Une de perdue, deux de trouvées/Tome I/26

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Eusèbe Sénécal, Imprimeur-éditeur (Ip. 329-347).

CHAPITRE XXVI.

l’exécuteur testamentaire.


Il est facile de s’imaginer le tumulte et la confusion qui suivirent l’arrestation du docteur Rivard.

Le juge fut obligé de suspendre la séance pendant dix minutes, avant de pouvoir procéder. Pierre de St. Luc pria son avocat de voir à ce que le testament fut homologué, suivant sa forme et teneur, se sentant lui-même trop affecté et trop faible, pour pouvoir supporter la fatigue et la chaleur qui régnaient dans la salle.

— Je vais m’en retourner chez Mme Regnaud, lui dit-il, me reposer quelques instants ; je vous attendrai dans une heure pour dîner avec moi ; je vous prie de voir à ce que la petite cassette de maroquin rouge à clous jaunes, que je sais être chez le docteur Rivard, soit enlevée avant que cet homme puisse la détruire. Faites-moi aussi le plaisir, en passant à la banque des Améliorations, de m’apporter le montant de ce chèque, en billet de cent dollars.

Le capitaine, en arrivant chez Mme. Regnaud, la prévint qu’il avait pris la liberté d’inviter M. Préau pour dîner à trois heures et demie.

— C’est bien, mon enfant, lui dit-elle avec bonté ; tu as bien fait. Veux-tu prendre une soupe, en attendant ? Tu m’as l’air fatigué.

— Je n’ai pas d’objection ; après quoi, je me jetterai sur mon lit, jusqu’à ce que M. Préau arrive.

— Comme tu voudras.

Le peu de temps que le capitaine dormit lui fit un grand bien. Il se baigna le visage dans de l’eau fraîche, et avait à peine réparé sa toilette, lorsqu’on vint lui annoncer que M. Préau était arrivé.

— Eh bien ! M. Préau, quelle nouvelle ? lui dit-il aussitôt qu’il l’eût rejoint au salon.

— Tout est bien. Le testament a été homologué sans la moindre difficulté. Le docteur Rivard a été transporté chez lui, sous la garde de maître Lauriot et d’un autre constable ; nous avons trouvé la petite boite de maroquin rouge que Lauriot doit vous apporter tout à l’heure. Voici les vingt mille dollars que j’ai eues de la banque des Améliorations en billets de cent piastres, comme vous le désiriez.

— La banque n’a pas fait d’objections ?

— Pas du tout. On savait déjà votre résurrection ; et d’ailleurs, j’avais avec moi l’ordre du juge, sous le seing et sceau de la Cour des Preuves, de vous mettre en pleine et entière possession de tous les biens meubles et immeubles, généralement quelconques, de la succession de monsieur Meunier. Voici l’ordre.

— Merci, M. Préau. Ayez maintenant la bonté de me dire combien je vous dois.

— Oh ! rien du tout, rien du tout, répondit-il en jetant, malgré lui, un coup d’œil sur la pile de billets de banques qui était sur la table. Ce n’est pas la peine, ce n’est pas la peine.

Le capitaine avait souri, en voyant la direction involontaire qu’avait pris le rayon visuel de l’avocat vers ces petits chiffons, dont la puissance magnétique exerce une si grande influence sur les destinées humaines, en dépit de la mésaventure du chameau qui se rompit l’épine dorsale en s’amusant à passer par le chas de l’aiguille ! Il savait de plus que M. Préau n’était pas riche, et d’ailleurs les avocats ne pèchent pas en général par un si grand désintéressement ; et il comprit fort bien que M. Préau préférait laisser la chose à sa générosité, pensant bien ne rien perdre pour attendre.

— M. Préau, vous avez bien travaillé pour moi, et vous méritez d’être payé ; je sais que les avocats ne travaillent pas sans cela. Peut-être préférez-vous avoir quelqu’autre ouvrage à faire pour moi, avant de me présenter votre mémoire ; c’est bien, j’y consens. Vous serez mon avocat ; et, pour retenue, permettez-moi de vous offrir ceci, lui dit-il en prenant dix des billets de banque ; ça ne vous empêchera pas de faire votre mémoire, que vous me présenterez tous les trois mois.

— Je vous remercie, M. de St. Luc, lui répondit M. Préau, en prenant les billets qu’il mit dans son portefeuille, pendant que le capitaine en faisait autant des autres.

Le capitaine et M. Préau s’assirent seuls à dîner ; car Mme. Regnaud et sa famille avaient, suivant leur habitude, pris leur repas à midi.

— Je vous ai prié, M. Préau, de venir dîner avec moi, lui dit le capitaine, aussitôt que la nappe eût été enlevée et le dessert servi, afin que vous m’aidiez à remplir, en ma qualité d’exécuteur testamentaire, les dernières volontés de mon bienfaiteur et père, M. Meunier. Je veux dès ce soir remettre à qui de droit les divers legs qu’il a faits et ordonnés dans son testament. Vous me donnerez votre avis et me guiderez dans l’exécution de mon devoir.

— Bien volontiers.

— Je vous retiens pour le reste de la journée.

— Je suis à vos ordres. Il serait bon que vous eussiez un notaire, pour dresser les actes et quittances dont vous aurez besoin. Si vous le désirez, je vais aller en chercher un.

— Ne vous donnez pas ce trouble ; je vais envoyer Trim prier M. Magne de vouloir bien passer ici un instant.

Ils étaient encore à table, quand la négresse de la maison apporta au capitaine la petite cassette de maroquin rouge, en lui disant que le monsieur qui était venu le matin, demandait à lui parler.

— Allez dire à celui qui a apporté cette cassette de m’attendre ; et faites entrer le monsieur.

En voyant entrer Sir Arthur Gosford, le capitaine fut frappé de l’altération de ses traits, si changés depuis qu’il l’avait laissé le matin, à la porte du consulat d’Angleterre.

— Qu’avez-vous donc, Sir Arthur ? vous n’êtes pas reconnaissable.

— J’ai besoin de vous voir en particulier ; j’ai un service à vous demander.

— Avec plaisir ; voulez-vous entrer dans ma chambre ? M. Préau voudra bien vous excuser quelques instants.

— Pas d’excuse, répondit l’avocat, en se levant de table ; je vais lire les journaux en attendant.

— Un grand malheur, capitaine, lui dit Sir Arthur aussitôt qu’ils furent seuls, un grand malheur m’est arrivé ; Miss Sara Thornbull est disparue !

— Miss Thornbull disparue !

— Oui ! ce que je pressentais ce matin n’est que trop réel ! Elle a été enlevée par Antonio Cabrera !

— Enlevée ! par Antonio Cabrera ! Vous m’épouvantez.

— La chose n’est que trop vraie ! voici un billet que Clarisse a trouvé parmi les effets de Miss Thornbull. Son évanouissement à bord du Zéphyr, quand elle reconnut le pirate, est maintenant expliqué.

— Pauvre jeune fille ! Et que pensez-vous faire ?

— C’est ce que je ne sais pas ; et c’est pour ça que je suis venu vous voir. Je suis au désespoir.

— Il n’y a pas de temps à perdre ; il faut courir après le ravisseur. Avez-vous quelqu’idée de la direction qu’il a prise ?

— Non. Seulement je sais qu’il lui donnait rendez-vous à la place Lafayette, pour avant-hier soir.

— Vous ne savez rien de plus ?

— Rien de plus !

— Ah ! j’y pense : j’ai…

Le capitaine, sans finir sa phrase, sortit précipitamment de sa chambre, alla chercher André Lauriot qui l’attendait, et rentra bientôt avec lui.

— Voici l’homme, Sir Arthur, lui dit le capitaine en lui montrant Lauriot, qui peut le mieux vous aider.

Sir Arthur examina la contenance et les traits de l’agent de police, et parut satisfait. Après lui avoir raconté ce qui était arrivé, il lui demanda ce qu’il en pensait.

— Ce que j’en pense ? répondit Lauriot ; c’est que c’est une vilaine affaire. Cabrera est un diable qu’il n’est pas aisé de prendre : d’abord il a mille endroits pour se cacher ; en second lieu, quand on a découvert sa cache, on n’est pas toujours plus avancé, il est toujours armé jusqu’aux dents.

— Ah ! reprit Sir Arthur avec animation, si nous pouvons le trouver, je réponds que nous le prendrons. Le principal, c’est de savoir où il peut être allé.

— Quant à cela, je pense que je puis vous le dire à peu près. S’il eût été seul, il serait probablement resté caché dans la ville, jusqu’à ce qu’il eût pu trouver un passage, dans quelque navire pour les Antilles ; mais comme il est avec une jeune fille qui probablement l’embarrasserait, je ne serais pas surpris qu’il cherchât à gagner la baie de Barataria, où je sais qu’il est déjà venu plusieurs fois.

— C’est ce que je crains, dit le capitaine.

— Et moi aussi, ajouta Lauriot. Une fois dans les prairies flottantes, à travers les milliers de bayous, qui se croisent en tout sens dans ces fondrières, il y a vingt à parier contre un qu’on ne le découvrira pas avant qu’il ne parvienne à s’échapper sur quelque barque de pêcheurs d’huîtres, ou sur quelqu’un des sloops de pirates, qui infestent en ce moment les côtes du golfe, depuis que la guerre du Texas est commencée.

— Nous n’avons pas de temps à perdre, si nous voulons le rejoindre. Je vous donne cent guinées, M. Lauriot, si vous me rendez Miss Thornbull, et cinquante pour Cabrera. Partons.

— Attendez un peu, reprit le capitaine, Trim va bientôt arriver ; il connaît tous les bayous et toutes les prairies depuis l’embouchure du Mississipi jusqu’à la baie Timballier. C’était dans ces bayous qu’il se tint caché, pendant plus de dix-huit mois qu’il fût marron ; pauvre Trim ! Depuis ce temps, je ne sais combien de fois il m’a mené à la chasse, en pirogue, à travers tous ces bayous, sans jamais se tromper. — Tenez, le voilà, je viens d’entendre sa voix.

En effet c’était Trim, qui arrivait avec le notaire. Le capitaine alla au-devant de celui-ci, qu’il fit entrer dans le salon, où attendait M. Préau. Il le pria de l’y attendre quelques instants, et retourna avec Trim auprès de Sir Arthur.

— Qu’en dis-tu, Trim ? lui demanda le capitaine, après lui avoir raconté ce qui en était.

— Moué disé comme mossié police (il désignait Lauriot) ; moué sûr pirate l’été gagné prairies ; moué conné son la cache à ce pirate-là dans la baie Barataria ; moué pensé y a d’autres pirates dans la baie, et si li joigné pirates avant li l’été attrapé, adieu j’m’en vas ! li jamais pu vini di tout !

— Tu connais bien la prairie, Trim ? lui demanda le capitaine.

— Oui ! oui, moué connais ben.

— Veux-tu y aller ?

— Pas tout seul, moué pas capable pour joigné li.

— Avec M. Lauriot.

— M. Lauriot et pis moué pas capables pour attrapé l’pirate. Tenez, moué conné quéqu’un bon pour vini, li fameux ; moué vas content si li vini.

— Quel est celui-là, Trim ?

— Tom.

— Tom ! tu as raison. Eh bien ! Tom ne demandera pas mieux.

— Et moi aussi j’irai, ajouta Sir Arthur. À quatre, nous en viendrons bien à bout, si nous le rejoignons.

— Peut-être, dit André Lauriot, s’il n’a qu’une ou deux personnes avec lui ; mais s’il en avait une dizaine ?

— Eh bien ! continua Sir Arthur, prenons autant d’hommes qu’il faudra ; je paye toutes les dépenses, et la récompense par-dessus le marché.

— Je crois que c’est ce qu’il y a de plus prudent. Toi, Trim, va chercher Tom ; vous, Lauriot, choisissez de bons hommes bien armés, et venez nous rejoindre ici.

— Non, reprit Sir Arthur, qu’ils viennent me trouver à l’hôtel St. Charles, où ils m’attendront si je ne suis pas arrivé ; il faut que je conduise Clarisse chez M. le Consul.

— Convenu, répondirent Lauriot et Trim, qui partirent chacun de leur côté.

— Je suis fâché, Sir Arthur, de ne pouvoir vous accompagner ; j’ai des devoirs à remplir que je ne puis remettre. Mais je vous donne trois hommes qui vous feront retrouver ce que vous avez perdu, ou bien il n’y aura pas moyen. Trim, dans les prairies vaut à lui seul les deux autres, à cause de sa vue perçante et de son oreille si fine, outre qu’il connaît les bayous comme s’il y eût été élevé…

— Merci, merci, capitaine. Maintenant je vous quitte pour aller me préparer à une rude chasse, à ce qu’il parait. Adieu, capitaine.

— Adieu, Sir, Arthur, bon courage, et venez me voit aussitôt que vous serez de retour.

— Je n’y manquerai pas.

Le capitaine pressa la main de son ami, et ils se quittèrent, l’un pour aller faire ses préparatifs, l’autre pour aller trouver l’avocat et le notaire, qui l’attendaient dans le salon.

— Pardon, messieurs, de vous avoir fait attendre si longtemps.

— Pas du tout, M. de St. Luc, nous avons profité de votre absence pour dresser l’acte concernant le legs de madame et mademoiselle Regnaud.

— Toujours expéditif, M. Magne ! voyons, laissez-moi voir l’acte. C’est très bien, continua le capitaine après l’avoir lu, je désirerais cependant que vous y ajoutassiez : « et de tout ce qu’elle contient. »

— C’est facile.

Quelques instants après, Mde. Regnaud, Mathilde, l’avocat, le notaire, et le capitaine se rendaient à pied à la rue Bienville, où ils arrêtèrent au No 7. Le gardien ouvrit la porte et ils entrèrent.

— Permettez-moi, Mme Regnaud, de vous offrir au nom d’un de vos bons amis qui n’est plus, cette maison, dont la propriété appartient à Mlle Mathilde, et dont vous avez la jouissance jusqu’à votre mort. Je vous en livre la possession. L’acte est prêt ; nous allons le signer.

Madame Regnaud et sa fille, ainsi que Pierre de St. Luc, et le notaire signèrent l’acte.

— Maintenant, Mme Regnaud, vous nous ferez bien les honneurs de votre maison ? vous nous permettrez bien de vous accompagner dans la visite que vous allez en faire ?

— Sans doute, répondit Mme Regnaud les larmes aux yeux.

Pendant qu’ils visitaient les différentes chambres de cette magnifique maison, le capitaine, qui était resté en arrière avec M. Préau, mit dix mille piastres dans un vieux portefeuille qu’il avait pris sur une table, et le remettant au gardien, il lui dit de le porter à Mme Regnaud et de lui annoncer qu’il l’avait trouvé dans une armoire.

Madame Regnaud, après avoir examiné le portefeuille et découvert son contenu, le présenta au capitaine qui arrivait avec M. Préau.

— Ceci t’appartient, mon Pierre, lui dit Mme Regnaud.

— Quoi, ce vieux portefeuille tout décousu ? je ne voudrais pas y toucher.

— C’est un des portefeuilles de M. Meunier, je le connais.

— Qu’il a jeté ! je n’en veux pas, et d’ailleurs quand il serait plein d’or je n’y toucherais pas, car tout ce qui est dans cette maison vous appartient.

— Mais il y a de l’argent dans le portefeuille.

— Tant mieux !

Madame Regnaud ouvrit le portefeuille et compta dix mille dollars !

— Dix mille dollars ! s’écria le capitaine, en feignant la plus grande surprise ; mais pas si habilement que Mathilde n’aperçut un clin d’œil qu’il fit à M. Préau.

— Dix mille dollars ! s’écria le notaire.

— Ils t’appartiennent, Pierre dit Mme Regnaud.

— S’ils m’appartiennent, dit Pierre, en prenant un air grave, je les réclame ; si au contraire ils vous appartiennent, Mme Regnaud, vous devez les garder. Voici un notaire et un avocat, qu’ils décident ; voulez-vous vous en rapporter à leur décision ?

— Je le veux bien, si tu le veux ; je sais bien qu’ils te l’adjugeront, ils le doivent.

— Décidez, messieurs.

— Voyons l’acte, dit M. Préau, qui appréciait la délicate générosité de Pierre de St. Luc ; l’acte fera foi de tout.

— Oui, voyons l’acte, dit le notaire.

Ils lurent : « Madame Regnaud aura l’usufruit sa vie durant et mademoiselle Mathilde Regnaud la propriété de la maison No 7, rue Bienville et de tout ce qu’elle contient. »

— Il n’y a pas le moindre doute, dirent à la fois le notaire et l’avocat, que le portefeuille et son contenu n’appartiennent à madame Regnaud pour jouir de l’intérêt durant sa vie, et laisser le capital à Mlle Regnaud.

— C’est ce que je pense, dit le capitaine en souriant.

— Maman, dit Mathilde, je crois que c’est M. Pierre qui a mis cet argent dans le portefeuille, et nous l’a envoyé porter par le gardien.

— Il en est bien capable, s’écria Mme Regnaud, il n’en fait jamais d’autres !

— Rendez-lui le portefeuille, maman.

— Allons donc, petite pie, faut-il vous mettre un baiser sur la bouche pour la fermer ? dit le capitaine.

Mathilde courut, en riant, prendre le bras de sa mère.

— Nous avons adjugé ; notre jugement est sans appel, et la première qui répliquera sera condamnée à subir de la part de M. de St. Luc la peine dont il vient de menacer mademoiselle Mathilde.

— Eh bien ! j’accepte le jugement pour le présent, reprit Mme Regnaud ; mais nous en parlerons plus tard, Pierre.

— Comme vous voudrez. En attendant, excusez-nous si nous ne vous reconduisons pas chez vous ; il faut que j’aille prendre mon logement chez moi. J’ai bien des choses à faire encore ce soir. Auriez-vous la bonté de m’envoyer mes effets par Toinon ?

— Oui, mon Pierre.

De la rue Bienville, le capitaine se rendit, avec messieurs Magne et Préau, à la demeure de feu M. Meunier où Pierre avait décidé de faire son séjour, pendant le temps qu’il serait à la Nouvelle-Orléans. Tous les esclaves de la maison, qui avaient appris que le capitaine n’était pas mort, accoururent au devant de lui aussitôt qu’il fut entré.

— Comment va ? comment va ? mon piti maître ? criaient-ils les larmes aux yeux, en lui embrassant les mains et ses vêtements.

— Très bien, très bien, mes enfants, leur répondait-il, en leur donnant à chacun une poignée de mains.

Le gardien vint remettre les clefs au capitaine ; après quoi, Pierre de St. Luc fit le tour des chambres, examina les scellés, visita les écuries, remises, voûtes, caves et les dépendances. Tout était en ordre. Il congédia le gardien en lui disant de faire son compte et de revenir le lundi suivant.

— Maintenant, mes enfants, dit le capitaine, quand il se fut assis devant une grande table, avec le notaire et M. Préau, j’ai un devoir à remplir envers plusieurs d’entre vous de la part de votre bon maître qui fut un père pour vous durant sa vie, et qui veut que vous soyez récompensés après sa mort. Avancez, Pierrot, Jacques, Henri, Paul, Clara et Céleste. Vous vous êtes toujours conduits comme de bons et fidèles serviteurs, et M. Meunier m’a chargé de veiller à ce que vous soyez tous mis en liberté, suivant les formalités de la loi. Lundi prochain à midi, vous ne serez plus esclaves ; vous n’appartiendrez plus à personne ; vous serez maîtres de vos volontés et de vos personnes ; vous pourrez aller où bon vous semblera faire ce que bon vous semblera ; personne ne pourra plus vous inquiéter, si vous vous conduisez suivant la loi, paisiblement. Vous Pierrot, vous recevrez, lundi à midi, en même temps que votre acte de liberté, ces cinq cents dollars, que je remets à monsieur le notaire. Vous, Jacques, vous en recevrez autant. Vous, Henri, Paul, Clara et Céleste, vous êtes plus jeunes et plus vigoureux, vous en recevrez deux cents.

« Voyez comme votre maître a été bon pour vous ! Il vous donne non-seulement la liberté, mais il vous fournit encore les moyens de vous établir honnêtement et de gagner votre vie. Vous avez mérité ce qu’il vous donne, et je suis heureux d’être l’exécuteur de ses désirs à votre égard. Quant à moi, je vous considère comme libres dès ce moment ; vous pouvez aller où vous voudrez. Venez me donner la main. »

Tous ces fidèles esclaves, au lieu de montrer l’extravagante joie à laquelle le capitaine s’attendait, se jetèrent à genoux et éclatèrent en sanglots.

— Qu’avez-vous, mes enfants ? relevez-vous, leur dit le capitaine qui se sentait ému ; n’êtes-vous pas contents ?

— Si, si, mon piti maître, répondit Pierrot ; nous l’été contents, mais nous l’été pas contents de quitter li, pour couri la ville sans savoir you l’allé. Les blancs pas voulé employé nous, paceque nous l’été plus esclaves ; et l’esclaves pas voulé palé à nous, paceque nous l’été plus esclaves itou. Tout l’monde abandonné nous, si piti maître l’abandonné nous.

— C’est ça nous pensé, comme a dit Pierrot, ajoutèrent les autres.

— Vous avez raison, leur répondit le capitaine, d’un ton affectueux ; je ne vous abandonne pas, je ne vous chasse pas. Quand vous aurez besoin, je serai toujours prêt à vous aider de ma bourse et de mes conseils ; vous pouvez venir ici quand vous voudrez, ma maison vous sera toujours ouverte ; vous y trouverez toujours un lit pour vous coucher, un morceau de pain pour manger, tant que vous vous comporterez comme il faut. M. Meunier, votre maitre, a voulu que vous fussiez libres après sa mort, et il serait bien fâché dans le ciel, s’il apprenait que je n’ai pas exécuté, et que vous, vous avez refusé ce qu’il avait désiré. Vous lui feriez de la peine. Vous ne voulez pas lui faire de peine, n’est-ce pas ?

— Oh non ! non, crièrent-ils tous ensemble.

— Eh bien ! dans ce cas-là, que voulez-vous donc ?

— Nous voulons tous rester avec vous.

— Mais, mes enfants, considérez que je ne puis pas toujours rester ici. Je vais être obligé d’aller bientôt au Canada, pour des affaires importantes ; c’est un pays bien éloigné, il y fait bien froid, et je ne pourrais pas vous y amener, vous y gèleriez.

— C’est égal : gardez-nous avec li tant que pas parti.

— Vous ne seriez pas plus avancés quand je partirais ; tandis qu’en vous plaçant maintenant, je pourrais vous être utile dans les commencements, jusqu’à ce que vous puissiez faire vos affaires seuls.

— Mais que nous va faire ? nous sé pas rien ; nous conné pas métier.

— Voulez-vous, mes enfants, que je vous fasse une proposition ?

— Oh ! oui, oui.

— Je réfléchis, en effet, que vous n’avez pas de métier et que vous pourriez bien vous trouver embarrassés de votre liberté, si vous ne trouviez pas les moyens de vivre. Voici ce que j’ai à vous proposer.

« Vous êtes six ; en réunissant ensemble les legs que vous a faits votre bienfaiteur, vous formerez la somme de dix-huit cent dollars. Vous, Pierrot et Jacques, vous connaissez la culture de la terre ; Henri et Paul sont forts et robustes, Clara et Céleste feront d’excellentes fermières. Vous êtes bons amis et avez toujours vécu ensemble ; voulez-vous vous mettre sur une petite terre, que vous cultiverez de vos mains ? Vous aurez des vaches, vous les soignerez, vous ferez du beurre, du fromage ; vous aurez des moutons, une basse cour, vous pourrez vivre tranquilles et à l’aise.

— Oh ! oui, oui, mon bon piti maître.

— Vous, Henri et Céleste, je sais que vous vous aimez, vous vous marierez et je vous fais un présent de noces ; comme je crois que Clara ne déteste pas Paul, je leur ferai aussi un présent pareil, s’ils se marient. Qu’en dites-vous Henri et Céleste ?

— Et toi Clara ?

— Moué sé pas.

— Toi, Paul ?

— Moué voulé bin !

— Qu’en dis-tu Clara ?

— Moué voulé bin itou !

— À la bonne heure ; je suis content que vous consentiez à vivre tous ensemble. Comme Pierrot et Jacques ont chacun cinq cents dollars et que Henri et Céleste n’auront à eux deux que quatre cents dollars, je leur donne cent dollars pour présent de noces ; et autant à Paul et Clara. Ainsi vous diviserez les profits et dépenses en quatre. Mais ce n’est pas tout. Vous n’auriez pas assez de deux mille piastres, pour acheter une terre et tout ce qui sera nécessaire à sa culture.

Je me propose d’acheter la terre de M. Coq-Quintal, un excellent homme, qui l’offre en vente. Elle contient deux cents arpents de bonne terre, dont la moitié est en pleine culture. D’un côté elle touche à ma plantation de la paroisse St. Charles, de l’autre elle est séparée du voisin par une petite rivière, qui l’en isole complètement. Il y a une jolie maison de campagne sur le bord du fleuve, entourée de magnifiques chênes verts, qui étendent leur ombrage devant la porte. Les écuries et remises sont en bon ordre, ainsi que les clôtures.

Je vous donne la jouissance de cette terre en commun, pour aussi longtemps que vous vous comporterez comme il faut.

Ces pauvres nègres ne savaient pas comment exprimer toute leur joie. Ils souriaient, tandis que des larmes de bonheur coulaient de leurs yeux.

— Avec votre argent, continua le capitaine, vous achèterez des chevaux, des bœufs, des mules et tous les instruments aratoires nécessaires.

— Ah ! s’écria Pierrot, qui avait été le cocher de M. Meunier, c’est moué qui l’auré soin des curies !

— Et moué, ajouta Jacques, veillé à culture avec Henri et Paul.

— Laissez-moi continuer, mes enfants. La récolte que vous ferez, je l’achèterai au plus haut prix du marché. Je prendai votre coton, et ce que vous aurez de maïs à vendre, après avoir mis de côté votre provision. Si vous préférez cultiver la canne à sucre, je vous l’achèterai pour ma roulaison, excepté que vous préférassiez venir faire votre sucre à ma sucrerie ; je donnerai des ordres à cet effet à l’économe de la plantation. Quand vous aurez besoin de quelque chose, vous vous adresserez à lui, si je n’y suis pas.

— Moué conné bien le conome, mossié Todore, li l’été li toujou conome ?

— Oui, Pierrot, il est toujours l’économe. Maintenant, mes enfants, continua le capitaine, allez préparer le souper, et laissez-moi avec ces messieurs. Ces pauvres esclaves se jetèrent aux genoux de Pierre une seconde fois pour lui demander sa bénédiction.

— Je vous la donne, mes enfants ; que Dieu vous la donne aussi et puissiez-vous toujours la mériter !

— Il me reste encore à satisfaire quelques legs, reprit le capitaine ému jusqu’aux larmes de cette scène ; voici, M. Magne, 5000 dollars que vous me ferez le plaisir de porter, lundi matin, à l’Asyle des Orphelins. Vous dresserez l’acte nécessaire, que vous m’apporterez avec la quittance du docteur Rivard auquel vous remettrez aussi ces trois mille dollars.

— Il est indigne de toucher à ce legs ! s’écria M. Préau avec indignation, à l’idée que ce monstre toucherait de ses mains impures l’offrande dernière d’un homme de bien.

— Non ! répondit tranquillement le capitaine, cet argent lui appartient ; c’était la volonté de mon père qu’il l’eût et il l’aura ! Mais je vous assure qu’il n’en pourra pas faire un mauvais usage… Vous lui porterez son argent lundi, M. Magne ! — Je ferai aussi porter à la Bibliothèque de l’État, les livres qui lui sont légués ; veuillez aussi en préparer l’acte.

Lorsque messieurs Magne et Préau furent partis, après le souper, le capitaine Pierre de St. Luc monta à son ancienne chambre à coucher, dans laquelle il s’enferma. Sur une table, recouverte d’un tapis vert, il y avait la petite cassette de maroquin rouge, à clous jaunes. Cette cassette renfermait des papiers de famille. Pierre allait enfin connaître ce que M. Meunier lui avait toujours caché ; il allait enfin apprendre quel était son père et sa mère, où ils étaient, ce qu’ils faisaient. Il regarda, avec des yeux qui se remplirent de larmes, cette cassette dont le contenu allait lui dévoiler tout ce que sa naissance et son enfance avaient eu de caché et de mystérieux. Il hésita à l’ouvrir, et ce qu’il avait tant désiré de connaître il tremblait maintenant de l’apprendre ; il aurait voulu n’avoir eu d’autre père que M. Meunier ! Il eut peur de n’avoir à connaître le nom de son père que pour avoir à lui reprocher son abandon. Il demeura longtemps pensif et rêveur.

Minuit sonna à l’horloge ! C’était l’heure à laquelle M. Meunier était mort. Pierre de St. Luc tressaillit.

— Je n’ouvrirai point cette cassette maintenant ! dit-il. Je veux encore passer cette nuit, la première que je passe dans cette maison depuis la mort de M. Meunier, avec l’idée qu’il était mon père selon la nature, comme il l’était selon le cœur.

Et il se coucha, sans avoir ouvert la cassette.