, les ennemis déclarés, les whigs conspirateurs, comme Argyle et Monmouth.

Le caractère commun aux hommes politiques de ce temps, c’est le scepticisme, la versatilité, l’immoralité, la corruption. Parmi les hypocrisies des révolutionnaires, il n’y en a point de plus dégoûtante que leur apparente colère contre ce qu’ils appellent la corruption ; toute l’histoire crie en effet que rien ne pourrit un peuple comme les révolutions politiques. Les révolutions corrompent les hommes dans leur esprit, dans leurs sentimens et dans leurs actes. Quand on voit des institutions détruites remplacées par des institutions qui avortent plus honteusement, quand on voit la royauté renversée au nom de la liberté et au profit de la république, et la république ne fonder que le désordre et la tyrannie, quand on voit les objets du respect des hommes finir dans une chute outrageuse, et les améliorations saluées d’ardentes espérances mentir à toutes leurs promesses, on ne croit plus à la royauté ni à la république, à la tradition ni au progrès, on perd la foi aux idées, on s’abandonne au hasard des faits. Or, lorsque l’idéal s’éteint dans l’esprit, l’enthousiasme se dessèche dans le cœur, et le matérialisme envahit la conduite. Par l’instabilité qu’elles entretiennent, par la compression qu’elles exercent, les révolutions n’allument dans les sociétés qu’un âpre besoin de plaisirs sensuels et de rapides jouissances. La politique, dépouillée des vues qui l’ennoblissent, n’est plus qu’un jeu où l’on peut gagner le pouvoir ou perdre la vie. L’ambition séparé du dévouement et fondée sur le mépris des hommes n’est plus qu’un calcul adroit ou une brutale fureur. Le but, c’est de survivre à toutes les vicissitudes ; le moyen, c’est d’abjurer successivement tous les principes et de trahir au moment opportun toutes les causes. Voilà ce qu’on vit en Angleterre, à la suite de la guerre civile, de la république et du protectorat de Cromwell. Tous les hommes d’état de cette période subirent la flétrissante contagion de l’immoralité révolutionnaire. Deux seulement, ceux aux vues et aux volontés desquels toutes les ambitions et toutes les convoitises étaient suspendues, marchèrent résolûment et par le plus court chemin à leur but, bon ou mauvais ; ce furent Jacques II et Guillaume d’Orange.

Pour le bien ou pour le mal, Jacques II est une des figures les plus rebelles de l’histoire, une de celles qui offrent le moins de prise au portrait. Il avait l’esprit, le cœur, le caractère étroits ; point de saillies en vices ni en vertus. M. Macaulay fait plus que le peindre : il le fait penser, parler, agir, mais il ne garde pas son sang-froid devant un modèle si ingrat. Comme patriote, comme homme politique, comme artiste, M. Macaulay s’impatiente de la dureté d’esprit, de l’entêtement obtus et de la maussaderie continuelle de cet homme. Il y a des momens où M. Macaulay se met en colère contre lui et l’injurie au lieu de le juger. Nous qui n’avons pas autant de temps que M. Macaulay à passer avec Jacques II, nous pouvons être plus calme. M. Macaulay n’a pas tenu assez de compte de la fatalité qui a pesé sur le dernier Stuart ; il avait pourtant une vertu, et cette vertu lui a fait commettre ses fautes les plus funestes et l’a perdu. Cette vertu était une conscience scrupuleuse, rigide. Comme il avait l’esprit lent et faux, le cœur froid ; la volonté obstinée, cette conscience l’attacha, avec une ténacité que rien ne put vaincre, aux erreurs de son esprit. Les grands actes de sa vie témoignent de cette vertu. Duc d’York, frère du roi, il épousa la fille du chancelier Clarendon, Mlle Hyde ; pour déclarer un mariage aussi disproportionné avec sa naissance, qui eût pu être frappé de nullité, qui parut une dérogeance à tous les courtisans, il fallait être scrupuleux. Avec sa finesse ordinaire, Hamilton, dans les Mémoires du Chevalier de Grammont, attribue cette résolution de Jacques II « aux remords d’une conscience dont la délicatesse commençait à lui vouloir du mal. » En se faisant catholique, au risque de perdre sa couronne, le duc d’York sacrifia d’une façon bien plus grave ses intérêts temporels ce qu’il considérait comme l’intérêt de son ame et le devoir de sa conscience. S’il n’eût pas été catholique, la révolution de 1688 n’aurait point eu lieu. Roi catholique d’un pays protestant où le catholicisme était persécuté, il regarda comme un devoir de conscience d’y rétablir le catholicisme et de faire cesser la persécution de ses coreligionnaires. La petitesse d’esprit de Jacques II ne lui laissa voir qu’un moyen d’arriver à ce but, s’emparer, au nom de la dignité royale, du pouvoir absolu. Imbu de toutes les idées favorables aux prérogatives de la couronne Jacques II était poussé par l’intérêt le plus puissant, la foi religieuse à soumettre violemment à ces prérogatives les résistances qu’y pouvaient opposer les libertés anglaises. Son parti une fois pris, Jacques II courut à sa fin avec un aveuglement et une obstination que rien ne put éclairer ou arrêter.

Il était entouré d’une cabale formée d’esprits violens qui excitaient son entêtement, de courtisans infatués, légers, aventureux, qui flattaient ses aspirations de royauté absolue, d’hommes serviles qui fournissaient des instrumens prompts et cruels à ses volontés despotiques. Parmi les premiers, le plus influent sur l’esprit du roi était le jésuite Petre. La majorité des catholiques anglais, et surtout les plus respectables par leurs vertus, étaient loin d’approuver la politique outrée de Jacques II en leur faveur. Ils sentaient que les témérités du roi soulevaient contre eux une impopularité passionnée dans le pays ; ils redoutaient d’attirer sur eux des représailles oppressives, lorsque l’appui de Jacques viendrait à leur manquer. Le pape lui-même partageait ces craintes et cette prudence. Il conseillait à Jacques la modération et la temporisation. Son nonce, Adda, appelait les conflits du roi et du parlement au sujet du catholicisme : una gran disgrazia. Malheureusement la coterie exaltée de la cour combattait victorieusement ces sages avis. L’homme de cette nuance qui avait le plus d’empire sur Jacques était le jésuite Petre, homme distingué, habile courtisan, dont le zèle amorce d’ambition visait au chapeau de cardinal. Il était soutenu par des hommes de cour qu’une longue familiarité avait établis dans la confiance de Jacques, tels que lord Castlemaine, mari de la maîtresse la plus dévergondée de Charles II ; Jermyn, qui avait été l’amant le plus favorisé de cette femme et un des héros du livre d’Hamilton ; Talbot, qui remplit égale bien une grande place dans ce galant récit des aventures amoureuses de Whitehall, celui qui fut le mari de la belle Jennings. Maintenant que l’âge des plaisirs était passé, ces seigneurs transportaient sur un autre théâtre leur esprit d’intrigue et d’entreprise. Bien au-dessous d’eux venait d’abord le féroce Jeffreys, qui grandit en honneurs à mesure qu’il s’unissait davantage par ses brutales iniquités aux passions impérieuses et inexorables de Jacques.

En prenant la couronne, Jacques II conserva pendant quelque temps dans les plus hautes fonctions des hommes dont la servilité ou les convoitises, bien qu’extrêmes, n’allèrent pas aussi loin pourtant que celle de la cabale dont je viens de parler. C’étaient, entre autres, ses propres beaux-frères, le comte de Clarendon et lord Rochester. Clarendon et Rochester étaient deux des chefs les plus prépondérans du parti tory, des cavaliers de la vieille école, défenseurs passionnes de la couronne et de l’église. Clarendon fut vice-roi d’Irlande après l’avènement de Jacques II, et Rochester premier ministre. Il vint un moment où le royalisme dévoué de ces deux hommes ne suffit plus à Jacques ; il ne voulut plus avoir dans son conseil que des catholiques. La crise qui amena leur disgrace est une des scènes de mœurs les plus curieuses de cette histoire, et où se peint le mieux la naïve immoralité des hommes de ce temps. Rochester était, comme son frère, attaché à l’église d’Angleterre, et voyait avec douleur les plans du roi en faveur du catholicisme. Il arriva que Jacques, malgré son âge et les scrupules religieux auxquels il allait sacrifier une couronne, tomba amoureux de la fille d’un ancien cavalier, Catherine Sedley. Les mémoires d’Hamilton ont fait connaître le mauvais goût et la maladresse de Jacques en amour : Catherine Sedley était laide, mais avait beaucoup d’esprit. Elle disait elle-même du roi : « Je ne sais vraiment pourquoi il m’aime ; ce ne peut être pour ma beauté, je suis trop laide ; ce ne peut être pour mon esprit, il n’est pas capable de l’apprécier. » Rochester, un des hommes les plus honnêtes et les plus religieux de cette époque, voulut faire profiter à son église et à son ambition l’ascendant de la favorite. Un instant, Catherine Sedley tint en échec la portion exaltée de la coterie catholique. Jacques cependant, touché du désespoir de sa jeune femme Marie de Modène, bourrelé de remords, triompha de sa passion et renvoya Catherine, qu’il avait faite marquise de Rochester. Ce fut un coup fatal pour l’influence de Rochester. Le coup de grace fut l’idée qui vint à Jacques de le convertir au catholicisme. Rochester, qui avait toutes les bassesses de la passion du pouvoir, mais qui, de conviction et d’honneur, tenait à sa religion éprouva d’affreux déchiremens. D’abord il feignit d’accepter la controverse pour s’éclairer. À la fin, ne pouvant se résoudre à l’abandon de sa foi, il fit un effort désespéré pour garder sa place. « Votre majesté voit, dit-il à Jacques, que je fais tout mon possible pour lui obéir en toute chose. Je vous servirai comme vous voulez être servi : oui, continua-t-il avec un redoublement d’humiliation, je ferai tous mes efforts pour arriver à la foi que vous désirez m’inculquer ; mais ne me dites pas, tandis que j’applique toute mon ame à cet objet, que si elle ne peut se convaincre, je perdrai tout, car il faut que je vous dise qu’il y a d’autres considérations. — Dites, dites, interrompit le roi avec un juron. — J’espère, sire, reprit le malheureux Rochester, que je ne vous ai point offensé ? » Jacques le rassura ; mais, quinze jours après, avec de sincères témoignages de regret, avec des larmes même, il le renvoya de son service. Tels étaient les tories, les royalistes, les amis dont Jacques II se séparait, avec lesquels il ne voulait pas même entrer en compromis.

Avant Rochester et Clarendon, Jacques avait exclu du ministère Halifax, un des hommes les plus accomplis de ce temps. Halifax lui avait pourtant rendu les plus grands services parlementaires. Son éloquence avait fait échouer dans la chambre des lords le bill d’exclusion voté par les communes pour dépouiller Jacques II de son droit héréditaire à la couronne ; mais Halifax était un esprit élevé, modéré, indépendant : il était trimmer. On comprendra que Jacques II ne pût l’associer à ses secrets desseins, en lisant le portrait que M. Macaulay a tracé de lui. Je détache ces pages, écrites avec une si pénétrante finesse, et où nous autres, qui avons vécu dans une époque analogue à la révolution de 1688, nous pouvons retrouver quelques traits sympathique des hommes qui ont passé devant nous.

« Entre les hommes d’état de ce siècle, Halifax, par le génie, était le premier. Son intelligence était fertile, subtile, profonde ; son éloquence polie, lumineuse et animée, relevée par les notes argentines de sa voix, faisait les délices de la chambre des lords ; sa conversation débordait de pensée, de fantaisie et d’esprit. Ses traités politiques méritent d’être étudiés pour leur valeur littéraire, et lui donnent droit à une place parmi les classiques anglais. Au poids de talens si grands et si variés, il unissait l’influence qui appartient au rang et à de vastes possessions. Cependant il était moins heureux en politique qu’un grand nombre d’hommes qui n’avaient pas ses avantages. En effet, les qualités d’esprit qui font le mérite de ses écrits l’embarrassaient souvent dans les conflits de la vie active. Il voyait toujours les événemens courans non par l’aspect sous lequel ils se présentent communément à ceux qui y prennent part, mais du point de vue sous lequel ils apparaissent, après de longues années écoulée, à l’historien philosophe. Avec ce tour d’esprit, il ne pouvait long-temps continuer à marcher d’accord avec aucune réunion d’hommes. Tous les préjugés, toutes les exagérations des deux grands partis qui divisaient l’état soulevaient son mépris. Il méprisait les basses menées et les folles clameurs des démagogues. Il méprisait encore plus les doctrines tories le droit divin et d’obéissance passive. Il raillait impartialement la bigoterie du partisan de l’église et la bigoterie du puritain. Il lui était également impossible de comprendre comment des hommes avaient quelque objection contre le culte des saints et les surplis, et comment des hommes pouvaient persécuter d’autres hommes pour de telles objections. Par son tempérament, il était ce que, de nos jours, on appelle conservateur. En théorie, il était républicain. Lors même que sa crainte de l’anarchie et son dédain pour les erreurs du vulgaire le portaient à se ranger pour un temps avec les défenseurs du pouvoir arbitraire, son esprit était toujours avec Locke et Milton. Ses plaisanteries sur la monarchie héréditaire étaient parfois telles qu’elles auraient mieux convenu à un membre du club de la Tête de Veau qu’à un conseiller privé des Stuarts. En religion, il était si loin du fanatisme, que des hommes peu charitables l’appelaient athée ; mais il se défendait vivement de cette imputation, et, au fond, bien qu’il prêtât quelquefois au scandale par la façon dont il exerçait son ironie sur des sujets sérieux, il ne semble pas avoir été incapable d’impressions religieuses.

« Il était le chef de ces politiques que les deux grands partis appelaient avec mépris politiques de bascule, trimmers. Au lieu de se plaindre du sobriquet, il l’assumait comme un titre d’honneur, et défendait, avec une grande vivacité la dignité de l’appellation. Tout ce qui est bon, disait-il, balance entre les extrêmes. La zone tempérée balance entre le climat où les hommes rôtissent et le climat où ils gèlent. L’église anglaise balance entre la démence anabaptiste et la léthargie papiste. La constitution anglaise balance entre le despotisme turc et l’anarchie polonaise. La vertu n’est qu’un juste tempérament entre des penchans dont chacun devient vice, si l’on s’y livre avec excès. La perfection de l’Etre suprême lui-même consiste dans l’exact équilibre de ses attributs, dont aucun ne pourrait dépasser les autres sans troubler l’ordre moral et physique du monde. Ainsi, Halifax était trimmer par principe ; il était aussi trimmer par la nature de sa tête et de son cœur. Son esprit était perçant, sceptique, inépuisable en distinctions et en objections ; son goût était raffiné, sa perception du comique exquise, son caractère pacifique et indulgent, mais d’une délicatesse dédaigneuse, aussi peu enclin à la malveillance qu’à l’admiration enthousiaste. Un tel homme ne pouvait être long-temps l’allié d’aucune confédération politique. Il ne fallait pas pourtant le confondre avec la foule vulgaire des renégats ; car, quoiqu’il passât comme eux d’un côté à l’autre, sa transition était toujours en sens contraire de la leur. Il n’avait rien de commun avec ceux qui courent d’un extrême à l’extrême opposé, et qui professent contre le parti qu’ils ont déserté une animosité bien plus violente que celle de ses adversaires conséquens. Sa place était entre les divisions hostiles de la communauté, et il n’en dépassait jamais beaucoup les frontières. Le parti auquel il appartenait dans un temps donné était le parti qu’à ce moment même il aimait le moins, parce qu’il le voyait de plus près. Aussi était-il toujours sévère pour ses alliés violens, et avait-il des relations amicales avec ses adversaires modérés. Chaque faction, au jour de son triomphe insolent et vindicatif, avait provoqué son blâme, et chaque faction, au jour de la défaite et de la persécution, l’avait eu pour protecteur. À son éternel honneur, il faut dire qu’il s’efforça de sauver les victimes dont le sort a laissé les taches les plus sombres sur le nom des whigs et des tories.

Il s’était fort distingué dans l’opposition et avait ainsi attiré sur lui le déplaisir royal au point qu’il ne fut admis au conseil des trente qu’avec beaucoup de difficulté et après de longues altercations. Aussitôt cependant qu’il eut un pied à la cour, le charme de ses manières et de sa conversation fit de lui un favori. Il était sérieusement alarmé de la violence des mécontentemens publics. Il pensait que la liberté était en sûreté pour le moment et que l’ordre et l’autorité légitime étaient en danger. Il se porta donc, suivant sa coutume, du côté le plus faible. Peut-être sa conversion ne fut-elle pas tout-à-fait désintéressée, car, quoique l’étude et la réflexion l’eussent émancipé d’une foule de préjugés vulgaires, elles l’avaient laissé encore esclave de vulgaires désirs. Il ne voulait pas de l’argent ; mais le rang et le pouvoir avaient pour lui un puissant attrait. Il affectait bien de ne considérer les titres et les grandes places que comme des amorces bonnes à prendre les sots, il affectait de haïr les affaires, la pompe, la représentation et d’aspirer au moment où il pourrait fuir le bruit et l’éclat de Whitehall pour les bois tranquilles qui entouraient son vieux château de Rufford ; mais sa conduite démentait ses paroles. À vrai dire, il voulait gagner le respect à la fois des courtisans et des philosophes ; il voulait être admiré pour avoir obtenu les hautes dignités et être admiré encore pour les mépriser. »


Halifax perdit honorablement la confiance de Jacques. Deux hommes qui sont l’expression la plus complète de l’immoralité du XVIIe siècle en Angleterre la gardèrent jusqu’à ce que l’heure de la catastrophe sonnât pour eux l’heure de la trahison : ce furent Sunderland et Churchill, qui devint plus tard le fameux duc de Marlborough.

Sunderland fut, après le renvoi de Rochester, le premier ministre de Jacques. Le changement de religion qui avait été la limitde la servilité de Rochester, n’avait rien coûté à Sunderland pour arriver à la première place. Sunderland avait commencé sa carrière dans la diplomatie ; il avait été ministre auprès de Louis XIV pendant plusieurs années ; il était revenu en Angleterre aussi libre de principes que de préjugés, disposé à servir toutes les causes au moment où elles triompheraient. Il avait le génie de l’intrigue et une séduction personnelle à laquelle il était difficile de résister. Il était peu riche et joueur. Ce qu’il aimait peut-être le plus dans le pouvoir, c’était l’argent ; il en prenait de toutes mains. Ministre des affaires étrangères d’Angleterre, il était pensionné par Louis XIV. Il connaissait parfaitement les hommes et les savait conduire par leurs faiblesses et par leurs vices. Son coup d’œil en politique était plutôt vif que vaste : il démêlait à merveille ce qui se passait auprès de lui ; il ne voyait pas de loin ce qui s’agitait dans les masses ou se préparait dans l’avenir ; aussi les grands événemens le prenaient-ils par surprise, et cela rendait ses variations politiques plus brusques et par conséquent plus choquantes. Lorsque les whigs avaient le dessus, il avait voté pour le bill d’exclusion contre le duc d’York Quand le duc d’York devint roi, il fut un de ses agens les plus prévenans et les plus souples. Il se fit catholique ; il attacha impudemment son nom aux mesures les plus impopulaires de Jacques II. Il n’aperçut la révolution qu’à la veille du jour où elle allait éclater ; ce fût assez tôt pour qu’il eût le temps de se mettre en règle avec Guillaume d’Orange. Le négociateur qui servit d’intermédiaire entre l’opposition anglaise et Guillaume fut Henry Sidney. Sidney, encore un des héros des Mémoires de Grammont, était l’amant de lady Sunderland : celui-ci ne rougit pas d’exploiter son déshonneur au profit de ses intérêts politiques. Il communiquait avec Guillaume d’Orange par l’intermédiaire de sa femme, qui transmettait ses confidences à Sidney. Au dernier moment, un de ces messages de trahison fut intercepté et porté à Jacques. Lady Sunderland protesta que c’était un faux. Lord Sunderland ne dit qu’un mot pour sa défense : « Quand cette écriture serait celle de lady Sunderland, cette affaire ne me regarderait point. Votre majesté connaît mes infortunes conjugales. Les relations de ma femme avec M. Sidney ne sont que trop publiques. Qui pourrait croire que j’aie fait mon confident de l’homme qui a blessé le point le plus sensible de mon honneur, de celui de tous les hommes que je dois le plus haïr ? » Le malheureux Jacques ne put le croire en effet. Quant à Sunderland, il fut épargné par la révolution ; il redevint protestant et plus tard principal ministre de la reine Anne.

Quoique aussi profondément corrompu que Sunderland, la figure de Churchill rayonne devant l’histoire de l’éclat du génie et de la gloire militaire. L’origine de sa fortune fut honteuse. Il était le frère d’une fille d’honneur peu jolie de la première femme de Jacques II, dont celui-ci fit sa maîtresse. Il débuta jeune et brillant, dans la cour voluptueuse de Charles II. Son premier succès fut le violent caprice qu’il inspira à la maîtresse de Charles, lady Castlemaine. Surpris un jour avec elle par le roi, il fut obligé de sauter par la fenêtre. Lady Castlemaine, en l’honneur de ce galant exploit, lui fit cadeau de 5,000 livres sterling. Le prudent Churchill acheta sur-le-champ, avec cette somme une annuité de 500 livres bien établie sur hypothèque : ce fut le noyau d’une fortune qui était à sa mort de 50,000 livres sterling de rente. Son avancement fut rapide. À vingt-trois ans, il servit en Hollande sous Turenne, et se couvrit d’honneur. Attaché à la maison en duc d’York, il l’accompagna aux Pays-Bas, en Écosse, obtint une pairie écossaise, et fut mis à la tête du seul régiment de dragons qu’il y eût en Angleterre. Sa femme eut un emploi dans la maison de la fille de Jacques, la princesse Anne, dont elle devint la favorite. Jacques, à son avènement, le nomma ambassadeur extraordinaire auprès de Louis XIV ; il lui donna ensuite une pairie anglaise et les premières charges de l’armée. Churchill ne garda aucune reconnaissance de ces bienfaits. Quand, avec la perspicacité infaillible de son esprit et le sang-froid de son caractère, il vit Jacques pencher vers la ruine, il ne fit rien pour le retenir et le sauver : il négocia secrètement et ce Guillaume, mit la princesse Anne dans les intérêts de son beau-frère contre ceux de son père, et, lorsque Guillaume débarqua en Angleterre, il annula par sa désertion l’armée du roi.

Jacques II avait quatre sortes d’amis : des amis politiques, éclairés et indépendans, comme Halifax ; des amis intimes et soumis, qui mettaient tout à ses pieds, sauf cette partie de leur conscience et de leur honneur qui touchait à la religion, comme Rochester et Clarendon ; il avait encore des amis aveugles et violens, flatteurs de ses passions et de ses préjugés, comme Petre, Jermyn et Talbot ; des amis corrompus qui lui cédaient tout tant qu’il pouvait tout leur accorder, comme Sunderland et Churchill. Les premiers auraient pu lui donner un règne heureux et populaire ; les seconds auraient pu le sauver ; les troisièmes le perdaient ; les quatrièmes étaient prêts à le trahir. En repoussant les uns et se livrant aux autres, Jacques II laissait peu de chose à faire pour sa ruine aux événemens et à ses ennemis.


IV

Au moment où nous allons voir se mêler et se résoudre dans les événemens les antagonismes de nécessités historiques, d’institutions politiques, d’idées, d’intérêts, de partis et d’hommes que nous avons successivement signalés, embrassons-les une dernière fois dans un coup d’œil d’ensemble. Il y avait depuis un siècle une question pendante entre la royauté et la nation : l’autorité royale prévaudrait-elle contre les libertés nationales ? Cette question était résolue sur le continent en faveur de la royauté absolue ; elle était indécise encore en Angleterre à l’avènement de Jacques II. L’indécision du conflit historique laissait subsister le conflit politique ; les relations du pouvoir royal et du parlement, organe de la volonté nationale, étaient mal assises ; le parlement était très puissant contre le roi, puisque le roi ne pouvait lever d’impôts, percevoir de revenus, c’est-à-dire gouverner, que par le vote du parlement ; le roi était tout-puissant contre le parlement, puisque le parlement était élu et votait, les revenus pour la durée du règne, et puisque le roi, une fois le revenu voté, avait le droit de proroger ou de dissoudre le parlement, et par conséquent de gouverner en dehors du contrôle de la volonté nationale, tant qu’aucun évènement imprévu ne lui susciterait pas de nouveaux besoins d’argent. Si donc la royauté absolue triomphait comme sur le continent, il fallait que le principal privilège parlementaire fut abrogé ; si au contraire la royauté et la volonté nationale se devaient concilier dans la direction du gouvernement, il fallait que le parlement eût une existence indépendante de l’arbitraire royal et que les privilèges parlementaires augmentes. Ce double débat était soutenu dans le pays par deux grands intérêts, deux grandes idées et deux grands partis : les deux intérêts étaient celui de l’église d’Angleterre, alliée de la royauté et celui des sectes protestantes dissidentes, habituellement hostiles au pouvoir royal ; les deux idées étaient l’idée d’autorité, représentée par l’église établie, et l’idée de liberté, représentée par les dissidens ; les deux partis étaient le parti de la conservation et le parti du progrès, les tories et les whigs. Enfin la royauté anglaise s’incarne dans Jacques II, et la lutte décisive va nécessairement s’engager, car Jacques II la provoque. Il porte en lui une pensée, le catholicisme, qui est directement antipathique à l’opinion nationale, des desseins radicalement contraires aux lois du pays, et une volonté qui compte se servir de la prérogative royale pour arriver à ses fins. Et pour qu’ici il n’y ait plus de confusion dans la lutte ni d’ambiguïté dans la solution finale, la royauté sera toute seule d’un côté, la nation tout entière de l’autre. Jacques va repousser en effet loin de la royauté et tourner contre elle l’intérêt, l’idée et le parti qui l’ont traditionnellement défendue jusqu’alors : l’église, puisqu’il veut malgré elle et contre elle rétablir le catholicisme ; la conservation, puisqu’il veut détruire les lois existantes ; les tories, puisqu’il les blesse dans leur affection la plus chère, celle qu’ils portent à l’église d’Angleterre. Ceci posé, les événemens se déroulent avec une logique invincible.

Jacques II fut reçu à son avènement au trône par les acclamations de l’église et des tories. Roi catholique, il avait été sur le point d’être exclu du trône à cause de sa religion ; il représentait donc avec plus d’éclat le triomphe du principe de la légitimité si ardemment soutenu par l’église et les tories. Un de ses premiers actes fut de promettre qu’il maintiendrait tous les privilèges de l’église. Il avait une telle réputation d’exactitude consciencieuse, que cette promesse suffit à la sécurité des churchmen : « Nous avons, disaient-ils, la parole d’un prince qui tient toujours sa parole. » Les ennemis politiques de Jacques commencèrent les premiers le combat. Il y avait alors deux partis chez les whigs. L’un, ayant à sa tête des grands seigneurs comme les Bedford et les Devonshire, ne voulait pas aller au-delà de l’opposition légale. L’autre était mené par les hommes violens qui avaient pris part aux complots de la fin du règne de Charles II. Ils avaient été forcés de fuir sur le continent ; réfugiés en Hollande, ils y conspiraient toujours. Ces conjurés voulurent se servir de l’influence du comte d’Argyle en Écosse, de la popularité du duc de Monmouth en Angleterre. Les deux insurrections éclatèrent en même temps et furent promptement vaincues. Ces agressions malheureuses accrurent la puissance de Jacques II. Seulement les rebelles furent punis après leur défaite avec une cruauté qui les rendit intéressans et montra l’implacable dureté le cœur de Jacques. C’est alors que Jeffreys commit ses plus horribles injustices et tint ces assises de sinistre mémoire qui ont gardé dans l’histoire le nom d’assises sanglantes.

Alors Jacques commença de travailler à la réalisation de ses desseins en faveur du catholicisme et de se servir de la prérogative royale contre les lois. Il existait encore des lois pénales terribles contre les catholiques : elles dormaient dans le Statute Book ; mais deux lois récentes avaient frappé le catholicisme d’incapacité civile et politique. Le Test-Act excluait des fonctions quiconque n’adhérait pas à l’église d’Angleterre ; une autre loi fermait l’entrée du parlement à quiconque n’abjurait pas la doctrine de la transsubstantiation. La crainte et la haine que les catholiques inspiraient alors à la nation anglaise étaient sans doute en elles-mêmes d’absurdes et odieux préjugés ; cependant elles étaient un fait. Le peuple anglais, non-seulement la foule, mais les hommes éclairés et libéraux, croyaient que les catholiques romains, toutes les fois que l’intérêt de la religion était en jeu, se considéraient comme affranchis des lois ordinaires de la morale et regardaient même comme un acte méritoire de les violer. Malheureusement des conspirations catholiques et les principes soutenus par ceux qui s’y étaient engagés avaient prêté des fondemens à cette opinion. Aux yeux des Anglais du XVIIe siècle, les catholiques étaient des hommes qui se seraient servis de la liberté pour tuer les libertés anglaises. Un grand théologien de ce temps, un homme d’un caractère doux et tolérant, Tillotson, déclarait, en 1678, dans un sermon prêché devant la chambre des communes, que « dans son jugement, des païens qui n’auraient jamais entendu prononcer le nom du Christ et qui ne seraient guidés que par les lumières naturelles seraient des membres plus sûrs de la société civile que des hommes formés dans les écoles des casuistes papistes. » Assurément les lois qui opprimaient les catholiques étaient odieuses, les défiances qui les poursuivaient étaient injustes ; mais ces défiances étaient ressenties par la nation entière, et dans les pays libres, suivant l’énergique parole de Mirabeau quand tout le monde a tort, tout le monde a raison. Il n’y avait qu’un moyen de servir les catholiques : c’était de désabuser l’opinion, et cela eût été facile à un roi, catholique lui-même, qui se serait montré scrupuleux observateur des lois et protecteur des libertés publiques. Il y avait une autre manière de travailler pour eux : c’était d’éluder par la ruse ou de briser par la force les lois qui les enchaînaient ; mais, en agissant ainsi, l’on donnait raison au préjugé qui les proscrivait, et l’on envenimait contre eu l’acharnement de l’opinion. Ce fut ce moyen qu’employa Jacques II.

Il prit au mot les doctrines de l’église anglicane sur le droit divin des rois, le devoir de la soumission et le crime de la résistance au prince ; il crut que l’église serait la première à pratiquer ses maximes, et qu’il pouvait compter sur sa patience et sa docilité. Comme roi, d’ailleurs, il avait la suprématie ecclésiastique ; il crut encore pouvoir se servir impunément de cette suprématie contre l’église. Son premier soin fut d’affranchir les catholiques des lois qui les excommuniaient en quelque sorte de la société civile et politique. Pour cela, il fit revivre le dispensing power, le droit de dispense, qui avait été anciennement revendiqué par certains rois. En vertu de ce droit, le roi dispensait individuellement ses sujets de l’observation des prescriptions légales. Quelques juges refusèrent de reconnaître cette prérogative : Jacques les destitua, et Jacques usa du dispensing power pour donner des emplois civils et militaires à des catholiques ; il fit plus, il conféra à des catholiques des bénéfices dans l’église anglicane. Au moyen de sa suprématie ecclésiastique, il chercha à faire des évêques et du haut clergé les instrumens même où les témoins passifs de la destruction de leur église. Il confia l’exercice de sa suprématie à une sorte de conseil de tribunal des affaires ecclésiastiques sous le nom de court of hiqh commission. Il s’attaqua bientôt aux sanctuaires de l’anglicanisme, les universités d’Oxford et de Cambridge, en essayant de les forcer de donner à des catholiques leurs premières dignités. Les universités portèrent à ses pieds les remontrances les plus humbles, et invoquèrent les lois les plus positives pour s’excuser de ne point obéir aux royales volontés. La haute commission condamna les réfractaires, et fit prévaloir les ordres du souverain. Jacques frappa enfin un plus grand coup. Il promulgua une déclaration d’indulgence qui suspendait toutes les lois pénales, non-seulement contre les catholiques, mais contre toutes les sectes dissidentes, abrogeait le serment religieux qui excluait des fonctions les non-conformistes, et décrétait la liberté des cultes. Dans sa forme, cet acte était inconstitutionnel, puisqu’il annulait par la seule vertu du bon plaisir des lois votées par le parlement. Dans sa pensée, il était difficile de voir un sincère esprit de tolérance. L’idée même de la tolérance n’entrait pas dans l’intelligence des hommes de ce temps ; le prosélytisme religieux était, en effet, si fervent encore, que toutes les sectes visaient à la suprématie, et qu’il était bien entendu qu’elles ne réclamaient la liberté que comme un moyen d’y parvenir plus facilement et plus tôt ; seuls les quakers et leur chef William Penn, qui, du reste, avait la faveur de Jacques II, souhaitaient sincèrement la paix entre les diverses communions chrétiennes. La tolérance n’était pas davantage dans le caractère de Jacques II. Duc d’York, il avait été persécuteur impitoyable des presbytériens d’Ecosse ; roi, il avait fait poursuivre avec cruauté des théologiens puritains. Quand les huguenots, exilés par la révocation de l’édit de Nantes, étaient venus chercher un asile en Angleterre, le peuple anglais avait spontanément ouvert des souscriptions pour ces victimes parlantes de l’intolérance catholique ; Jacques avait ordonné que cet argent ne fût distribué qu’à ceux des huguenots qui accepteraient le rituel de l’église anglicane. La déclaration d’indulgence ne fut donc considérée au point de vue religieux que comme un acheminement au rétablissement du catholicisme. Les faveurs qu’elle accordait aux sectes dissidentes furent regardées comme une amorce par laquelle on voulait les entraîner dans une alliance avec les catholiques contre l’église établie, mais dont elles deviendraient victimes après le triomphe du catholicisme. Alors on vit le roi et le clergé anglican rivaliser d’avances, de flatteries, de promesses vis-à-vis des puritains. L’église l’emporta dans cette lutte. La déclaration d’indulgence n’endormit pas l’hostilité des puritains contre Jacques : la plupart déclarèrent qu’ils aimaient mieux rester sous le coup des lois pénales que de se fier à la liberté suspecte accordée inconstitutionnellement par leur ancien persécuteur. Au sein du clergé anglican, le soulèvement fut unanime. Les théologiens de l’église anglaise sentirent s’ébranler dans leurs cœurs, sinon encore dans leur esprit, leurs doctrines sur le droit divin des rois et le devoir de l’obéissance passive pour les sujets. Jacques II les convertit bientôt aux idées de résistance légale. Il fit une seconde déclaration d’indulgence, et ordonna qu’elle serait lue dans toutes les chaires du royaume. Une vaste opposition s’organisa par enchantement contre l’exécution de cet ordre. L’archevêque de Cantorbéry, Sancroft, et six évêques, ses suffragans, réunis à Londres, adressèrent à Jacques une pétition mémorable. Toute idée de rébellion et d’intolérance y était repoussée. On assurait le roi que l’église serait, comme elle l’avait toujours été, fidèle au trône. Les évêques déclaraient qu’au moment voulu, comme lords du parlement, ils étaient prêts à montrer leurs sympathies pour les scrupules consciencieux des dissidens ; mais, ajoutaient-ils, le parlement, sous l’ancien roi et sous le règne actuel, avait déclaré que le souverain n’avait pas le droit constitutionnellement d’exempter ses sujets de l’observation des statuts en matière ecclésiastique. La déclaration d’indulgence était donc illégale, et la prudence, la conscience et l’honneur ne permettaient pas aux pétitionnaires de s’associer à la publication d’une déclaration illégale dans la maison du Seigneur et durant le service divin. Jacques II, irrité de cette protestation inattendue, la traita de révolte, et appela les évêques trompettes de sédition. La pétition fut imprimée, répandue le jour même dans tous les cafés de Londres, et jetée dans le pays par milliers d’exemplaires. Jacques la fit poursuivre comme un libelle. Les évêques furent envoyés à la Tour. Ils furent acquittés par le jury aux acclamations enthousiastes de toute l’Angleterre.

Jacques, fidèle à son caractère, se raidit contre sa défaite. Il ne s’était point contenté de soutenir les prérogatives les plus exorbitantes de la royauté ; il avait essayé de se procurer la force militaire qui avait manqué à ses prédécesseurs. Il était parvenu à organiser une armée de vingt mille hommes. Il avait également cherché à former des régimens en Irlande, où il se croyait plus assuré de trouver dans une population catholique des sympathies obéissantes et fidèles. Il avait, dans ce dessein, donné à Talbot, devenu comte de Tyrconnel, le gouvernement de l’Irlande. Après le procès des évêques, se défiant de ses troupes anglaises, il fit venir des régimens irlandais en Angleterre. Cette mesure exaspéra la fierté anglaise : c’était comme s’il avait appelé l’étranger pour comprimer ses sujets, comme s’il avait la pensée de faire conquérir l’Angleterre par l’Irlande. Un dernier événement mit le comble à l’impatience et à la désaffection publiques. Jusque-là, les tories et le clergé étaient résignés à supporter le joug de Jacques II que d’abandonner le principe du droit monarchique. Ce n’était, après tout, qu’un mauvais règne à passer. Jacques mourrait. Il serait remplace par sa fille Mary, épouse de Guillaume d’Orange, connue pour son attachement pieux à l’église anglaise : de beaux jours s’ouvriraient alors pour l’Angleterre, associée glorieusement à la politique d’un grand homme ; mais tout à coup cette perspective fut enlevée à la fidélité patiente des tories et de l’église. La seconde femme de Jacques II accoucha d’un prince de Galles ; l’héritage des trois royaumes appartenait dès-lors à un enfant catholique, et, après lui, à une suite illimitée de rois catholiques. D’une situation qui n’était qu’une souffrance passagère, la naissance du prince de Galles faisait un danger permanent et une oppression à laquelle on n’entrevoyait plus de terme On ne pouvait plus renvoyer à l’avenir la solution naturelle et pacifique de la lutte actuelle ; il fallait sur-le-champ prendre un parti.

Alors intervint Guillaume d’Orange. Pour lui aussi, la situation était complètement changée par la naissance du prince de Galles. Depuis long-temps, l’opposition s’était tournée vers lui ; mais, tant que sa femme était restée l’héritière désignée de la couronne d’Angleterre, tout en blâmant au fond la politique de Jacques II, il ne s’était associé par aucun acte à l’opposition anglaise. Il s’était efforcé en vain de prévenir l’expédition de Monmouth, car Monmouth, en se proclamant roi, menaçait ses droits autant que ceux de son beau-père. Plusieurs fois, il avait été invité par les whigs violens à passer en Angleterre : il avait refusé, car il était contraire à ses intérêts d’affaiblir par la révolte le pouvoir royal, qui, devant appartenir un jour à sa femme, arriverait dans ses mains. La position et les plans de Guillaume furent bien différens, lorsqu’il se vit séparé du trône par le prince de Galles. La couronne d’Angleterre était un objet secondaire dans l’ambition de Guillaume ; elle n’était pas le but, elle était le moyen, mais un moyen sur lequel il avait toujours compté. Le prince d’Orange était avant tout l’ennemi, corps à corps, génie à génie, de Louis XIV ; le froid, pâle, maladif, mais patient et opiniâtre descendant de Guillaume-le-Taciturne était le chef de la résistance européenne contre le débordement de la puissance française sur l’Europe : c’était sa mission, il n’en recherchait point d’autre. Dans les coalitions qu’il ourdissait sans cesse contre la France, il lui fallait le concours de l’Angleterre. Charles II et Jacques II, occupés et affaiblis par leurs querelles avec le parlement, avaient retiré le poids de l’Angleterre du règlement des affaires continentales ; bien plus, par un traité secret sur lequel M. Macaulay a jeté de curieuses lumières, le traité de Douvres, négocié par la gracieuse Henriette d’Orléans, ils avaient, pour des subsides et des promesses de secours, si leur couronne était menacée au dedans, asservi leur politique étrangère à celle de Louis XIV. Jacques II, plus fier que son frère, avait hésité avant d’accepter ce honteux vasselage ; il s’y soumit bientôt avec emportement, ajournant toute pensée de politique extérieure indépendante jusqu’au moment où il aurait établi son autorité royale sur des fondemens inébranlables. La politique de Louis XIV, dont M. Macaulay a si bien suivi tous les pas dans les dépêches mêmes des ambassadeurs français, fut de perpétuer ces divisions des rois et des parlemens, qui annulaient l’influence anglaise sur le continent. Lorsque la cour lui résistait, il faisait des avances aux whigs, qui s’entendaient avec ses ambassadeurs, comme nous avons vu, de nos jours, en France, les radicaux servir contre un gouvernement français la politique et les agens de lord Palmerston. Louis XIV avait des stipendiés parmi les ministres de Jacques, mais le grand patriote Algernon Sidney figurait aussi parmi ses pensionnaires. Guillaume voyait avec amertume cet asservissement des forces de l’Angleterre aux vues de la France ; il patientait, lui aussi, dans l’espoir que cette situation finirait avec Jacques II, et que l’Angleterre serait alors nécessairement englobée dans ses combinaisons européennes. Quand il vit un prince de Galles entre l’Angleterre et ses desseins, il ne balança plus. Il se montra disposé à répondre aux invitations qui l’appelaient en Angleterre, il demanda seulement que ces invitations fussent formulées en un acte signé d’un certain nombre de personnages importans. Halifax se tint à l’écart ; mais les comtes de Devonshire et de Shrewsbury, lord Danby, un des chefs les plus remuans des tories, qui avait été ministre prépondérant de Charles II, l’évêque de Londres Compton, d’autres seigneurs, souscrivirent la lettre que demandait le prince d’Orange. Guillaume partit avec des troupes après avoir lancé un manifeste où étaient résumés tous les griefs des Anglais contre le gouvernement de Jacques II et où il déclarait qu’appelé par plusieurs lords spirituels et temporels, il venait demander la convocation d’un parlement légal et libre. À peine débarqué, il fut bientôt entouré des chefs politiques les plus considérables. Jacques II, abandonné par sa propre fille, la princesse Anne, s’enfuit. Arrêté d’abord par le peuple, il s’échappa encore, laissant le gouvernement vide et le parlement maître de terminer en vainqueur la longue lutte des privilèges populaires et de la prérogative royale.

J’ai seulement indiqué la marche de ces événemens ; il faut en lire l’admirable récit dans M. Macaulay. Après la fuite du roi, les deux chambres du parlement avaient à organiser le gouvernement nouveau Alors les deux grands partis qui s’étaient unis pour défendre les libertés contre Jacques il se divisèrent. Leur union avait été nécessaire pour le triomphe, leur division servit à modérer la victoire et à en mieux définir le caractère. Les tories et le clergé s’efforcèrent de faire rentrer le plus possible l’ordre de choses nouveau dans leurs principes traditionnels. Les uns auraient voulu qu’on négociât avec Jacques II, et qu’on lui rendît le trône en stipulant des garanties solides contre le retour des abus anciens : c’était le plan de Sherlock et de ceux qui persistaient à regarder la légitimité comme une institution d’ordre divin ; d’autres, comme l’archevêque de Cantorbéry, Sancroft, trouvaient un autre biais pour assurer les résultats de la révolution en respectant le même principe. Jacques, suivant eux, par ses fautes, s’était montré aussi incapable de gouverner qu’un enfant ou un insensé : on ne pouvait lui enlever le titre royal tant qu’il vivrait ; mais, sous son nom, on pouvait confier le gouvernement à une régence. Il y avait un troisième plan, celui de Danby et des politiques, qui avait encore la prétention de concilier la révolution avec la légitimité ; ceux-ci allaient plus loin : à leurs yeux, la fuite de Jacques était une abdication de fait ; les droits du prince de Galles étaient incertains, la légitimité de sa naissance était contestée, la princesse d’Orange avait demandé une enquête sur l’accouchement de Marie de Modène. En quittant l’Angleterre avec sa femme et son fils Jacques II avait rendu impossible la vérification des droits du prince de Galles, et le trône revenait légitimement à la Princesse d’Orange. Les whigs, au contraire, voulaient frapper en face la légitimité. Suivant eux, le pouvoir royal ne se soumettrait jamais au contrôle parlementaire tant que, regardant le parlement comme d’institution humaine, il se considérerait lui-même comme étant d’une nature supérieure et d’origine divine. Suivant eux, les droits de la royauté, comme les droits du peuple, devaient émaner d’une même source, un contrat ; c’est pourquoi ils voulaient déclarer le trône vacant et donner la couronne au prince d’Orange. Les tories auraient sans doute victorieusement résisté à cette prétention, si le prince d’Orange ne se fût prononcé et n’eût signifié aux meneurs, d’accord avec sa femme, qu’il retournerait en Hollande plutôt que de n’être que le mari de la reine. Le plan des whigs l’emporta donc. Les lords, qui, une première fois, par respect pour le droit héréditaire, avaient voté que le trône n’était pas vacant, consentirent à voter le contraire à une seconde épreuve. Guillaume et Marie furent déclarés roi et reine par l’acte célèbre connu sous le nom de déclaration des droits, où les titres de la royauté nouvelle furent placés sous la même sanction que les libertés héréditaires du peuple anglais.

V

Telle fut la révolution de 1688. Il faut la juger au point de vue des résultats qu’elle produisit en Angleterre, et au point de vue de nos révolutions continentales.

C’est à peine si l’on ose donner à cet acte du peuple anglais sur lui-même le nom de révolution, tant le sens de ce mot appliqué à la crise de 1688 diffère de celui qu’il a pour nous depuis un demi-siècle. Dans notre expérience, une révolution est une rupture haineuse et violente avec le passé, une scission dans l’histoire d’un peuple, un déchirement irréconciliable de la société. La révolution de 1688 fut toute autre chose pour l’Angleterre. Si on en examine les résultats, ce fut une transaction et un traité de paix entre les libertés populaires et la prérogative royale ; si l’on en recherche les causes, ce fut une révolution défensive et non une insurrection agressive, puisqu’elle ne fut provoquée que par les usurpations de la royauté ; si l’on en juge le caractère, ce fut une révolution conservatrice, car le peuple anglais ne la fit que conserver des droits et des libertés aussi anciens que les prérogatives de la royauté ; si on la considère au point de vue historique, ce fut une révolution progressive, car, au lieu de rompre le passé de l’Angleterre, elle n’en fut que le développement logique et l’achèvement naturel ; si on l’apprécie au point de vue national, ce fut une révolution patriotique, car, par elle, l’Angleterre, retrouvant la plénitude de son génie intérieur, reprit sa liberté d’action et le cours de ses destinées dans le monde. La révolution de 1688 termina l’élaboration de la constitution anglaise. Elle termina cette constitution, non pas à la manière de notre siècle, par une loi écrite, non pas dans ce système des révolutionnaires, si bien formulé par Thomas Payne, qui disait qu’une constitution n’existe pas tant qu’on ne peut pas la mettre dans sa poche, mais par des actes conformes aux précédens de l’histoire d’Angleterre. « Les deux partis anglais qui concoururent à la révolution de 1688 s’accordaient comme le remarque M. Macaulay, dans un même respect pour les traditions constitutionnelles de l’état. La seule question était de savoir comment ces traditions devaient être interprétées. Les avocats de la liberté ne disaient pas un mot de l’égalité naturelle des hommes et de la souveraineté inaliénable du peuple. Ils n’invoquaient ni Harmodius ni Aristogiton, ni le premier ni le second Brutus. La seule question révolutionnaire était de savoir si, après la fuite de Jacques II, le parlement pouvait prononcer que le trône était vacant, et y appeler un nouveau souverain. Les uns disaient qu’il n’y avait pas de précédent pour justifier un pareil acte, les autres allaient tirer des archives de la Tour un rouleau de parchemin vieux de trois siècles, où il était écrit, en caractères gothiques et en un latin barbare, que les états du royaume avaient déclaré vacant le trône d’un Plantagenet perfide et oppresseur, et lorsque le débat fut terminé, les nouveaux souverains furent couronnés avec le cérémonial antique. » Alors on vit fonctionner pour la première fois cette constitution aux trois pouvoirs balancés, idéal dont Cicéron et Tacite avaient écrit qu’il était trop parfait pour être réalisable sur la terre ; cette constitution, produite par l’histoire d’un peuple, que M. de Maistre a si bien définie et célébrée en ces termes : « Certainement la constitution anglaise n’a pas été faite à priori. Jamais des hommes d’état ne se sont assemblés et n’ont dit : Créons trois pouvoirs, balançons-les de telle manière, etc. ; personne n’y a pensé. La constitution été l’ouvrage des circonstances, et le nombre de ces circonstances est infini. Les lois romaines, les lois ecclésiastiques les lois féodales, les coutumes saxonnes, normandes et danoises ; les privilèges, les préjugés et les prétentions de tous les ordres ; les guerres, les révoltes, les révolutions, la conquête, les croisades ; toutes les vertus, tous les vices, toutes les connaissances, toutes les erreurs, toutes les passions ; tous ces élémens enfin, agissant ensemble et formant par leur mélange et leur action réciproque des combinaisons multipliées par des myriades de millions, ont produit enfin, après plusieurs siècles, l’unité la plus compliquée et le plus bel équilibre qu’on ait jamais vu dans le monde. » Enfin, pour emprunter à M. Macaulay son mot suprême sur la révolution de 1688, « le plus grand éloge qu’on en puisse faire, c’est qu’elle fut la dernière révolution anglaise. »

Nos révolutions continentales ont eu des causes, des caractères et des résultats tout contraires. Elles ont toujours été une rébellion contre le passé, elles ont armé les classes de la société les unes contre les autres ; au lieu de fonder la liberté, l’ordre et la prospérité au sein des peuples qu’elles travaillent, c’est encore le doute terrible de notre temps de savoir si elles ne sont point, pour une civilisation expirante, les convulsions de l’agonie. M. Macaulay voit une grande cause historique à cette lamentable différence. En Angleterre, la monarchie limitée du moyen-âge existait encore lorsque l’événement de 1688 est venu remodeler ses attributions sur les besoins des sociétés modernes ; mais en Europe, au moment où les révolutions éclatèrent, les libertés du moyen-âge avaient été depuis long-temps supprimées et remplacées par la royauté absolue. Déjà, lors de la Fronde, quand il y eut chez nous un dernier conflit entre les droits du peuple et les droits du roi dont le cardinal de Retz disait qu’ils ne s’accordent jamais mieux que dans le silence, « l’on chercha comme à tâtons les lois, ajoute le même cardinal, et l’on ne les trouva plus. » Un siècle, après, la royauté absolue avait accompli ses destinées ; la société, à la fois mûrie et excitée par ses progrès et par ses lumières, voulut arriver à la possession d’elle-même par la liberté. Au lieu de trouver, comme l’Angleterre dans ses institutions politiques et sociales un acheminement à cette émancipation, elle n’y rencontra que des obstacles. La royauté absolue étouffait la liberté ; un orgueil de race favorisé par des privilèges de caste comprimait ce besoin naturel d’expansion individuelle qui décorait du nom d’égalité le but de ses aspirations. Il ne s’agit donc pas pour nos pères, comme pour les Anglais, de conserver uniquement et d’étendre nos privilèges politiques ; il fallut les conquérir. La liberté et l’égalité n’étaient pas pour nous un patrimoine héréditaire dont nous puissions prouver la légitimité par des titres antiques : c’étaient des droits que nous fûmes obligés d’arracher de force au passé, au nom de la nature et de la raison. Aussi, en France et dans l’Europe continentale, la révolution a procédé par le mépris des traditions, le renversement des institutions anciennes et le dogmatisme radical des théories.

Or aujourd’hui, il est visible que le génie de la révolution destructrice que nos pères ont par désespoir évoqué à leur aide n’a point épuisé sa fureur. Nous avons la liberté et l’égalité ; mais l’esprit révolutionnaire trouve encore des traditions à outrager, des institutions à abattre, des théories plus radicales à promener sur la société. La question posée à la civilisation française est donc celle-ci : — Voulons-nous poursuivre cette destruction révolutionnaire, ou rentrerons-nous enfin dans la route des progrès traditionnels et du développement historique d’où la royauté absolue fit sortir la France ? Cette alternative se réduit même à une question d’une triste simplicité : — Y aura-t-il encore dans le monde une France ? Maintenant que la France a conquis les élémens de liberté nécessaires au développement de l’esprit moderne, trouvera-t-elle qu’il est temps de relever les élémens traditionnels de sa nationalité, de renouer dans son sein l’avenir au passé, en un mot, de se réconcilier avec elle-même ? Ce n’est point aux révolutionnaires que cette pensée s’adresse ; elle ne peut entrer dans leur esprit ; malgré leurs grimaces patriotiques, ils n’ont jamais eu ni jamais n’auront l’intelligence, ni l’instinct de la nationalité. Comment comprendraient-ils et aimeraient-ils la France, eux qui ne se lassent pas de violer son génie, manifesté par une histoire de quatorze siècles, et, comme des bâtards sans ancêtres, répudient tout le passé qui est notre commune noblesse ? Aussi bien c’est contre les révolutionnaires que la restauration sociale et nationale doit s’accomplir. Ce sont les élémens conservateurs qui peuvent, en s’unissant, ramener la France dans la ligne de ses traditions historiques, et terminer la révolution. C’est toujours notre dernier mot : tout dépend de leur accord. Si les enseignemens du présent et de l’histoire ne sont pas perdus pour eux, il est en leur pouvoir de faire, avec une préméditation raisonnée, ce que les élémens conservateurs de la société anglaise ont fait d’instinct depuis la révolution de 1688.


EUGÈNE FORCADE.

  1. Vol. I et II. London, 1849. Longman, Brown, Green and Longmans.
  2. J’ai eu déjà l’occasion d’apprécier M. Macaulay dans la Revue des Deux Mondes du 15 novembre 1843.