Une entreprise maritime internationale au XIXe siècle/02

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UNE
ENTREPRISE MARITIME
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE

II.
LE LIEUTENANT MAURY
INFLUENCE SCIENTIFIQUE DE SON ŒUVRE.
Physical Geography of the sea, new edition, by M. F. Maury, lieut. U. S. N., New-York 1857.



Dans une première étude[1], on a vu Maury enrôlant sous la même bannière l’immense majorité des marins du globe : « Jamais, dit-il avec un orgueil légitime, jamais flotte aussi vaste n’avait été mise au service d’une même entreprise. » Plus d’un millier de navires étaient en effet devenus autant d’observatoires flottans, fonctionnant jour et nuit sur toutes les mers, obéissant à la même impulsion, et travaillant en commun à réunir les données d’où devaient sortir pour la navigation pratique les remarquables progrès que nous avons essayé d’apprécier. Là ne devaient pas se borner les résultats obtenus, car ces données emportaient avec elles une signification non moins importante au point de vue de la science qu’au point de vue de la navigation, et c’est ce que Maury sut interpréter avec un rare esprit de généralisation.

Son œuvre scientifique constitue une véritable météorologie maritime, et, indépendamment de la masse imposante de matériaux recueillis, si l’on songe que les trois quarts de la surface de notre planète sont liquides, on comprendra mieux comment le célèbre Américain a pu aborder cette science avec une hauteur de vues, avec un esprit d’ensemble inconnus jusqu’à lui. Trop souvent, aux yeux des savans, la mer n’avait été en quelque sorte qu’un accessoire, tandis que, sans tomber dans l’exagération contraire, qui consisterait à faire de la météorologie terrestre un cas particulier de la météorologie maritime, on doit reconnaître que ces deux études se complètent l’une par l’autre, et que pour certaines lois, celles qui régissent la circulation atmosphérique par exemple, l’Océan en thèse générale représente la règle, la terre l’exception. Maury est du reste le premier à repousser en cela toute tendance trop exclusive, et à plusieurs reprises il réclame, au nom des résultats de la conférence de Bruxelles, un second congrès international destiné à établir pour les observations de terre l’uniformité et la centralisation qui existent aujourd’hui sur mer.

La météorologie, on le sait, a vu des hommes éminens contester son utilité, et jusqu’à ses bases, dans une discussion mémorable de l’Académie des Sciences, en janvier 1856. Lorsque des savans tels que MM. Biot et Regnault, dont la parole a en pareille matière une valeur si justement respectée, vont jusqu’à nier tout un passé scientifique, il n’est pas inutile de montrer par l’irrécusable logique des faits ce qu’on doit attendre de cette météorologie si vivement attaquée, et quels services, sous l’impulsion d’observateurs tels que Maury, elle pourrait rendre à la science du xixe siècle.

I. — L’ATMOSPHERE.

Si l’on recherchait ce que de tout temps l’esprit humain a considéré comme le type par excellence de l’instabilité, certes les vents nous présenteraient la plus complète unanimité d’épithètes dans laquelle un commun accord ait jamais réuni poètes et prosateurs. Bien plus, pendant de longues années, disons mieux, pendant des siècles, les savans eux-mêmes acceptaient ce principe d’instabilité, non-seulement sans discussion, mais encore sans être en rien choqués de l’hérésie scientifique qu’il entraîne, et si, à de lointains intervalles, des esprits plus investigateurs cherchaient à approfondir cette question, la cause seule de certains vents les préoccupait dans une étude qui devait nécessairement se ressentir de l’imperfection des connaissances physiques de l’époque. Parmi eux, nous citerons surtout l’illustre Bacon, le Hollandais Vossius, Halley, et dans le siècle dernier d’Alembert, dont le mémoire, couronné par l’académie de Berlin, n’est pas la pièce la moins singulière de ce curieux dossier historique par l’intrépidité avec laquelle le célèbre encyclopédiste aligne de formidables bataillons d’équations dans un problème où les données premières, il est permis de le dire, c’est-à-dire les faits d’observation, manquaient alors absolument. N’oublions pas, également dans le siècle dernier, un nom bien complètement inconnu aujourd’hui, celui du chevalier de La Coudraye, qui, se plaçant à un point de vue plus général que ses devanciers, sut mêler à d’inévitables erreurs des idées neuves et vraies, dont il est juste de lui tenir compte.

Rechercher la cause des vents alors que l’on admettait dans leur action une irrégularité presque entière, cela peut paraître de nos jours un problème étrangement posé. Quant à la raison qui s’opposait à ce que la connaissance du phénomène fût plus complète, nous avons déjà eu plusieurs fois l’occasion de la signaler : c’était l’absence de données, c’était le manque de toute compilation, et par suite, sauf quelques rares exceptions, l’inutilité absolue des observations recueillies par les navigateurs. Dès le début, Maury replaça la question sur son véritable terrain, et grâce à son merveilleux esprit de généralisation, grâce à l’application des seules méthodes véritablement scientifiques que comporte l’étude des phénomènes de la nature, il parvint à présenter les lois qui régissent la circulation atmosphérique sous la forme d’un système rationnel dont le majestueux ensemble n’avait été jusqu’à lui soupçonné par personne[2]. C’est ce système que nous allons exposer.

Il est généralement admis aujourd’hui que la vaste enveloppe atmosphérique au milieu de laquelle se trouve notre globe est dans un état incessant d’agitation ; même dans ce qui nous paraît être le calme le plus parfait, l’exquise sensibilité de certains anémomètres accuse un mouvement perceptible, et montre que dans la masse aérienne le repos absolu n’existe pas. Or, de ces mouvemens, les seuls que nous puissions constater directement sont ceux qui s’opèrent à la surface du globe : ce sont les données de notre problème, et ce sont eux qui doivent nous conduire par induction à la connaissance des mouvemens qui s’opèrent dans les régions supérieures de l’atmosphère. Disons tout de suite que la hauteur de cette atmosphère (100 kilomètres environ) rend parfaitement admissible l’existence de deux systèmes de courans aériens superposés pour ainsi dire ; nous établirons bientôt que de plus cette existence est nécessaire : il faut d’abord indiquer quels sont les vents que l’observation nous montre à la surface du globe.

En se plaçant au point de vue le plus général, c’est-à-dire en faisant abstraction des nombreuses et importantes exceptions dont nous parlerons plus loin, on trouve cette surface partagée par la circulation aérienne en sept zones principales, limitées par divers parallèles de latitude : d’abord à l’équateur une zone de calmes et de folles brises, puis les deux zones des vents alizés, soufflant dans l’hémisphère nord du nord-est vers le sud-ouest, dans l’hémisphère sud du sud-est vers le nord-ouest, et s’étendant à peu près jusqu’aux trentièmes parallèles nord et sud. Viennent ensuite immédiatement après les alizés, en continuant à marcher de l’équateur vers chacun des pôles, deux nouvelles zones de calmes et de folles brises, moins nettement accusées que la zone équatoriale, et portant le nom des deux tropiques du Cancer et du Capricorne, dont elles sont voisines[3]. Enfin les deux dernières de ces sept zones sont comprises entre ces calmes tropicaux et les deux pôles : ce sont les vents dits généraux, qui dans l’hémisphère nord souillent du sud-ouest vers le nord-est, et dans l’hémisphère sud du nord-ouest vers le sud-est. Les trois zones de calmes, d’une largeur commune d’environ 3 à 4 degrés de latitude, sont, comme on le voit, notablement inférieures en superficie aux quatre zones de vents.

Ce qui frappe d’abord dans cette division, c’est la symétrie avec laquelle les différentes zones sont distribuées par paires dans les deux hémisphères, de telle manière que deux navigateurs, partant ensemble de la zone des calmes équatoriaux et se dirigeant l’un vers le pôle nord, l’autre vers le pôle sud, rencontreraient successivement et dans le même ordre, — l’un les alizés du nord-est, les calmes du Cancer par 30 degrés nord ou environ, puis les vents généraux du sud-ouest, — l’autre les alizés du sud-est, les calmes du Capricorne par 30 degrés sud ou environ, puis les vents généraux du nord-ouest. On voit en même temps combien un semblable système de vents serait impossible, s’il devait résumer à lui seul l’ensemble de la circulation aérienne : ces alizés par exemple, qui viennent avec un cours si régulier et si constant se déverser dans la zone des calmes équatoriaux, les uns du nord-est, les autres du sud-est, c’est-à-dire suivant des directions à angle droit, ces alizés, dis-je, produiraient nécessairement dans cette zone une inadmissible accumulation atmosphérique, si l’excès d’air ainsi apporté n’était entraîné ailleurs par une voie quelconque. Prenons maintenant les calmes du Cancer : nous y voyons les vents souffler au nord vers le nord-est, au sud vers le sud-ouest, c’est-à-dire que ces calmes servent de point de départ commun à deux vents de directions diamétralement opposées, de sorte que si l’air ainsi enlevé à cette zone n’était pas remplacé, il s’y produirait une raréfaction atmosphérique indéfinie, dont le résultat serait la cessation de ces vents faute de l’alimentation nécessaire : ce serait l’inverse de l’accumulation dont nous venons de parler pour les calmes équatoriaux. En un mot, dès le début, nous voyons que le système de vents constaté par l’observation à la surface du globe implique, comme complément indispensable, l’existence de courans aériens dans les régions supérieures de l’atmosphère, sans quoi ce système aurait inévitablement pour résultat d’amener la masse de l’air qui nous entoure aux pôles et à l’équateur, en en dépouillant les régions intermédiaires.

Pour bien exposer ce que sont ces courans supérieurs dans le vaste ensemble conçu par Maury, nous prendrons une molécule atmosphérique, et nous la suivrons dans le parcours entier de son trajet. Supposons-la, par exemple, soufflant à la surface du globe comme alizé de l’hémisphère sud, c’est-à-dire du sud-est vers le nord-ouest. Elle arrivera ainsi dans la zone des calmes équatoriaux, y montera dans les régions supérieures de l’atmosphère, passera dans l’hémisphère nord, et se dirigera alors du sud-ouest vers le nord-est, suivant un courant supérieur et de direction contraire aux alizés de ce dernier hémisphère. Parvenue à la zone des calmes du Cancer, elle descendra des régions supérieures et continuera à la surface du globe, mais sans changer de direction, son trajet vers le pôle nord : elle nous représentera alors les vents généraux du sud-ouest, que nous avons signalés dans ces régions. Or, de même que toutes les molécules analogues constituant par leur réunion ces vents généraux, notre molécule s’approchera ainsi du pôle suivant une spirale dont les contours iront en se resserrant de plus en plus. Ce mouvement dégénérera donc au pôle en un véritable tourbillon[4] dont le centre présentera une région de calmes plus ou moins étendue, région dans laquelle se trouvera nécessairement la molécule lorsqu’elle atteindra le pôle. Là, sa direction redeviendra ascendante, et, parvenue dans les couches supérieures de l’atmosphère, elle commencera son trajet de retour vers le pôle sud, sous forme de courant dirigé du nord-est vers le sud-ouest. Arrivée aux calmes du Cancer, elle redescendra, et, sans changer de direction, deviendra à la surface du globe le vent alizé du nord-est, qui la conduira aux calmes équatoriaux, où elle remontera dans les régions supérieures pour passer de là dans l’hémisphère sud. Le reste de son trajet est symétrique de celui que nous venons d’exposer : elle franchit les alizés du sud-est en courant supérieur de direction contraire à celle de ces vents, arrive aux calmes du Capricorne, y redescend, se dirige à la surface du globe vers le pôle sud suivant une spirale allant du nord-ouest au sud-est. De là production d’un second tourbillon où le sens du mouvement est inverse de ce qu’il était dans le premier ; au centre de ce tourbillon, c’est-à-dire au pôle sud, nouvelle région de calmes, dans laquelle notre molécule hypothétique s’élèvera une dernière fois dans les régions supérieures pour commencer son trajet de retour vers le pôle nord sous forme d’un courant dirigé du sud-est vers le nord-ouest. Enfin, parvenue aux calmes du Capricorne, elle redescendra à la surface du globe pour s’y mêler aux alizés du sud-est, où nous l’avons prise au début de ce trajet, qu’elle recommence indéfiniment.

C’est à dessein que je viens d’exposer ce long trajet sans l’accompagner d’aucun commentaire, et, si étranger que soit le lecteur à ces idées, quelqu’abstraites et compliquées qu’elles puissent paraître à première vue, un instant de réflexion n’y fera pas moins reconnaître une remarquable simplicité : au-dessus de chacune des quatre zones de vents de surface se trouve un courant supérieur de direction diamétralement opposée, de sorte que les vents constatés par l’observation dans les régions inférieures de l’atmosphère se trouvent pour ainsi dire inversement reproduits dans les régions supérieures. Dans ce système, les calmes des trois zones que nous avons signalées résultent naturellement de la rencontre de deux vents de directions opposées : à l’équateur, de la rencontre des alizés ; — aux calmes du Cancer et du Capricorne, de celle des courans supérieurs venant dans le premier cas du nord-est et du sud-ouest, et dans le second du sud-est et du nord-ouest. Cependant on voit que la désignation de calme ici employée n’est que relative, et qu’elle indique simplement l’absence, du moins en thèse générale, du mouvement horizontal de translation qui caractérise les quatre zones de vents. Dans ces calmes en effet, le mouvement de l’air est vertical, ascendant à l’équateur, descendant dans les deux autres zones, mais la direction et l’infériorité de vitesse relative de ce mouvement empêchent nos sens de le percevoir, bien qu’il soit accusé à l’équateur par une diminution et dans les calmes tropicaux par une augmentation de la pression barométrique. Quant au mouvement ascendant de l’air dans les calmes polaires, il échappe, on le conçoit, à toute observation directe.

Les objections qui nous arrêtaient en l’absence de courans supérieurs se résolvent maintenant d’elles-mêmes : l’accumulation atmosphérique que nous avions signalée dans les calmes équatoriaux disparaît, puisque l’air apporté par les alizés est entraîné par ces courans supérieurs, et qu’il vient, aux calmes du Cancer et du Capricorne, remplacer l’air enlevé à ces deux zones par les vents de surface qui y prennent naissance. Ce n’est là que l’application d’un axiome aussi simple qu’évident, à savoir que, dans tout système de circulation, là où aboutit un courant doit se trouver un autre courant emportant ce qu’a amené le premier. En se plaçant à ce point de vue, on peut comparer ces trois zones de calmes à trois immenses auges entourant circulairement notre globe, auges qui seraient vidées par deux orifices, et remplies par deux autres. Dans les calmes tropicaux, les orifices de sortie donneraient issue aux vents alizés et généraux, opposés en direction, et seraient placés au bas de l’auge, laquelle serait remplie en haut par deux courans supérieurs ; dans les calmes équatoriaux, l’auge serait au contraire remplie par en bas et vidée par en haut.

On le voit, ces trois zones de calmes, de même que les deux régions de calmes polaires, jouent dans la circulation atmosphérique un rôle caractérisé par une importance toute spéciale : ce sont les points de croisement des courans supérieurs et inférieurs, points où le repos comparatif de l’air rappelle en quelque sorte les nœuds que la physique nous montre dans une corde vibrante, ou mieux encore, si l’on veut emprunter à la physiologie une image plus exacte, ce sont les cœurs de la circulation aérienne. C’est là en effet que viennent aboutir les grands courans que nous étudions ; c’est de là qu’ils repartent après avoir pour ainsi dire transformé la nature de leur mouvement, après être devenus inférieurs de supérieurs qu’ils étaient, ou réciproquement, — et cela toujours en sortant par une issue distincte de celle qui leur a donné passage à l’entrée. C’est absolument ce que l’on observe dans le cœur humain, où les oreillettes reçoivent le sang qu’expulsent les ventricules, et où la circulation de ce sang change de nature en devenant artérielle de veineuse qu’elle était.

Ce croisement des vents dans les zones de calmes réclame une attention particulière. Nous l’avons indiqué dans le trajet de la molécule hypothétique que nous avons considérée, mais il importe de préciser nettement la nature de cette action, car elle est la pierre angulaire de l’édifice, la base sur laquelle repose l’ensemble du système de circulation atmosphérique de Maury. Prenons pour exemple la zone des calmes équatoriaux : nous avons dit que les deux courans alizés y débouchaient à la surface du globe, — que de plus dans les régions supérieures deux autres courans prenaient naissance et soufflaient vers les pôles dans deux directions contraires à celles des alizés. Comment sont alimentés ces deux courans supérieurs ? L’air apporté par les deux alizés se mélange-t-il dans la zone de calmes de manière qu’ensuite chaque courant supérieur soit indistinctement composé d’air provenant de l’un et de l’autre hémisphère ? ou bien l’air apporté par les alizés du nord-est alimente-t-il exclusivement le courant supérieur dirigé vers le pôle nord, en même temps que les alizés du sud-est alimenteraient exclusivement le courant qui va au pôle sud ? Maury rejette avec raison ces deux hypothèses : la première, parce que dans la nature rien, dit-il, ne peut être livré au hasard, et que tout doit y obéir à des lois fixes et déterminées ; la seconde, parce qu’elle constituerait deux systèmes distincts de circulation, indépendans l’un de l’autre, et exclusivement attribués l’un à l’hémisphère nord, l’autre à l’hémisphère sud. Selon lui, le croisement qui s’opère dans les zones de calmes est absolu : le courant inférieur qui vient du sud ou du nord continue sa route vers le nord ou vers le sud après être devenu courant supérieur, et réciproquement, de telle façon qu’en prenant toujours pour exemple la zone des calmes équatoriaux, les alizés de l’hémisphère sud forment exclusivement le courant supérieur passant dans l’hémisphère nord, et les alizés de l’hémisphère nord non moins exclusivement le courant supérieur passant dans l’hémisphère sud. En autres termes, les alizés austraux alimentent exclusivement les vents généraux dirigés vers le pôle nord, et réciproquement les alizés boréaux alimentent exclusivement les vents généraux dirigés vers le pôle sud. Maury insiste avec force sur ce point, et repousse énergiquement l’idée qu’un courant aérien constant et régulier puisse rebrousser chemin avant d’être parvenu aux régions polaires ; c’est là en effet la clé de voûte de son système, et voici quels sont les faits principaux qui viennent confirmer cette belle théorie.

Au premier rang de ces argumens vient se placer l’identité de composition de l’air en un point quelconque de notre globe, identité qui ne peut provenir que d’un échange atmosphérique s’opérant incessamment entre les diverses régions de la terre, et qui cesserait d’exister le jour où chaque hémisphère par exemple aurait son système indépendant de circulation. On sait en effet que les continens exercent sur la composition de l’air une influence notable, tant par la végétation qui les couvre que par les millions d’êtres animés qui les peuplent. Or, dans l’hémisphère nord, la terre sèche est à la surface liquide comme 0,419 est à 1, tandis que ce rapport n’est que de 0,129 à 1 dans l’hémisphère sud, de telle sorte que si nul échange atmosphérique ne s’effectuait entre les deux hémisphères, l’air austral devrait nécessairement différer de l’air boréal en composition, et c’est ce qui n’a pas lieu.

Si maintenant de la composition de l’air nous passons à ses fonctions, nous trouverons des argumens d’une autorité non moins irréfutable. Chacun sait que l’atmosphère renferme une proportion de vapeur d’eau variable, dont les différens degrés de condensation nous donnent la rosée, la brume, la pluie, la neige et la grêle, et l’on sait également que l’un des rôles les plus importans attribués aux vents consiste à transporter cette vapeur d’un point à un autre, à l’enlever à l’Océan pour aller ensuite la précipiter à des milliers de lieues plus loin. En nous plaçant à ce point de vue, nous pouvons partager en deux grandes divisions les courans aériens à la surface du globe : — d’une part les vents d’évaporation, c’est-à-dire se chargeant de vapeur d’eau à leur passage sur l’Océan ; de l’autre les vents de pluie ou de précipitation, c’est-à-dire abandonnant et déposant cette vapeur d’eau. Les premiers seront ceux qui se rapprocheront de l’équateur, et passeront par suite continuellement d’une température à une autre plus élevée : ce seront les alizés, qui évaporent en effet infiniment plus d’eau qu’ils n’en précipitent. Les seconds seront au contraire ceux qui se rapprocheront des pôles, et passeront d’une température à une autre moins élevée : ce seront les vents généraux du sud-ouest et du nord-ouest, qui soufflent entre les pôles et les calmes du Cancer et du Capricorne, vents pour lesquels il est reconnu que la précipitation surpasse de beaucoup l’évaporation. Ces deux rôles successifs peuvent faire comparer les vents à une vaste éponge s’imprégnant d’abord de vapeur d’eau dans les régions alizées, où l’évaporation est incessante, puis soumise plus tard à un décroissement graduel de température qui exprimerait l’eau ainsi recueillie, absolument comme pourrait le faire une main se refermant de plus en plus, et comprimant progressivement l’éponge jusqu’aux pôles.

Ceci posé, nous allons trouver dans ces considérations une nouvelle preuve en faveur du système de circulation atmosphérique que nous avons développé. En effet la grande majorité des cours d’eau de notre globe, presque tous les fleuves importans, sont situés dans l’hémisphère nord, ce qui, en envisageant chaque fleuve comme une sorte de pluviomètre du bassin drainé par lui, nous permet de conclure à priori que pour les continens la quantité de pluie est plus considérable dans l’hémisphère nord que dans l’hémisphère sud. C’est aussi ce que confirment les observations directes, et Keith Johnston évalue, pour les deux zones tempérées nord et sud, ces quantités annuelles à 0m 92 et 0m 65. Comparons maintenant les deux zones alizées auxquelles cette pluie a été enlevée sous forme de vapeur : nous verrons que dans l’hémisphère nord le tiers de cette zone environ est occupé par les terres, de sorte que les deux tiers restans constituent seuls la surface d’évaporation, tandis que dans l’hémisphère sud la zone alizée peut être considérée comme ne comprenant que des mers[5]. La quantité d’eau évaporée dans l’hémisphère boréal est donc à celle évaporée dans l’hémisphère austral comme 2 est à 3, tandis que le rapport des quantités de pluie des mêmes hémisphères est celui de 3 à 2, ou à peu près. Si l’on n’admet pas l’échange atmosphérique que nous avons reconnu d’un hémisphère à l’autre, si l’on rejette le croisement absolu des courans aériens dans les différentes zones de calmes, on arrive à cette conclusion inadmissible, que dans l’hémisphère nord il y a relativement plus de pluie, bien qu’il y ait moins d’évaporation, et dans l’hémisphère sud moins de pluie et plus d’évaporation. Au contraire, le croisement une fois admis, les rapports deviennent rationnels et s’expliquent d’eux-mêmes, car c’est alors l’eau évaporée par les alizés austraux qui vient retomber en pluie dans les régions de précipitation de l’hémisphère boréal, et réciproquement ce sont les alizés boréaux qui alimentent les pluies de l’hémisphère austral ; les effets deviennent proportionnels aux causes, c’est-à-dire que les quantités de pluie sont en raison directe des surfaces d’évaporation.

Rien dans la circulation atmosphérique ne saurait être livré au hasard ; tout y doit être assujetti à des lois fixes et déterminées, et si l’existence même de ces lois ne s’est que tardivement révélée à nous, c’est que le manque d’observations suffisantes empêchait la science de se placer à un point de vue d’ensemble assez élevé. Les considérations précédentes sont de celles qui mettent le mieux en lumière cette immuabilité nécessaire de la circulation atmosphérique, car nous y voyons dans les vents les agens météorologiques chargés de répartir la pluie sur la surface du globe, et nous reconnaissons en même temps la merveilleuse régularité de cette action au tribut presque invariable d’une année à l’autre qu’apportent à l’Océan les fleuves, ces pluviomètres naturels des divers bassins des continens.

Les argumens que nous venons d’exposer en faveur du système de Maury, quelque décisifs qu’ils soient, sont exclusivement dus au raisonnement, et nulle confirmation directe ne semble au premier abord pouvoir venir à l’appui de cette circulation, ni surtout de ces croisemens des courans inférieurs et supérieurs dans les zones de calmes. C’est pourtant une preuve de ce dernier genre, c’est-à-dire véritablement tangible et matérielle, qu’il nous reste à donner, et nous la trouverons dans un phénomène extrêmement curieux, depuis longtemps signalé par les navigateurs, celui de pluies de poussière fréquemment observées en divers points de l’hémisphère nord, aux îles du Cap-Vert, à Gênes, à Malte, etc. Supposons un instant qu’il soit possible d’étiqueter certaines portions déterminées des alizés austraux ; il est clair que si plus tard on retrouvait cet air ainsi étiqueté aux différens points que nous venons de nommer, il y aurait là plus qu’une simple présomption en faveur du passage des alizés d’un hémisphère dans l’autre. Eh bien, c’est précisément la conclusion qui ressort des belles expériences microscopiques d’Ehrenberg, lequel a reconnu, par l’étude de nombreux spécimens, que la poussière de ces pluies était entièrement composée de débris d’infusoires et de matières organiques provenant des régions de l’Amérique méridionale balayées par les alizés du sud-est. Les vents de surface, qui dans l’hémisphère nord soufflent vers l’Amérique, c’est-à-dire les alizés du nord-est, ne peuvent évidemment pas amener ces débris là où on les recueille, et seuls, au contraire, les alizés du sud-est peuvent les y avoir transportés, en passant dans l’hémisphère nord sous forme de courant supérieur dirigé du sud-ouest au nord-est, au-dessus des alizés nord-est, puis en soufflant à la surface de cet hémisphère comme vents généraux du sud-ouest. En un mot, le trajet que nous avons indiqué donne la seule explication rationnelle du phénomène.

D’autres confirmations, moins directes, mais non moins remarquables, méritent d’être signalées, car la connaissance des lois qu’on vient d’exposer permet de déterminer, en termes généraux, le trajet antérieur des vents qui soufflent en tel ou tel point du globe, et d’apprécier par suite leur plus ou moins d’humidité par la portion de surface liquide comprise dans ce trajet. C’est ainsi que l’on voit en Europe et en Asie les vents généraux de sud-ouest de l’hémisphère nord, par exemple, pluvieux lorsqu’ils correspondent à ceux des alizés austraux qui passent sur l’Océan, et secs lorsque ces alizés n’ont au contraire passé auparavant que sur les déserts d’Afrique[6]. De même, si nous envisageons la portion d’alizés du nord-est, dont le trajet présente un maximum d’évaporation, c’est-à-dire la plus grande étendue possible de surface liquide, si nous suivons cette portion lorsqu’elle devient d’abord courant supérieur, puis vent de nord-ouest dans l’hémisphère austral, il est clair que ce dernier vent devra de son côté être signalé par un maximum de précipitation. C’est effectivement ce qui a lieu, et d’après le trajet indiqué par Maury, la portion d’atmosphère en question part du parallèle de 30 degrés nord dans le Pacifique septentrional ; elle souffle comme alizé du nord-est jusqu’à l’équateur, qu’elle rencontre vers les Carolines, monte dans les régions supérieures, y devient courant dirigé du nord-ouest au sud-est jusque vers le 30e ou 40e degré sud, redescend à la surface dans les calmes du Capricorne, et finit alors par souffler comme vent du nord-ouest pour aboutir aux Andes patagoniennes, où le capitaine King a pu constater jusqu’à 3m 80 de pluie en quarante et un jours !

Nous bornerons ici notre exposé de ce système de circulation atmosphérique, sans nous préoccuper des faits particuliers qui pourraient distraire l’esprit du lecteur de l’idée d’unité et d’ensemble que nous tenions surtout à mettre en relief. Ainsi chacun comprendra que les vents ne sont pas absolus dans leurs directions et dans leurs limites, comme nous l’avons supposé pour plus de clarté ; chacun comprendra pourquoi nous avons dû négliger les innombrables remous de cette circulation, qu’il suffisait d’esquisser à grands traits, et pourquoi par suite nous avons considéré les vents tels que les montre l’Océan. À notre point de vue, l’Océan doit être la règle, la terre l’exception, et cela non-seulement à cause de la supériorité de surface liquide (laquelle est à la terre sèche comme 27 est à 10), mais aussi à cause du nombre infini de circonstances locales qui sur terre tendent à produire les remous dont nous parlions. De même nous n’avons considéré que des vents de sud-est, de nord-ouest, de sud-ouest et de nord-est : nul n’en conclura pourtant que ces quatre directions soient les seules affectées par les courans aériens. De même encore, les vents de sud-ouest de notre hémisphère sont loin d’être aussi constans et aussi bien établis que les vents de nord-ouest de l’hémisphère sud, et ne soufflent guère que dans la proportion de deux jours sur trois. Ces objections, et bien d’autres, sont résolues par Maury avec un talent de discussion, avec une science de détails qu’il faut se borner à mentionner ici[7].

Nous avons à dessein évité de tenir compte dans cet exposé des circonstances résultant de la diversité des saisons, et c’est pourquoi nous avons dû omettre de montrer le système entier des zones alternatives de vents et de calmes, accompagnant le mouvement annuel du soleil par un déplacement périodique à la surface du globe. Il suffira de dire qu’au moyen de ces déplacemens, constituant pour les douze mois une double oscillation complète, Maury parvient à expliquer jusqu’aux moindres détails des diverses saisons sèches et pluvieuses constatées en certains points de notre globe.


II. — L’OCÉAN.

Lorsque de l’étude de l’atmosphère on passe à celle de l’Océan, on est tout d’abord frappé des nombreuses analogies qui existent entre l’ordre d’idées que l’on quitte et celui dans lequel on entre. Dès les premiers pas, le raisonnement montre que, comme l’atmosphère, l’Océan doit avoir son système de circulation, obéissant à des lois déterminées, sans que rien y puisse être livré au hasard. De plus on voit que cette circulation doit être absolue, c’est-à-dire que l’état de mouvement doit être l’état normal de toute molécule de la masse liquide, l’état de repos l’exception, et on trouve de même un argument décisif en faveur de l’universalité de cette circulation dans l’identité de composition de l’eau de mer sur tous les points du globe, identité telle qu’un système complet de courans peut seul l’expliquer par le mélange incessant qu’il opère entre les eaux des mers les plus éloignées. Enfin, toujours de même que pour l’atmosphère, et pour des motifs analogues, on est promptement conduit à admettre dans l’Océan — d’abord deux espèces de courans, les uns de surface, les autres sous-marins, tous deux agens d’une translation principalement horizontale, — et de plus, dans certains cas particuliers, une autre série de mouvemens verticaux ascendans ou descendans. Malheureusement cette analogie entre les phénomènes ne s’étend pas à la connaissance que nous en avons, et nous sommes encore singulièrement ignorans à l’endroit de cette circulation océanienne dont le raisonnement nous démontre la nécessité. Non-seulement en effet nous manquons de faits d’observation, mais, qui plus est, nous ne pouvons, dans l’état actuel de nos connaissances, faire d’une manière suffisamment exacte la part des différentes forces physiques qui concourent à la production des mouvemens de la mer, et c’est ainsi par exemple que nous discernons en général fort imparfaitement l’influence de la rotation diurne sur la direction des courans.

Essayons toutefois de caractériser les principes généraux de cette circulation, et pour cela plaçons-nous un moment dans le domaine de l’hypothèse, ce que l’absence de données autorise ici dans une certaine mesure. Supposons donc la mer actuelle remplacée par une égale étendue d’eau douce, dans un état absolu d’immobilité, uniforme en température comme en densité des pôles à l’équateur, puis restituons-lui successivement les causes de mouvement dont on vient de faire abstraction, — causes dont la plus puissante est la chaleur, — par les phénomènes qu’elle comporte — d’évaporation, de précipitation et de changemens de densité. Ainsi admettons d’abord que sur cet océan hypothétique les vents commencent à souffler tels que nous les avons représentés : leur action immédiate et en quelque sorte mécanique aura sans doute pour effet d’y déterminer une certaine agitation dans la couche supérieure, peut-être même des courans ; mais ces courans, faibles et purement superficiels, laisseront en repos la presque totalité de la masse liquide. Introduisons ensuite en scène un agent plus puissant, le soleil, et rétablissons de l’équateur aux pôles les diverses températures que l’observation nous y montre échelonnées : nous aurons encore une action immédiate produite sur l’Océan par la supériorité de dilatation des eaux de l’équateur, comparées à celles des pôles, et par suite un changement dans les pesanteurs spécifiques, qui engendrera un commencement de circulation plus complète, en entraînant l’eau la plus dense vers l’eau la moins dense, et réciproquement. Quels effets, quelles conséquences aura maintenant l’action combinée de ces deux agens ? On se souvient que nous avons divisé les vents en deux classes, les uns soufflant des pôles vers l’équateur dans des parages où l’évaporation surpasse la précipitation, les autres dirigés au contraire de l’équateur vers les pôles et précipitant plus d’eau qu’ils n’en évaporent. De là résultera pour l’Océan une véritable dénivellation, car l’eau enlevée aux zones torrides abaissera le niveau de ces zones pour venir élever celui des régions plus voisines des pôles sur lesquelles les vents la précipiteront, et de cette perturbation d’équilibre devront naître de nouveaux courans destinés à ramener à l’équateur l’eau en excès aux pôles.

Pour nous replacer dans les conditions réelles du problème, il nous reste à tenir compte de la véritable composition de l’eau de mer, et à voir comment seront influencés par l’élément salin les courans dont les lois de la physique viennent de nous montrer l’existence. Ni l’évaporation, ni la précipitation ne seront affectées directement par le nouvel état de choses, mais les circonstances dans lesquelles cette double opération aura lieu différeront en ce que la vapeur enlevée aux régions équatoriales sera exclusivement douce, et en ce que l’eau de ces parages sera, pour ce motif, plus salée et plus dense. Lorsqu’ensuite cette vapeur retombera en pluie dans les régions polaires, elle produira un phénomène inverse et y déterminera une pesanteur spécifique relativement moindre. Ce n’est pas tout : l’évaporation équatoriale s’est produite à la surface de l’Océan ; l’eau plus salée et plus dense qui en est résultée se trouvera donc aussi à la surface, et devra, par le fait de sa pesanteur, s’enfoncer pour faire place à l’eau, de composition normale, des couches inférieures, — d’où s’ensuivra de l’équateur vers les pôles un système de courans sous-marins formés d’une eau spécifiquement plus pesante, et des pôles à l’équateur un système de courans de surface, formés au contraire d’une eau moins salée et d’une plus faible densité.

Maury est loin de donner les idées que nous venons d’exposer sommairement comme une théorie générale de la circulation océanienne ; du reste, il ne pourrait sans une singulière inconséquence procéder ici de la cause à l’effet, après nous avoir donné dans ses travaux sur l’atmosphère une si remarquable application de la marche inverse. Sa méthode, la seule qui soit véritablement rationnelle et féconde dans l’étude des sciences naturelles, consiste à grouper les données de l’observation jusqu’au moment où de leur masse devenue suffisante il peut conclure les lois régissant les phénomènes qui l’occupent. Or, nous le répétons, si étrange que la chose puisse paraître au premier abord, on est infiniment moins renseigné sur le mouvement des eaux de l’Océan que sur celui de l’atmosphère. Les seules données certaines que puisse directement fournir l’observation sont recueillies près des côtes, c’est-à-dire là où les lois générales s’effacent devant les mille exceptions dues aux circonstances locales. En haute mer, le marin est soumis à l’influence des courans, sans pouvoir, du moins dans l’état actuel de la science nautique, la constater d’une manière suffisamment exacte pour que ses observations à ce sujet ne soient pas presque inévitablement entachées d’un doute constant. On peut donc le dire, notre connaissance actuelle de la circulation océanienne se borne à l’indication de quelques courans épars, et comme jetés au hasard à la surface des mers, les uns bien étudiés, grâce à leur importance capitale, comme le gulf-stream par exemple[8], les autres, et c’est le cas général, fort imparfaitement connus. Aussi cette connaissance n’a-t-elle encore pu nous montrer aucun lien, aucune loi d’ensemble présidant à ces divers phénomènes et les reliant entre eux, et c’est pourquoi, tout en attendant de l’avenir les données qui nous manquent, Maury a dû chercher la solution du problème par une voie détournée. Dans l’atmosphère, l’étude des mouvemens de l’air à la surface du globe l’avait conduit à la connaissance de l’ensemble de la circulation aérienne. Il cherche de même ici à connaître les courans de surface de l’Océan pour en conclure plus tard la circulation sous-marine, et, s’aidant à cet effet des observations de température, les seules dont en pareille matière l’autorité rigoureuse ne puisse être aujourd’hui contestée, il parcourt les mers du globe le thermomètre à la main, afin de déduire les mouvemens superficiels de l’Océan de la chaleur relative de ses eaux. Nous ne faisons du reste qu’indiquer cette étude, dont le caractère est trop spécial pour que les résultats puissent en être présentés ici avec intérêt.

Nous n’indiquons de même qu’en passant tout un ordre de recherches découlant naturellement de la distribution de la chaleur à la surface de l’Océan, et consistant à montrer l’influence des courans sur la climatologie des divers pays. Un semblable sujet exigerait à lui seul une étude complète et séparée ; de plus il a déjà été abordé dans la Revue par un savant distingué[9], et notre but est surtout de faire ressortir celles des idées de Maury qui font de lui un véritable novateur scientifique.

Revenons donc aux causes que nous avons assignées à la circulation océanienne, et cherchons, au moyen de quelques chiffres, à donner une idée de la puissance de leurs effets. Au premier rang se trouvent l’évaporation et la précipitation, dont le résultat se traduit en pluies d’une hauteur moyenne annuelle de 1m50 pour toute la surface du globe. On a vu que cette évaporation, bien qu’opérée sur l’étendue entière des mers, était surtout concentrée dans les régions alizées, auxquelles serait ainsi enlevée chaque année une couche liquide d’environ 5 mètres d’épaisseur. Cette masse annuelle de pluie formerait 775,876 kilomètres cubes ; or les deux océans Pacifique et Indien, que nous pouvons ici considérer comme une seule mer, occupent en superficie la moitié de notre globe. Nous resterons donc probablement au-dessous de la vérité en admettant que la moitié de ces 775,876 kilomètres cubes soit chaque année enlevée à ces mers sous forme de vapeur, et qu’une égale quantité leur soit ailleurs restituée sous forme de pluie, d’où résulteraient pour chaque période de vingt-quatre heures l’évaporation et la précipitation successives de 1,062 kilomètres cubes de pluie. Que l’on se figure un carré d’environ 33 kilomètres de côté, duquel serait enlevée chaque jour une couche d’eau de 1 kilomètre d’épaisseur ; que l’on se figure aussi chaque jour l’opération inverse venant jeter une égale masse liquide en un autre point de ce vaste océan, — et l’on pourra se faire une idée de la puissante action dont nous étudions l’influence sur la production des courans. Il est inutile d’ajouter que cette action n’est pas concentrée et localisée comme nous l’avons représentée pour rendre le raisonnement plus sensible, car elle donnerait ainsi naissance à des courans dont la violence s’opposerait à toute navigation, tandis que, répartie comme elle l’est en réalité sur une surface trois cent mille fois plus grande, elle ne produit dans l’Océan qu’une circulation dont la vitesse modérée sera pour le marin un auxiliaire précieux, lorsqu’il en aura acquis une connaissance qui lui manque aujourd’hui.

On peut présenter ces calculs sous une autre forme qui s’adressera peut-être encore plus vivement à l’imagination, et pour cela nous laisserons la parole à Maury. « La surface de l’Atlantique, dit-il, est d’environ 65 millions de kilomètres carrés. Supposons que sur le cinquième de cette surface il vienne à tomber une couche de pluie de 25 millimètres d’épaisseur ; cette pluie ne pèsera pas moins de 360 millions de tonneaux, et le sel qu’elle renfermait avant d’avoir été enlevée à l’Océan sous forme de vapeur, sel qui, ainsi laissé en excès après l’évaporation, a dû contribuer à troubler l’équilibre océanien, ce sel, dis-je, pèse 16 millions de tonneaux, c’est-à-dire près du double de ce que pourraient porter tous les navires réunis de notre globe ! Que cette pluie tombe en un jour ou en une heure, toute l’immense quantité de force ainsi produite sera employée à détruire l’équilibre de l’Océan, et concourra par suite à l’entretien de son système de circulation. Si l’eau que, dans le cours entier d’une année, le Mississipi amène à la mer y était instantanément précipitée en une seule masse, la perturbation qui en résulterait ne serait pas plus considérable que celle produite par la pluie que nous avons supposée. Or cette pluie, nous ne l’avons fait tomber que sur le cinquième de l’Atlantique, et l’Atlantique lui-même n’est guère que le cinquième de la surface des mers du globe. De plus, nous n’avons donné à notre couche pluviale que 25 millimètres d’épaisseur, tandis que sa hauteur moyenne annuelle pour tout le globe est de 1m50. Supposons-la toutefois seulement de 0m75 pour l’Océan, c’est-à-dire pour la surface liquide du globe : il en résultera que la perturbation que nous venons d’évaluer se reproduira sept cent-cinquante fois par an, c’est-à-dire une fois dans chaque période de douze heures ! » — « Cherchons, dit encore Maury, à évaluer de même l’influence de la température. Entre l’heure la plus chaude de la journée et l’heure la plus froide de la nuit, il y a souvent dans la chaleur de la mer un changement de plus de 2 degrés centigrades. Reprenons encore pour objet de nos recherches le cinquième de l’Atlantique, et supposons que l’action solaire, s’exerçant sans interposition de nuages, y ait élevé d’un degré la température de l’eau pendant la journée ; supposons de plus que la nuit amène des nuages qui empêchent le rayonnement nocturne d’enlever au cinquième considéré sa chaleur acquise ; enfin admettons que le contraire ait lieu pour les quatre autres cinquièmes, c’est-à-dire qu’ils aient été soustraits à l’action solaire par un rideau de nuages se dissipant à la nuit, de manière que le rayonnement nocturne puisse alors y abaisser d’un degré la température de l’eau : la différence de température sera alors de deux degrés, et, si elle s’étend en profondeur à 3 mètres au-dessous de la surface, il en résultera pour la masse en question un changement de volume de plus de 11,043 millions de mètres cubes ! »

Avant de terminer cet exposé des idées de Maury sur les courans, il faut dire quelques mots d’une question sur laquelle il a rencontré, on doit le reconnaître, la plus vive opposition de la part de nombre de marins éminens : je veux parler des courans sous-marins. On a vu par ce qui précède que, même dans notre ignorance actuelle des lois qui président à la circulation océanienne, Maury n’hésitait pas à déclarer cette circulation générale, c’est-à-dire à attribuer à toute molécule liquide un mouvement d’une vitesse plus ou moins considérable, et à rejeter par suite comme irrationnel l’état de repos absolu. Il est certain que l’identité de composition de l’eau de mer sur tous les points du globe rend sa thèse presque irréfutable, si l’on songe aux influences nombreuses qui tendent incessamment à modifier cette composition et à augmenter la salure en certains parages pour la diminuer en d’autres. De plus, bornée à des courans de surface, n’affectant en rien les couches inférieures, la circulation de la masse liquide ne saurait être complète. Il est en effet certaines mers, comme l’Atlantique, où tous ces courans introduisent incessamment de nouvelles quantités d’eau qu’aucun autre courant connu n’entraîne au dehors : le niveau de cet océan acquerrait donc une inadmissible supériorité d’élévation relative, si l’excès d’eau ainsi apporté ne trouvait dans quelque courant sous-marin une issue que nous ignorons. En un mot, tout courant a son contre-courant, tout courant d’entrée implique l’existence d’un courant de sortie, c’est-à-dire que ces phénomènes doivent en quelque sorte être distribués par paires, et c’est ce qu’on va essayer de prouver au moyen d’un cas particulier.

S’étendant entre le 13e et le 30e parallèle nord, dans une direction à peu près nord et sud, la mer Rouge ne reçoit aucune rivière, et de plus elle est le théâtre d’une incessante et active évaporation que ne vient compenser aucune pluie. L’eau ainsi enlevée à cette mer y est remplacée par un courant de surface[10] venant de l’Océan, courant dont l’observation constate l’existence au détroit de Bab-el-Mandeb ; mais en même temps l’eau chargée des sels abandonnés par la puissante évaporation que nous avons signalée descendra au-dessous de la surface par suite de sa densité, et alors de deux choses l’une : ou l’eau des couches inférieures de la mer Rouge deviendra peu à peu sursaturée, et finira par tapisser le fond de cette mer d’un lit de sel cristallisé que nous savons n’y pas exister[11], ou cette eau sera entraînée à l’Océan par un courant sous-marin, ce que va nous démontrer une expérience fort simple. Imaginons une cuve communiquant à une auge longue et étroite au moyen d’une ouverture fermée par une cloison mobile ; remplissons la cuve d’huile et l’auge de vin, de manière que les deux liquides aient le même niveau ; enlevons ensuite la cloison, et nous verrons un courant supérieur d’huile s’introduire de la cuve dans l’auge, en même temps qu’un courant inférieur entraînera le vin de l’auge dans la cuve. Il est presque inutile d’ajouter que la cuve est ici l’Océan avec son eau de pesanteur spécifique normale, tandis que l’auge représente la mer Rouge, et le vin, l’eau plus salée et plus dense de cette mer.

Un raisonnement analogue a conduit Maury à la nécessité d’admettre au détroit de Gibraltar un semblable courant sous-marin, se rendant de la Méditerranée dans l’Océan ; mais ici l’objection soulevée par son opinion revêt une forme spécieuse qui pourrait tromper au premier abord. Le fond de la mer présente en effet dans ce détroit un exhaussement notable, qui semble opposer à tout courant sous-marin une barrière infranchissable, et, bien que l’existence de ce courant soit en quelque sorte moralement démontrée[12], les adversaires de Maury, au nombre desquels se trouve le célèbre géologue sir Charles Lyell, contestent à la circulation océanienne la possibilité de gravir une rampe aussi escarpée que celle accusée par la sonde dans ces parages. La meilleure réfutation de cette doctrine est dans les conséquences auxquelles elle conduit : il résulterait de là en effet que toutes les dépressions, toutes les vallées situées au fond de l’Océan devraient être remplies d’une véritable saumure, se transformant peu à peu en dépôts de sel cristallisé ; il en résulterait encore que l’eau, une fois descendue dans ces fonds par le fait de sa densité, y serait soustraite à toute circulation, et éternellement frappée d’immobilité. En un mot, une molécule liquidé tombée au-dessous du niveau supérieur d’une élévation sous-marine ne pourrait être retirée des profondeurs où elle se trouve par aucune des forces mises en jeu dans la nature. D’après une semblable théorie, dans les barrages situés en amont de nos moulins par exemple, le mince et rapide courant qui franchit le déversoir devrait exister avec la même vitesse et la même épaisseur à la surface du réservoir, tandis que les couches inférieures seraient en repos complet : un instant d’observation suffit à montrer qu’il en est autrement, que le courant est à peine sensible en amont du réservoir, et en général que dans toute rivière le courant, paresseux dans les grands fonds, augmente en rapidité lorsque l’on approche d’une cascade ou d’un barrage, parce qu’il est alors alimenté par l’eau des couches inférieures. Enfin comment expliquer, d’après la doctrine de Lyell, le phénomène que nous présentent certains fleuves, tels que le Mississipi, où l’on voit chaque barre[13] successive disparaître à mesure qu’une nouvelle vient à se former en aval de la précédente ? Selon Lyell, le courant du fleuve devrait simplement mettre en mouvement une tranche superficielle d’une épaisseur égale à la profondeur de l’eau sur la barre, tandis qu’il agit au contraire assez profondément pour fouiller les matériaux de l’ancienne barre et les rejeter par-dessus la nouvelle, c’est-à-dire par-dessus une barrière s’élevant presque jusqu’à la surface du fleuve. Sans insister davantage sur un système dont l’effet serait de restreindre le mouvement des eaux aux couches liquides situées au-dessus du niveau des élévations sous-marines les plus considérables, nous avouerons, avec Maury, qu’il nous semble impossible d’admettre une circulation aussi rudimentaire et aussi imparfaite dans la masse océanienne[14].

Cette circulation, nous l’avons vu, est due en partie à la propriété saline de l’eau de mer, ou du moins son activité s’en trouve notablement accrue ; le rôle et l’utilité des sels sont donc ainsi justifiés. D’où proviennent-ils ? Telle est la question qui se présente ensuite naturellement à l’esprit, et à laquelle répondra une observation qui trouve fréquemment lieu de s’appliquer. Supposons un lac privé de tout déversoir, et dans lequel débouchent un ou plusieurs cours d’eau : l’eau de ce lac deviendra d’abord saumâtre, puis de plus en plus salée, jusqu’à donner lieu aux dépôts cristallins que l’on constate dans le lit de la mer Morte par exemple. Que ce lac soit mis en communication avec la mer, sa salure disparaîtra. Ce fait remarquable donne une des explications admises aujourd’hui de la présence des sels renfermés dans l’eau de mer[15], et conduit à cette conclusion, que les sels marins proviennent de l’intérieur des terres, où ils ont été enlevés en dissolution par les pluies, puis transportés aux rivières, qui les amènent à l’Océan ; c’est du reste ce que confirme l’analyse de l’eau de ces rivières. Or de là semblerait résulter que la salure de la mer devrait aller incessamment en augmentant par l’apport constant de ces nouveaux élémens. C’est ici qu’intervient dans le maintien de l’universelle harmonie de la création le rôle des innombrables êtres qui peuplent les profondeurs océaniennes, car par leurs coquilles, par leurs écailles ou autrement, ces êtres nous offrent tous dans leur composition diverses proportions de ces sels, qu’ils ne peuvent avoir empruntés qu’au milieu dans lequel ils se développent. De même pour les plantes. Sous ce point de vue, l’une des fonctions des deux règnes animal et végétal dans l’Océan serait donc d’y conserver l’identité de composition de l’eau ; et ce fait va nous offrir une nouvelle preuve de la circulation que nous avons cherché à démontrer dans la masse liquide. Considérons ces zoophytes, ces madrépores, dont les immenses polypiers s’élèvent du fond des mers de manière à donner naissance, à de véritables archipels : on sait que l’espèce de réseau constituant ces polypiers se compose de dépôts, le plus souvent calcaires, formés dans les mailles du tissu de l’animal et extraits par lui des sels de la mer. Or, de même que nous voyons les plantes terrestres recevoir leur nourriture de l’air ambiant, ces humbles et infatigables architectes sous-marins ne peuvent recevoir les matériaux nécessaires à la construction de leur édifice que des courans, sans lesquels, contre-sens inadmissible, ils seraient appelés à vivre dans un milieu impropre à leur développement. Il faut donc que l’eau qui les entoure soit renouvelée dès qu’ils l’ont dépouillée des sels qui leur conviennent, action pour laquelle les courans sont indispensables, et de plus eux-mêmes contribuent, de leur côté, à l’entretien de la circulation océanienne par la diminution de densité qu’ils font subir à l’eau de mer.

Nous avons eu fréquemment déjà l’occasion de signaler combien était incomplet ce que nous connaissions des divers phénomènes océaniens : ainsi, il y a peu d’années encore, notre ignorance des profondeurs de la mer était, on peut le dire, absolue, et c’est principalement aux ingénieuses méthodes de sondage imaginées par Maury que nous devons le peu que nous commençons à savoir sur l’orographie de certaines parties du fond de l’Océan. Dans cette question, encore imparfaitement étudiée[16], un point seulement fixera notre attention par l’importance des résultats scientifiques qu’on en peut attendre : je veux parler de la relation probable existant entre la nature du fond de l’Océan et la circulation de ses eaux. Les échantillons de ce fond, rapportés de profondeurs considérables, présentent une apparence argileuse qui trompe au premier abord ; mais, placés sous le microscope, on constate avec étonnement qu’ils ne renferment ni sable ni gravier, du moins en général, et qu’ils sont presque exclusivement composés d’une agrégation de coquilles microscopiques dans un état plus ou moins parfait de conservation. Nous sommes donc d’abord porté à conclure de ce fait qu’il s’opère sur le fond de l’Océan un dépôt incessant de ces coquilles, dépôt dont Maury compare avec beaucoup de justesse l’effet au linceul dont nous voyons en hiver la neige recouvrir les inégalités du sol, et, qui plus est, il est permis de voir dans ce phénomène un travail préparant le sol fertile que quelque future convulsion de notre globe destine sans doute à être peuplé et cultivé ; nos marnières par exemple accusent une semblable formation dans leurs parties siliceuses et calcaires[17].

Ces animalcules ont-ils vécu là où la sonde est allée les recueillir ? L’énorme pression de la colonne d’eau qui y eût pesé sur leur frêle texture[18] et en eût empêché le développement rend plus probable l’hypothèse qui les fait vivre à la surface de l’Océan, à portée des bienfaisantes influences de la chaleur et de la lumière, jusqu’au moment où la mort envoie leurs dépouilles tapisser les abîmes des profondeurs sous-marines. Dans ce cas, la question s’agrandit et acquiert des proportions capitales par les nouveaux horizons qu’elle découvre. L’examen des échantillons obtenus présentait en effet des différences remarquables selon les parages considérés : dans l’Atlantique nord par exemple, le fond semblait composé de coquilles presque toutes calcaires, tandis que dans la mer de Corail ces coquilles étaient presque toutes siliceuses. Or la faible densité de ces dépouilles en doit rendre extrêmement lente la descente vers le fond ; elles doivent suivre, longtemps après la mort de l’animal, le mouvement de l’eau dans laquelle elles se sont développées, de sorte que si les progrès des sciences d’observation permettaient de classer par espèces ces myriades d’animalcules selon les différens parages habités par eux à la surface de l’Océan, si en même temps la pratique des grandes sondes devenait assez perfectionnée pour fournir en nombre suffisant des spécimens du fond de toutes les mers du globe, on parviendrait peut-être à établir le rapport qui doit lier ces deux études l’une à l’autre. On trouverait probablement ainsi des coquilles descendues au fond à des distances extrêmement considérables du point où elles se sont formées, ayant peut-être franchi l’intervalle de deux océans, et, ces animaux étant par eux-mêmes privés de locomotion, on serait en droit d’en conclure d’irrécusables indications sur les courans qui auraient de la sorte transporté leurs demeures privées d’habitans. En un mot, de même que le phénomène des pluies de poussière avait permis d’étiqueter en quelque sorte l’atmosphère, Maury indique ici comment les progrès de l’avenir permettront d’étiqueter les eaux de l’Océan pour les suivre dans les voies inconnues de leur long trajet[19].

Il reste, pour terminer cette étude de l’Océan, à dire quelques mots du cas particulier des mers intérieures. On s’est jadis fort préoccupé des différences de niveau que l’observation constatait entre ces mers et l’Océan : c’est là pourtant un phénomène des plus simples. La mer Caspienne par exemple n’a, on le sait, aucun déversoir extérieur, et son niveau demeure à peu près sensiblement le même d’une année à l’autre : de ce double fait résulte avec la plus complète évidence que pour toute l’étendue du bassin de cette mer la précipitation est mathématiquement égale à l’évaporation. Si au contraire on considère les grands lacs de l’Amérique du Nord, dont la superficie totale est à peu de chose près égale à celle de la mer Caspienne, la communication de ces lacs avec la mer par le Saint-Laurent prouvera que pour l’étendue de leur bassin la précipitation surpasse l’évaporation d’une quantité représentée précisément par l’eau de ce fleuve[20]. Admettons maintenant qu’une cause quelconque vienne à diminuer la précipitation dans ce bassin : les cours d’eau affluens apporteront un moindre tribut aux lacs, dont par suite le niveau baissera (la surface évaporatoire se contractant en même temps), jusqu’à ce qu’un nouvel état de choses s’établisse dans lequel l’évaporation redevienne rigoureusement égale à la précipitation. Dans l’hypothèse où nous nous sommes placé, le Saint-Laurent s’assécherait, et le niveau des lacs deviendrait inférieur à celui de l’Océan. Pareille chose se produirait dans la Méditerranée, si le détroit de Gibraltar venait à être fermé, car l’évaporation y est à peu près triple de la précipitation. Pareille chose arriverait également dans le golfe du Mexique, si les polypes, déjà à l’œuvre dans la passe de la Floride, parvenaient à fermer entièrement cette passe, ainsi qu’à relier Cuba à la presqu’île de Yucatan. On aurait alors ce curieux phénomène de deux mers juxtaposées, séparées en quelque sorte par une simple cloison, et de niveaux pourtant notablement différens[21].

On voit donc que dans une mer sans issue extérieure l’élévation du niveau dépendra exclusivement de la hauteur à laquelle la surface liquide donnera une évaporation précisément égale à la précipitation, et l’on voit encore que si la précipitation par exemple diminue d’une quantité quelconque, le niveau devra s’abaisser jusqu’à ce que l’équilibre soit rétabli de nouveau. Pour comprendre comment a pu se produire un phénomène de ce genre, il faut se rappeler que dans le système de circulation atmosphérique qu’on vient d’exposer les vents ont un trajet d’une régularité telle que la somme de pluie apportée par eux en une région du globe déterminée, et d’une étendue suffisante, reste invariablement la même d’une année à l’autre. Si donc une chaîne de montagnes venait à se soulever sur le trajet de ces vents, son effet, par suite de la froide température de ses cimes, serait de condenser au passage une certaine partie de la vapeur d’eau transportée par eux, et de diminuer d’autant les pluies du trajet ultérieur. Le même effet serait produit par le fait d’un continent qui surgirait du fond des mers, et substituerait une étendue de terre sèche à la surface évaporatoire auparavant balayée par les vents. Or de semblables soulèvemens, soit de montagnes, soit de continens, sont aujourd’hui des faits acquis à la science, que l’on sait avoir dû se produire à certaines périodes de l’histoire géologique de notre globe, et l’on va voir que ces considérations peuvent être d’une application directe dans l’état actuel de nos connaissances.

La mer Morte par exemple présente encore des traces d’une communication qui aurait jadis existé entre elle et l’Océan, d’où ressort le fait d’un niveau antérieurement plus élevé. Certes l’abaissement aujourd’hui constaté peut provenir d’une dépression survenue dans la croûte terrestre au point considéré, mais il peut également être le résultat d’une diminution dans la quantité de pluie tombant annuellement dans le bassin de cette mer, et il est permis de se demander en ce cas si cette diminution n’a pas été produite par le soulèvement des Cordillères de l’Amérique méridionale, situées précisément sur le trajet des vents alimentaires de la mer Morte. Le lac Salé d’Utah, dans l’Amérique du Nord, offre un exemple peut-être encore plus frappant, en ce qu’on y surprend en quelque sorte le phénomène en voie de formation. On y voit le lit de la rivière qui reliait anciennement le lac à la mer, et, l’évaporation dépassant toujours la précipitation, chaque année le niveau s’abaisse d’une certaine quantité, laissant à sec sur les rives de nouveaux dépôts de cristaux salins. Dans le système de Maury, les vents alimentaires de ce lac proviennent des alizés sud-est du Pacifique, de telle sorte qu’une simple augmentation de hauteur dans les montagnes de la sierra Nevada suffirait à expliquer la diminution graduelle de surface dont nous venons de parler.

Nous avons terminé l’examen des idées principales de Maury. En présence d’une œuvre aussi encyclopédique que la sienne, immense réseau jeté sur des faits de mille natures différentes, il a fallu chercher avant tout à mettre en relief les lois qui dominaient ce vaste ensemble, et l’on a vu comment ces lois découlaient d’une idée unique, celle du mouvement universel des masses atmosphérique et océanienne. Il sera aisé maintenant de résumer dans ses traits essentiels le système du savant américain.

Le plus beau titre scientifique de Maury est, selon nous, sa théorie des vents. Partant des faits bien établis que nous connaissons sur la circulation aérienne, et de ses phénomènes irrécusablement acquis à l’observation, vents alizés, vents généraux et zones de calmes ; s’appuyant ensuite sur cet axiome, aussi simple qu’évident, que, dans une masse fluide quelconque, l’existence d’un courant constant dans une direction implique nécessairement l’existence d’un autre courant emportant ce qu’a apporté le premier, — il nous montre d’un pôle à l’autre la grande masse atmosphérique dans un état incessant de mouvement, et obéissant pourtant à des lois d’une harmonie aussi fixe, aussi immuable dans leur genre que celles qui régissent le trajet des corps célestes. S’attaquant successivement aux divers ordres de faits qui se rattachent par un lien quelconque à l’atmosphère, il les encadre dans l’ensemble du système, et en tire de nouveaux argumens à l’appui de sa théorie, dont les proportions agrandies finissent par présenter au lecteur une preuve monumentale de ce que peut l’esprit d’investigation guidé par les méthodes d’une saine induction philosophique. En rappelant cette discussion si complète, si consciencieuse, dans laquelle Maury cherche à établir comment, par suite de l’imperfection de nos connaissances et du manque de données, nombre de cas qui semblent au premier abord faire exception ne sont au contraire que des confirmations indirectes de la loi générale, nous ne pouvons résister au désir de lui emprunter une comparaison doublement remarquable, et par l’heureuse application qu’il en fait, et par l’idée vraie qu’elle donne du point de vue élevé auquel il sait se placer. — Il en est, dit-il, de l’ensemble de la circulation atmosphérique comme du cours d’un fleuve dont les mille remous peuvent être assimilés à ces vents en apparence anormaux que produisent les nombreuses inégalités de la croûte terrestre. Attachons nos regards sur un espace restreint de la surface de ce fleuve, aucune loi ne ressortira de l’étude des divers mouvemens irréguliers que nous y observerons. Levons au contraire les yeux, embrassons le cours d’une rive à l’autre, et la direction générale des eaux, que nous cherchions vainement tout à l’heure, se montrera tout de suite franchement accusée.

En décrivant ce système de circulation aérienne, nous avons à dessein évité de nous arrêter sur les causes des vents dont il s’agissait d’exposer le trajet tant à la surface du globe que dans les régions supérieures de l’atmosphère. Rechercher les causes de la circulation atmosphérique, ou rechercher l’ensemble de cette circulation lorsqu’on en connaît une certaine partie, ce sont là en effet deux problèmes distincts, dont le premier est infiniment moins près que le second de recevoir une solution satisfaisante. Les zones de calmes tropicaux nous offrent par exemple, dans l’état actuel de nos connaissances, un phénomène inexplicable, et l’on ne sait à quoi attribuer la transformation de mouvement qui amène dans ces zones à la surface du globe les courans des régions supérieures. Fait curieux, ce point avait en quelque sorte été signalé dès la fin du xviie siècle, car les alizés, par la constance et la régularité de leur action, avaient de bonne heure attiré l’attention des savans, et en 1686 Halley, qui en donnait une théorie fondée sur la dilatation de l’air équatorial, remarquait avec raison que rien n’expliquait pourquoi les 30es parallèles nord et sud semblaient servir de limites à ces vents.

Une action tout aussi mystérieuse dans son principe est le croisement des vents dans les zones de calmes. Nous avons exposé la thèse d’après laquelle Maury en concluait la nécessité ; mais, quant à la cause qui s’opposerait au mélange intime des courans dans ces zones, et qui y conserverait à l’air venant d’un pôle sa direction vers l’autre pôle, nous ne pouvons encore que confesser notre ignorance. Ajoutons qu’il semble difficile d’admettre que le magnétisme, cet agent si universellement répandu dans la nature, ne joue pas un rôle actif dans la circulation atmosphérique, rôle qui peut-être nous donnera un jour la solution complète du problème que nous cherchons. Maury penche fortement vers cette opinion.

Dans la circulation océanienne, on l’a vu, tout ou à peu près tout est obscurité, et la loi reliant entre eux les phénomènes d’observation est encore à trouver, par la simple raison que ces phénomènes eux-mêmes ne nous sont que fort incomplètement connus. Du reste, cette infériorité de nos connaissances sur l’Océan relativement à ce que nous savons de l’atmosphère, cette infériorité n’est pas neuve, et à peu près vers l’époque où Halley donnait sa théorie des alizés, Vossius, expliquant par un gonflement des eaux équatoriales le retard des vaisseaux dans les calmes de la ligne, cherchait la cause de ce retard dans des expériences de capillarité ! Plus tard, et de nos jours encore, les courans n’ont le plus souvent été regardés que comme des exceptions à l’état normal de la masse océanienne, et n’ont par suite été l’objet que d’études séparées et indépendantes, auxquelles ne présidait aucune vue d’ensemble. Au contraire les idées de Maury sur ce sujet sont profondément rationnelles : elles signalent les frappantes analogies de la circulation de l’Océan avec celle de l’atmosphère, et elles montrent la nécessité d’un système universel de mouvemens ; tout en reconnaissant notre ignorance actuelle, elles indiquent les moyens de la faire cesser par l’esprit dans lequel devront être conçues nos recherches à l’avenir, et nous sommes heureux de trouver la confirmation de vues aussi justes dans la bouche d’une des illustrations scientifiques qui honorent le plus notre époque. « La théorie des courans, disait déjà il y a plus de vingt ans M. Arago, a fait peu de progrès jusqu’ici, parce qu’on s’est exclusivement attaché à ceux de ces phénomènes qui sillonnent la surface des mers. Des courans engendrés par des différences de salure et de température existent à toutes les profondeurs, et c’est en se plaçant à ce point de vue, c’est en descendant par la pensée aux plus grandes profondeurs de l’Océan, c’est en appliquant à la mer la théorie qui a déjà rendu un compte satisfaisant des vents alizés, qu’on parviendra à débrouiller la question dont nous venons de nous occuper. C’est ainsi, suivant moi, qu’il sera également possible de concevoir comment des courans animés de vitesses peu considérables traversent d’immenses étendues de mer, et comment ils sont infléchis ou réfléchis à distance par les côtes des continens et des îles. »

En résumé, il semble que jamais jusqu’ici la météorologie n’avait été envisagée avec l’ampleur de conception qui signale l’œuvre de Maury ; jamais plus abondans matériaux n’avaient été mis au service d’un esprit aussi éminemment généralisateur, et jamais vues d’ensemble n’avaient été unies à une sagacité plus pénétrante dans la discussion des détails. Toutefois nous ne devons pas omettre d’indiquer une des principales objections que peut soulever l’examen de ces doctrines : dans la partie de son œuvre qui traite spécialement de la navigation et de la détermination des nouvelles routes, la méthode inattaquable suivie par Maury n’est qu’une application rigoureuse et mathématique du calcul des probabilités, tandis que dans la partie scientifique on est forcé de reconnaître un usage fréquent de l’hypothèse. Lui-même va le premier au-devant de ce reproche. « En présence de la pauvreté actuelle de nos connaissances sur ces matières, dit-il, l’hypothèse semble être la base de l’édifice à la construction duquel nous travaillons, car pour avancer dans ces recherches il faut pouvoir bâtir sur quelque chose. Lorsque les faits nous manquent, nous sommes parfois en droit de les supposer ; seulement il faut alors qu’ils soient d’abord possibles, et de plus probables ; il faut qu’entre les diverses hypothèses qui se présentent, nous choisissions celle qui explique le plus grand nombre de phénomènes, et nous pouvons alors réclamer pour elle un respect mérité, tant qu’elle ne nous conduit pas à quelque absurdité palpable, ou encore jusqu’à ce qu’une autre hypothèse vienne à donner l’explication d’un plus grand nombre de phénomènes. Dans ce cas, uniquement préoccupés d’une recherche consciencieuse de la vérité (honest searchers after truth), nous devons abandonner la première hypothèse pour la seconde, jusqu’à ce qu’une troisième, préférable aux deux autres, vienne à se présenter à son tour. »

S’il fallait maintenant faire chez Maury la part de l’homme après celle du système, on pourrait dire que le caractère dominant de son génie est cet amour de la vérité qui respire dans les lignes que nous venons de citer. Pas un mot chez lui ne révèle la moindre trace de cet amour-propre dont sait si rarement s’affranchir un auteur, surtout lorsque ses doctrines éveillent la discussion des contradicteurs ; pas une parole qui ne soit l’expression de la bonne foi la plus absolue, et si jamais écrivain s’est involontairement peint dans ses œuvres, c’est celui-ci. Pour moi, je l’avoue, il me semble impossible de lire la Géographie de la Mer sans être pénétré de la plus profonde admiration, j’allais dire vénération, pour le caractère de l’auteur : spectateur passionné des merveilles de la nature, s’il se laisse parfois entraîner par son enthousiasme, on sent que cet enthousiasme est aussi sincère que la conviction qui l’a inspiré. À chaque page rayonne ardemment la recherche du vrai, à chaque ligne se révèle le culte de la science, et si parfois l’individualité de l’auteur se fait jour à son insu, ce n’est que dans la noble conscience qu’il a d’avoir été utile à ses semblables.

Un autre trait remarquable de Maury est le caractère essentiellement religieux dont il a empreint son œuvre. Je ne veux point parler ici de ses allusions fréquentes aux textes sacrés, non plus que des interprétations curieuses qu’il en donne[22] ; c’est là, on le sait, un cachet distinctif du génie protestant, tandis que ce que je veux signaler n’appartient à aucune forme particulière de culte, ou pour mieux dire leur est commun à toutes. Son étude assidue des phénomènes de la nature n’est en effet qu’une manifestation constante de sa gratitude envers la suprême sagesse qui y préside, et dans chaque fait nouveau il voit une nouvelle révélation de l’harmonie universelle. Ce n’est pas que Maury ait en cela l’idée de faire particulièrement servir ses travaux à l’avancement de la foi, car à ses yeux la science et la religion sont unies par des liens si indissolubles, que l’une ne peut se développer que pour faire mieux comprendre l’autre ; mais cette tendance de son esprit mérite d’être signalée, parce que, s’il n’est pas rare de voir les écrivains purement religieux puiser leurs argumens dans la science, il l’est beaucoup plus de voir un écrivain scientifique mêler à ses doctrines des considérations que l’on regarde volontiers aujourd’hui comme d’un ordre différent.

Que dire maintenant de la forme du livre de Maury ? Sans admettre avec quelques esprits exclusifs la supériorité absolue de notre langage scientifique, on doit pourtant reconnaître que, soit par l’effet d’une meilleure direction donnée à l’éducation intellectuelle, soit par l’avantage d’une langue mieux appropriée à ce but spécial, l’esprit français a pris en matière de sciences l’habitude de certaines méthodes d’exposition dont, pour notre compte, nous sommes les premiers à apprécier les rares mérites de rigueur et de clarté. La forme de Maury est toute différente, et j’avoue que je suis assez embarrassé pour exprimer ici nettement mon avis : est-ce à dire que ses doctrines, telles qu’il les a présentées, ne supportent ni l’examen ni la discussion ? Certes rien n’est plus loin de ma pensée ; cependant, il faut le reconnaître, la Géographie physique de la Mer, s’offrant sous la forme que lui a donnée l’auteur, forme peu en harmonie avec nos habitudes scientifiques, ne recevrait probablement pas du lecteur français l’accueil auquel elle a droit. Souvent en effet la puissante imagination de Maury fait de lui un véritable poète, et parfois ses descriptions rappellent involontairement ces récits des Mille et Une Nuits qui ont charmé notre enfance, alors que la reine Gulnare dépeint à son époux émerveillé les mystérieux royaumes des profondeurs sous-marines. Aussi faut-il, tout en lisant son livre, se rappeler que le go ahead n’abdique jamais entièrement ses droits sur un Américain, et que dans des recherches de cette nature l’auteur, incessamment dominé par l’idée d’ensemble, a pu parfois ne pas se préoccuper suffisamment de ce qu’il laissait derrière lui, emporté qu’il était par son ardeur, et séduit par les nouveaux horizons qui s’offraient à chaque pas. Ce qui importe surtout, c’est de n’aborder cette lecture avec aucun parti pris d’avance, aucune idée préconçue, mais bien avec l’entière bonne foi dont Maury lui-même nous offre un exemple si remarquable ; car, tout en obéissant involontairement à l’entraînement de sa nature, nul ne signale plus consciencieusement que lui là où s’arrête le domaine de l’observation, là où commence celui de l’hypothèse, et en même temps nul ne possède à un degré plus éminent cette qualité si rare, et pourtant si nécessaire au vrai savant, de ne pas craindre au besoin d’avouer son ignorance.

Encore un mot. Cette science que l’illustre Humboldt a proclamée nouvelle et dont nous avons essayé d’exposer les magnifiques débuts, cette science, il faut se le rappeler, ne date que d’hier : pourtant l’on peut déjà prévoir l’immense développement qui lui est réservé, l’importance des résultats que l’on est en droit d’en espérer, et il est juste que la légitime admiration inspirée par l’homme de génie à qui elle doit ses premiers succès s’augmente de toute la féconde perspective de ce glorieux avenir.

Ed. Du Hailly.
  1. Voyez la livraison du 1er mars.
  2. Il serait pourtant injuste de ne pas mentionner ici M. Le capitaine de vaisseau Lartigue, qui a publié en 1840, sous le titre d’Essai sur le système des vents, une brochure dont l’Académie des Sciences a fait l’objet d’un éloge mérité.
  3. La tradition assigne chez les Anglais, aux calmes du Cancer, le nom bizarre de horse latitudes, parce que les navires qui se rendaient jadis aux Indes occidentales, retenus dans ces parages par le manque de vent, s’y voyaient contraints, faute d’eau et de fourrages, de jeter à la mer les chevaux dont ils étaient encombrés.
  4. Nous signalerons ici une coïncidence extrêmement remarquable. Une des découvertes les plus utiles dont la navigation ait été dotée dans ces dernières années est celle de la théorie des ouragans circulaires, due à MM. Reid et Piddington. D’après eux, ces terribles coups de vent, si redoutés dans les mers de Chine par exemple sous le nom de typhons, seraient formés d’un immense tourbillon atmosphérique, d’un diamètre de cent lieues et même plus, et posséderaient, outre ce mouvement gyratoire, un mouvement de translation qui leur ferait parcourir un trajet dont l’étendue plus ou moins considérable traverse parfois tout un océan ; on peut, pour se servir d’une idée familière à tous les esprits, comparer le double mouvement de ces ouragans à celui d’un valseur. Or, dans le système de circulation de Maury, pour des observateurs placés aux pôles, le tourbillon du pôle nord tourne de droite à gauche, c’est-à-dire inversement aux aiguilles d’une montre, comme les ouragans circulaires de l’hémisphère nord, et le tourbillon du pôle sud tourne au contraire dans le sens des aiguilles d’une montre, de gauche à droite, comme les ouragans de l’hémisphère austral.
  5. Ceci demande une explication, car la zone alizée australe renferme, on le sait, une certaine étendue de terre sèche ; mais, dans ce qui précède, nous avons implicitement supposé les deux zones alizées égales en superficie, ce qui n’est pas exact. Pour la question qui nous occupe, nous admettons que la terre sèche des alizés austraux équivaut à la supériorité de superficie de cette zone sur la zone alizée boréale, et c’est à peu près ce qui a lieu.
  6. La règle est simple : un pays situé au nord des calmes du Cancer, par exemple, recevra peu ou beaucoup de pluie, suivant que la région alizée australe située dans le sud-ouest présentera beaucoup ou peu de superficie de terre sèche.
  7. Il est cependant une exception au système général de la circulation atmosphérique trop importante pour être complètement passée sous silence : je veux parler des moussons. Lorsqu’en amont des alizés, c’est-à-dire par exemple dans le nord-est des alizés du nord-est, il se trouve de grandes plaines continentales particulièrement soumises à l’intensité de l’action solaire pendant une certaine partie de l’année, cette action détermine un mouvement ascensionnel dans l’air de ces plaines, et par suite à la surface un vide relatif dont le résultat est d’exercer sur les alizés une véritable aspiration qui change plus ou moins leur direction. La théorie de ce phénomène est due à Dove ; Maury l’a généralisée.
  8. On sera moins étonné de l’ignorance où nous sommes encore du mouvement général des courans, lorsqu’on saura combien est relativement récente la découverte du plus important d’entre eux, le gulf-stream, et comment la connaissance n’en a été rendue publique que fortuitement. En 1770, Franklin, alors à Londres, fut consulté sur quelques changemens à apporter dans le service des paquebots entre l’Angleterre et l’Amérique du Nord, et s’en fut lui-même chercher des renseignemens sur cette navigation auprès d’un baleinier américain, le capitaine Folger, alors à Londres comme lui. L’illustre savant apprit de ce marin comment l’existence du gulf-stream, à cette époque presque généralement ignorée, lui avait été révélée par la constance avec laquelle les baleines évitent ses eaux. À la demande de Franklin, Folger indiqua ce courant sur une carte depuis la passe de la Floride, et le plus curieux de l’histoire est que le trajet et les limites ainsi tracés de mémoire par le capitaine baleinier, puis reproduits sur les cartes hydrographiques, y ont été maintenus presque jusqu’à ces dernières années. Aujourd’hui, grâce surtout aux travaux des Américains, le curieux phénomène offert par ce puissant fleuve océanien nous est presque complètement connu. L’étude de son trajet, de ses causes, de son influence climatologique, des déplacemens périodiques annuels qui le font osciller à la surface de l’Océan, etc., forme une des parties les plus utiles et les plus intéressantes de l’ouvrage de Maury.
  9. M. Babinet, livraison du 1er octobre 1854.
  10. Ce courant offre une particularité remarquable en ce que sa surface supérieure se présente sous la forme d’un plan incliné du détroit vers l’isthme de Suez. Supposons-lui en effet une vitesse de 20 milles marins par jour : une tranche liquide déterminée mettra par suite cinquante jours à se rendre de Bab-el-Mandeb à Suez. Or, en admettant, ce qui est à peu près vrai, une évaporation diurne de 15 millimètres, cette tranche, parvenue au terme de son trajet, aura perdu à la surface une couche liquide de 75 centimètres d’épaisseur ; en d’autres termes, elle aura, une fois arrivée à l’isthme, un niveau inférieur de 75 centimètres à celui qu’elle avait en quittant le détroit. Le gulf-stream présente un phénomène en quelque sorte inverse, et, contrairement à ce que nous voyons dans les rivières dont le lit est toujours plus ou moins incliné vers l’embouchure, il remonte de la passe de la Floride au cap Hatteras le long d’une véritable rampe d’une inclinaison de 0m13 par kilomètre. C’est ce que l’on a pu conclure de sa vitesse et de ses dimensions connues.
  11. D’après les calculs du docteur Buist, une semblable hypothèse aurait pour résultat de transformer en 3,000 ans la mer Rouge en une masse solide de sel cristallisé.
  12. En 1712, le corsaire le Phénix, de Marseille, capitaine Du l’Aigle, coula entre Tarifa et Tanger un navire hollandais qui, quelques jours après, reparut sur l’eau à quatre lieues au moins dans l’ouest du point où il s’était abîmé. Il devait donc avoir parcouru cette distance dans une direction diamétralement opposée à celle du courant de surface, ce qui, dès cette époque, avait conduit certains esprits à l’hypothèse d’un courant de sortie sous-marin. — Le courant de surface conduisant de l’Atlantique dans la Méditerranée est connu depuis longtemps, et Maury cite un cas de navires retenus en 1855 quatre-vingt-dix jours au détroit de Gibraltar par la force de ce courant, qui les empêchait de pénétrer en louvoyant dans l’Atlantique. On peut donc lui donner sans crainte une vitesse de 2 nœuds (3,704 mètres) à l’heure, et si de plus on lui attribue une profondeur de 120 mètres sur une largeur de 7,000 mètres, on trouvera (en évaluant à un trentième la proportion de sels renfermée dans l’eau de mer) qu’il s’est introduit dans la Méditerranée pendant ces quatre-vingt-dix jours une masse saline de 366 kilomètres cubes ! En présence de ces chiffres, et lorsque l’on songe à ce qui a pu être ainsi introduit depuis des siècles, l’existence d’un courant sous-marin reportant à l’Atlantique cet excès de matière solide semble, comme nous le disions, moralement démontrée. S’il en était autrement, le fond de la Méditerranée serait formé de dépôts salins cristallisés, ou tout au moins son eau serait une véritable saumure sursaturée, hypothèses que rend également inadmissibles notre connaissance actuelle du fond de cette mer et de la composition de ses eaux.
  13. Nom que l’on donne aux bancs qui obstruent et barrent transversalement l’embouchure de la plupart des fleuves.
  14. En exposant les traits principaux de cette discussion, nous avions surtout pour but de faire ressortir les idées générales sur les courans sous-marins auxquelles conduisent les argumens de Maury, et, en ce qui concerne le cas particulier du détroit de Gibraltar, nous ne reproduisons que sous toutes réserves les conclusions du célèbre Américain. Ses adversaires proposent en effet une solution assez admissible, et, d’après eux, le rôle que nous avons attribué au courant sous-marin serait rempli par des courans latéraux de surface de même direction, c’est-à-dire se rendant de la Méditerranée dans l’Océan le long des côtes d’Espagne et d’Afrique.
  15. Maury avait primitivement admis cette explication, qu’il a rejetée plus tard. En effet, d’après cette théorie, la salure de la mer devrait être postérieure à la formation des rivières, tandis que l’étude des divers terrains et des restes fossiles trouvés sur tous les points du globe nous montre que la mer n’a jamais été douce, même lorsqu’elle recouvrait presque en totalité notre planète. C’est là du reste une discussion d’un caractère essentiellement géologique, et par conséquent étrangère à notre sujet.
  16. On se figure en général l’Océan beaucoup plus profond qu’il ne l’est en réalité. Ainsi, dans l’Atlantique nord, qui a seul été sondé jusqu’ici d’une manière régulière et suivie, le maximum des sondes n’a pas atteint 8,000 mètres, et cependant l’erreur presque inévitable dont sont affectés les résultats de ces opérations délicates tend à donner des profondeurs constamment trop grandes.
  17. Il est de ces animalcules, tels que les infusoires formant la pierre de Bilin, si imperceptibles, qu’il en faut 187 millions pour peser un grain, et 41,000 millions pour faire un pouce cube ! (Ehrenberg.)
  18. On a rapporté de ces coquilles provenant de profondeurs de près de 4,000 mètres ; elles supportaient donc une pression de près de 400 atmosphères !
  19. On pourra également conclure des mœurs des poissons et de leurs migrations des indications précieuses sur les courans, lorsque cette étude sera plus avancée qu’elle ne l’est aujourd’hui. C’est en partie dans cette vue que Maury a construit, d’après les données recueillies par les pêcheurs américains, des cartes baleinières représentant la fréquence relative de ces cétacés dans les différentes mers du globe, et qu’à son imitation les Hollandais ont construit des cartes analogues pour le hareng. Des faits curieux ressortent de ces travaux : ils montrent par exemple que pour la baleine franche la zone torride est aussi infranchissable qu’une véritable mer de feu ; ils ont aussi, par la présence de cachalots dans certains parages anormaux, mis peut-être Maury sur la trace d’un courant sous-marin sortant de l’Atlantique. Nous avons dit que nul courant de ce genre n’y existe à la surface.
  20. Cette théorie si simple, qui consiste à voir dans un cours d’eau le produit des pluies de son bassin, bien que d’une date ancienne, et n’a été généralement admise que dans le courant du siècle dernier. Ainsi, dans le xviie siècle, Descartes lui-même fait provenir les eaux souterraines, qui donnent naissance aux fleuves, de la distillation des eaux de la mer au moyen de feux situés dans les entrailles de la terre ! Pourtant, dès 1580, Bernard de Palissy, dans son Discours admirable sur la nature des eaux et des fontaines, avait très nettement donné l’explication véritable du phénomène, et, même dans l’antiquité, Vitruve l’avait en quelque sorte pressentie.
  21. Cette hypothèse n’a rien d’improbable pour qui connaît la rapidité d’envahissement des excroissances madréporiques. Ainsi des travaux hydrographiques récemment exécutés par la marine anglaise ont montré que dans le détroit de Torrès ces polypes s’étendent avec une puissance telle que, si leur développement suivait toujours la même loi, dans vingt ans ce détroit serait intercepté en plusieurs points sur toute sa largeur. Cette largeur, très variable, n’est parfois, il est vrai, que de 3 kilomètres sur une longueur totale de 160. Quant au nombre des îlots ainsi formés, en deux siècles et demi, c’est-à-dire depuis l’époque de la découverte, il a été porté de 26 à 150, si ce n’est plus.
  22. C’est ainsi que Maury retrouve dans deux versets de l’Ecclésiaste, souvent cités, le système de circulation atmosphérique qu’il a développé, et l’une des preuves les plus importantes dont il l’a accompagné :

    « Le vent va vers le midi, et tourne vers le nord ; il tourne çà et là, et revient à ses circuits.

    « Tous les fleuves vont en la mer, et la mer n’en est point remplie ; les fleuves retournent au lieu d’où ils étaient partis pour revenir en la mer. » (Chap. i, vers. 6 et 7.)