Une demi douzaine de lettres inédites adressées par des hommes célèbres au maréchal de Gramont/3

La bibliothèque libre.

III

À Monseigneur le duc de Gramont, mareschal de France.


Monseigneur,

Trouvés bon que j’accompagne le présent de monsieur de Forgues[1] d’un autre petit présent qui peut-estre ne vous sera pas désagréable. Pour le moins il ne vous doit pas estre suspect, puis que Madame vostre sœur[2] en a fait l’essay et qu’en matière de viandes spirituelles il se peut dire qu’elle a acquis la perfection du goust. C’est donc sur sa parolle que je vous envoie mon Socrate[3], et sur l’assurance qu’elle me donne que le service du roy ne vous occupe pas de telle façon (quoyque vous le faciés d’une admirable manière) qu’après les heures des affaires, vous n’en aiés quelques-unes de divertissement. De l’autre costé, Monseigneur, on m’a dit une nouvelle dont j’ay esté un peu surpris et qui me fait appréhender pour celuy que je vous envoie. Aiant sceu d’un Père Jésuite, nouvellement arrivé de Pau, que vous avés fait de grands progrès dans la piété, et particulièrement que vous vous adonnés à l’oraison mentale[4], je crains que cette estroite familiarité que vous avés contractée avecque Dieu ne vous desgoutte de toute autre sorte d’entretien. Vous estant eslevé si haut, vous ne pouvés venir jusqu’à moy, sans descendre de plusieurs degrés. Et ce n’est pas assés que mon Socrate soit chrestien et catholique ; je voy bien que pour estre à vostre usage, il faudroit qu’il fust dévot et contemplatif. Si un jour je l’augmente de quelques chapitres, je tascheray par une plus sainte estude de le rendre plus digne de vous ; et si je sçavois le stile de vos méditations, je m’esforcerois d’y accomoder le mien. De tout temps j’ay tiré de la gloire de vous avoir plu. Et, en effet, ce n’est pas peu, Monseigneur, de plaire à un homme qui, n’aiant que de saines passions, ne peut avoir que de légitimes plaisirs. Je ne veux pas pourtant rien entreprendre sur les bons Pères, et comme je leur laisse la direction de vostre conscience, je ne leur dispute pour la préférence de vostre esprit. Leurs livres vous peuvent fournir d’utiles instructions ; il me suffit que vous trouviés dans les miens d’honnestes amusemens et que je vous deslasse, après que les docteurs vous ont occupé. Mon ambition ne passe pas outre, n’espérant pas estre jamais si heureux que de vous pouvoir tesmoigner par mes actions avec quelle passion je suis et j’ay tousjours esté,

Monseigneur,
Vostre tres humble et tres obéissant serviteur.
Balzac[5].
Ce 17 septembre 1652.

  1. Il s’agit là de Bernard de Forgues, maréchal des camps et armées du roi, qui avait épousé la nièce de Balzac, Mlle de Campaignol, laquelle par un envoi de fleurs a inspiré à son oncle une des plus jolies lettres du grand recueil de 1665. (À Mademoiselle de Campagnole, 15 décembre 1637, p. 442). Dans ce même recueil on trouve (p. 616) une lettre où Balzac remercie le maréchal de Gramont (14 janvier 1645) d’avoir protégé M. de Forgues « Les bontés que vous avez pour mon neveu, sont des bontés que je vous ay. Aussi je les reçois avec tous les sentiments de reconnaissance, qui, peuvent naistre dans l’âme d’un homme de bien, etc.).
  2. Charlotte-Catherine de Gramont, abbesse de Notre-Dame de Ronceray.
  3. Socrate Chrestien, par le sieur de Balzac et autres œuvres du même Paris, Aug. Courbé. 1652, in-8o.
  4. On ne se figure guères le maréchal de Gramont si avancé dans la piété, si adonné à l’oraison mentale. Évidemment le bon père de qui Balzac tenait, ces beaux renseignements, avait surfait la dévotion du gouverneur du Béarn et de la Navarre.
  5. Le maréchal de Gramont ne fut pas seulement le correspondant de Balzac, il en fut aussi l’hôte, comme nous l’apprend une lettre à Courart écrite deux mois après celle-ci (Recueil de 1665, p. 957, 20 novembre) « Je vous eusse escrit il y a trois jours, si j’eusse eu une heure de loisir pour cela. Mais, monsieur le maréchal de Gramont, estant ici, il falut luy donner le jour du courrier. Rappelons que le maréchal eut les meilleures relations avec un grand nombre d’autres hommes de lettres, notamment, sans parler de Godeau, l’évêque de Vence, avec Jean Chapelain (voir les lettres inédites de ce dernier, t. i, 1880, pp. 69, 71, 140, etc). Je suis heureux d’annoncer, à propos de la charmante lettre de Balzac au maréchal, qu’un des agrégés les plus distingués de l’Université, M. Jules Favre, prépare sur l’auteur du Socrate chrétien un grand travail littéraire qui sera un régal pour les plus délicats.