Une brebis, une chièvre, un cheval
CHANSON ROYALE[1]
Une brebis, une chièvre, un cheval,
Qui charruioient en une grant arée[2],
Et deux grans buefs qui tirent, en un val,
Pierre qu’on ot d’un hault mont descavée[3],
Une vache, sans let, moult décharnée.
Un povre asne qui ses crochès portoit,
S’encontrèrent[4]. L’asne aux bestes disoit :
« Je vien de court. Mais là est uns mestiers
Qui tond et rest[5] les bestes trop estroit[6] :
Pour ce, vous pri, gardez-vous des barbiers ! »
Lors li chevaulx dist : « Trop m’ont fait de mal,
Jusques aux os m’ont la chair entamée :
Soufrir ne puis cuillier[7], ne poitral[8]. »
Les buefs dient : « Nostre pel est pelée. »
La chièvre dit : « Je suis toute affolée. »
Et la vache de son véel[9] se plaingnoit,
Que mangié ont. — Et la brebis disoit :
« Pandus soit-il qui fist forcés[10] premiers !
Car trois fois l’an n’est pas de tondre droit[11].
Pour ce, vous pri, gardez-vous des barbiers !
« Ou[12] temps passé, tuit li[13] occidental[14]
Orent[15] long poil et grand barbe mellée ;
Une fois l’an, tondirent leur bestal[16],
Et conquistrent mainte terre à l’espée ;
Une fois l’an firent fauchier la prée ;
Eulx, le bestail, la terre grasse estoit,
En cet estat, et chascuns labouroit ;
Aise[17] furent lors nos pères premiers.
Autrement va chascuns tout ce qu’il voit[18] :
Pour ce, vous pri, gardez-vous des barbiers ! »
Et l’asne dist : « Qui pert le principal,
Et c’est le cuir, sa rente est mal fondée :
La beste meurt ; riens ne demeure ou pal[19]
Dont la terre puist lors estre admandée.
Le labour fault[20] : plus ne convient qu’om rée[21],
Et[22] si faut-il labourer qui que soit,
Ou les barbiers de famine mourroit.
Mais[23] joie font des peaulx les pelletiers ;
Deuil feroient, qui les escorcheroit :
Pour ce, vous pri, gardez-vous des barbiers ! »
La chievre adonc respondit : « A estal[24]
Singes et loups ont ceste loy trouvée,
Et ces gros ours du lion curial,
Que de no poil ont la gueule estoupée[25],
Trop souvent est nostre barbe coupée
Et nostre poil[26], dont nous avons plus froit ;
Rere[27] trop pres fait le cuir estre roit[28] ;
Ainsi vivons envix[29] ou voulentiers :
Vive qui puet : trop sommes à destroit[30] :
Pour ce, vous pri, gardez-vous des barbiers ! »
- ↑ Cette remarquable pièce est une satyre politique dont le sens est des plus transparents. Les puissants oppresseurs de la société féodale sont ces « barbiers » auxquels s’adressent les plaintes et les malédictions des interlocuteurs, véritables personnages d’apologue.
- ↑ Plaine, du latin area.
- ↑ Extraite en creusant.
- ↑ Pour : se rencontrèrent.
- ↑ Rase.
- ↑ De trop prés.
- ↑ Voir note suivante.
- ↑ Collier, poitrail, parties du harnais.
- ↑ C’est-à-dire : la vache se plaignait qu’on eût mangé son veau.
- ↑ Ciseaux.
- ↑ Car il n’est pas juste de tondre trois fois l’an.
- ↑ Au.
- ↑ Tous les…
- ↑ Occidentaux. Allusion aux premiers conquérants des Gaules, et au temps où le système fiscal de la féodalité n’était pas encore établi.
- ↑ Eurent.
- ↑ Bétail.
- ↑ Contents, à leur aise.
- ↑ C’est-à-dire : les choses vont bien autrement.
- ↑ Rien ne reste pendu au croc (en fait d’instruments de travail).
- ↑ Le labourage manque, est urgent.
- ↑ Il ne faut plus tarder. Rée vient de réer, vieille forme qui a le sens d’enrayer.
- ↑ Et pourtant tout le monde doit labourer.
- ↑ En attendant, les peaux font la joie des pelletiers, qui jetteraient pourtant de beaux cris si on les écorchait.
- ↑ C’est pour l’étable que ce régime a été imaginé par les singes, les loups et les gros ours (officiers) du lion de la
cour (le roi) - ↑ Pleine, obstruée.
- ↑ Ce qui fait que…
- ↑ Raser.
- ↑ Roide.
- ↑ C’est ainsi que nous vivons, à contre-cœur ou de bon gré.
- ↑ Dans la détresse.