Une de perdue, deux de trouvées/Tome I/15

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Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (Ip. 185-200).

CHAPITRE XV.

le cachot.


Pierre de St. Luc avait été laissé dans son cachot, attaché sur son lit de planches, dépouillé de tous ses vêtements et baignant dans son sang. La blessure qu’il avait reçue au front était considérable quoique peu dangereuse, et la quantité de sang qu’il avait perdu l’avait tellement affaibli qu’il perdit connaissance. Il n’avait pas mangé ni bu depuis qu’il était prisonnier. Il souffrait horriblement de la soif, son palais desséché et son estomac brûlant lui causaient d’insupportables douleurs. Une cruche d’eau avait bien été mise près du chevet de son lit, mais il lui était impossible d’y atteindre. Le sang qui s’était écoulé de sa blessure au front avait diminué la fièvre qui brûlait son cerveau. Le lendemain matin, il se réveilla un peu rafraîchi, mais si faible qu’il put à peine remuer son bras que les Coco-Létard, dans leur précipitation, avaient négligé d’attacher. Ce fut pour Pierre, une bien grande satisfaction de pouvoir étendre son bras et de tremper ses doigts dans la cruche pour les porter ensuite à sa bouche.

Vainement il essaya de se remuer : sanglé au lit par une courroie, qui lui passait par dessus la poitrine, il ne pouvait de sa main atteindre aux cordes qui attachaient son autre bras et ses jambes, ni défaire la courroie qui bouclait en dessous du lit.

Il demeura dans cette position jusque vers les trois heures de l’après-midi, temps auquel la mère Coco vint regarder par la trappe. Quand elle aperçut Pierre remuer son bras, elle crut qu’il était parvenu à se détacher ; elle lâcha un cri, ferma la trappe et appela François pour lui aider à assujettir fortement les ressorts, et à entasser par-dessus tout ce qu’il y avait de plus pesant dans l’appartement.

— Il nous arrivera malheur avec ce maudit prisonnier ; mon pauvre Jacob, que nous avons eu de la peine à transporter à la ville, où il souffre affreusement sous la garde de cette petite idiote de Clémence, a été sa première victime ; je ne sais qui sera la seconde.

— Maman, j’espère que la seconde victime sera lui-même, car je jure que s’il n’a que moi pour lui porter à manger, il mourra bien de faim.

— Qu’il meure donc comme un chien !

— C’est ça, attention et vogue la galère, ajouta Léon qui venait d’arriver.

Nous laisserons maintenant les Coco, mère et fils, discutant sur les moyens de défense nécessaires au cas où le capitaine parviendrait à forcer la trappe, et nous nous rendrons sur la levée au pied de la rue Bienville où le docteur Rivard, en cabriolet couvert, attendait Pluchon.

À l’heure fixée, Pluchon arrivait armé de son immense parapluie de coton, car il tombait en ce moment une pluie violente. Le temps était chaud, malgré l’orage.

— Montez vite, M. Pluchon, lui dit le vieux docteur à voix basse, je vais vous conduire à l’habitation des champs. J’ai appris cette après-midi que le rapport du coronaire avait été on ne peut plus favorable ; et je crois qu’il faut de toute nécessité que nous en finissions dès cette nuit avec Pierre de St. Luc.

— J’ai préparé une liqueur dans cette fiole qu’il faut faire prendre de suite au capitaine. Cette liqueur est un poison prompt et sûr, qui ne laisse point de traces. J’en ai obtenu la recette d’un nègre Congo qui m’a dit qu’il était d’un succès merveilleux, ce que j’ai eu déjà occasion d’éprouver par moi-même. Tenez, M. Pluchon, prenez la fiole, mettez-la dans votre poche de gilet et prenez bien garde de la casser.

Pluchon prit la fiole et la mit avec précaution dans sa poche. Tous deux gardèrent ensuite le silence, jusqu’à ce qu’ils arrivèrent à quelques arpents de l’habitation des champs. La pluie tombait par torrents. Pluchon descendit de voiture pour se rendre auprès des Létard. Le docteur Rivard resta dans la voiture, attendant le retour de Pluchon, auquel il avait recommandé de voir lui-même à ce que le poison fut administré au capitaine.

Au bout d’un quart d’heure environ, Pluchon revint à la voiture dans laquelle il monta.

— Mauvaise nouvelle, docteur, les Coco jurent qu’ils ne descendront pas cette nuit dans le cachot ! ils sont saisis d’une crainte superstitieuse. C’est ce soir la veille du jour des morts, et ils ne voudraient pas y descendre pour tout au monde.

— C’est bien malheureux, il serait si important d’en finir dès ce soir !

Et le docteur se mit à réfléchir, tout en retournant vers la ville au pas de son cheval. Au bout de quelques instants le docteur s’écria : « j’ai un moyen ; » et il donna un vigoureux coup de fouet à son cheval en lui disant « marche Balais ; » et Balais partit au grand trot, à travers la boue et au milieu de l’obscurité.

Au bout de la rue Perdido, qui aboutissait à la cyprière, il y avait sur la lisière du bois une vieille case de nègre. Cette case était habitée par un nègre Congo, qui avait acheté sa liberté de son maître moyennant la somme de quatre mille piastres, qu’il s’était procuré, personne ne put savoir comment. Ce nègre avait un étrange commerce ; sur des tablettes, au fond de sa case, il y avait des fioles, des bouteilles de toutes grandeurs et de toutes formes, contenant les unes des poudres, les autres des liquides bleus, blancs, verts, rouges, jaunes, noires. Toutes ces bouteilles étaient hermétiquement fermées. Sur de sales petits morceaux de papiers collés sur ces bouteilles on lisait : poison pour les punaises, pour les rats, pour les souris, etc. Dans une grande armoire, dont la porte vitrée laissait voir les tablettes, on voyait, rangées suivant leurs grosseurs, des dames-jeannes soigneusement bouchées. Ces dames-jeannes contenaient des reptiles vivants, tels que serpents à sonnettes, serpents sourds, congres, etc., tous reptiles dont la morsure était mortelle. Ce nègre Congo était celui-là même qui avait enseigné au docteur Rivard la recette du poison, dont il avait voulu ce soir même essayer l’effet sur Pierre de St. Luc.

Il pouvait être neuf heures du soir ; un feu de charbon brûlait dans une espèce de cheminée, et répandait une faible lueur dans la cabane, sans l’éclairer cependant assez pour reconnaître la physionomie d’un gros nègre, assis sur une bûche de bois auprès du feu. La conversation était animée entre ces deux individus ; le vendeur de poisons refusait obstinément de découvrir à l’autre certains secrets, que ce dernier semblait déterminé à obtenir.

— Tu me le diras ! dit Trim en se levant, car le visiteur nocturne était Trim ; tu me le diras ou je te jure que je te dénoncerai à la police.

— Chut ! répondit le Congo, en baissant la voix, j’entends les pas d’un cheval dans la boue.

En effet un cheval, attelé à un cabriolet couvert, approchait de la cabane du nègre, qui était sorti avec Trim sur le seuil de la porte. Avant que la voiture arrivât, Trim se retira dans l’ombre de la porte.

Un certain sifflement discret avertit le Congo qu’on voulait lui parler en secret. Il s’avança près de la voiture, jeta un coup-d’œil furtif sur les deux personnes qu’elle contenait, et avançant la tête vers celui qui tenait les rênes, celui-ci se pencha à son oreille et lui dit quelque chose.

— Un gros ? demanda le nègre.

— Oui, quatre à cinq pieds.

Le nègre disparut dans sa cabane, dont il ressortit bientôt portant dans ses bras une dame-jeanne, qu’il plaça dans la voiture.

— Merci.

La voiture partit en reprenant la direction dans laquelle elle était venue. Quand elle se fut éloignée un peu et eut disparu dans l’obscurité, Trim demanda quelles étaient ces personnes.

— Bonne pratique, répondit le vendeur de reptiles en se frottant les mains ; c’est le docteur Rivard.

— Le docteur Rivard ! et son compagnon ?

— Je crois que c’est M. Pluchon.

M. Pluchon !

Trim, sans perdre de temps, prit son chapeau et s’élança dans la direction de la voiture. Il ne put la rejoindre, car le docteur, qui avait entendu le pas de quelqu’un qui courait derrière la voiture, se mit à fouetter vigoureusement son paisible cheval. Et Balais, peu accoutumé à ce genre de traitement, partit au grand galop.

Trim fit d’inutiles efforts pour conserver la vue de la voiture, mais Balais y allait de trop bon cœur pour que Trim n’eût pas la douleur de voir la voiture dans la rue St. Charles, longtemps avant qu’il pût y arriver. Le pauvre Trim, tout essoufflé, couvert de boue et trempé jusqu’aux os, s’assit, tout déconcerté, sur une borne qui se trouvait au détour de la rue. Au bout de quelque temps il se décida à aller voir la vieille Marie, sa tante, qui, comme nous le savons, était l’esclave du docteur Rivard. À l’arrivée du Zéphyr, Trim avait été voir la vieille Marie, qui lui avait dit des choses dont il ne s’était pas occupé d’abord, mais qui, en ce moment, réveillaient en lui d’étranges soupçons.

Ce ne fut que lorsque le docteur fut arrivé dans le faubourg Tremé qu’il ralentit l’allure de Balais. Pluchon regarda derrière la voiture et écouta attentivement. Il s’assura qu’ils n’étaient pas suivis ; on n’entendait que le bruit du vent et le clapotement de la pluie dans les mares d’eaux au milieu du chemin.

— Docteur, il n’y a personne.

— Tant mieux, autrement il aurait fallu remettre à un autre soir ce qu’il est si important d’exécuter cette nuit.

Ils ne tardèrent pas à arriver à l’endroit où le docteur avait déjà attendu Pluchon, tandis que ce dernier avait été porter à l’habitation des champs, la petite fiole de poison destinée à l’infortuné Pierre de St. Luc.

Le docteur arrêta la voiture.

— Vous allez descendre, M. Pluchon, et porter cette dame-jeanne à l’habitation des champs. Prenez bien garde de la laisser tomber. Vous ne la donnerez pas aux Létard, mais vous la jetterez vous-même dans le cachot. Si les Létard ont peur d’y descendre eux-mêmes, ils n’auront pas peur d’y voir descendre cette dame-jeanne. Il faudra que vous la lanciez avec assez de force pour qu’elle se brise sur le plancher du cachot.

— Que contient-elle donc, cette dame-jeanne ?

— Un serpent à sonnettes.

Pluchon fit un bond en arrière et laissa tomber la dame-jeanne.

— Mille tonnerres ! s’écria le docteur tout en colère, vous avez failli casser la dame-jeanne !

Pluchon, qui déjà se trouvait à une respectable distance, voyant qu’il n’avait que failli casser la dame-jeanne, approcha avec précaution ; s’étant assuré qu’elle n’était pas cassée et que le bouchon tenait bien, il se décida, quoiqu’avec un violent tressaillement de nerfs à la ramasser.

— Allez avec précaution, continua le docteur, ne confiez pas à d’autres le soin de jeter la dame-jeanne dans le cachot, et ne leur dites pas ce qu’elle contient. Je vais vous attendre ici.

Pluchon, tenant avec précaution la dame-jeanne entre ses mains, les yeux fixés sur le bouchon qu’il semblait couvrir du regard, s’imaginait le voir sauter à chaque instant. Il tenait la dame-jeanne par le milieu au bout de ses bras, n’ayant pas voulu pour tout au monde l’appuyer sur son abdomen, une certaine terreur lui faisant craindre, en dépit de son bon sens, que le reptile ne le piquât à travers la bouteille. Une sueur froide coulait sur son front. Quoique la distance ne fût que de quelques arpents, il lui fallut s’arrêter deux à trois fois pour respirer et prendre haleine. En arrivant à l’habitation, il déposa sa dame-jeanne sur le perron, et se mettant les deux doigts de chaque main dans la bouche, il fit entendre un sifflement aigu et perçant qu’il répéta par trois fois. À la troisième fois, une lumière parut à l’étage supérieur, puis une fenêtre s’ouvrit.

— Qui va là ? demanda Léon.

— C’est moi : M. Pluchon, venez ouvrir, vite !

Léon après avoir refermé la fenêtre avec précaution, descendit ouvrir la porte à Pluchon.

La pluie qui, au commencement de la soirée, tombait fine et chaude, poussée par un léger vent du sud, avait cessé depuis quelques minutes. Il ne ventait plus. De gros nuages couleur d’encre enveloppaient toute la cité et semblaient prêts à fondre sur elle. La température avait changé tout à coup. Une odeur sulfureuse imprégnait l’atmosphère. Le tonnerre grondait sourdement. De vifs éclairs sillonnaient les nuées. Il était évident qu’une tempête allait bientôt éclater. La nature semblait se recueillir un instant et ramasser toutes ses forces, avant de laisser échapper des tempêtes et de lancer ses furies sur la ville.

Au moment où Léon ouvrait la porte, un immense éclair embrâsa le firmament, et une rafale de vent éteignit la chandelle qu’il tenait à la main. Il tressaillit involontairement.

— Nous allons avoir un terrible orage, M. Pluchon ! Qu’est-ce qui peut vous amener par un temps pareil ?

Pluchon ne répondit pas.

Léon prit une allumette chimique et la frotta contre le mur, mais il ne put l’allumer. Il en prit une deuxième, puis une troisième, puis une dizaine à la fois, mais il ne put réussir à produire de flamme. Le phosphore, rendu moins inflammable par l’humidité, laissait sur le mur des traces phosphorescentes et brillantes qui étincelaient dans l’obscurité. Ces traces nombreuses, bizarres, figurant des lignes droites, courbes, des croix, des cercles sur la muraille, firent une curieuse impression sur l’esprit superstitieux de Léon. Il lui semblait voir des spectres se lever de terre ou sortir du mur. Le premier novembre a toujours été considéré comme étant une nuit spécialement destinée aux morts et aux revenants. Il eut peur.

M. Pluchon, êtes-vous là ? dit Léon d’une voix sourde. Pluchon ne répondit pas. Un violent coup de tonnerre vint ébranler toute la maison.

M. Pluchon, pour l’amour de Dieu, je vous en prie, parlez…

Pluchon impatienté lâcha un énorme juron à Léon, en le traitant de bête.

— C’est bon comme ça, répondit Léon ; j’aime mieux que vous invectiviez contre moi que de ne pas vous entendre, quand je vois toutes ces croix qui dansent sur le mur.

Pluchon, ayant pris les allumettes des mains tremblantes de Léon, réussit enfin à allumer la chandelle. Avec la lumière le courage revint à Léon.

— Qu’avez-vous donc là, dans cette dame-jeanne, M. Pluchon ?

— Ne vous inquiétez pas. Où sont la mère Coco et François ?

— Maman est allée voir Jacob à la ville ; François dort en haut sur le canapé.

— C’est bien, il ne faut pas le réveiller. Montez avec moi, je veux voir votre prisonnier.

— Pas ce soir, s’il vous plaît ; je ne descendrais pas dans le cachot ce soir pour une fortune.

— Vous n’aurez pas besoin de descendre ; je ne veux pas descendre non plus, je veux seulement regarder du haut de la trappe.

— Oh ! si ce n’est que ça, on peut vous satisfaire, M. Pluchon.

Pluchon et Léon allèrent à la trappe. Avant de l’ouvrir, Léon écouta ; puis étant sûr qu’il n’y avait rien à craindre, il ôta les coffres et les bancs que la mère Coco avait mis sur le travers de la trappe et l’ouvrit. Pluchon ne perdit pas de temps, il lança avec force la dame-jeanne qui se brisa au fond du cachot. Un éclair éblouissant pénétrant dans le cachot par le soupirail, en illumina toute la profondeur. Léon ferma précipitamment la trappe, tout effrayé.

— Qu’avez-vous fait là, M. Pluchon !

— Écoutez.

Léon écouta. Le vent, qui s’engouffrait par le soupirail soufflait avec violence ; des sifflements aigus dominaient par moment le bruit du vent.

— Je ne sais pas ce que c’est, dit Léon, d’une voix mal assurée.

— Je vous le dirai demain, lui répondit Pluchon.

En attendant, venez m’ouvrir la porte, pour que je m’en aille avant l’orage.

— Vous feriez mieux de rester coucher ici, je vous donnerai un bon lit.

— Je ne peux pas ; il y a quelqu’un qui m’attend.

Quand Pluchon fut sorti, Léon ferma la porte aux verroux à double tour, remonta précipitamment et alla réveiller son frère.

— François, François, réveille-toi donc, lui dit-il en le secouant par le bras.

— Laisse-moi tranquille, grommela ce dernier en se retournant sur l’autre côté.

— François, lève-toi donc ; entends-tu les revenants qui font un sabat d’enfer dans le cachot ? et Léon secoua encore son frère avec vigueur.

— Vas te faire s… et laisse-moi dormir, répondit François, d’un ton si péremptoire que Léon vit bien qu’il ne réussirait pas à le faire lever.

Alors il alluma cinq à six chandelles, qu’il plaça sur la table, le bureau et sur le devant de la cheminée ; il alla ensuite à l’armoire, se servit une énorme rasade de rum qu’il avala, puis il s’enveloppa dans une couverte et se jeta sur le lit à côté de François.

Des cris sourds se firent entendre dans le cachot et semblèrent à Léon comme les clameurs des revenants, qui sortaient des entrailles de la terre et venaient jusqu’à ses oreilles à travers le plancher. Il essaya encore une fois de faire lever son frère, mais il ne put réussir ; alors il se couvrit par dessus la tête et ne dit plus un mot, osant à peine respirer et se pressant contre François qui ronflait comme un bienheureux. Ainsi cet homme si hardi dans le crime, tremblait devant une chimère, une superstition, un fantôme de revenant que créait son imagination exaltée et fiévreuse.

Pierre de St. Luc s’était réveillé en sursaut, au bruit que fit la dame-jeanne en se brisant sur le plancher. Il entendit la trappe se fermer, et crut distinguer, à la lueur de l’éclair qui avait illuminé le cachot, un reptile qui s’agitait au milieu des débris et des morceaux de verre brisés. À la lumière de l’éclair avaient succédé les plus profondes ténèbres. Il crut que cette apparition n’était que l’effet de l’hallucination de son cerveau malade et affaibli par la faim et la perte de son sang. Il passa sa main sur ses yeux, et s’efforça de recueillir ses esprits afin de mieux examiner sa situation. Mais les sifflements aigus du reptile et le bruit de ses sonnettes qu’il agitait avec colère, ne laissèrent plus de doute à Pierre de St. Luc, que ses geôliers voulaient le faire mourir sous les morsures mortelles du serpent, qu’ils venaient de jeter dans son cachot. Les éclairs qui commençaient à se succéder avec rapidité, lui firent voir un énorme serpent à sonnettes, replié en spirales sur lui-même, la tête élevée, les yeux jetant des flammes et se balançant, comme s’il se préparait à s’élancer sur quelqu’objet que Pierre ne pouvait apercevoir.

Le capitaine, dont l’âme, si fortement trempée aux épreuves de la vie dans sa carrière de marin, n’avait pas un instant faibli depuis son emprisonnement, commença à sentir son courage et sa fermeté lui manquer. Pour la première fois, il eut peur de mourir : lui qui s’était accoutumé à envisager la mort au milieu des balles et des batailles, entourée de l’excitation et de l’enthousiasme du combat, ne put supporter l’idée de la voir venir sous une forme aussi hideuse que celle sous laquelle elle se présentait en ce moment. Tout le temps qu’il était demeuré dans le cachot, malgré l’abandon dans lequel on l’avait laissé, malgré les mauvais traitements qu’on lui avait fait subir, il avait toujours conservé un espoir, faible il est vrai, mais assez puissant pour lui faire supporter sa situation, que ses géoliers finiraient par lui rendre sa liberté. Ce qui, peut-être plus que tout le reste, avait contribué à soutenir son courage, c’est qu’il comptait sur son équipage et surtout sur son fidèle Trim, qui ne manqueraient pas de faire les plus minutieuses perquisitions, aussitôt qu’ils se seraient aperçu de sa disparition. Mais quand il se vit livré, lié et garotté, aux morsures du plus dangereux des reptiles : oh ! alors son espoir s’évanouit et sa fermeté l’abandonna. Il s’agita sur son lit, secoua, avec rage et désespoir les sangles qui l’attachaient, tous les muscles de son corps se tordaient sous les efforts prodigieux qu’il fit pour s’en débarrasser ; tout fut inutile.

Alors il lui sembla entendre les pas d’un homme en dehors de son cachot. L’espérance, cette dernière et suprême vertu qui soutient l’homme jusqu’à la mort, se ranima vivement dans son âme. Il pensa à Trim, qui peut-être le cherchait en ce moment ; il se mit à crier de toutes ses forces et à appeler au secours, puis il se mit à écouter attentivement. Le vent lui apporta l’écho des ricanements du docteur Rivard qui, malgré son flegme habituel, riait en entendant Pluchon lui raconter la superstitieuse frayeur de Léon. Ces ricanements raisonnèrent lugubrement aux oreilles de Pierre de St. Luc ; il redoubla ses cris cependant, ne perdant pas l’espoir que ce pouvait être quelqu’étranger qui finirait par l’entendre. Les ricanements cessèrent et le bruit d’une voiture qui s’éloignait rapidement ne lui laissa plus de doute qu’il ne devait pas attendre de secours de ce côté.

La tempête avait éclaté dans toute sa fureur ; le vent rugissait en s’engouffrant dans le soupirail ; les éclats du tonnerre se succédaient avec une rapidité et un fracas épouvantables ; tout le ciel était en feu, et une flamme immense, éblouissante, semblait envelopper la Nouvelle-Orléans et les campagnes environnantes dans un vaste brasier. L’intérieur du cachot était vivement éclairé.

Pierre de St. Luc avait cessé ses cris ; ses membres semblaient paralysés, son bras pendait à son côté ; ses yeux seuls avaient conservé leur activité et suivaient le serpent à sonnettes qui, se déroulant avec lenteur, s’avançait en rampant vers le soupirail ouvert du cachot. Le reptile avait aussi cessé ses sifflements, mais il agitait avec vivacité sa langue fourchue qu’il dardait de sa gueule entr’ouverte, ses sonnettes ne faisaient entendre qu’un son faible et sec. Arrivé au-dessous du soupirail, le reptile se dressa le long du mur, en imprimant à son corps de gracieuses ondulations, puis il s’allongea tout droit, ne semblant s’appuyer sur le plancher que par la force des articulations de la queue. Pierre suivait avec une anxiété extrême les mouvements du reptile qui, malgré sa longueur, ne put atteindre au soupirail qui se trouvait élevé à six pieds au dessus du plancher à l’endroit où il touche au mur. La direction que prit le serpent était opposée à celle dans laquelle se trouvait le lit de Pierre ; il put le suivre à l’espèce de bruissement que faisait le serpent en coulant sur le plancher, quoiqu’il avançât lentement et sans agiter ses sonnettes.

Pierre retenait son haleine pour mieux entendre, car sa tête, retenue par une courroie sur un morceau de bois au lieu d’oreiller, ne pouvait se tourner. Il était dans de cruelles angoisses ; quoiqu’il ne put plus voir le serpent, il sentit qu’il approchait de son lit, une sueur froide coula de son front ; bientôt il sentit le drap se soulever sur ses pieds, un corps froid se glissait sur son corps nu… Toutes ses chairs frissonnèrent à ce contact… Le long de ses jambes il sentait se couler le reptile qui se trouvait attiré par la chaleur… Bientôt il vit la tête du serpent dépasser le drap qui était replié sur sa poitrine… Il sentait son haleine sur son visage… Pierre eut la force et la présence d’esprit de rester immobile, réprimant autant que possible jusqu’aux battements de ses artères. Peu à peu le reptile ramassa ses anneaux et se roula en spirales sur la poitrine de Pierre ; celui-ci, qui avait fermé les yeux, les sentit s’ouvrir malgré lui par un effet spasmodique des nerfs, et ils s’attachèrent sur ceux du reptile qui brillaient comme deux charbons ardents ; il vit sa tête immobile, sa gueule entr’ouverte et montrant ses longues dents si fines qui tuent avec tant de promptitude ceux qu’elles mordent. Attiré comme par une puissance magnétique, Pierre ne pouvait fermer les yeux ni les détourner de ceux du serpent. Il éprouva d’indicibles sensations, il sentait ses forces l’abandonner, son sang ne circulait plus dans ses veines, le vertige commençait à s’emparer de son cerveau… Il lui semblait voir les yeux du serpent grandir démesurément peu à peu ses paupières se fermèrent et tout son corps tressaillit convulsivement… Le serpent fit entendre un sifflement Pierre avait perdu connaissance ?