Une de perdue, deux de trouvées/Tome I/22

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Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (Ip. 280-288).

CHAPITRE XXII.

un cocher improvisé.


Presque toute la partie inférieure de la Louisiane se trouve couverte de prairies flottantes, qui s’étendent à plus de 20 et 30 milles dans l’intérieur, en partant du golfe du Mexique. Ces prairies ont été formées par l’accumulation constante des joncs et de toutes espèces de plantes marines qui, se mêlant, s’enlaçant les unes dans les autres, et se trouvant cimentées par le dépôt limoneux des eaux du Mississipi, finirent par prendre de la consistance et de la solidité. Ces immenses gazons, poussés au gré des vagues comme des cageux de plantes aquatiques, flottèrent d’abord çà et là, quelques-uns allant se briser et se perdre dans le golfe du Mexique, quelques autres repoussés par la marée et les vents du sud, finirent par s’unir à la terre ferme. Leur agglomération continuelle finit par couvrir d’immenses étendues, et ces gazons offrent maintenant le spectacle d’immenses prairies flottantes qui s’étendent à perte de vue, entrecoupées d’innombrables bayous étroits, tortueux et profonds, qui tous vont se jeter dans le golfe du Mexique ou se perdre dans les lacs. Ces bayous sont de véritables dédales, se croissant les uns les autres, tellement qu’il est extrêmement dangereux de s’y hasarder. Si des bayous on veut sauter sur les gazons, on court risque de s’y enfoncer, ou du moins de se voir arrêter dans sa marche par mille bayous, qui à chaque pas les coupent, dans toutes les directions.

Durant l’hiver, ces prairies sont remplies d’innombrables quantités d’oiseaux aquatiques et de gibier de toutes espèces.

Les jeunes gens souvent partent de la Nouvelle-Orléans pour faire la chasse et la pêche dans les lacs qui foisonnent de toutes sortes de poissons. Ordinairement ils se servent de guides, qui les conduisent dans leurs pirogues, moyennant une raisonnable rétribution.

Cabrera, après s’être échappé du Zéphyr, se cacha dans les joncs qui bordent le Mississipi à l’endroit où il s’était sans bruit laissé glisser dans le fleuve. Il y demeura toute la journée. Quand la nuit fut venue, il se rendit à la Nouvelle-Orléans, où il ne manquait pas d’amis et où il avait déjà fait plus d’une visite. Son premier soin en arrivant, fut de chercher Édouard Phaneuf, qu’il trouva chez lui, assis devant un bon feu de cheminée et fumant silencieusement son cigare.

— Merci, Phaneuf, lui dit Cabrera qui était entré sans frapper à la porte ; tu m’as sauvé d’une fameuse équipée. Je ne l’oublierai pas de sitôt.

— N’en parlez pas, général ; c’était bien le moins que je dusse faire pour vous. Prenez un siège et séchez vos habits devant le feu, en attendant que je vous prépare à souper ; j’ai envoyé ma femme se promener chez sa cousine, de chez laquelle elle ne reviendra que lorsque je l’irai chercher, car je vous attendais.

Phaneuf mit sur la table une volaille froide et un pot de café chaud.

— Donne-moi un verre de rum, lui dit Cabrera ; je me sens l’estomac à sec.

Après le souper, Cabrera se plaça debout devant la cheminée, les mains derrière le dos et le dos tourné au feu.

— Maintenant, parlons d’affaires. D’abord où sont mes compagnons ?

— Dans les cachots de la prison de l’Amirauté.

— Il faut les délivrer.

— Impossible.

— Impossible ! morbleu ! comment ça ? Rémi n’est-il plus le géolier ?

— Non. Il est mort.

— Et qui est géolier maintenant ?

— Un maudit Yankee ! farouche et incorruptible.

— C’est égal, faut essayer. Et comment s’est-on aperçu de mon évasion ?

— Ils ne s’en sont aperçus qu’à la Nouvelle-Orléans ; ils ont mis toute la cale sans dessus dessous pour vous chercher, mais ils ne vous ont pas trouvé, comme vous savez. Toute la police est à vos trousses et a votre signalement.

— La police est à mes trousses ? Et le vieux Lauriot est-il encore dans la police ?

— Je crois que oui.

— Le vieux maudit connait nos caches dans le lac de Baratria ! mais, c’est égal ! Donne-moi des bardes pour me changer. Tu vas me raser les cheveux et me prêter une perruque. J’ai des affaires à la Nouvelle-Orléans ; d’abord je veux délivrer mes camarades, s’il y a moyen ; ensuite il y a une certaine Miss Sara Thornbull qui m’appartient. À propos peux-tu me dire où loge ce monsieur Anglais qui était passager à bord du Zéphyr ?

— Je crois qu’il loge l’hôtel St. Charles.

— C’est bon. Maintenant tes hardes et ta perruque.

— Aussitôt que Cabrera eut changé ses habits et arrangé sa perruque, il sortit avec Édouard Phaneuf, armés tous les deux d’une paire de pistolets et d’un poignard. Ils dirigèrent leurs pas vers la prison, où étaient enfermés les pirates.

La nuit était alors tombée et les alentours de la prison étaient déserts. Cabrera imita les aboyements d’un chien, signal qu’il répéta à trois reprises. Son signal n’eut point de réponse. Après cinq à six minutes d’attente, il fit entendre un sifflement aigu et perçant et écouta. Point de réponse.

— Ils sont dans les cachots intérieurs, je pense, dit-il tout bas à Phaneuf.

— Je le pense aussi.

— N’y aurait-il aucun moyen de communiquer avec eux ?

— Je ne pense pas à moins que ce ne soit en présence de quelqu’un des gardiens, et avec l’expresse permission du géolier.

— Malédiction ! il n’y a donc pas moyen de faciliter leur évasion ?

— Je ne crois pas.

— Aucun ?

— Aucun ; ils sont aux fers.

— Mille tonnerres ! C’est égal, je verrai ; et si je ne réussis pas, tu seras témoin que j’ai fait tout en mon pouvoir.

Cabrera encore une fois répéta son premier signal, et encore une fois il attendit en vain une réponse.

— Partons, dit-il, je veux aller à l’hôtel St. Charles.

— À l’hôtel St. Charles, mais vous courez risque de vous faire reconnaître !

— On peut peut-être me reconnaître, mais me prendre c’est une autre chose. Il faut absolument que je voie Miss Sara Thornbull ; je la verrai !

— Écrivez-lui un mot et je le lui porterai ; mais, je vous en prie, ne vous exposez pas, mon général.

Cabrera marcha quelque temps sans répondre, et réfléchissant sur ce qu’il devait faire.

— Tu as raison, dit-il, retournons chez toi ; je lui écrirai.

Quand il fut arrivé, il prit une feuille de papier et écrivit :

« Sara, tu dois me maudire, moi un pirate, moi un monstre ! Mais je t’aime, et je veux te voir, quand je devrais mourir après ! Exposé à être pris et pendu, traqué par toute la police de la ville, je suis décidé à tout braver pour te voir ; et je te verrai, quand je devrais aller moi-même, en plein jour, te trouver à ton hôtel, en présence de tout le monde ! tu me connais, je suis homme à le faire.

Ce soir à six heures je t’attendrai sur la place Lafayette. Viens-y si tu ne veux pas que je commette une folie. — Sara, je me livre à toi, et tu peux me livrer aux autorités si tu veux ; mais j’ai confiance en toi, aies confiance en moi. »

« Antonio. »

Il plia la lettre, la cacheta et la donna à Édouard Phaneuf, avec ordre de ne la remettre qu’à Miss Thornbull elle-même, le lendemain matin.

— Fumons un cigare, maintenant, et buvons un verre de bière, dit Phaneuf, vous devez en avoir besoin.

— Pas d’objection.

— Et que pensez-vous faire ?

— J’aurais voulu rester pour essayer de sauver mes camarades ; mais puisqu’il n’y a pas moyen, il n’y a plus qu’à me sauver moi-même, après avoir enlevé Miss Thornbull, si elle ne veut pas venir de bonne volonté.

— Et croyez-vous qu’elle ira ?

— Je ne sais.

— Et comment vous sauverez-vous ? je vous conduirai bien à la mer dans mon cutter, mais je crains que tous les navires en passant ne soient soumis à une stricte recherche.

— Tu as raison, aussi ce n’est pas par le Mississipi que je pense me sauver. Ma corvette a ordre de croiser, pendant une dizaine de jours, en vue de la baie de Barataria, et c’est à la grande Isle que j’irai les joindre ou les attendre.

— Vous pourrez vous perdre dans les prairies.

— Je connais trop bien les bayous et les lacs et les îles ; j’y ai passé assez souvent. Peut-être aurai-je besoin de toi pour m’accompagner.

— Bien volontiers.

Cabrera demeura caché dans la maison de Phaneuf, jusqu’au lendemain soir. Vers six heures il se rendit, déguisé et armé, à la place Lafayette où il attendit Miss Sara Thornbull, qui avait reçu son billet le matin. La place était déserte, quoiqu’il ne fît pas encore nuit close. Il régnait une espèce de crépuscule très favorable à Cabrera ; il ne faisait pas assez clair pour distinguer les personnes à cinq pas, et les lampes n’étaient pas encore allumées dans les rues. Il s’assit sur un banc au milieu du quarré dans une position d’où il pouvait facilement apercevoir toutes les personnes qui entreraient dans la place, se trouvant au centre d’où divergeaient toutes les allées. — Il attendit quelque temps ; six heures sonnèrent au cadran de l’église voisine.

La demie ; puis sept heures sonnèrent sans que Sara arrivât.

Cabrera, inquiet et vexé en même temps, se dirigea vivement et sans bruit du côté de la rue Poidras ; écouta quelques instants, puis fit entendre un sifflement aigu et prolongé. Bientôt il entendit le roulement, d’une voiture qui s’avançait rapidement et s’arrêta devant lui. Il monta sur le siège, et s’assit près du postillon.

— Où allons-nous ? demanda ce dernier.

Cabrera réfléchit un instant, puis il dit :

— As-tu mis mes pistolets dans le siège de la voiture ?

— Oui ; j’en ai même mis deux paires.

— C’est bon ; dans ce cas il faut aller à l’hôtel St. Charles ; je veux enlever Miss Sara. Peut-on compter sur tes chevaux pour nous mener au galop jusqu’à Carolton ?

— J’en réponds.

— En route pour l’hôtel St. Charles, alors ! Il fut convenu entre Cabrera et le postillon, qui n’était autre que le pilote Phaneuf, que la voiture stationnerait à la porte de l’hôtel, tandis qu’il entrerait, comptant sur quelqu’heureux événement pour le conduire. Il attendit néanmoins une bonne demi-heure, examinant attentivement ceux qui entraient et sortaient de l’hôtel. Il était nuit alors. Il monta le grand escalier de l’hôtel, et, au moment où il mettait le pied sur la dernière marche, il aperçut Sir Arthur Gosford accompagné de sa fille et de Miss Sara qui sortaient. Il se retira vivement dans l’ombre de l’un des piliers, tirant son chapeau sur ses yeux.

— Je vais te conduire chez le Consul, disait Sir Arthur à Miss Sara, puisque tu ne veux pas venir au bal ; nous te reprendrons en revenant, à moins…

Cabrera n’entendit pas le reste de la phrase.

— Une voiture, cria un serviteur.

— Voici, répondit Phaneuf, en ouvrant la portière, Où faut-il aller ?

— Chez le Consul anglais d’abord, puis à la Bourse St. Louis.

Cabrera eut le temps de dire à l’oreille de Phaneuf : « Va d’abord à la Bourse, puis tu mèneras ensuite Sara seule chez le Consul ; tu passeras par la rue Chartres, » et il disparut sans avoir été remarqué par Sir Arthur.

Phaneuf conduisit d’abord Sir Arthur à la Bourse dont la façade, brillamment illuminée, présentait un spectacle enchanteur. D’élégants équipages arrivaient et partaient, après avoir déposé leurs essaims de gracieuses jeunes filles. Les voitures ne pouvaient avancer qu’une à une et au pas, tant l’encombrement était considérable à la porte de l’hôtel.

— Mais je vous avais dit d’aller d’abord chez M. le Consul, dit Sir Arthur au cocher qui ouvrait la portière.

— Pardon, je n’avais pas compris, répondit Phaneuf en contrefaisant sa voix ; je vais y aller, il n’y a pas loin d’ici ; dans cinq minutes mous y serons.

— Vous n’avez pas besoin de m’accompagner, dit Sara, je sais où demeure M. le Consul.

Sir Arthur et sa fille descendirent donc de voiture et entrèrent à la Bourse, pendant que Phaneuf se dirigeait vers la rue Chartres. Au coin de la rue Canal il aperçut Cabrera qui lui fit un signe, tout en marchant rapidement.

Arrivé à la place Lafayette, après s’être assuré que la place était déserte, Phaneuf mit ses chevaux au pas.

Miss Sara, qui avait remarqué un homme qui s’avançait d’un air mystérieux après avoir échangé un signe avec le cocher, eut peur. Elle poussa un cri quand elle reconnut Cabrera, et voulut se précipiter hors de la voiture, quand ce dernier ouvrit la portière pour y monter. — Mais Cabrera la saisit dans ses bras, et la plaça défaillante à ses côtés. Les chevaux furent lancés à fond de train sur la route de Carolton ; pleins d’ardeur ils brûlaient le pavé, qui étincelait sous leurs fers, excités qu’ils étaient par le fouet de Phaneuf.