Une Vie d’Ambassadrice au siècle dernier/03

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Une Vie d’Ambassadrice au siècle dernier
Revue des Deux Mondes5e période, tome 14 (p. 194-228).
UNE VIE D’AMBASSADRICE
AU SIÈCLE DERNIER

III[1]
DE LONDRES A PARIS

En 1829, le conflit turco-russe continuait à se répercuter à Londres en de pénibles et fâcheux contre-coups. Il envenimait les rapports du gouvernement moscovite avec le Cabinet anglais. Les dissentimens entre les deux cours étaient de toutes les heures ; quand on les croyait apaisés, ils renaissaient, exploités avec une rare violence contre le ministère tory que présidait Wellington par la double opposition des whigs et des radicaux. Unie étroitement aux chefs de ces partis et notamment au plus illustre de tous, le comte Grey, la princesse de Liéven apportait dans ses relations officielles avec les membres du gouvernement un esprit d’autant plus hostile et frondeur que, malgré tout, elle demeurait l’objet de leurs attentions et de leurs prévenances comme s’ils eussent eu à cœur de racheter ainsi l’hostilité non déguisée que leur inspirait la politique de la Russie en Orient. La princesse se savait redoutée ; elle en profitait pour intriguer sans cesse contre ces ministres qu’elle considérait comme les ennemis de son pays.

Sa correspondance nous la montre infatigable dans ce rôle et merveilleusement ingénieuse à leur créer des difficultés, en même temps qu’usant d’une franchise qui va parfois jusqu’à l’impertinence, elle discute leurs dires, les critique et les raille. À cette heure, sa tête de Turc, — le mot est de circonstance — c’est lord Aberdeen à qui Wellington a confié la direction des Affaires étrangères. Lord Aberdeen préludait alors à une brillante carrière dont les hasards devaient, à quelques années de là, le rapprocher de Guizot et les unir d’une étroite amitié. Cette amitié confiante, Guizot, dans ses Mémoires, en a vanté les agrémens et le charme. Mais l’ambassadrice de Russie, au début de ses rapports avec lord Aberdeen, ne le jugeait pas aussi favorablement que le fit plus tard le fidèle compagnon des vingt dernières années de sa vie.

« Lord Aberdeen est un pauvre diplomate, écrivait-elle ; il n’y a sorte de vérités qu’il ne subisse de ma part. Il est fort aisé de le convaincre ; mais cela ne mène à rien ; il n’est que le premier secrétaire de Wellington. Pour qu’il fût bon à quelque chose, il faudrait commencer par le mettre en révolte contre son chef. Le chef est bien la mule la plus obstinée que je connaisse. Je ne discute plus avec lui. Je le fais parler et je l’écoute. C’est là que je démêle toute son hostilité contre nous et tout son amour pour Metternich. »

Complaisant pour l’Angleterre et déplaisant pour la Russie, s’efforçant d’ameuter contre celle-ci la presse européenne, se flattant de contrecarrer les visées de l’empereur Nicolas, l’ancien ami de la princesse de Liéven était devenu de plus en plus sa bête noire. Ce qu’elle pensait de lui, elle ne le dissimulait pas. Au commencement de janvier, revenant de Windsor, elle le mande à son frère.

« Le roi en causant avec moi a commencé par se récrier sur les abominables mensonges des gazettes à l’égard de nos prétendus désastres et me dit qu’il ne lisait plus ces articles tant cela le fatiguait et le dégoûtait. Je lui ai dit que pour moi, ils ne m’étonnaient point, vu leur source. Alors il s’est mis à travailler cette source (Metternich) et m’en a dit tout ce qu’il mérite : un homme sans foi ni loi, sans honneur, sans parole, enfin il n’y a sorte de mal dont il ne m’en ait dit. J’ai expliqué qu’il était bien triste de penser que c’était tout juste cet homme qui menait le Cabinet anglais.

« Alors il me dit :

« — L’aveuglement, l’inclination, je vous l’accorde. Mais, je ne vous accorde point qu’il nous fasse faire sa volonté. Si nous le suivions, nous mettrions le feu aux quatre coins de l’Europe. Je vous engage ma parole que cela ne sera point... »

Quelques mois plus tard, c’est de nouveau lord Aberdeen qui fait les frais de ses lettres : « Il s’est établi un fort grand rapprochement entre lord Aberdeen et moi. Il me livre le plus naïvement du monde toutes ses pensées ; elles sont mesquines, poltronnes, enfin aussi parfaitement conformes à nos intérêts qu’il nous serait possible de les désirer. Il ne fait pas la politique de son Cabinet ; mais, comme il a peu d’idées à lui, il est évident qu’il ne s’exprime jamais que selon l’ordre du jour. »

Lorsqu’on octobre 1829, la paix est signée entre les Turcs et les Russes, c’est dans la personne de lord Aberdeen que la vindicative ambassadrice triomphe du Cabinet britannique et jouit de son dépit.

« Je ne sais rien concevoir de plus charmant que les propos que me tient lord Aberdeen accompagnés de son visage de tragédie.

« — Eh bien ! votre gloire est complète ; la Russie domine aujourd’hui l’univers ; avec votre langage modeste vous exercez aujourd’hui une omnipotence entière et nous avons l’air d’être vos dupes ; nous sommes abaissés, avilis !

« — Mylord, tant pis pour vous. Mais, nous ne vous avons pas dupés ; vous vous êtes dupés vous-mêmes. Vos propres illusions ou celles que vous inspirait votre patron, le prince Metternich, voilà vos vrais ennemis !

« Au bout de ces doléances, il accouche de la nécessité d’être intimement uni à la Russie ; il ne trouve que dans cette combinaison des garanties de paix et de tranquillité pour l’univers.

« — Dieu merci, Mylord, que vous reconnaissiez une vérité que nous n’avons cessé de sentir et de vous dire. Mais, pour qu’elle ait une juste application, il faut que vous en agissiez franchement, loyalement avec mon empereur, comme il l’a toujours fait avec vous et voilà le hic. »

Ainsi la princesse est implacable envers quiconque ne professe pas une opinion pareille à la sienne et ne se prodigue pas pour servir ses desseins. Il n’est qu’un moyen de la fléchir, c’est de lui rendre les armes et de reconnaître la légitimité de la suprématie que la Russie entend exercer en Orient. Quiconque la conteste ou veut la paralyser est un ennemi aux yeux de l’ambassadrice et encourt son ressentiment.

Parmi les hommes d’Etat que, tour à tour elle combat ou elle flatte, il en est un cependant, le comte Grey, qui trouvera grâce devant elle lorsque, devenu ministre après la chute de Wellington, il ne réalisera pas les espérances qu’elle a fondées sur lui, au temps où, dans l’opposition, il critiquait au nom des whigs la politique du cabinet tory à l’égard de la Russie. Une fois au pouvoir, la sienne, sur ce point, ne différera pas sensiblement de celle de son prédécesseur. La princesse de Liéven le lui reprochera, se plaindra : « Comme vous feriez bien d’être le Grand Turc, lui dira-t-elle ; alors, j’aurais peur du cordon et je serais toujours de votre avis. »

Elle ira même jusqu’à lui déclarer qu’elle ne le verra plus, s’il combat le traité qui assure l’indépendance de la Grèce : « Vous avez là un aveu, je ne veux pas dire une menace, très sincère et très ferme. Adieu, Mylord. C’est la première fois que je n’ajoute pas un mot d’amitié à ma lettre. » Sa déclaration est nette et significative. Mais, elle se hâte d’en atténuer la rigueur : « Voilà un état qui n’est pas naturel entre nous et je vous prie de ne pas le laisser durer, » Puis, lorsque avec beaucoup de dignité et de fermeté, il lui fait remarquer que « si leur amitié est brisée à ce sujet, elle ne pourra jamais se renouer, » elle se fait plus douce encore : « Que je voudrais que vous prissiez une bonne fois la résolution de faire bon ménage avec moi. Songez-y : j’ai du bon sens, un peu d’esprit et beaucoup d’amitié pour vous[2]. »

En réalité, elle ne voulait pas se brouiller avec lui ; elle y eût perdu une noble et tendre affection, une affection passionnée qui chaque matin lui valait une lettre de son ami, chaque après-midi sa visite, chères et douces habitudes, — « mon plus grand plaisir, » écrivait le comte Grey, — qui se prolongèrent jusqu’au jour où les soucis du gouvernement le contraignirent à les modifier, ce qui lui arrachait des plaintes et contribua, comme il l’avouait, « à le fatiguer bientôt de son métier. »

Lorsqu’il s’était lié avec la princesse de Liéven, il venait de dépasser la soixantaine et, pour préciser, il avait en 1829 soixante-cinq ans. Quoiqu’il conservât avec toute sa chaleur de cœur et son élévation de pensée, les avantages extérieurs qui avaient fait de lui en d’autres temps un véritable héros de roman et « un des plus beaux grands seigneurs du royaume, » son âge ne permettait guère de suspecter le caractère de la liaison qui s’était formée entre lui et l’ambassadrice de Russie. Leurs lettres autorisent d’ailleurs à affirmer que, quelque vif et profond que fût leur attachement réciproque, il n’en resta pas moins toujours platonique. Il ne semble pas cependant que leurs contemporains en aient été également convaincus. Les assiduités de lord Grey auprès de l’ambassadrice ont donné lieu à des commentaires analogues à ceux que suggérèrent plus tard et à plus juste titre les assiduités de Guizot. En tous cas, et quoi qu’on en pense, elles mettent en lumière chez Mme de Liéven ce don d’attacher à soi et de tenir sous son charme les hommes qu’elle avait distingués. On ne saurait trop insister sur ce trait caractéristique de sa vie, ne serait-ce que pour l’opposer à tout ce qu’on a dit de son égoïsme, de sa froideur, de sa mobilité. Il prouve tout au moins qu’elle était capable d’enthousiasme et de constance, et que si, trop souvent, sous l’empire de ses passions politiques, de ses goûts, de ses intérêts, elle s’est reprise après s’être donnée, souvent aussi, elle est restée fidèle. Sa liaison avec lord Grey constitue à cet égard une preuve non moins convaincante que sa liaison avec Guizot. Lorsqu’en 1834, lord Grey apprendra que les Liéven sont rappelés, il sera désespéré et s’écriera :

— C’est comme un arrêt de mort.

Ils n’en étaient pas encore là en 1829. Ils se croyaient destinés à vivre longtemps ensemble. L’ambassadrice qu’on a vue, au lendemain du Congrès de Vérone, si désireuse de quitter Londres se flatte maintenant d’y être pour longtemps encore et même pour toujours. Après dix-sept ans de résidence en ce pays, elle se vante certes d’être toujours russe de cœur et rien de plus vrai ; mais elle est devenue anglaise d’habitudes et de goûts. Les rares séjours, que, pendant ce temps, elle a faits en Russie, — le dernier date d’hier, — loin de modifier ces dispositions, les ont fortifiées. Quoiqu’elle n’ait qu’à se louer de l’accueil de l’empereur, de sa bienveillance dont elle recueille fréquemment les témoignages, elle est toujours revenue de ses courses à Saint-Pétersbourg plus anglaise que russe, et ne cessant d’attacher le plus grand prix à la situation exceptionnelle, unique même qu’elle occupe dans la société britannique.

Il n’est donc pas surprenant qu’elle s’intéresse chaque jour davantage à ce qui s’y passe, à ce qui s’y dit, à ce qu’on y pense et comme elle se plaît à le raconter à son frère, ses lettres sont à vrai dire un miroir où revit toute l’histoire de cette société avec ses incidens, ses intrigues, ses scandales si souvent renouvelés, grâce à la perversité des mœurs qui, sous le règne de George III et de George IV, a eu sa source à la cour. En voici un, en date du mois de mars 1829, qui met en scène le triste personnage qu’est le duc de Cumberland, frère du roi, indigne époux de la charmante princesse dont Mme de Liéven se flatte d’être l’intime amie.

« Un certain capitaine Garth passe ou se fait passer pour le fils de la princesse Sophie, sœur du roi. Des sommes promises par un cavalier de la cour pour payer ses dettes et surtout pour avoir possession de certaines lettres montrent clairement que la famille royale est intéressée dans cette question. Le premier fait est conjectural. Mais, voici le comble. Le capitaine Garth prétend que ces lettres prouvent que le duc de Cumberland est son père en même temps que la princesse Sophie est sa mère et quelle que soit l’opinion qu’on porte de cette infâme calomnie, voilà la famille royale dans la boue, car les journaux n’entretiennent le public que de ce fait, soit pour l’affirmer, soit pour le démentir. La conséquence désirée n’aura pas lieu. Le duc de Cumberland reste, il restera d’autant plus qu’il trouve maintenant son honneur intéressé à ne point avoir l’air intimidé par cette horrible accusation. »

Un an plus tard, c’est encore le duc de Cumberland que la correspondance nous dénonce comme mêlé à une sinistre aventure… « Nous avons eu ici la plus horrible catastrophe et comme le nom d’un prince du sang s’y trouve malheureusement mêlé, je crois devoir vous en dire quelques détails. Le duc de Cumberland a fait une espèce de cour à lady Graves, sœur du marquis d’Anglesea et dont le mari était chambellan du roi ; mais de ces manières de cour un peu communes en Angleterre et qui ne tirent pas à conséquence. C’est une femme de près de cinquante ans, avec treize enfans et plus jolie du tout. À tout prendre c’était peut-être une vieille affaire de coquetterie réchauffée ou même rien qu’une habitude. Il a suffi cependant que ce fût le duc de Cumberland, haï fort généralement en Angleterre, dont le nom se trouvât mêlé là dedans, pour que le public s’en occupât infiniment plus que cela ne méritait.

« Lord Graves fut instruit, par des caricatures exposées dans les boutiques, des bruits qu’on répandait sur cette liaison. Il y eut des scènes de ménage, qui lui laissèrent la conviction entière que c’étaient là de pures calomnies et qui n’avaient qu’un but politique, celui de nuire de plus en plus au duc de Cumberland. La paix était parfaitement faite entre mari et femme, et leur résolution prise de se montrer beaucoup dans le monde ensemble pour faire taire ces bruits, fait qu’attestent même plusieurs lettres écrites par lord Graves à sa femme. Il résidait à Londres, ayant une place dans les douanes, et elle était à la campagne.

« Il y a quinze jours qu’il reçoit une lettre anonyme contenant des fragmens de diverses gazettes qui toutes rendaient compte d’une manière déshonorante pour lui de sa réconciliation avec sa femme, insinuant qu’il avait été payé pour cela. Il était seul dans sa chambre de toilette ; il prend son rasoir et se coupe la gorge. L’enquête est faite sur le cadavre. Le domestique dépose seulement que son maître était depuis quelque temps attaqué de mélancolie et le jury déclare qu’il s’est tué dans un moment de folie. Tout cela fut fait dans l’espace de quelques heures. Le public y a vu une précipitation suspecte, et vingt-quatre heures après, les journaux annoncent que c’est le duc de Cumberland qui a assassiné lord Graves.

« On ne saurait se figurer la sensation qu’a produite cette catastrophe. Il n’y a pas un homme sensé qui ne voie l’absurdité d’une pareille allégation ; il n’y en a pas un qui ne trouve qu’en mettant même les choses au pire, c’est-à-dire que lord Graves crût à l’infidélité de sa femme, il fallait jouer de malheur pour tomber tout juste sur un mari qui ne voyait de remède à cela qu’en se coupant la gorge. Mais, quoi qu’il en soit, ce qui eût valu à tout autre un sentiment de profonde commisération de se trouver la cause innocente d’une aussi tragique histoire, a attiré sur la tête du duc de Cumberland un orage d’imprécations et de haine comme on n’en a jamais vu d’exemple. C’est un petit triomphe pour les ministres, dont ils ont lieu d’être si contens qu’on les soupçonne, non sans fondement, d’encourager toutes les horreurs qui se débitent. La conséquence est certainement déplorable pour le duc de Cumberland. Ses amis lui ont conseillé de ne point braver l’orage pour le moment. On craint que la population ne le lapide s’il se montrait. Il est heureusement pour lui malade à Kew. Mais enfin cela ne peut pas durer.

« La duchesse ignore je crois, totalement toutes ces circonstances et même la mort de lord Graves. Je ne l’ai pas vue depuis, mais d’après ses lettres que je reçois presque tous les jours, je n’ai pas vu la moindre altération dans son humeur. Elle est dans tous les cas bien véritablement à plaindre, et elle inspire un intérêt général. Je me suis étendue sur ce sujet parce qu’il est possible qu’on s’en occupe chez nous. »

Trois mois plus tard, se produit en Angleterre un événement bien autrement important pour l’histoire que ce drame de vie privée. Le roi George IV meurt. Son frère le duc de Clarence lui succède sous le nom de Guillaume IV. Nous devons à l’ambassadrice un piquant portrait de ce prince en même temps qu’elle trace des débuts du nouveau règne un tableau où s’affirment son esprit acéré, ses dons d’observation et son habileté à décrire ce qu’elle a vu. Il ne se peut page d’histoire plus suggestive ni plus révélatrice :

« ... Pardonnez-moi d’avance toutes les incohérences de cette lettre. Je bavarderai selon que les choses se présenteront à mon esprit. D’abord le roi, quel drôle de roi ! quel bon enfant, quelle pauvre tête ! Je crains qu’elle ne lui échappe, tant sa joie de régner est grande. Il change tout, hors ce qu’il devrait changer : son ministère. Il change les uniformes de son armée, de la marine ; il renvoie les cuisiniers, les domestiques français ; il n’en veut que d’anglais. L’affaire des cuisiniers a été la première de son règne ; c’était le jour même de la mort du feu roi. Il fait couper toutes les moustaches, il court dans les rues, il bavarde avec tous les passans ; il s’en va au corps de garde et montre à l’officier ses doigts tout tachés d’encre. Il lui montre le nombre de lettres qu’il a signées, les audiences qu’il va donner encore ; il lui parle de sa femme, la reine, et lui promet de la mener au corps de garde pour faire sa connaissance. Il va tous les jours à la parade exercer un bataillon, et les veut tous passer en revue de la sorte.

« Le lendemain des funérailles, il prit possession du château de Windsor où l’attendaient les ministres et les grandes charges. Il y arriva juché sur le siège d’une petite voiture, dans laquelle se trouvaient la reine et les deux filles bâtardes du roi. Avant-hier, il fut faire visite à lord et à lady Holland et leur demander à dîner pour la semaine prochaine. Grand émoi dans le ministère. Il a demandé à dîner au prince Léopold et veut que lord Grey en soit, cela fera une autre alarme. Il montre en apparence la plus grande faveur, la plus grande confiance au duc de Wellington et il a dit à la duchesse de Cumberland qui lui demandait, il y a quelques jours, s’il lui avait donné audience ce même matin :

« — Dieu merci, non, madame ; je suis trop heureux de ne pas le voir ; je voudrais ne jamais le voir.

« Voilà ses propres termes. Il est d’une activité prodigieuse, amoureux de cérémonies, de réceptions, prodigue de sa personne en public, employant toute sa journée à de petites choses, voulant tout réformer à la fois. Enfin il a la fièvre. La populace l’adore ; il se montre à elle ; il a un air familier, cela suffit à John Bull. Le contraste avec les allures du feu roi est tout à l’avantage de celui-ci. Enfin c’est un nouveau monde que cette Angleterre, et Wellington me dit fort bien :

« — Ce n’est pas un nouveau règne, c’est une nouvelle dynastie.

« Je le soupçonne d’être fort aise de laisser le roi dépenser son temps à des bagatelles. Il n’en reste plus pour les affaires, et elles demeureront sous le contrôle exclusif du premier ministre. « 

La princesse ne se dissimule pas cependant les difficultés que va créer à Wellington le changement de règne. « Il est en apparence le maître comme il l’était sous le règne précédent. Mais, il n’y a personne qui pense qu’il puisse le demeurer, à moins qu’il ne change la composition du ministère. » Et tel est sans doute l’avis de Wellington, puisqu’il a fait des ouvertures à divers personnages et notamment à lord Melbourne, à lord Grey, à lord Palmerston, qui tous ont refusé ou mis à leur acceptation des conditions qu’il juge inadmissibles. Leurs réponses n’ont pas été du goût du maréchal et les négociations en sont restées là. « Je lui ai trouvé mauvais visage et l’air très rêveur. Nous voilà fort bien ensemble. Il était allé voir mes enfans à la campagne pendant mon absence. Cela demandait une petite politesse de ma part que je lui ai faite par écrit. Il est venu me voir hier, »

En cette même année (1830), l’activité intellectuelle de la princesse de Liéven trouve plus amplement que jamais à s’alimenter, vu la multiplicité des événemens qui troublent l’Europe et le caractère quasi tragique de quelques-uns d’entre eux. En France, Charles X est renversé et Louis-Philippe d’Orléans proclamé roi à sa place. Encouragées par ce triomphe de la Révolution, la Pologne se soulève contre ses oppresseurs, et la Belgique, lasse du joug des Pays-Bas, donne carrière à ses velléités d’indépendance. En Angleterre, les tory s’sont chassés du pouvoir, qui passe aux mains des whigs dans la personne de lord Grey devenu premier ministre. Ces conflits sont appréciés dans les lettres de l’ambassadrice avec un sang-froid et une sûreté de jugement, que ne possèdent pas toujours les hommes d’Etat. En ce qui touche les affaires de France, dont elle parle à l’heure même où elles deviennent menaçantes, il est aisé de voir qu’elle en prévoit le dénouement. Dès le mois de mars, elle écrit :

... « On est plus occupé ici aujourd’hui de ce qui se passe en France qu’en Angleterre. Tous les gens sensés eussent désiré que le Roi fit le sacrifice de son infatuation pour Polignac, car vraiment sa faveur n’est justifiée par aucune espèce de mérite. C’est un homme sans esprit, sans talent, d’un caractère retors, opiniâtre et de vues tout à fait rétrécies. Qu’il le conserve comme son ami, mais qu’il ne l’impose pas comme premier ministre à une nation éclairée qui ne veut plus du favoritisme dans ses gouvernans. Enfin le Roi a l’air aujourd’hui de jouer la monarchie pour Polignac. C’est cependant là encore ce que lui conseille le duc de Wellington.

« Celui-ci se trouve un peu plus fort au Parlement depuis qu’en adoptant les principes d’économie que lui recommande la Chambre basse, il a montré qu’en toutes choses, il se conforme au vœu de la majorité du public ; et chose extraordinaire, c’est le même homme qui se soumet ici à l’opinion, qui recommande au gouvernement français de lui résister ! Brave pour soi, voilà de drôles de manières.

« Au reste ici, sa marche est connue ; sa façon de gouverner est d’obéir, c’est-à-dire que l’opposition dicte au gouvernement ce qu’il a à faire. En politique étrangère, plus ou moins, c’est la même chose, car après tout, est-il possible d’imaginer que ce soit le ministre, ennemi acharné des Grecs, qui fasse de la Grèce un État indépendant et respectable ; l’ami enragé des Turcs, qui laisse la Turquie humiliée, appauvrie et ne respirer que parce que nous lui permettons de vivre ; le patron de Don Miguel qui lui prodigue des insultes ! Enfin, ce grand homme est un vrai charlatan, mais dont tous les tours sont mis à découvert. En résumé, il n’y eut jamais de ministre plus désagréable, ni plus commode. » On voit qu’elle ne se lasse pas de frapper sur Wellington. Jadis, elle le sacrait grand homme ; maintenant elle le déteste et ce n’est qu’après qu’il aura été renversé que son ressentiment désarmera. Jusque-là, elle ne prononce jamais son nom sans y ajouter un coup de griffe.

Un peu plus tard, en août, quand la révolution de France est consommée, elle y revient et ignorant encore ce qu’en pense son souverain, elle la juge avec une bienveillance à laquelle on ne s’attendait pas de la part d’une sujette enthousiaste et soumise de l’autocrate russe. Après avoir déclaré que c’est un grand malheur « qu’il ait pu être dans la puissance d’un imbécile comme Polignac de léguer à l’Europe ce labyrinthe de confusion et de danger, » elle ajoute : « La France est-elle tranquille et les voisins le sont-ils ? Le nouveau Roi est bien faible et facile, cette garde nationale bien républicaine, l’Espagne bien mal gouvernée, l’Italie bien opprimée et l’exemple de la France d’autant plus dangereux que cette révolution, il faut le dire, a été conduite avec modération et qu’elle a été entièrement provoquée par la mauvaise foi du gouvernement. Si, d’un côté, cet exemple est utile aux rois, il est mauvais pour les peuples. Enfin c’est une bien méchante affaire à laquelle il n’y a pas de remède et qu’il s’agit seulement de rendre le moins dangereuse possible. Je crois que le parti de soutenir ce nouveau gouvernement est le seul sage.

« Ici on a bien fait la grimace dans les premiers momens ; mais il a fallu se plier à la nécessité. Le duc de Wellington, qui a le tact fin dès qu’il s’agit de sa propre sécurité, a deviné bientôt qu’il fallait reconnaître la nouvelle France, ou quitter son poste. Il a pris le premier parti dans un moment opportun. D’une main, il donne asile à une dynastie qui a fini ; de l’autre, il reconnaît la dynastie qui commence. Il ne trouvera en Angleterre que des applaudissemens, si l’on en excepte quelques ultras, le duc de Cumberland à la tête, qui eussent voulu qu’on fît la guerre pour soutenir les droits du Duc de Bordeaux. C’est du romantique et de la chevalerie qui vont bien dans la bouche de M. de Chateaubriand, mais qui s’appliqueraient mal à l’état actuel de l’Europe. Tout est devenu trop positif dans le monde pour qu’on puisse se livrer à cette pente-là.

« J’ai vu le duc de Wellington avant-hier dans un long tête-à-tête. Il ne m’a entretenue d’autre chose que des affaires de France, déplorant le passé, inquiet sur l’avenir, mais résolu à ne le provoquer par aucune faute, c’est-à-dire à n’offrir à la France aucun prétexte de soupçon ou d’inquiétude. Il a qualifié d’abord la proposition de M. de Metternich d’établir une conférence à Berlin. Il dit :

« — C’est renouveler Pilnitz, dont sont sortis tous les maux qui ont si longtemps accablé l’Europe ; il nous faut le fond, mais gardons-nous de la forme. Les représentans des grands Cabinets n’ont qu’à se communiquer avec confiance et intimité tout ce qui peut les éclairer réciproquement sur la situation des choses. Il faut de l’inquiétude (ce furent ses termes), de la vigilance ; mais il ne faut pas effaroucher la France en lui laissant croire qu’il existe un tribunal qui la juge.

« Il me parla de Polignac avec une indifférence qui me révolta, car il me dit en riant et en faisant le geste :

« — Il aura la tête coupée.

« Voilà l’homme. Je lui trouvai fort mauvaise mine, maigri, tiré ; le fait est que ses affaires vont mal en Angleterre, que les élections ont été détestables pour le gouvernement… »

Sur ces entrefaites, le prince de Talleyrand arrive à Londres en qualité d’ambassadeur du roi des Français. Mme de Liéven ne professe pour lui qu’antipathie et mépris ; elle soupçonne qu’il a pour mission de nouer entre son gouvernement et le Cabinet anglais une étroite intimité et un parfait accord sur les diverses questions qui divisent l’Europe. Tout aussitôt, ses défiances s’éveillent ; elles se traduisent dans ses lettres par des dires d’une rare malveillance, que Talleyrand a, certainement, toujours ignorés. S’il les eût connus, il n’aurait pas prodigué à leur auteur dans ses Mémoires les louanges qu’on y peut lire.

Le 23 septembre, elle écrit :

« Le duc de Wellington est tout bonnement épris des charmes de M. de Talleyrand. Vous ne sauriez croire avec quelle bonne foi il affirme que c’est un très honnête homme et que tout ce qu’on a jamais dit de contraire est pure calomnie. La probité de M. de Talleyrand me rappelle l’esprit de M. de Polignac. Le duc de Wellington n’est pas heureux en portraits. »

Le 2 octobre, c’est pire encore :

« J’ai dîné chez le roi avant-hier. On ne saurait être plus aimable et empressé qu’il ne l’est avec moi. Il m’a dit les choses les plus flatteuses sur l’union de l’Angleterre et de la Russie, Il m’a conté son entretien avec M, de Talleyrand qui l’a fort étonné. Dans cette audience, l’ambassadeur lui a adressé un long discours dont la matière était le cours des vicissitudes de M. de Talleyrand. Il est vrai que parler de sa personne au lieu de parler de la puissance qu’on représente est nouveau en diplomatie. Le roi m’a demandé ce que je pensais de lui (Talleyrand). Je lui ai répondu que je croyais qu’un homme qui avait passé soixante-quinze ans dans l’intrigue n’oubliait pas le métier la soixante-seizième. »

Il convient de finir sur ce trait en ce qui concerne le séjour de la princesse de Liéven en Angleterre. Ce que nous en pourrions dire encore ne la montrerait ni moins acerbe, ni moins injuste dans ses jugemens. Celui-ci, rapproché de tant d’autres que nous avons cités, achève de démontrer comment elle avait compris et joua jusqu’au bout son rôle d’ambassadrice.


II

J’ai précédemment raconté en quelles circonstances prit fin le 30 août 1834, à la suite d’une assez perfide intrigue d’ordre diplomatique nouée par lord Palmerston, alors ministre des Affaires étrangères, la mission que remplissait en Angleterre le prince de Liéven[3]. Il n’y a donc pas lieu de s’attarder à ces incidens. Ce qu’il en faut seulement retenir, c’est que l’ordre impérial qui rappelait son mari à Saint-Pétersbourg en le nommant, il est vrai, gouverneur du tsarewitch, surprit la princesse en pleine confiance quant à la durée de son séjour et bien éloignée de s’attendre à ce rappel. Lorsque, l’année précédente, elle avait pu le redouter, elle était partie pour la Russie afin de le conjurer ; elle avait vu l’empereur, reçu de lui l’assurance que ses craintes étaient sans fondement ; en revenant à Londres, elle croyait le péril définitivement écarté. Dans l’excès de sa joie, elle écrivait alors à son frère :

« Cher, cher Alexandre, comment m’arranger avec mon bonheur de Russie et mon bonheur d’Angleterre, car je suis très contente aussi de me retrouver ici avec mon mari et mes habitudes et quelques bons amis. Cependant, si vous saviez comme tout mon cœur est resté là-bas, comme ce cher Empereur que j’aimais, que j’admirais tant chez nous, je l’adore encore mille fois plus ici, comme je me rappelle chacune de ses paroles, de ses gestes, comme je m’attendris en pensant que j’ai pu quitter tout cela ! Je ne me croyais pas le cœur si mol (sic). Empêchez qu’il ne m’oublie ; dites-lui tout ce que j’ai pour lui de respect, d’enthousiasme, de dévouement, mais ne l’ennuyez pas trop de tout cela ; mettez mon amour en abrégé, mais qu’une fois pour toutes, il sache que ma fidélité, ma reconnaissance, ma passion pour lui ne saurait être égalée. »

Après avoir lu cette lettre, on pourrait douter de la cruauté du coup porté aux espérances de Mme de Liéven et de l’étendue de sa désillusion, en apprenant qu’il fallait quitter l’Angleterre, si nous n’étions instruits d’autre part qu’elle fut durant plusieurs jours livrée à d’affreuses perplexités, sans savoir si elle devait se réjouir ou se désoler et plus disposée à se désoler qu’à se réjouir. Ce qu’elle éprouve, ou tout au moins ce qu’il lui convient d’en avouer, c’est encore son frère qui en est le confident.

« ... Un changement total de carrière après vingt-quatre ans d’habitudes morales et matérielles toutes différentes est une époque grave dans la vie. On dit qu’on regrette même sa prison lorsqu’on y a passé des années. À ce compte, je puis bien regretter un beau climat, une belle position sociale, des habitudes de luxe et de confort que je ne puis retrouver nulle part et des amis tout à fait indépendans de la politique. Voilà pour le soupir. Voici pour l’espérance : vivre auprès de l’Empereur, de l’Impératrice que j’aime tous deux avec autant de vivacité de cœur que s’ils n’étaient pas les maîtres, avec autant d’admiration et de respect que me commandent ces titres, vivre au milieu de vous et préparer l’avenir de mes deux enfans[4] ; vivre dans cette Russie qui a toujours été l’objet de mon orgueil et de mon amour, car, cher Alexandre, je l’ai bien aimée et peut-être bien servie dans cette longue absence ; du moins y ai-je voué toutes mes pensées. Je suis donc heureuse de l’avenir qui s’offre à moi et le seul doute qui se mêle à ma joie c’est si cet avenir pourra être long.

« Je suis arrivée à l’époque de la vie d’une femme qui nous a enlevé notre mère. Cette époque demande des soins, des ménagemens. Pourrai-je supporter nos hivers ? ou bien ne commencerai-je à vivre au milieu de vous que pour y mourir ? Je chasse cette pensée, car j’aime la vie ; mais elle me revient et me serre le cœur. »

Néanmoins, même sous l’influence de ce doute si pathétiquement exprimé, elle se souvenait qu’elle était encore ambassadrice, tenue toujours d’observer autour d’elle et de rendre compte.

« J’ai été si saisie les premiers jours de l’arrivée de la nouvelle que mon esprit ne valait plus rien pour ce qui se passait autour de moi. Cependant, il se passe toujours ici des événemens et de tous les genres. Le roi donne des signes non équivoques de folie ; son chancelier lord Brougham est un peu fou aussi ; les ministres perdent du terrain tous les jours ; dans le pays, toute élection qui se présente tourne en faveur du candidat tory ; dans la Chambre basse, ils n’emportent les mesures qu’ils proposent qu’au moyen du soutien de Peel ; sur la politique extérieure, ce n’est plus autre chose que des rires de la part de leurs propres gens.

« ... M. de Talleyrand ne cesse de me dire :

« — Les vieux gouvernemens ! Ce sont les seuls où il y a repos et bonheur pour les individus. Les constitutions sont des bêtises, les nations n’en veulent pas parce qu’elles ont l’instinct de la conservation.

« Vous ne sauriez croire tout ce que l’on rencontre de bonnes et saines doctrines, dans ce disciple de toutes les formes de gouvernement, dans ce roué politique, dans cette personnification de tous les vices. C’est une curieuse créature ; il y a beaucoup à apprendre de son expérience et à recueillir de son esprit ; à quatre-vingts ans, cet esprit est tout frais. »

C’était la première fois qu’elle se montrait équitable envers lui et son langage différait quelque peu de celui qu’elle tenait peu de semaines avant le rappel de son mari, en se réjouissant de ce que M. de Talleyrand « était à Londres dans une position singulière. » — « Il a découvert tout à son arrivée qu’on ne ferait point d’affaires avec lui, qu’elles se traiteraient à Paris entre M. de Broglie et l’ambassadeur d’Angleterre ; que lord Palmerston serait charmant pour lui, mais ne lui dirait jamais un mot ; qu’on lui écrirait des lettres aimables des Tuileries, mais que son cabinet lui laisserait tout ignorer. Voilà pour sa vieille habileté un rôle peu flatteur, il en est tout étourdi. Mme de Dino pleure et lui ne rit pas. De plus, toutes ses spéculations particulières ont donné à faux. On dit qu’il a perdu huit cent mille francs dans les fonds. Il joue selon qu’il arrange la politique, ou bien, il fait celle-ci selon que cela arrange ses finances, et aujourd’hui, il n’arrange plus ni l’un ni l’autre. Lord Grey l’adore, lord Palmerston le déteste, lord Holland lui dit tous les secrets du cabinet, mais, en définitive, lord Palmerston se moque de ce jeu de ses collègues et de tout le monde. Son inimitié a paralysé Talleyrand complètement. Il voulait rapprocher nos Cabinets ; il s’en est un peu vanté à Paris. Palmerston l’a su et l’a devancé ; il a fait à mon mari des ouvertures conciliantes. Talleyrand en a été abasourdi, et je crois que ce qu’il voulait fait par lui ne lui plaît plus fait par un autre. Nous sommes, me semble-t-il, sur le meilleur pied possible ; mais, c’est un grand coquin. »

Elle l’avait déjà dit de Metternich, oublieuse d’un passé où, loin de le tenir pour tel, elle jouissait délicieusement de sa tendresse. Elle le redisait de Talleyrand à qui elle ne devait pas les mêmes ménagemens. On ne peut que regretter de trouver sous sa plume ces épithètes violentes, qu’elles s’appliquent à l’homme qu’elle avait aimé ou à celui qu’elle affectait de mépriser, bien qu’il n’eût cessé de lui témoigner, depuis qu’ils se connaissaient, une déférence affectueuse. Elle était d’autant moins excusable de se modérer si peu dans ses appréciations qu’au même moment, son chagrin de quitter Londres trouvait une atténuation consolante et flatteuse dans les témoignages de regret qu’à la veille de son départ, elle recevait de tous côtés.

Lord Grey qui était resté son ami, bien qu’il eût quitté le pouvoir, lui adressait de touchans adieux, lui parlait de sa douleur « si impossible à exprimer. » — « Jamais je n’oublierai le bonheur que j’ai trouvé dans votre société. Je ne cesserai jamais d’en regretter la perte. » D’autres manifestations de même nature lui permettaient de dire : « Il faut que je me répète sur un point, c’est le respect, l’affection, l’estime, les regrets unanimes dont mon mari est l’objet. Je ne puis rien exagérer dans ce genre. Le gouvernement, les torys, les radicaux même, tous regardent son départ comme une catastrophe. Il est touché de ces témoignages, et il serait impossible qu’il ne le fût pas. »

Bientôt d’ailleurs, venaient se mêler à ces émotions des soucis d’ordre plus matériel.

« Quelle galère qu’une maison comme la nôtre à emporter et à jeter, car nous sommes entre ces deux agrémens-là. Nous emportons tout ce qui est ménage et nous jetons tout ce qui est luxe et valeurs, parce que j’imagine que nous trouverons une maison meublée… Le gouvernement anglais est fort poli pour nous et nous offre ses bâtimens pour Hambourg ou pour Pétersbourg. Je ne me suis pas encore décidée. Heureusement, cette offre m’a été faite par le ministre de la Marine qui est un de mes anciens amis, car de la part de Palmerston, je crois que j’aurais dit de suite non. » Elle lui attribuait le rappel de son mari et ne le lui pardonnait pas.

D’autre part, à la veille de quitter Londres, elle ignorait si les fonctions nouvelles de M. de Liéven en Russie lui assureraient un établissement à la cour ou s’il serait obligé d’avoir une installation dans la capitale. Elle chargeait son frère de s’en informer. « Vous savez que nous sommes sans feu ni lieu et combien la question de demeurer à la Cour ou non devient importante pour nous. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit sur ce que, en hiver, ma patrie sera la maison que j’habite. » La réponse à sa question lui fut remise à son arrivée à Saint-Pétersbourg, d’où son frère venait de partir à la suite de l’Empereur qu’il accompagnait à Moscou. Elle apprenait par une lettre de lui que le gouverneur du tsarewitch avait son appartement dans les résidences impériales, et dès le 8 septembre, nous la trouvons installée à Tsarkoé-Sélo où son mari venait de prendre possession de son emploi. C’est de là qu’à cette date, elle renoue sa correspondance avec Alexandre de Benkendorff.

Pour commencer, elle lui envoie une lettre qu’en débarquant en Russie, elle a reçue de la duchesse de Dino, nièce de Talleyrand, et dont il convient de reproduire ici des extraits, à cause des piquans détails qu’elle donne sur la cour du roi des Français en cette année 1834. La duchesse de Dino mande à Mme de Liéven :

« … Je fais journellement des courses à Saint-Cloud où l’on est d’une bonté pour moi, d’une confiance pour M. de Talleyrand et d’une sagesse admirable sur tous les grands intérêts. Notre roi veut être un vieux souverain. Il règne, c’est bien ; mais il gouverne, et c’est encore mieux. Il y met toute la mesure et la fine intelligence nécessaires quand il faut s’aider de grosses vanités et d’une prodigieuse ignorance. Mais enfin, il en vient à bout, et les progrès sont évidens et vraiment prodigieux depuis l’année dernière. Ils sont dus à la personne du Roi. Ses ministres cherchent bien à lui échapper : mais il les reprend un à un, et finit par les dominer. Le plus récalcitrant était M. de Broglie, et je pense que le Roi en était encore plus fatigué que le corps diplomatique.

« ... Mgr le duc d’Orléans a eu la bonté de venir exprès du camp de Compiègne pour me voir. Il s’ennuie un peu. Son activité de prince et de jeune homme a besoin de s’employer. La vie frivole à laquelle Mme de Flahault aidait si bien le fatigue et le dégoûte. Il vaut mieux que cela et a envie de goûter à plus que cela. Il meurt d’envie de voyager. Vous qui connaissez si bien l’Europe, croyez-vous qu’il le puisse ? Je veux dire qu’il le puisse avec sûreté de réception convenable ? J’aime Mgr le duc d’Orléans. Mon fils aîné a été élevé avec lui, puis il a confiance en moi. Il a de l’esprit, de la raison, des sentimens nobles, du courage, du gentilhomme et du prince. Enfin je lui voudrais du bonheur et des succès, Les voyages lui sont nécessaires, mais il faut qu’ils soient faits avec agrément. Aidez-nous de vos conseils.

« Il n’est nullement question de changemens de ministres ici. J’en suis charmée. Notre cour prend très bonne mine. On habite très noblement Saint-Cloud. On restaure Versailles, Fontainebleau, tous les anciens souvenirs de notre vieille monarchie, enfin c’est de la royauté et j’en bénis le ciel, puis ce sera mieux encore. Quand je pense au point de départ, je m’étonne encore plus de ce qui a été obtenu, que de ce qui reste encore à faire. »

Dans la lettre qui contient celle que nous venons de citer, nous trouvons en outre la preuve que, pas plus en Russie qu’en Angleterre, Mme de Liéven n’entend se désintéresser des devoirs qui incombent à son mari et qu’elle est résolue à en prendre sa part. A Londres, elle a été pendant de longues années, à côté de lui et sans qu’il protestât jamais, le véritable ambassadeur. A Tsarkoé Selo, elle sera de même « le gouverneur y> du tsarewitch tout au moins pour la partie intellectuelle de son éducation et sa sollicitude attentive s’étendra aux autres enfans de l’empereur. L’ambition qu’elle nourrit à cet égard se manifeste à l’heure même où elle s’installe au palais impérial et de jour en jour, elle s’affirme en s’exerçant et en révélant chez Mme de Liéven une éducatrice d’une rare intelligence.

« ... Écrivez-moi un mot et dites-moi surtout ce que vous croyez que mon mari et moi puissions faire pour rencontrer parfaitement la pensée de l’Empereur pendant son absence. Mon devoir est, non pas d’inventer, mais d’obéir. Pour obéir cependant j’aimerais un peu mieux à connaître les volontés de l’Empereur. Veut-il pour ses enfans un peu de délassement ou non ? Ne s’agit-il vraiment de recevoir le grand-duc que le dimanche pendant une heure ? Voilà ce que disent les maîtres. Mais le Maître l’entend-il ainsi ? Enfin éclairez-moi. » — « Je vais tous les jours à midi faire ma cour à Mesdames les grandes-duchesses. Je reçois le soir chez moi les demoiselles d’honneur. Voilà les volontés de l’Impératrice exécutées, et voilà ma vie de Tsarkoé-Selo. Après vous avoir dit cela, je n’ai plus rien à ajouter sur mes faits et gestes. Je n’ai point revu encore Monseigneur le grand-duc héritier. J’attends qu’il me fasse l’honneur de venir s’accoutumer à mon visage et je le désire beaucoup. Je ne suis pas pédante ; je ne l’ennuierai pas, et je n’ai pas de quoi lui donner des distractions trop grandes. »

Le 12 septembre, le grand-duc héritier, qui régnera un jour sous le nom d’Alexandre II, vient pour la première fois passer la soirée chez elle. « Je commence par une idée bouffonne mais vraie, c’est que, comme début, j’étais à peu près aussi embarrassée que lui, et que ses seize ans me déroutaient, comme ont pu le déranger mes cinquante. Cela va devenir une espèce d’enseignement mutuel. Après cela, j’ajouterai que nous nous sommes respectivement fort bien tirés d’affaire. Il est charmant en vérité, plein de tact, de bon goût, et d’envie de bien faire.

« Je vous dirai franchement que ce que j’observe en lui est un peu de difficulté de s’exprimer, surtout de raconter, ce qui fait que je lui en ai offert l’occasion plus d’une fois, et qu’il a fini par nous dire avec tout plein de sentiment et de vivacité les événemens de la journée du 14 décembre[5] et les impressions qui lui en sont restées. Je désire vivement qu’il vienne souvent ; je suis parfaitement sûre que chaque visite lui donnera plus d’aisance et d’aplomb, et l’accoutumera à de la causerie que j’aurai soin de ne jamais lui rendre ennuyeuse...

« Nous avons vu la première neige ce matin ; elle m’a fait pleurer ; j’espère qu’elle ne me fera pas mourir. »

Durant les semaines qui suivent, Mme de Liéven s’attache de plus en plus à sa vie nouvelle si différente de ce qu’a été sa vie passée, semble y prendre plaisir et se prodigue pour inspirer confiance au jeune prince :

«... Le grand-duc est venu deux fois chez moi depuis ma dernière lettre. Chaque séance devient plus facile. Je suis toute aise de pouvoir dire sans flatterie que c’est le plus délicieux jeune homme que j’aie jamais rencontré. Imaginez, passer à seize ans, deux heures et demie auprès d’une vieille femme et de personnages graves, causer avec eux, ou bien les écouter avec intérêt, sans bâiller ; ne jamais dire un mot mal à propos ; toujours à la chose, sans distraction, je vous assure que c’est surprenant. Hier le hasard nous a fourni Blondoff et Michel Woronzoff. Nous ramassons un extraordinaire quand il s’en rencontre de convenables. Du reste nous vivons sur notre propre fonds qui n’est pas considérable ; mais cela va.

« Aujourd’hui j’ai l’honneur de recevoir Madame la grande-duchesse Olga. Sa gouvernante m’a dit que l’ordre de l’Impératrice était que je vinsse au palais Alexandre, si mon appartement était trop petit, et comme il nous faut un peu de gaieté et pour cela de l’espace, c’est dans les salons de l’Impératrice que nous essaierons de faire aller ce soir quelques jeunes jambes... C’est drôle quand je me rappelle la vie passée. La haute politique est aujourd’hui bien loin de moi.

« Notre jeune grand-duc est charmant, ce qui lui manque n’appartient pas encore à son âge et rarement à sa position. Il faut qu’il connaisse le monde : ce mot renferme toute chose. Insensiblement il arrivera à cela. Nous allons bien ; tout a pris une tournure réglée et d’habitude. » — « Je ne manque pas un jour de faire ma cour à Mesdames les grandes-duchesses et je me permets d’aller voir souvent les petits grands-ducs. Vraiment c’est une famille délicieuse ; ils font plaisir à regarder et à suivre ; cela rafraîchit le cœur. Le temps est bien froid ; les défections sont quotidiennes ; il ne restera bientôt plus que nous et les corbeaux.

« Je crois que. pour me faire fête, notre climat me montrera ce qu’il sait faire dans tous les genres, et qu’il fera froid cet hiver dans les mêmes proportions qu’il a fait chaud cet été. Ah ! mon Dieu, que deviendrai-je au milieu de tout cela ! En attendant, pour n’y pas succomber tout de suite, je m’en vas passer demain la journée en ville. » — « Tous les jours me semblent amener du mieux dans mes relations avec le grand-duc. Je vous assure que je le crois accoutumé à moi, pas du tout ennuyé de ma société, et quelquefois même il me paraît qu’il y trouve du plaisir. Ce qui est bien visible en lui, c’est une envie et une volonté positive de bien faire, d’écouter, de recueillir, de profiter de ce qu’il entend. Les bons jours sont ceux où j’attrape un compère, car comment faire naître des sujets intéressans si personne ne m’interroge ? C’est égal qui, mais il faut quelqu’un qui ait idée ou curiosité du reste de l’Europe. Alors j’enfile un peu de l’histoire de mon temps ; un peu d’anecdote ; quelque bêtise au milieu du sérieux, et je vous assure que le grand-duc suit cela des yeux et des oreilles avec une attention charmante. Je persévère dans mon système de le faire raconter, et sa jeune vie, toute courte qu’elle soit, nous fournit encore tous les jours des thèmes nouveaux ; il y a beaucoup de sentiment en lui. Ses impressions, il sait fort bien les décrire, et sa charmante physionomie supplée à ce qui quelquefois lui manque comme expression de parole. C’est cela qu’il me paraît essentiel de pousser en lui. C’est cela que l’Empereur possède à un haut degré ; il exprime toujours sa pensée avec énergie, clarté en même temps qu’élégance de langue. Je voudrais que le grand-duc sache l’imiter. Cela viendra.

« Les grands-ducs et grandes-duchesses ont eu hier soir une soirée qui les a fort amusés. Je fais commencer à sept heures juste, ce qui fait que tous peuvent en jouir, et je vous assure que les petits grands-ducs Nicolas et Michel sont tout aussi réjouis de voir danser, que le sont les autres de danser eux-mêmes. Madame Olga a une tenue charmante ; elle parle avec bonté et obligeance à tout ce qui est convenable ; elle s’amuse comme un enfant, fille d’empereur. Ils sont tous délicieux, leur attachement à leurs parens est vraiment touchant à voir ; c’est des joies, des transports, quand arrive une lettre ou seulement des nouvelles. Le grand-duc héritier est tout accoutumé à moi ; il subit ma société comme si elle lui plaisait. Avant-hier, le comte Nesselrode a passé la soirée chez moi ; c’était pour moi un jour de fête et une très bonne fortune pour le grand-duc. Nous lui avons fait nous raconter l’histoire vivante des années 1813 et 1814. On ne peut mieux apprendre l’histoire qu’en l’entendant raconter par les auteurs. Aussi le grand-duc était-il tout attention, tout intérêt. Voilà des séances qui valent bien des leçons. »

De ce qu’on vient de lire, on a, semble-t-il, le droit de conclure que la satisfaction de la princesse, à cette heure de sa vie, est entière et complète, qu’elle se plaît là où elle réside et à ce qu’elle y fait. Voici cependant que sur ce bonheur passe une ombre et qu’une page de la correspondance vient trahir subitement un regret de l’autrefois, dû sans doute à l’uniformité de ses journées, à l’absence absolue de causes d’agitation, à la lourde discipline qui règne à la cour de Russie et pour tout dire à la privation des incidens dont la curiosité de l’ambassadrice s’est toujours montrée si friande. « Mes lettres sont sottes ; j’ai eu si longtemps l’habitude de les remplir d’événemens, ou importans ou piquans, que je me sens un peu de paralysie pour décrire une vie monotone, car rien ne l’est plus que celle que je mène. Nos événemens sont le thermomètre ? Est-il au-dessus ou au-dessous de zéro ? Voilà la grande question de tous les jours. A Londres il y en avait d’autres ! »

Lorsque cinq semaines après son retour en Russie, Mme de Liéven se laissait aller à cette allusion à son séjour en Angleterre, en des termes propres à faire supposer qu’en dépit des apparences, elle se consolait malaisément de n’y être plus, elle ne se doutait pas que son existence présente, à quatre mois de là, allait être toute changée par la plus horrible catastrophe qui puisse déchirer le cœur d’une mère, et que ces journées un peu mornes de Tsarkoé-Selo qui parfois lui semblaient si longues, si difficiles à remplir, mais où, du moins, elle pouvait nourrir l’espoir d’un avenir plus conforme à ses goûts, bientôt elle les regretterait. A son départ de Londres, elle était depuis longtemps séparée de trois de ses fils, Alexandre, Constantin et Paul, retenus loin d’elle par les nécessités de leur carrière. Elle n’avait gardé que les deux plus jeunes, George et Arthur, le premier âgé de quinze ans, le second de neuf. Elle les préférait à leurs frères, à Constantin surtout, dont la vie dissipée était pour ses parens une cause d’inquiétude irritante. D’accord avec son mari, elle venait de les envoyer à l’université de Dorpat où leurs deux aînés avaient été élevés. C’est de là que, brusquement, lui arriva au mois de mars 1835, une terrifiante nouvelle. Atteints l’un et l’autre de la fièvre scarlatine, ils étaient en danger de mort.

Les détails manquent sur ce douloureux épisode. Il ne nous est révélé que par trois ou quatre billets tracés en hâte, au hasard d’une course éplorée, qui ne nous disent même pas en quel endroit expirèrent à peu de momens l’un de l’autre les pauvres petits, ni si le père et la mère qu’avait accompagnés Alexandre de Benkendorff eurent la triste consolation de recevoir leur dernier soupir. « Cher, cher frère, ne manquez pas le service funèbre, je crains qu’on ne vous ait pas dit le moment et que ce cher enfant ne soit seul, bon frère ! » — « Cher, cher Alexandre, au nom de Dieu, commandez bien au gendarme de veiller sur ce précieux dépôt, ce cher enfant ; qu’il ne le perde pas de vue. Cher frère, accorde-moi cette grâce. Grand Dieu ! un gendarme au lieu de sa mère ! Je suis arrivée bien fatiguée, mais passablement bien. Adieu, mon bon frère ; je n’oublierai jamais toute la tendresse que vous m’avez montrée ; mon Dieu, pourquoi faut-il que je vive, ou pourquoi ai-je vécu ? Bon Alexandre, j’ai le cœur abîmé. » — « Mon cher frère, mon bon frère, que le ciel vous récompense de tout ce que votre tendresse m’a prodigué de douceurs. J’ai la mort dans l’âme. Je viens de recevoir votre lettre. Je compte avec foi sur toutes vos promesses. M. Souhareff a été parfait pour moi ; je vous prie de lui en savoir gré et de lui dire combien je lui en suis reconnaissante. J’embrasse votre femme, vos chers enfans : Marie, Coco, et vous cher, cher frère avec toute la tendresse possible. Mes chers petits enfans, mes chers anges ; je vais donc quitter la terre où ils reposent ! Cher frère, si je meurs bientôt, ne vous affligez pas, car je les aurai rejoints et vous me ferez enterrer auprès d’eux. Adieu, mon bon frère. » — « Me voici, cher frère, et je repars à l’instant. J’ai des momens affreux, mais je vis, ce qui est incroyable. »

Si nous manquons de détails sur le malheur qui venait de frapper Mme de Liéven et s’il ne nous est révélé que par les cris de détresse qui retentissent à travers sa correspondance, ces cris nous permettent du moins de juger de l’étendue de sa douleur. A dater de ce jour, elle en est réellement écrasée et jamais, dans l’avenir, elle ne parviendra à se délivrer de ce cruel et lourd fardeau. Quoiqu’elle appelle instamment la mort, elle a encore devant elle une longue existence, durant laquelle elle cherchera des distractions dans le spectacle toujours plus compliqué des affaires européennes et des consolations dans une tendre amitié contractée au hasard de sa route. Mais, ni cette amitié, quelle qu’en soit la sollicitude, ni ces distractions ne combleront le vide de son âme dévastée. Elles ne lui apporteront pas l’oubli. Elle restera jusqu’au bout la Mater dolorosa ; à toute heure, elle vibrera au souvenir inoublié de ses chers morts et, pareille à Rachel pleurant ses enfans, elle ne voudra pas être consolée.


III

Au lendemain de son infortune, il ne pouvait être question pour elle de reprendre ses fonctions à la cour de Russie. En eût-elle eu la volonté, elle n’en aurait pas eu la force. Sa santé, durement éprouvée déjà par le climat de Saint-Pétersbourg était à l’image de son âme, exigeait du repos et des soins. De là, le parti que, d’accord avec son mari, elle prenait aussitôt après les obsèques de ses fils, d’aller à Berlin, consulter les sommités médicales. Le prince de Liéven, rappelé d’urgence à la Cour, se donna cependant le temps de l’accompagner jusqu’au terme de son voyage. Le 5 avril, ils étaient à Kœnigsberg.

« Nous sommes arrivés ici ce matin, dit-elle à son frère à cette date. J’y passe toute la journée pour prendre un jour de repos. Je suis abîmée, mais c’est mon cœur qui l’est surtout et je crois bien que ma douleur est de celles que le temps augmente, Aussi le temps ne peut-il plus être long pour moi ; cela n’est pas possible ; mon malheur est trop grand ! Mon mari est un peu indisposé. Il est pour moi d’une bonté parfaite. Quel moment que celui où je m’en séparerai ! Ce sera pour toujours, mon bon frère ; je ne puis plus vivre une vie sans intérêt, sans occupation, une vie qui ne se composera plus que du souvenir de mes malheurs. Sans distraction, mon esprit mort, mon cœur mort, cela ne va plus. Adieu cher, cher frère. Je vous embrasse, je vous aime de tout ce qui me reste encore de force aimante... Pour perdre le moins de temps possible, mon mari veut me quitter aux portes de Berlin. »

Peut-être se demandera-t-on pourquoi ces époux choisissaient pour se séparer l’heure douloureuse où ils ne pouvaient attendre quelque soulagement que d’une réunion plus étroite et durable, et il semble bien en effet que tout leur commandât de ne plus se quitter, de mettre en commun leurs pleurs et leurs désespérances. Mais, d’une part, le séjour de la Russie était momentanément interdit à Mme de Liéven, et, d’autre part, son mari avait à un trop haut degré une âme de courtisan, pliée aux ordres de son maître, pour que l’idée lui vînt d’essayer de s’y soustraire alors qu’ils lui enjoignaient de revenir à son poste sans délai. On le rappelait, et, après avoir mis sa femme aux portes de Berlin, il se hâtait d’obéir.

« Mon mari m’a quittée à Wogelsdorff où j’ai trouvé les équipages de la duchesse de Cumberland qui m’ont conduite à Berlin ; elle m’avait fait préparer un appartement dans l’hôtel du prince Frédéric de Prusse, son fils. Elle m’y attendait et ne me quitte pas. Je suis arrivée vivante, c’est tout ce que je puis vous dire de plus triste pour mon compte, car, cher, cher frère, combien la mort me serait douce. Comment croyez-vous possible que je vive avec une douleur pareille dans le cœur, et sans vivre dans le monde pour m’en tirer ou m’en distraire ? Mon chagrin augmente tous les jours. C’est vrai ce que je vous dis là ; il est plus poignant aujourd’hui qu’il ne l’était hier, et dans cette progression-là, que peut être mon avenir ? Si vous priez Dieu pour moi demandez-lui de me retirer de cette terre ; demandez-lui de me réunir à mes anges.

« Ma séparation d’avec mon mari a été cruelle pour tous les deux. C’est bien dur, bien dur, cher frère, de se séparer dans un pareil moment et avec la certitude de ne plus se revoir. Pauvre mari ! quel triste voyage que celui qu’il a fait avec moi ! Quel triste voyage que celui qu’il fait seul maintenant ! Quelle tragédie complète que tout ce qui nous regarde ! Je suis un objet de pitié et je me suis prise en horreur. Adieu, mon frère, mon bon frère. Je suis exténuée. »

A Berlin un grand bonheur attendait Mme de Liéven. Elle y retrouva Paul, son troisième fils, le plus jeune de ceux qui lui restaient. « Sa vue m’a donné un instant de bonheur ; il est bien touché, bien tendre, bien soigneux, bien anxieux pour sa pauvre mère. Je l’aime bien, Paul ; vous savez que, désormais, c’est ce que j’aime le plus. Mais, notre réunion sera courte et je sais trop que je ne peux rien pour lui. Pauvre Paul ! Il pleure en me regardant. Je suis bien faible, l’excitation de mes nerfs m’avait soutenue pour arriver ici. Mais tout cet affreux passé et les fatigues du voyage ont fait qu’une fois au repos, la nature s’est vengée et je suis épuisée, anéantie. »

Cependant, elle recevait les personnes qui « pouvaient l’intéresser. » Parmi les visiteurs, elle cite le ministre prussien Ancillon, le prince de Wittgenstein, M. de Ribeaupierre, ministre de France : la duchesse de Cumberland l’environnait de sa sollicitude, et se faisait un devoir de ne pas la quitter. « L’intérêt des affaires publiques est encore quelque chose pour moi ; je suis donc distrayable. Mais, nécessairement, c’est court, cela s’évanouit avec ces entretiens. » Et comme elle avait reçu des nouvelles de Londres, elle s’efforçait, en les transmettant à son frère, de tromper la longueur de ses journées.

On serait surpris de voir à tout instant des informations politiques mêlées à ses lamentations, si elle ne nous avait maintes fois prouvé que les « affaires » ont à ses yeux un intérêt assez puissant pour qu’elle y trouve un remède, même dans les circonstances cruelles qu’elle traverse. Mais, elle a été, avoue-t-elle, trop gâtée par sa vie de Londres pour que sa vie de Berlin puisse lui donner les satisfactions qu’elle préfère. « Aujourd’hui mon esprit est aussi parfaitement privé d’aliment que l’est mon cœur. Ah ! mon pauvre cœur, qu’il est brisé, anéanti ! et rien, rien du tout pour me tirer de ma profonde douleur. Ah ! si j’étais un homme ! Je suis touchée du souvenir de l’Empereur et de l’Impératrice. Dites à l’Impératrice que je ne lui écris plus parce que je ne m’en crois plus le droit. Quand je le faisais, mes lettres avaient de l’intérêt. Mes récits d’Angleterre lui plaisaient. Aujourd’hui que je n’ai plus à parler que de ma triste personne, je ne me permets pas de l’importuner, mais j’aurai toujours dans le cœur le souvenir de ses bontés et la pensée qu’Elle me les continue... J’ai été plus mal ces jours-ci, les médecins me renvoient et je partirai dans peu de jours pour Francfort d’abord et de là pour Baden-Baden. »

Comme ses précédentes lettres, celles qu’elle écrit de Baden-Baden ne sont que plaintes, regrets, démonstrations de l’impossibilité d’être encore heureuse, à laquelle elle est condamnée... « Je suis bien aise de la nouvelle que vous me donnez que mon mari a momentanément de l’occupation pour son esprit. C’est la seule façon de noyer les peines de cœur. Si vous pouviez inventer un remède pareil pour le mien, pour ce cœur si brisé, si malheureux ! Il n’y a que cela qui me donnerait du soulagement. Tout le reste n’a aucune puissance sur ma douleur. Le beau climat, le beau pays, tout cela ne m’inspire qu’indifférence ou même tristesse, car avec eux, avec mes pauvres chers enfans j’y serais si heureuse ! Sans eux, il n’est plus de joies pour moi.

« Je voudrais avoir un intérêt, une occupation dans le monde, je me sens capable encore d’occuper utilement mon esprit ; mais cette occupation, le seul remède possible pour moi, me manque : et la vie n’est plus qu’un vide affreux, une tristesse éternelle, et ne me laisse d’autre désir que la tombe. Je ne vous écris pas, cher frère, je n’écris qu’à mon mari en Russie. Je ne veux pas accabler les autres de ma douleur, et ce n’est que de cela que j’aurais à les entretenir. »

Cependant quelque accablée qu’elle fût, il y avait en elle une faculté de rebondissement qui, dès ce moment, opérait sur son esprit et, presque à son insu, la disposait à chercher les moyens de se faire « une vie possible. » Son mari et son frère insistaient pour qu’elle rentrât en Russie, sa cure terminée, et se réinstallât à Tsarkoé-Selo, où elle pourrait sinon se divertir, du moins trouver, dans la reprise de ses anciennes habitudes, des distractions efficaces. Mais, lorsque, après la mort de ses enfans, elle avait quitté la cour, c’était avec le ferme et secret dessein de n’y plus faire des séjours de durée. D’ailleurs, à Baden comme à Berlin, les médecins étaient unanimes à déclarer qu’elle ne survivrait pas à un nouveau séjour en Russie. Elle en était elle-même convaincue et, tandis qu’elle recevait des exhortations pressantes qui l’y rappelaient, elle se préparait à se fixer ailleurs. Où ? Elle ne savait, et resta quelque temps sans se décider. C’est seulement à la fin du mois d’août et de son séjour à Baden que commence à se trahir dans ses lettres le désir d’aller vivre à Paris.

« L’Italie m’était défendue par les médecins ; elle l’est encore plus par le choléra. Il me faut un climat tempéré ; mais, par-dessus tout, il faut de la distraction à mon esprit. C’est non pas mon seul remède, car il n’y en a pas de possible pour moi, mais, c’est la seule chance de prolonger mon existence en me tirant de ma douleur. Je ne la crois pas nécessaire, mon existence ; tout m’a été ravi... Mais puisqu’il faut encore que je vive, il faut que je me sauve de mes horribles souvenirs. Il faut du repos pour mon corps, de la distraction pour mon esprit. J’irai chercher l’un et l’autre auprès de mes amis. »

Elle en avait en Angleterre. Mais, outre qu’elle ne jugeait pas convenable de s’établir dans un pays où elle vivait naguère revêtue d’un titre officiel, elle y avait été trop complètement heureuse pour y vouloir retourner. Restait Paris, et c’est Paris que les médecins lui conseillaient. » C’est là où je songe à aller passer la mauvaise saison. Je crois, cher frère, avoir acquis assez chèrement le droit de chercher un adoucissement à mes affreux chagrins là où je peux les trouver. Mais, s’il était nécessaire d’obtenir pour cela l’agrément de l’Empereur, je compte qu’il ne me le refusera pas...

« … Vous oubliez, en me proposant Tsarkoé-Sélo, que longtemps avant mes malheurs, il avait été décidé que je devais me soustraire au climat de la Russie pendant un an et demi. Vous ne pensez pas sans doute que ma santé vaille mieux aujourd’hui qu’alors,.. Mon cher frère, vous êtes dans la plénitude des biens de ce monde. Vous ne sauriez entrer dans le cœur des malheureux et nul être n’est plus profondément malheureux que moi. J’ai tout eu ; je n’ai plus rien. »

Résolue à laisser là, au moins pour un temps, la cour de Russie, son dessein s’était fortifié à la suite d’un refroidissement momentané survenu dans ses relations avec une de ses compatriotes qu’elle croyait son amie, la comtesse de Nesselrode, femme du chancelier de Russie, venue elle aussi à Baden-Baden. Elle s’en plaignait à son frère avec amertume : « Cela me peine et m’étonne bien. Jusqu’ici et partout, j’avais eu le bonheur de conserver le bon vouloir des gens qui me prenaient une fois en amitié. Aujourd’hui mes malheurs semblaient m’y donner de nouveaux droits. Je me suis trompée dans cette circonstance et j’en suis vraiment blessée ; je ne connaissais pas les inégalités de caractère. Ceci a pour moi la suite naturelle que tous les Russes, qui se tournent toujours là où est la faveur, suivent les mouvemens de Mme de N… et m’évitent tous parfaitement. Cela me gâte mon reste de séjour ici. »

Au moins d’octobre, Mme de Liéven arrivait à Paris. Elle se proposait d’y passer l’hiver. Du premier séjour qu’elle y fit, il n’existe pas de traces dans nos documens. C’est par ailleurs que nous savons qu’à peine arrivée, elle eut un salon où commencèrent à affluer les hautes personnalités de la société diplomatique. Néanmoins, elle n’était pas décidée encore à s’établir définitivement en France, ce qu’elle n’eût pu faire sans l’agrément de l’Empereur, sous peine d’encourir sa disgrâce. L’autorisation qu’elle souhaitait ne lui parvint que l’année suivante (1836), en septembre, à Baden où elle était retournée. « L’Empereur ne vous défend rien, lui mandait son frère, et vous laisse libre de vos actions. »

Elle connaissait trop bien la cour d’où lui arrivait ce message laconique pour se dissimuler, alors même qu’elle feignait de ne pas le comprendre, ce qu’il cachait de mécontentement. En réalité, l’Empereur daignait fermer les yeux sur les faits et gestes de Mme de Liéven. Mais il était de toute évidence qu’il ne les approuvait pas et se réservait de les blâmer. Elle en pouvait d’autant moins douter qu’au même moment, son mari, sans tenir compte de la vague autorisation qu’elle avait reçue lui écrivait « qu’il la laissait libre de se rendre partout où elle le jugerait à propos, à l’exception néanmoins de Paris. » Ce n’est pas sa volonté à lui qu’exprimait son langage, mais une volonté plus haute. Au général de Benkendorff lui présentant la demande de sa sœur, le tsar avait sans doute répondu : « Qu’elle aille où elle voudra. » Mais en parlant à M. de Liéven, il avait probablement ajouté : « Excepté à Paris. » C’est donc la véritable pensée du maître que son mari lui communiquait.

Elle n’en persista pas moins dans son projet. En annonçant à son frère sa résolution de retourner à Paris pour la durée de l’hiver, elle disait : « Je demande à votre tendresse et à l’humanité de l’Empereur de m’accorder le seul adoucissement que je trouve. Faites-lui agréer avec indulgence la résolution que je prends, car l’idée de lui déplaire empoisonnerait les pauvres jouissances que je cherche. Dites-moi donc de sa part que je fais son bon vouloir en cherchant à soulager mes peines. » Comme preuve de sa sincérité et de la gravité d’un état de santé qui ne lui permettait pas d’entreprendre le long et fatigant voyage de Russie, elle envoyait des attestations de médecins, destinées à être mises sous les yeux du tsar.

Durant cet hiver encore, à la faveur du silence qu’on gardait à son égard, elle put rester à Paris sans paraître en révolte contre la volonté souveraine dont son mari s’était fait l’écho. Elle s’attachait chaque jour davantage à sa nouvelle vie, qui déjà lui paraissait trop attrayante pour que rien au monde pût la contraindre à en changer.

L’été venu, se sentant mieux portante, elle alla à Londres. La mort de Guillaume IV venait de faire passer la couronne sur le front de la princesse Victoria. Quoique Mme de Liéven fût absente d’Angleterre depuis trois ans, elle eut la consolation d’y trouver toujours aussi ardentes les amitiés qu’elle y avait laissées. Au commencement de juillet, elle raconte les émotions qu’elle a éprouvées à Londres. « Les soins, les amitiés de mes amis les ont bien adoucies. Je demeure dans le beau palais de la duchesse de Sutherland, aujourd’hui grande maîtresse de la reine. Tout le monde vient me voir, on m’entoure, on me soigne, on ne me laisse pas de temps pour mes tristes souvenirs, et si le bonheur était dans ces témoignages, dans ces recherches d’amitié, personne n’en aurait plus que moi. Je suis touchée, reconnaissante, car on me montre plus d’égards, plus de tendresse qu’on ne m’en a jamais montré. Comme de coutume, tous les partis, toutes les couleurs se rencontrent chez moi. C’est un privilège qui m’accompagne partout. »

Ressaisie par l’atmosphère où elle a si longtemps vécu, elle redevient comme autrefois la plus perspicace des informatrices. « Je vais voir la reine demain. Le nouveau règne s’annonce comme un miracle. A dix-huit ans, de la tenue, de l’aplomb, curiosité et intérêt pour les affaires, volonté très absolue, aucune espèce d’influence, car la reine mère n’en a aucune, de la préférence pour personne non plus... une connaissance exacte de ce qu’elle ose vouloir et dans ce cas, résolution, d’autres disent obstination à toute épreuve pour le faire. »

La lettre d’où sont extraits ces passages abonde en détails sur les affaires de l’Etat et les hommes qui les mènent. Elle atteste d’un bout à l’autre une activité d’esprit et une satisfaction dont l’ancienne ambassadrice ne nous avait depuis longtemps fourni un aussi visible témoignage. Naguère, elle écrivait à son frère que les incidens de la vie publique ont toujours le don de l’intéresser et de la distraire. Rien de plus vrai et, durant son séjour à Londres, elle semble avoir oublié ses peines. Il serait cependant plus juste de dire qu’elle les laisse dormir. Voici d’ailleurs qu’à l’improviste, elles se réveillent. Ses relations avec son mari vont brusquement toucher au drame, et ce drame, en sa simplicité, deviendra poignant.

Elle était à Londres depuis quelques jours quand une lettre du prince de Liéven vint inopinément lui apprendre qu’il se rendait en Allemagne, dans une ville d’eaux, pour y faire une cure et que, de là, il irait passer la mauvaise saison en Italie. Il déclarait à sa femme qu’elle ne pourrait l’accompagner dans ce voyage. Mais comme il désirait la voir et s’entretenir avec elle, il lui demandait de fixer sur la route qu’il avait à parcourir un endroit où ils pourraient se rencontrer. En confiant sa lettre à l’un de ses amis, le comte Orloff, qui partait pour Londres, le prince de Liéven l’avait expressément chargé de démontrer à la princesse la nécessité de cette réunion. Mais, il suffit au comte Orfoff de la voir pour comprendre qu’elle était hors d’état de supporter les fatigues d’une longue course. Le seul voyage de Paris à Londres avait ébranlé de nouveau sa frêle santé et l’obligeait à des ménagemens.

— C’est à lui de venir vers vous, lui dit le comte Orloff, et non à vous d’aller à lui. Donnez-lui rendez-vous au Havre ou à Dieppe.

Elle suivit ce conseil, écrivit dans ce sens à son mari et quitta Londres pour aller attendre sa réponse à Paris. Mais, en chemin ses forces la trahirent. Elle dut s’arrêter à Abbeville. A la suite d’une violente hémorrhagie, elle y fut durant plusieurs jours entre la vie et la mort. Elle ne put regagner Paris qu’au bout d’une semaine et y rentra littéralement épuisée.

Elle se remettait à peine de cette secousse lorsque la réponse de son mari, en date du 2 août, vint ajouter à ses souffrances physiques une souffrance morale bien autrement cruelle. Il lui « ordonnait » de quitter sur-le-champ Paris et, après avoir formulé « des menaces vagues » il terminait ainsi : « J’exige une réponse catégorique, car je suis obligé moi-même de rendre compte dans un délai donné des résolutions que j’aurais à prendre en conséquence d’un refus de ta part. »

Ces paroles indiquant clairement une volonté supérieure à celle de son mari. Mme de Liéven, après avoir protesté contre la rigueur de ses ordres, lui décrivit longuement ses maux et appuya ses dires des consultations médicales auxquels ils avaient donné lieu. Mais elle prêchait en pure perte. Ses protestations eurent pour résultat de lui attirer cette foudroyante réplique. « Mes lettres ne t’ont pas laissé de doutes, j’espère, que je suis tenu à insister que tu viennes me rejoindre. Je t’ai prévenue qu’en cas de refus, je serais obligé de prendre des mesures qui me répugnent. Je te déclare donc aujourd’hui que si tu ne viens pas, je te retire toute subvention. Je dois aussi prévoir le cas où tu me laisserais sans réponse, et t’avertir encore que si, dans un délai de trois semaines, elle ne m’était point parvenue, je serais obligé d’agir comme s’il y avait refus de ta part. »

Profondément blessée par des accens si nouveaux pour elle, clouée à Paris par l’état de sa santé, incapable « de faire pour de l’argent ce qu’elle n’a pu faire par dévouement et par affection, » comprenant enfin que son mari n’est qu’un instrument dans les mains de l’Empereur et qu’elle sera impitoyablement sacrifiée, c’est à l’humanité du maître que derechef elle a recours. Après avoir consulté ses amis de Paris, M. de Médem l’ambassadeur russe, lady Granville l’ambassadrice d’Angleterre, et Guizot, elle adresse au tsar une supplique ; elle écrit au comte de Nesselrode et au comte Orloff ; elle les adjure de s’entremettre pour fléchir la rigueur dont elle est victime. Elle prie de même son frère :

« Vous souvenez-vous d’une promenade dans votre drowsky, l’année 33 à Péterhoff, où, en me parlant de mon mari, vous me disiez :

« — Si jamais votre mari vous menaçait, référez-vous à moi ; je suis là pour vous protéger. »

« Le moment est venu ; protégez-moi. » Elle lui raconte par le menu les avanies dont elle est abreuvée. Elle lui déclare qu’elle ne bougera pas, « qu’on n’obtiendra rien d’elle. » Voyager, c’est m’exposer à la mort. Je ne donnerai pas à mon mari la honteuse satisfaction d’aller dire à l’Empereur :

« — Sire, je vous ai obéi, ma femme est morte. »

Avant qu’elle connût le résultat de ses démarches, son fils Alexandre arriva chez elle à l’improviste. Il était envoyé par son père pour donner à sa mère « des éclaircissemens intimes sur la volonté absolue de l’Empereur et les suites funestes auxquelles elle s’exposait en restant à Paris… Mon mari avait donné l’ordre à son fils de m’emmener, fût-ce au détriment de ma santé. » Alexandre, après avoir causé avec le médecin de sa mère, renonça à exécuter cet ordre inhumain. « Ce que le médecin lui a dit a tellement effrayé notre pauvre fils que, si je voulais partir, il se refuserait à m’accompagner. »

Entre temps, elle recevait la réponse de son frère. Affligée de n’y trouver, au lieu de l’autorisation définitive qu’elle avait sollicitée, que des phrases évasives, elle discutait une à une les objections qui lui étaient faites et qu’elle devinait suggérées par l’Empereur. Ses argumens restaient toujours les mêmes : sa santé pitoyable, l’avis des médecins, la vie retirée qu’elle menait. Comme elle croyait comprendre que l’Empereur lui imputait à grief d’avoir un salon politique, elle se défendait en définissant le caractère des réunions qui se tenaient chez elle chaque soir. Un salon politique, quelle erreur !

« Oui, des personnages politiques y viennent, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus distingué en esprit dans les divers partis, et cela encore se réduit à cinq Français : M. Molé, M. Guizot, M. Thiers, M. Berryer et le duc de Noailles. Vous voyez qu’il y en a de toutes les couleurs. Parmi ceux-là, les deux premiers seuls, je les vois familièrement et j’ai pour l’un et l’autre une sincère estime. Mais, est-ce donc de politique que je parle avec eux ? Qu’est-ce qu’elle me fait aujourd’hui ? J’en suis complètement en dehors et comme ils le savent bien, ils n’ont rien à trouver auprès de moi dans cette donnée et je vous étonnerais peut-être si je vous disais qu’avec M. Guizot par exemple, c’est de religion surtout que nous parlons. Il a éprouvé des malheurs semblables aux miens et plus grands encore ; il est luthérien comme moi, un homme de la plus haute moralité, et ses entretiens ont plus adouci mes peines que beaucoup de distractions de causeries que j’ai recherchées.

« Ces personnes-là et la diplomatie de bons principes se réunissent chez moi, notre ambassadeur tous les jours, les Anglais de ma connaissance et quelques Autrichiens voyageurs qui se trouvent ici. Voilà, cher frère, ma vie, tous les soirs chez moi, jamais chez les autres, jamais un salon étranger, jamais spectacle, jamais autre chose quelconque. C’est une vie douce, réglée, qui m’offre la seule distraction qui puisse m’atteindre, qui me fait du bien. Expliquez-moi où peut se trouver le mal d’une existence semblable ? »

Son argumentation n’était pas moins vive sur un autre point et mérite qu’on la mentionne, ne serait-ce que parce qu’elle nous livre peut-être un des mobiles auxquels, indépendamment de la volonté impériale toute-puissante sur l’âme du prince de Liéven, façonnée à la servitude, il obéissait en traitant si durement sa femme. Dans la lettre de son frère, elle avait trouvé cette remarque : « Vous ne devez pas être étonnée qu’après tant d’années de supériorité sur lui, il cherche enfin à s’en venger. » Fondée ou non, l’observation la touchait et elle la relevait avec vivacité : « Mais, mon cher frère, si cette supériorité que vous m’attribuez sur lui existe en effet, puis-je m’en défaire ? Cette supériorité, je l’ai mise pendant de longues années à son service. Elle lui a été utile, bien utile, et c’est lorsqu’il ne s’en sert plus qu’il voudrait m’en punir. En vérité, ce serait un excès d’injustice d’un genre bien nouveau…

« En résumé, ajoutait-elle pour conclure, je n’ai rien à me reprocher vis-à-vis de mon mari. Quels que puissent avoir été les orages de notre vie, nos malheurs avaient plus que jamais réuni nos cœurs. Mes lettres ont été constamment tendres, affectueuses. Lui s’est rendu coupable d’un tort grave. Votre esprit d’équité vous porte à en convenir vous-même. Mais, surtout, lui m’a montré une absence de cœur, de simple pitié qui reste bien avant dans mon âme. Vous, vous avez été de nouveau pour moi ce que je vous disais en descendant, pour la dernière fois, l’escalier de ce triste hôtel Ostermann, dans cet affreux moment où je vous parlais pour la dernière fois, dans ce moment où je montais en voiture pour suivre le convoi d’un de mes enfans et précéder l’autre ; vous avez été pour moi un père, un frère, un mari. Vous le resterez toujours, n’est-ce pas ? »

Ce témoignage de gratitude porte la date du 23 décembre 1837. Le prince de Liéven venait alors d’arriver à Naples, convaincu par les dires de son fils de la sincérité des motifs que sa femme avait opposés à ses ordres. C’est de là que, presque à la même date, il écrivait à l’Empereur :

« ... Il m’est très pénible. Sire, de n’avoir pas à annoncer à Votre Majesté un résultat également satisfaisant quand au second objet qu’Elle a bien voulu commettre à mes soins. Néanmoins, je vous supplie de croire, Sire, que je n’ai négligé aucun moyen de persuasion auprès de ma femme ; que mes instances ont été répétées et suivies même de mesures compulsives auxquelles notre union depuis trente-sept ans n’avait jamais donné lieu. Elle s’est empressée de porter directement à la connaissance de Votre Majesté Impériale les raisons qui la mettaient hors d’état d’obtempérer aux ordres qui lui avaient été signifiés par ma voie. Me reposant sur la rectitude de son caractère, autant que sur son constant attachement, il me répugne de douter de ses protestations, ni de croire qu’elle n’eût fait son possible pour obéir à deux volontés également sacrées à ses yeux. »

Tel paraît avoir été le dernier mot de ce pénible débat. La princesse de Liéven peut enfin se fixer définitivement à Paris ; sa rupture avec son mari est complète ; elle ne le reverra pas. Ni l’Empereur ni lui n’insistent plus pour qu’elle rentre en Russie. Ce qui lui vient encore de son pays ne saurait maintenant ni l’affliger ni l’irriter. Ses désirs ne rencontrent plus d’obstacles. Elle peut vivre à son gré, et le tableau qu’elle trace de l’existence qu’elle s’est faite démontre combien cette existence lui plaît.

A travers ce tableau elle dresse d’un crayon délicat la silhouette de quelques-uns des habitués de son salon :

« ... Pour passer des généralités aux personnalités, je m’amuse des hommes autant que des choses. Je respecte M. Guizot parce qu’il le mérite. Je le placerais dans le moyen âge si le moyen âge avait été éclairé. Il a une droiture, une moralité, une fermeté dignes de ce temps-là, et une élévation d’esprit et de façons bien rare au temps présent.

« M. Molé a l’esprit le plus élégant, les manières et le ton du monde les plus accomplis. Il est flexible, doux, aimable, susceptible, jaloux de toute supériorité, vaniteux, éclairé et modéré dans ses opinions, et d’esprit léger comme tous les Français.

« M. Thiers est un feu d’artifice perpétuel ; c’est l’esprit le plus abondant que j’aie rencontré. La mobilité d’impressions et de principes forme son caractère distinctif. C’est un révolutionnaire au fond, mais qui saurait prendre au besoin toutes les autres formes ; il a l’orgueil de Satan, c’est lui-même qui le dit. Il dit que Charlemagne aurait été forcé de compter avec lui ; moi je crois que Charlemagne l’aurait fait pendre. Il est capable de tout le mal imaginable et au fond de tout cela, il est ce qu’on appelle très bon enfant, sans rancune, sans envie.

« M. Berryer est le plus magnifique orateur, le plus aimable homme, le meilleur enfant, et le Français le plus léger qui existe.

« Je vous dis mes impressions de chacun d’eux, je ne les vois que chez moi. S’ils s’y rencontrent, ils sont fort bien ensemble. Les deux premiers, le premier surtout, M. Guizot, est ma visite quotidienne. J’écoute avec intérêt les opinions de chacun d’eux. Cela me reporte à ma vie passée, moins la curiosité et le parti à en tirer, car tout ceci n’est plus que pour mon divertissement, mais je n’en conçois pas de plus instructif et de plus drôle. »

En ce qui touche Guizot, elle ne disait pas toute la vérité. Elle négligeait d’avouer qu’elle se flattait d’avoir trouvé dans la tendre affection dont déjà cet ami rare et fidèle l’enveloppait une source intarissable de consolation et de joies de cœur.


ERNEST DAUDET.

  1. Voyez la Revue des 1er janvier et 1er février.
  2. Correspondance of princess Lieéven and Earl Grey. London, 1890. Nous devons à la regrettée Mme Dronsart une analyse très subtile et très pénétrante de ce recueil de lettres. Voir le Correspondant du 10 juin 1890.
  3. Voyez la Revue du 15 septembre 1901.
  4. Les deux plus jeunes : George et Arthur. Les trois autres, Alexandre, Constantin et Paul, avaient déjà l’âge d’homme et vivaient loin d’elle.
  5. Allusion aux mutineries militaires qui éclatèrent à l’avènement de Nicolas (décembre 1823) et qui furent inexorablement réprimées. Le grand-duc Alexandre avait alors sept ans.