Une erreur judiciaire. La vérité sur l'affaire Dreyfus

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UNE ERREUR JUDICIAIRE


LA VÉRITÉ
SUR
L’AFFAIRE DREYFUS


PAR
Bernard LAZARE



BRUXELLES
IMPRIMERIE VEUVE MONNOM
32, RUE DE L’INDUSTRIE, 32
1896




UNE ERREUR JUDICIAIRE
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LA VÉRITÉ
SUR
L’AFFAIRE DREYFUS
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Je veux établir que la culpabilité du capitaine Dreyfus n’a jamais été démontrée. J’affirme que les bruits les plus mensongers, les plus contradictoires, les plus propres à égarer les esprits et à créer autour de l’accusé une atmosphère de haine et de soupçon ont été répandus. Je déclare enfin que l’homme qu’on a condamné est un innocent.

Cependant, sans de récents événements, je n’eusse sans doute pas pris encore la parole, craignant de violer le mystère dont on a entouré cette affaire, mais d’autres ont déchiré le voile, ils ont introduit tout le monde dans le sein du conseil de guerre et ils ont rendu publics les détails les plus secrets. Le gouvernement et l’opinion ont semblé considérer ces divulgations comme naturelles, et l’on peut dire aujourd’hui que le procès Dreyfus a été débattu devant tous. Mais, à cette occasion, on a fait des récits inexacts, on a amplifié des détails, on en a imaginé, on a inventé des charges nouvelles. Puisqu’on a commencé à parler, il m’a semblé bon de faire la lumière complète et de dire la vérité. C’est le but de ces pages. Je défie qui que ce soit d’apporter un démenti valable à mes affirmations.


LES BRUITS D’ÉVASION

On connaît les incidents auxquels je viens de faire allusion ; je vais cependant les rappeler. Le 2 septembre, un journal de Newport, dans le Monmouthshire, le South-Wales Argus, annonçait que le capitaine Dreyfus s’était évadé ; la nouvelle en avait été apportée par le capitaine Hunter, du vaisseau Le Non-Pareil, venant de l’îlot du Connétable, à 40 milles de Cayenne. Ce journal donnait sur l’évasion des détails qui furent reproduits par le Daily Chronicle et ensuite par toute la presse française. Comment ce bruit, faux du reste, prit-il naissance, de quelle source émana-t-il, pourquoi, alors que des bruits analogues, périodiquement répandus depuis la condamnation du capitaine Dreyfus, n’avaient pas eu d’écho, pourquoi cette fois l’émotion fut-elle si considérable ? Ce sont des questions auxquelles il est impossible de donner une réponse et, d’ailleurs, elles ne sont pas d’une grande importance. Quoi qu’il en soit, selon l’expression de M. Gaston Calmette[1], « l’actualité reprit, à ce moment, ce malheureux que l’on croyait à jamais oublié, disparu, perdu et, depuis que le bruit de son évasion a couru, on s’est de nouveau préoccupé, dans le public, des menus détails de sa mystérieuse détention. »

On ne se préoccupa pas seulement de sa détention, on remonta aux origines du procès et, comme à cette époque les mêmes timides doutes s’élevèrent, ce fut comme une faible rumeur perceptible à peine, mais cette rumeur voulait dire : « Si cet homme était innocent ? »

Les journaux les plus divers exprimaient cette inquiétude. Le Jour commençait une enquête sur les faits ayant amené l’arrestation du capitaine Dreyfus et se donnait pour but d’établir que « la culpabilité du condamné n’était pas démontrée ». M. de Cassagnac, dans l’Autorité du 14 septembre, écrivait : « Comme la plupart de nos concitoyens, nous croyons Dreyfus coupable. Mais, comme notre confrère (le Jour), nous n’en sommes pas certain. »

Il fallait répondre à ces assertions. Le journal L’Éclair s’en chargea. Son récit[2], si nous y ajoutons un article du Journal paru le 16 septembre sous la signature Monville, réunit tous les racontars qui coururent autrefois, mais il contient en outre des parcelles de vérité et deux documents volontairement falsifiés qui ne peuvent avoir été communiqués que par quelqu’un mêlé de très près à l’affaire et puissamment intéressé à établir que le capitaine Dreyfus a été condamné sur les charges les plus accablantes. Je nie que ces charges aient existé. Pour justifier ma négation, je vais suivre d’abord, en les discutant, les informations de L’Éclair et celles du Journal. Mais d’abord il me faut écarter deux assertions.

Dans son article du 8 septembre sur la Captivité de Dreyfus, M. Gaston Calmette écrivait ceci :

« Il (le capitaine Dreyfus) déclare qu’il a voulu, par un acte mal calculé, qui n’a été selon lui qu’une imprudence, donner un semblant de confiance au gouvernement étranger dont il dévoilerait ensuite les secrets à notre profit… Tel est le résumé de ses correspondances continuelles. »

Dans son numéro du 14 septembre L’Éclair déclarait : Seul à seul, avec un officier des bureaux, dans un premier moment d’égarement, il a avoué, puis s’est reconquis. Et cet aveu sans tiers est un témoignage insuffisant. Mais celui qui a reçu l’aveu est un homme loyal, à toute épreuve et sa parole n’est mise en doute par aucun de ses camarades. »

J’oppose à ces affirmations le démenti le plus formel.

1o Jamais, ni dans ses conversations, ni à l’instruction, ni à l’audience, ni dans ses correspondances, le capitaine n’a dit qu’il avait voulu, « par un acte mal calculé », donner confiance à un gouvernement étranger, dont il aurait ensuite dérobé les secrets ;

2o Jamais le capitaine Dreyfus n’a avoué. Jamais, d’ailleurs, depuis la minute où il a été arrêté, il ne s’est trouvé « seul à seul avec un officier des bureaux ». Cet « homme loyal, à toute épreuve », dont la « parole n’est mise en doute par aucun de ses camarades », n’existe pas, et si quelqu’un atteste qu’il a reçu l’aveu du capitaine Dreyfus, celui-là ment.


LE RÉCIT DE L’« ÉCLAIR »

« Dans les premiers jours de l’année 1894, dit « l’Éclair », on constatait au ministère de la guerre qu’il y avait une fuite dans les bureaux de l’état-major de l’armée, c’est-à-dire que des renseignements relatifs à certaines dispositions prises en vue du temps de guerre étaient transmises à une puissance étrangère.

Il est exact, en effet, qu’une fuite a été constatée au ministère de la guerre dans les premiers jours de 1894, et nous en avons la confirmation par la déposition du commandant Henry devant le Conseil de guerre. Comment savait-on, suivant l’expression du commandant Henry, qu’on trahissait au ministère de la guerre ?

Pour répondre à cette question il faudrait donner des détails sur l’organisation de l’espionnage, mais ce n’est pas le lieu ni le moment. Ce qu’il faut dire, c’est que cette constatation n’était pas à ce point anormale qu’elle dût effrayer les bureaux ni l’état-major. Pourquoi acquit-elle une telle importance ? Parce que, — nous suivons toujours la déposition du commandant Henry, — une personne honorable avait affirmé que la trahison était due à un officier. Quelle était cette personne honorable ? La défense le demanda en vain au cours du procès ; on ne voulut pas la faire comparaître, le commandant Henry refusa de la nommer, se bornant à affirmer son honorabilité, ajoutant : « Le képi d’un militaire auquel on a confié un secret, doit ignorer ce qu’il y a dans sa tête. »

Mais reprenons la version de l’Éclair :

« A la suite de ces constatations, dit-il, des recherches furent faites dans les bureaux pour découvrir l’auteur de ces communications, qui constituaient le crime de haute trahison, mais elles ne donnèrent aucun résultat tout d’abord. On n’allait pas tarder cependant à mettre ta main Sur un document d’une importance exceptionnelle — puisque ce fut le document qui emporta à l’unanimité, plus tard, la décision implacable des juges. »

Nous reviendrons tout à l’heure sur ce document. Notons cependant que, de l’aveu même de l’Éclair, il fut tenu secret par le général Mercier et par le colonel Sandherr, chef de la section de statistique, qui l’avait communiqué au ministre. Il ne put en rien influer sur la marche de l’instruction, ne fut pas invoqué par l’acte d’accusation, pas discuté par conséquent et ne fut produit qu’au dernier moment, quand on voulut agir sur l’esprit des juges hésitants. Poursuivons, toujours d’après l’Éclair :

« Quelques jours plus tard, le chef de la section de statistique apportait au général Mercier une lettre non signée. Elle venait — par une source occulte — de l’ambassade allemande. Ce n’était pas une photographie, mais bien un original. Cette lettre, précédée de quelques mots d’introduction, n’était que le bordereau d’envoi d’un dossier. »

Ceci est exact ; ce bordereau existe et nous aurons à l’examiner plus tard. Sitôt en sa possession, le ministre de la guerre prescrivit des recherches.

L’écriture de la lettre, continue l’Éclair, qui du reste était déguisée, fut comparée d’abord à celle de tous les officiers du cadre fixe, puis à celle des stagiaires ; aucune ne s’en rapprochait. C’est alors que quelques officiers songèrent à l’ancien stagiaire Dreyfus et rappelèrent que, sous prétexte de compléter son instruction personnelle, comme nous l’avons dit, il allait sans cesse d’un bureau à l’autre, regardant pardessus l’épaule de ses camarades ce qu’ils écrivaient, demandant à chacun des renseignements qui, pris séparément, n’avaient pas grande importance, mais présentaient réunis un intérêt considérable, prenant sans cesse des notes sur ce qu’il avait lu ou entendu.

On se souvint que Dreyfus avait eu entre les mains, alors qu’il était attaché à la commission du réseau des chemins de fer de l’Est, de nombreux renseignements concernant le plan de concentration, la marche des trains et les unités qu’ils doivent transporter, les points de débarquement sur les différentes bases. En complétant ces renseignements au moyen de ceux qu’il avait recueillis depuis, il avait pu livrer tout le plan de débarquement sur la base d’opérations contre l’Allemagne.

Le chef du premier bureau prit un document établi par Dreyfus, compara l’écriture avec celle de la lettre de l’ambassade d’Allemagne, et constata entre les deux pièces des similitudes d’écritures telles, qu’il resta convaincu quelles émanaient de la même personne. Il avertit alors le ministre que le traître ne pouvait être que le capitaine Dreyfus.

Faisant allusion à la révélation du nom que lui avait apportée la pièce, que, par raison d’État, il tenait secrète :

— Je le savais déjà, répondit le général Mercier.

Ainsi, par deux voies différentes, l’enquête aboutissait au même résultat ; la culpabilité de Dreyfus était absolument certaine. Cependant le ministre, avant de faire arrêter le traître et de le déférer à la justice militaire, voulut encore s’entourer de nouvelles preuves : il donna l’ordre au colonel Sandherr de faire filer Dreyfus, et bientôt les agents du service des renseignements purent s’assurer que le capitaine entretenait, à Paris même, des relations avec une personne affiliée au service d’espionnage du grand état-major allemand.

Le commandant Mercier du Paty de Clam, attaché au troisième bureau de l’état-major de l’armée, fut alors chargé d’établir l’enquête préliminaire, qui doit précéder l’ordre d’informer donné à la justice militaire. Il réunit toutes les preuves de culpabilité, sauf la photographie de la lettre chiffrée interceptée, que le ministre, pour les motifs que l’on sait, tint à conserver par devers lui  .  .  .  .  .

Ce récit est erroné et la marche de l’enquête y est rapportée d’une façon inexacte. Il est faux que « quelques officiers songèrent à l’ancien stagiaire Dreyfus » ; il est faux qu’ils rappelèrent sa conduite prétendue suspecte au ministère ; enfin, et ceci est particulièrement grave, il est faux que les agents du service des renseignements « purent s’assurer que le capitaine entretenait, à Paris même, des relations avec une personne affiliée au service d’espionnage du grand état-major allemand » . La bonne foi de l’Éclair a été surprise et la personne qui lui a communiqué ce renseignement a menti. Nous allons rétablir les faits.


LES FAITS

Quand l’état-major eut le bordereau dont nous avons parlé, une enquête préliminaire fut ouverte ; elle consista à examiner les écritures des officiers employés dans les bureaux de l’état-major et à les comparer avec celle du document. Comme on n’arrivait à aucun résultat, on fit appel à M. le commandant du Paty de Clam, qui passait pour avoir des connaissances graphologiques. Le document lui fut soumis pendant deux jours ; le 7 octobre, sur son affirmation que l’écriture était semblable à celle du capitaine Dreyfus, l’enquête fut continuée. Le 9 octobre M. Gobert, expert de la Banque de France et de la Cour d’appel, fut commis a fin d’expertise. Quelques jours après, je suis là, mot à mot, le rapport d’accusation de M. le commandant Besson d’Ormescheville, M. le général Gonse se rendit chez M. Gobert, qui, au cours de la conversation, lui demanda le nom de la personne incriminée. Cette demande parut d’autant plus suspecte (?) que M. Gobert réclamait un délai pour mener à bien son examen ! En vertu de cette suspicion injustifiable, M. Gobert fut invité à remettre son travail et les pièces qui lui avaient été confiées. Il donna ses conclusions sous forme de lettre au ministre. Les voici : « Étant donnée la rapidité de mes examens, commandée par une extrême urgence, je crois devoir dire : la lettre missive incriminée pourrait être d’une personne autre que la personne soupçonnée. » Ces conclusions furent remises le 13 au matin, et l’après-midi même le capitaine Dreyfus recevait une lettre l’invitant à se trouver le lundi 15 octobre au ministère de la guerre pour l’inspection générale.

On l’inculpait déjà sur une expertise défavorable à l’accusation !

La veille, M. Bertillon, chef du service de l’identité judiciaire, désigné par le préfet de police sur la demande du général Mercier, ministre de la guerre, avait reçu des spécimens d’écriture et une photographie du bordereau (désigné constamment par l’accusation sous le nom de lettre missive).

Le 13 octobre les pièces remises le matin par M. Gobert furent envoyées à M. Bertillon qui, le soir, formula ses conclusions. Les voici : « Si l’on écarte l’hypothèse d’un document forgé avec le plus grand soin, il appert manifestement que c’est la même personne qui a écrit la lettre et les pièces communiquées. » Nous serons conduit à examiner le rapport de M. Bertillon.

Le 14 octobre, M. le commandant du Paty de Clam, chef de bataillon hors cadre, fut délégué par le ministre de la guerre comme officier de police judiciaire à l’effet de procéder à l’instruction de l’affaire et à l’arrestation du capitaine Dreyfus.

Ainsi, puisqu’il nous faut toujours ignorer la pièce que le général Mercier continuait à tenir secrète et à dérober à l’instruction comme elle le sera à la défense, il suffisait de deux expertises contradictoires pour jeter en prison un homme que rien n’accusait. Avec ce système, on peut emprisonner tout le monde. Si l’on admet que le témoignage de deux experts, en l’absence de toute autre preuve, est suffisant pour accuser quelqu’un et pour convaincre un juge, c’en est fait de la liberté de chacun. Que dire alors, lorsqu’on se contente d’une seule affirmation prétendue compétente, quand elle est démentie par l’affirmation contraire d’un expert de compétence égale ? L’égarement fut tel que, je l’affirme encore, on ne songea pas à faire filer l’officier suspect, alors qu’il ne se doutait pas de l’accusation dont il était l’objet, on ne tenta ni de suivre ses démarches, ni de contrôler sa correspondance. On me démentira peut être, on dira que tout cela a été fait, et je le nie.


L’ARRESTATION

Je reviens au récit de l’Éclair. Suivant lui, le commandant du Paty de Clam écrivit le 14 octobre au capitaine Dreyfus pour le prier de vouloir bien venir le trouver au ministère le lendemain matin pour une communication qui l’intéressait :

« Dreyfus, qui était loin de soupçonner que l’on connaissait ses agissements, fut exact au rendez-vous. Il arriva à l’heure fixée, vêtu d’un costume civil.

— Je suis très heureux de vous voir, mon cher camarade, lui dit le commandant. Si vous le voulez, nous sortirons ensemble tout à l’heure et je vous communiquerai ce que j’ai à vous dire ; en ce moment je suis très pressé ; soyez donc assez aimable, pour écrire sous ma dictée, pendant que je classe les dossiers que j’ai là, une lettre que j’ai à envoyer au général de Boisdeffre, au sujet de documents qu’il m’a demandés.

— Bien volontiers, mon commandant, répondit Dreyfus.

Le commandant se mit alors à dicter au capitaine une lettre dont les termes étaient exactement les mêmes que ceux de la lettre dans laquelle le traître annonçait l’envoi des cinq documents que nous avons énoncés plus haut et qui commençait par ces mots : « Je pars… »

À ces premiers mots, le capitaine pâlit ; sa main trembla, la plume décrivait des sinuosités.

— Mais écrivez donc droit, mon cher, dit le commandant.

Dreyfus chercha à se ressaisir, mais, presque aussitôt, sa main fut agitée par un tremblement nerveux.

— Qu’avez-vous donc ? reprit le commandant.

— J’ai froid aux doigts, répondit, après quelque hésitation, Dreyfus en balbutiant.

La température était ce jour-là très modérée et il y avait du feu dans le bureau. Le commandant continua sa dictée, mais bientôt Dreyfus lui dit :

— Je ne sais ce que j’ai, il m’est impossible d’écrire.

Alors le commandant se leva brusquement, se dirigea vers la porte d’une pièce voisine et l’ouvrit. M. Cochefert, chef de la sûreté, et le commandant Henry, attaché à la section de statistique, entrèrent dans le bureau.

M. Cochefert marcha vers Dreyfus, lui mit la main sur l’épaule.

— Au nom de la loi, je vous arrête.

— Mais pourquoi ? de quoi m’accuse-t-on ? dit le capitaine.

— Vous le savez bien, répondit le commandant Mercier du Paty de Clam ; votre émotion en écrivant la lettre que je vous dictais tout à l’heure en est une preuve suffisante.

— Je vous affirme que je ne comprends pas, reprit Dreyfus bouleversé.

— Allons donc ! Il est inutile de vous débattre devant l’évidence. Votre trahison est découverte.

Le capitaine continua à protester de son innocence, disant qu’il était victime d’une erreur ou d’une vengeance ; mais le chef de la sûreté fit cesser la scène, en le remettant aux mains du commandant Henry, qui l’emmena aussitôt et le fit monter dans une voiture qui stationnait devant la porte du ministère. Les deux officiers étaient vêtus en civil et rien dans leur attitude ne pouvait laisser soupçonner que l’un d’eux était un prisonnier.

Dix minutes plus tard la voiture s’arrêtait devant la prison du Cherche-Midi et les deux officiers se dirigeaient, sans que personne fît attention à eux, vers le logement de l’agent principal, où attendait le chef de bataillon Forzinetti, commandant les prisons militaires du gouvernement de Paris.

Le commandant Henry remit au commandant Forzinetti un ordre du ministre de la guerre, lui prescrivant d’écrouer le capitaine Dreyfus, accusé de haute trahison, sans inscrire son nom sur les registres de la prison, de le mettre au secret sans qu’il pût communiquer avec le personnel de surveillance, à l’exception de l’agent principal qui serait seul chargé d’assurer sa nourriture. L’ordre portait également qu’il était formellement interdit, tant au commandant qu’à l’agent principal, de faire connaître à qui que ce fût l’arrestation du capitaine.

Le capitaine Dreyfus fut alors conduit dans une chambre voisine du logement de l’agent principal et y fut enfermé.

Quelques heures plus tard, le commandant Mercier du Paty de Clam se présentait, accompagné du chef de la sûreté, au domicile du traître, et demandait à parler à Mme Dreyfus, qui le reçut aussitôt.

— Nous sommes chargés. Madame, dit le commandant, d’accomplir auprès de vous une très triste mission.

— Mon mari est mort ! s’écria Mme Dreyfus.

— Non, Madame.

— Il est blessé alors !

— Non, Madame. Il est retenu par ordre du ministre, et nous avons été requis de perquisitionner ici dans les papiers de votre mari.

Le commandant et le chef de la sûreté fouillèrent minutieusement. Leurs recherches furent vaines ; ils ne trouvèrent rien. Les pièces compromettantes avaient été mises à l’abri, probablement dans le coffre-fort d’un complice. »

Est-ce ainsi que se passèrent les événements ? Pas précisément. Nous allons rectifier :

Le lundi 15 octobre, le capitaine Dreyfus, convoqué par lettre du 13 octobre et non du 14, comme je l’ai déjà dit, sous prétexte d’inspection générale, se rendit au ministère. Quand le chef d’état-major général reçoit les officiers en inspection, il les reçoit sans témoins ; lorsque le capitaine Dreyfus fut introduit dans le cabinet du général de Boisdeffre, il se trouva, à sa grande surprise, en présence du commandant du Paty de Clam et de trois personnes qu’il ne connaissait pas ; le commandant le pria de s’asseoir à une table en attendant le général de Boisdeffre, qui ne vint pas et que le capitaine ne vit jamais au cours du procès, pas plus que tout autre officier supérieur de l’état-major.

M. du Paty lui demanda d’écrire sous sa dictée une lettre et le capitaine Dreyfus dont l’étonnement redoublait ayant consenti, il se plaça à ses côtés et lui dicta une missive dans laquelle étaient énumérés les documents figurant dans le bordereau incriminé. Tout à coup, M. du Paty s’arrêta : « Votre main tremble », dit-il au capitaine Dreyfus. « J’ai froid aux doigts », répondit le capitaine. M. du Paty reprit sa dictée, puis : « Faites attention, recommanda-t-il, c’est grave » et à peine avait-il fini de dicter, qu’il saisit le bras du capitaine Dreyfus et « Au nom de la loi, je vous arrête, vous êtes accusé du crime de haute trahison ».

Cette scène d’ordinaire mélodrame avait été imaginée par M. du Paty de Clam. Si je la rapporte, c’est que l’accusation a laissé entendre que le trouble du capitaine Dreyfus, pendant qu’il écrivait, décida de son arrestation. L’arrestation avait été décidée avant, nous l’avons vu, le mandat avait été signé le 14 et le 14 au soir le commandant de la prison militaire du Cherche-Midi recevait l’ordre écrit de préparer une cellule pour un prisonnier d’État. Le 15, au matin, le lieutenant-colonel d’Aboville se rendait au Cherche-Midi pour communiquer au commandant Forzinetti des instructions secrètes. Puis, tout en attendant l’arrivée du capitaine Dreyfus, il appela l’attention de M. Forzinetti sur les propositions que lui feraient sans doute la banque cosmopolite et la haute juiverie, et il lui demanda sa parole d’honneur d’obéir strictement aux injonctions ministérielles, ce que le commandant Forzinetti refusa de faire, disant qu’il n’avait, en soldat, qu’à suivre les ordres de son supérieur.

Le trouble, exact ou supposé, du capitaine Dreyfus ne fut donc pas la cause véritable de son arrestation. La scène jouée dans le cabinet du général de Boisdeffre donna-t-elle une valeur quelconque à l’accusation ? Qui pourrait l’affirmer ! Dans ce que M. du Paty de Clam et les policiers présents ont appelé le trouble, la défense n’a jamais vu que la manifestation du sentiment de surprise que dut éprouver naturellement le capitaine Dreyfus devant une mise en scène aussi inusitée ; tout autre officier, en pareille circonstance, eût témoigné visiblement le même étonnement et en eût donné des marques.


LES PERQUISITIONS ET LA PREMIÈRE INSTRUCTION

Sitôt le capitaine Dreyfus écroué, le commandant du Paty de Clam et M. Cochefert se présentèrent à son domicile. Ils annoncèrent à Mme Dreyfus l’arrestation de son mari et procédèrent à une perquisition minutieuse qui, de l’aveu même de M. du Paty de Clam, ne donna aucun résultat. Le rôle de M. Cochefert était terminé, celui de M. de Paty ne faisait que commencer. Il est nécessaire d’y insister, pour montrer l’état d’esprit et l’acharnement inexplicable de celui qui était érigé en juge d’instruction ; il est indispensable de dire comment fut traitée une femme que frappait le plus inattendu, le plus incompréhensible des malheurs. Lorsque j’aurai exposé la conduite de M. du Paty de Clam, on comprendra que le capitaine Dreyfus ait pu dire un jour : « Je n’ai pas eu affaire à des instructeurs, mais à des bourreaux. »

Pendant les dix-sept jours que dura l’instruction, le commandant du Paty de Clam vit journellement Mme Dreyfus. Non seulement il refusa de lui dire quelle était l’accusation qui pesait sur son mari, mais il lui laissa ignorer la prison où il était détenu ; non seulement il ne l’autorisa pas à lui transmettre des nouvelles de sa santé et de celle de ses enfants, dont l’un était malade le jour de l’arrestation, mais il lui défendit d’informer quiconque de ce qui s’était passé. Il lui dit qu’en dehors du ministre et de ceux qui étaient chargés de l’instruction, nul ne devait savoir ce qu’était devenu son mari. Comme Mme Dreyfus objecta qu’elle devait prévenir ses beaux-frères, il lui dit qu’un mot prononcé par elle serait la perte de son mari et que le seul moyen de le sauver était de se taire.

Dès le 16 octobre, alors que l’enquête commençait, le commandant du Paty dit à Mme Dreyfus que toutes les preuves étaient réunies contre le capitaine et lui laissa entendre qu’il encourrait la peine de mort. Mme Dreyfus lui ayant demandé sur quoi s’appuyaient ces preuves, « Sur mon intime conviction », répondit-il. Devant cette femme affolée, plongée dans les ténèbres les plus profondes, ignorant quels pouvaient être les faits reprochés à son mari et protestant de toute sa force contre l’abominable accusation, il traitait le capitaine Dreyfus de lâche, de gredin, de misérable.

Comme il ne trouvait aucune lettre indiquant des relations suspectes, il en concluait à la culpabilité du prisonnier. Quand Mme Dreyfus le questionnait, il lui démontrait que son mari était un scélérat invétéré, capable d’une incroyable dissimulation. Il traçait sous ses yeux un cercle dans lequel il faisait entrer un certain nombre d’hommes susceptibles d’avoir commis le crime mystérieux, puis, traçant d’autres cercles pour éliminer les uns après les autres des soupçonnés, il arrivait au capitaine Dreyfus.

Il affirmait à Mme Dreyfus que son mari avait une vie double, parfaite pour sa famille, monstrueuse en réalité. « Souvenez-vous du masque de fer », lui disait-il d’autres fois, ou bien : « Son gardien, un officier supérieur, a répondu de lui sur sa tête ; si j’étais à sa place, j’aurais tellement peur qu’il ne m’échappe, que je me coucherais au travers de sa porte ; j’épierais son sommeil. » Cependant, il se contredisait parfois, volontairement sans doute ; il laissait espérer la malheureuse femme et le 1er novembre, il lui écrivait qu’elle pouvait attendre une ordonnance de non-lieu.

Je ne commenterai pas ces faits ; une appréciation n’y ajouterait rien ; ils parlent d’eux-mêmes, et la façon dont le commandant du Paty de Clam dirigea l’instruction et agit vis-à-vis de l’homme qu’on lui avait livré, complétera le tableau que je viens de tracer de l’équité et de l’impartialité du juge.

Au secret, le capitaine Dreyfus fut mis pendant dix-sept jours à la torture, torture morale plus abominable cent fois que la torture matérielle. Pendant quinze jours, il ignora l’accusation qui pesait sur lui. Il recevait cependant la visite journalière du commandant du Paty de Clam. Leicommandant venait le soir, accompagné de son greffier, et dans ces entrevues il oublia toujours qu’il avait devant lui un accusé et non un coupable. Il n’abordait l’homme qu’on avait mis entre ses mains que l’injure à la bouche. A celui qu’il laissait dans l’ignorance du crime dont on l’accusait, il enlevait tous les moyens de défense. Il faisait subir au mari les angoisses qu’il faisait subir à la femme.

Il lui disait : « Vous êtes perdu, il n’y a que la Providence pour vous tirer de là. » A ses interrogations désespérées il ne faisait que des réponses ambiguës. Un soir, il supplia ses tourmenteurs, leur demandant de lui dire de quoi il s’agissait ; le greffier répondit : « Supposez qu’on trouve votre montre dans une poche ou elle n’aurait pas dû être » ; le commandant du Paty acquiesça d’un geste. On le prévenait que ses complices allaient être arrêtés ; que son emprisonnement, quoique secret, était connu de toutes les « officines allemandes ». S’il attestait son innocence, son bourreau lui répliquait : « L’abbé Bruneau disait aussi qu’il était innocent et cependant il est mort sur l’échafaud. »

Dix fois, dans son affolement, le malheureux voulut se suicider ; dix fois il résista, car il savait que le suicide serait pour les esprits prévenus l’aveu de sa culpabilité et qu’étant innocent il n’avait pas le droit de mourir.

Jusqu’au quinzième jour de son arrestation on posa au capitaine Dreyfus des questions à double entente et on fit divaguer son esprit en le lançant sur les pistes les plus contradictoires. Nous verrons le parti que l’instruction a tiré dece système. Enfin, le quinzième jour, on lui montra la photographie du bordereau qu’on l’accusait d’avoir écrit. Le lendemain le commandant du Paty de Clam remettait son rapport au général Mercier.


LA SECONDE INSTRUCTION

« Ce n’est que le 1er novembre, poursuit l’Éclair, que le public apprenait, par une note de l’Éclair, l’arrestation du traître. Le général Saussier fit appeler le commandant Forzinetti et lui reprocha vivement de ne pas lui avoir rendu compte de l’incarcération du capitaine ; le commandant se retrancha derrière les ordres du ministre qui n’admettaient aucune exception, et le gouverneur de Paris finit par reconnaître que la conduite de son subordonné avait été absolument correcte.

Le 3 novembre, le général Saussier recevait du ministre de la guerre le dossier de l’affaire et donnait immédiatement l’ordre d’informer contre le capitaine Dreyfus, prévenu de s’être rendu coupable du crime prévu et réprimé par l’article 76 du Code pénal ainsi conçu :

« Quiconque aura pratiqué des machinations ou entretenu des intelligences avec les puissances étrangères ou leurs agents, pour les engager à commettre des hostilités ou à entreprendre la guerre contre la France, ou pour leur en procurer les moyens, sera puni de mort. Cette disposition aura lieu dans le cas même où les dites machinations ou intelligences n’auraient pas été suivies d’hostilités. »

Article complété par l’article 7 de la loi du 8 octobre 1830 ainsi conçu :

« Sont réputés politiques les délits prévus : 1 a par les chapitres I et II du titre Ier du livre III du Code pénal… »

Et modifié par l’article 5 de la constitution du 4 novembre 1848, ainsi conçu :

« La peine de mort est abolie en matière politique. »

Et l’article 1er de la loi du 8-16 juin 1850, ainsi conçu :

« Dans tous les cas où la peine de mort est abolie par l’article 5 de la constitution, cette peine est remplacée par celle de la déportation dans une enceinte fortifiée, désignée par la loi, hors du territoire continental de la République… »

Dès que le dossier eut été remis, avec l’ordre d’informer, au parquet du Conseil de guerre, l’instruction commença, instruction absolument secrète. Dreyfus, redevenu complètement maître de lui, persista toujours au cours des débats, malgré les charges accablantes qui pesaient sur lui, à protester de son innocence.

Il est exact que le général Saussier a été tenu dans l’ignorance, exact qu’il en ait adressé des reproches au commandant Forzinetti, et cet incident secret n’a pu être, je le répète encore, communiqué à l’Éclair que par quelqu’un mêlé de très près au procès. Ce qui est inexact, c’est de faire commencer à ce moment l’instruction ; ce qui est inexact encore, c’est que des charges accablantes aient pesé sur le capitaine Dreyfus.

Dès que le parquet du conseil de guerre eût été saisi, M. le commandant Besson d’Ormescheville fut chargé de l’instruction et du rapport, mais le commandant du Paty de Clam travailla constamment avec lui, comme avec le commandant Brisset, commissaire du gouvernement. Il n’abandonna jamais l’affaire, et c’est lui qui introduisit dans le dossier des lettres et rapports de police non signés dont la fausseté fut reconnue plus tard. Comme cet étrange juge d’instruction n’avait entendu aucun témoin, ce soin incomba à M. d’Ormescheville ; il en entendit vingt-trois et son enquête, ainsi que les enquêtes policières, durèrent deux mois. Que produisirent-elles ? Rien.

Pendant la durée de l’instruction, comme récemment encore, les informations les plus contradictoires, les plus invraisemblables circulèrent dans les journaux. Le capitaine Dreyfus, disait-on, trahit depuis son entrée dans l’armée ; il a trahi à Fontainebleau, au Mans, à Paris, à l’école de guerre, enfin à l’état-major, où il n’était entré que pour trahir. Il a livré le nom des officiers envoyés à l’étranger, les secrets de la mobilisation, du transport et de la concentration des troupes. On l’a vu partout accomplissant son œuvre, à Monaco, à Nice, à Londres, à Bruxelles, à Rome, à Berlin, à Saint-Pétersbourg, dans les villes frontières. Il fréquentait aussi les salons interlopes, jouait dans tous les cercles, suivait les courses, accomplissait sa besogne régulière, au ministère de la guerre et se conformait aux obligations familiales que lui commandait sa dissimulation. Deux vies d’homme n’eussent pas suffi à remplir tout ce programme !

Il est ruiné, couvert de dettes, affirmaient les uns, riche à millions, affirmaient les autres ; il a des propriété à Bordeaux, à Bourges, prétendaient ceux-ci, on a trouvé chez lui 400.000 francs en or, prétendaient ceux-là !


LES COMPLICES

On insinuait qu’il avait des complices. L’Éclair l’a affirmé encore : « Nous touchons, dit-il, à une question d’autant plus délicate que nous ne croyons pas que l’on puisse et que l’on veuille recommencer le procès pour ceux des complices que l’enquête à dessein écarta tout d’abord. Nous ne signalons ce détail que parce qu’il a été abordé dans l’enquête et qu’il concourt à établir la culpabilité de Dreyfus.

Si l'on perquisitionna chez Dreyfus, on ne perquisitionna pas chez ses alliés. Or, l’un de ceux-ci, deux jours plus tard, partait pour l’Italie. Un agent le filait et le voyait entrer au ministère de la guerre à Rome. L’agent n’avait pas mission de l’arrêter. Il se borna à faire son rapport.

On ne savait quelles raisons exactement appelaient au ministère italien ce personnage ; mais on savait que des documents secrets sur les ouvrages du corps retranché de Nice avaient été en possession de Dreyfus.

Le capitaine, au cours de l’un des voyages d’état-major accomplis par les élèves de l’École supérieure de guerre, avait étudié avec soin ces ouvrages sur lesquels il avait rédigé un rapport très détaillé qu’il avait pu compléter plus tard à l’aide des renseignements recueillis par lui à l’état-major de l’armée.

On ne crut pas devoir inquiéter ce personnage, car la justice militaire, rendue incompétente par l’introduction d’un civil dans l’affaire, aurait dû se dessaisir, et Dreyfus aurait échappé au Conseil de guerre pour comparaître devant la Cour d’assises.

D’ailleurs, une surveillance incessante exercée sur ce personnage suspect pouvait faire découvrir d’autres complices, car on en soupçonnait et l’on en soupçonne encore, à Nice notamment, qui sont observés de fort près. »

Tout cela est faux. On a filé en effet une personne, et cette personne est prête à se faire connaître. Si on ne l’a pas inquiétée, c’est qu’elle ne pouvait être inquiétée en aucune façon ; il n’existe pas de complice et il ne peut en exister puisqu’il n’y a pas eu trahison. Quant aux autres assertions, elles sont purement fantaisistes, mais elle tendent à tromper volontairement l’opinion publique. Je n’en rends pas responsable le journal qui les a reproduites.


LES CHARGES

Au moment du procès, le mystère que le gouvernement laissa planer sur l’accusation explique suffisamment l’affolement du reportage parisien ; mais on pesa directement sur quelques journaux, on leur envoya des informations mensongères, des notes équivoques et sensationnelles.

En même temps, le général Mercier, ministre de la guerre, oubliant l’influence qu’il devait avoir sur des juges militaires, se laissait interviewer. On était aux premiers jours de l’instruction et le général Mercier affirmait que les charges les plus accablantes s’élevaient contre le capitaine Dreyfus, qu’on avait les preuves les plus flagrantes de sa trahison. Nous savons maintenant que le général Mercier faisait allusion à la pièce secrète que l’Éclair a rendu publique. Si nous laissons de côté cette pièce et nous le devons, provisoirement, puisqu’elle n’a pas figuré au procès, aucune charge ne s’élevait contre le capitaine Dreyfus, quand il comparut le 19 décembre devant le Conseil de guerre. Après quatre jours de débats, il est constaté qu’il n’a aucune relation suspecte, que les voyages à l’étranger, les besoins d’argent, les habitudes de jeu, la fréquentation des femmes sont des légendes. Le ministère public est obligé de reconnaître la parfaite probité de l’accusé, son honorabilité absolue, la régularité de sa vie.

De quoi est-il accusé ? D’avoir livré des documents à une ambassade étrangère. Qu’apporte-t-on comme preuve ? Une lettre, sorte de mémorandum, contenant la liste des documents livrés. Cette lettre, repoussée par le capitaine Dreyfus est, dit-on, de son écriture. Trois experts l’affirment, et un de ceux-là sera, avant la fin du procès, disqualifié par la Cour d’appel pour une erreur grave, deux experts le nient ; mais l’accusation ne s’appuie réellement que sur une chose : le rapport de M. Bertillon.


LE RAPPORT BERTILLON

Avant de parler de la lettre, analysons ce rapport.

Le capitaine Dreyfus, dit M. Bertillon, a décalqué son écriture tout en y introduisant certaines modifications, pour pouvoir arguer, en cas d’accusation, qu’il n’aurait pas été assez naïf pour écrire le document avec sa propre écriture. Ainsi le capitaine Dreyfus met des déliés au commencement des mots et pas à la fin ; dans la pièce incriminée les déliés n’existent pas au commencement des mots, mais sont ajoutés à la fin : C’est voulu, affirme M. Bertillon.

Le capitaine Dreyfus a l’habitude de mettre dans les mots à deux s, un long ſ d’abord, un petit s ensuite ; dans la pièce incriminée on observe le contraire, ſs, écriture authentique ; sſ, écriture du document : C’est voulu, affirme encore M. Bertillon.

Le mot responsable qui se trouve dans la lettre incriminée n’est pas absolument semblable à l’écriture de l’accusé, il est tremblé au milieu. C’est, dit M. Bertillon, que le capitaine Dreyfus, en écrivant ce mot, a tremblé en pensant aux responsabilités qu’il encourait !

Le mot adresse dans la lettre incriminée représente la signature du capitaine A. Dreyfus !

Telles sont les déductions principales de l’expert.

A son travail, M. Bertillon a ajouté un dessin représentant un bastion central dans lequel le capitaine est établi et dresse ses plans ; de ce bastion partent des tranchées souterraines aboutissant à des redoutes de diverses grandeurs, armées de canons à longue et petite portée ; c’est le graphique du travail mystérieux auquel le traître s’est livré dès son entrée au ministère.

Au cours de sa déposition devant le Conseil de guerre, déposition qui dura trois heures, et fut incompréhensible pour tous, comme le déclara le commissaire du gouvernement, commandant Brisset, M. Bertillon affirma qu’il avait trouvé dans le bordereau, à l’aide de procédés qui lui sont spéciaux, la somme touchée par le capitaine Dreyfus comme prix de sa trahison : cinq cent mille francs.

Quand on prétend posséder de pareils moyens d’investigation et qu’on tient entre ses mains, comme expert assermenté, l’honneur et la liberté des gens, on devient un maniaque dangereux.


LA DÉCOUVERTE DU DOCUMENT

Venons-en au document. Comment tomba-t-il entre les mains du ministère ? Nous l’ignorons, mais voici le récit que, sous la signature de Monville, nous fait le Journal du 16 septembre 1896 :

Vers la fin de septembre 1894, lorsque l’on eut constaté une « fuite » dans les bureaux de l’état-major du ministère de la guerre et que l’on fut parvenu à se procurer la photographie d’une lettre que les attachés militaires allemands adressaient à leurs collègues de l’ambassade italienne, on s’employa à établir nettement la culpabilité de Dreyfus. Ce ne fut pas chose facile ; il fallut user de stratagèmes et de ruses, mais enfin les recherches du service de renseignements de la guerre furent couronnées de succès.

Il y avait à l’ambassade d’Allemagne un garçon de bureau très naïf et très complaisant dont l’unique fonction consistait à balayer, ranger et épousseter les bureaux. Ce domestique, qui gagnait peu et était très âpre au gain, ne négligeait aucune occasion d’augmenter ses maigres émoluments par toutes sortes de petits profits. Cet amour de l’argent l’a perdu.

Depuis plusieurs années, il vendait à un chiffonnier les papiers qu’il trouvait dans les corbeilles de l’ambassade, bien qu’on lui eût formellement recommandé de brûler tout ce qu’il trouvait en faisant ses bureaux. Cet homme était loin de se douter qu’il pût y avoir dans les paperasses déchirées, chiffonnées qu’il ramassait, des choses de la plus haute importance pour certaines gens. Or, un jour, au moment où il sortait du 78 de la rue de Lille, il se trouva en face de deux chiffonniers qui l’abordèrent très poliment.

— Pardon, Monsieur. Vous vendez les vieux papiers que vous ramassez tous les jours à un marchand qui ne vous donne presque rien, qui vous exploite. Si vous vouliez faire affaire avec nous, vous réaliseriez de sérieux bénéfices.

Les pourparlers durèrent quelques minutes ; puis, le marché fut conclu et scellé devant un comptoir de marchand de vins. Le lendemain, les deux chiffonniers, qui étaient maintenant au mieux avec le garçon de l’ambassade, pénétraient dans l’immeuble de la rue de Lille et prenaient livraison des vieux papiers.

Pendant une semaine, ils vinrent régulièrement tous les matins. De temps à autre, ils offraient un verre au garçon qui, en bon Allemand qu’il était, aimait assez à lever le coude. Leur moisson faite, les chiffonniers s’en allaient, faisaient plusieurs détours, puis arrivaient sur le quai où un homme les allégeait de leurs paniers qui, mis dans une voiture, étaient aussitôt portés au ministère de la guerre. Là, on tes triait minutieusement. Un jour, l’attention fut enfin attirée par ces mots écrits sur un bout de papier bulle :

« Je vous enverrai très prochainement… manœuvres de la pièce… Madagascar… quand je serai… »

On rechercha les autres morceaux de la lettre qui avait été déchirée en quatre — ce qui faisait seize fragments — et on reconstitua la pièce qui allait devenir la principale preuve, celle qui devait atterrer le coupable. »

Je ne discuterai pas cette version, et ne chercherai pas à savoir si les circonstances qu’elle relate sont vraisemblables ; une chose certaine, c’est que le bordereau accusateur a toujours été présenté comme venant, par une voie inconnue, de l’ambassade d’Allemagne. Je ne ferai pas non plus ressortir les contradictions qui existent sur certain point entre l’article de l’Éclair et celui du Journal. Je veux relever deux détails importants. Le document, dit M. Monville, se compose de seize fragments et il est écrit sur papier bulle. Ce n’est pas exact, et cependant il est vrai que la lettre incriminée n’est pas arrivée intacte au ministère, et elle n’est pas écrite sur papier ordinaire.


DESCRIPTION DU BORDEREAU

Décrivons le bordereau. Il se compose d’une feuille déchirée en quatre morceaux et non en seize, et soigneusement recollée, l’aspect d’une lettre négligemment jetée dont on aurait ramassé les lambeaux et qu’on aurait reconstituée. Quelle était la nature du papier sur lequel cette lettre avait été écrite ? C’était du papier à photographie d’un caractère particulier, dont on n’a pas trouvé de spécimen au domicile du capitaine Dreyfus, qui, d’ailleurs, n’a jamais fait de photographie. Les fournisseurs de ce papier spécial sont peu nombreux ; une enquête et des recherches habiles auraient pu donner des indications précises. Ni enquête ni recherches n’ont été ordonnées.

Quel était le texte de ce bordereau ? Voici celui que donne l’Éclair. Il commençait, dit-il, par les mots : « Je pars… » et annonçait l’envoi de cinq documents. Ces cinq documents se composaient :

De la description détaillée du frein de la pièce de 120 court qui n’était pas encore en service ;

Du projet de manuel de tir de l’artillerie ;

Du projet de manuel de tir de l’infanterie ;

Des mesures arrêtées pour la mobilisation de l’artillerie à la suite de la loi du 29 juin 1894, supprimant les pontonniers et créant vingt-huit nouvelles batteries ;

Du plan d’opération pour l’expédition de Madagascar établi par le général Renouard, premier sous-chef d’état-major de l’armée.

Telle qu’elle est produite par l’ « Éclair », cette pièce est fausse, mais celui qui l’a communiquée connaissait la pièce véritable, et il l’a sciemment falsifiée, sans doute pour pouvoir un jour se mettre hors cause. C’est là-dessus que je dois insister : L’auteur de l’article, ou tout ou moins celui qui a fourni les éléments dont il est composé, connaît à fond l’affaire Dreyfus et il est intéressé à convaincre l’opinion, par tous les moyens, de la culpabilité du capitaine.

Voici maintenant intégralement le texte de la lettre saisie :


TEXTE DU BORDEREAU

Sans nouvelles m’indiquant que vous désirez me voir, je vous adresse cependant, Monsieur, quelques renseignements intéressants.

1° Une note sur le frein hydraulique de 120 (manière dont s’est conduite cette pièce) ;

2° Une note sur les troupes de couverture (quelques modifications seront apportées par le nouveau plan) ;

3° Une note sur les modifications aux formations de l’artillerie ;

4° Une note relative à Madagascar ;

5° Le projet de manuel de tir de campagne (14 mars 1894).

Ce dernier document est extrêmement difficile à se procurer, et je ne puis l’avoir à ma disposition que très peu de jours. Le ministre en a envoyé un nombre fixe dans les corps et ces corps en sont responsables ; chaque officier détenteur doit remettre le sien après les manœuvres. Si donc vous voulez y prendre ce qui vous intéresse et le tenir à ma disposition après, je le prendrai. A moins que vous ne vouliez que je vous le fasse copier in-extenso et ne vous en adresse la copie.

Je vais partir en manœuvres.


DISCUSSION DU BORDEREAU

Il est indispensable maintenant d’étudier point par point cette lettre. Pour qu’elle constitue une charge accablante, il faut qu’il soit établi que le capitaine Dreyfus a eu en sa possession les documents dont il parle, ou qu’il ait eu les éléments nécessaires pour rédiger les notes ci-dessus énumérées. Il faut, en un mot, que l’accusation ait d’autres points d’appui que cette lettre, de l’authenticité de laquelle les divergences d’opinions des experts permettent de douter. Je vais suivre l’accusation et l’accusé, l’acte d’accusation et la défense, et, je ne saurais trop le répéter, je défie qui que ce soit de m’infliger un démenti sérieux.

1° Note sur le frein hydraulique de 120. Manière dont s’est comportée cette pièce.

Au cours de son instruction, le commandant du Paty de Clam demanda au capitaine Dreyfus : « Connaissez-vous le frein hydraulique du canon 120 ? » Il répondit : « Oui, je le connais, je l’ai vu. » Que peut conclure l’accusation de cette réponse ? Rien, car il ne s’agit pas dans la lettre incriminée du frein lui-même, mais de la manière dont la pièce s’est comportée pendant le tir, de la façon dont a fonctionné le frein qui n’agit que pendant le tir. Le capitaine Dreyfus dit : « J’ai vu la pièce deux fois, à Bourges en 1889, à l’école de guerre en 1892, 7e ne l’ai jamais vue tirer. » L’acte d’accusation reconnaît que le capitaine Dreyfus dit vrai.

Donc, pour savoir comment s’est comportée la pièce, il faudrait que le capitaine ait pris des renseignements soit aux bureaux de la rue Saint-Thomas d’Aquin, soit à la direction de l’artillerie. Une longue enquête a été faite en ces deux endroits, nul officier n’a déclaré avoir donné sur sa demande, ou autrement, des renseignements au capitaine Dreyfus. L’accusation n’a donc trouvé aucune preuve, elle n’en fournit aucune et sur ce point l’acte se borne à dire de l’accusé : « II lui a suffi (!) de se procurer soit à la direction d’artillerie, soit dans des conversations avec des officiers de son arme, les éléments nécessaires pour être en mesure de produire la note en question. » Affirmation vague à laquelle on ne peut attacher de valeur.

2° Note sur les troupes de couverture (quelques modifications seront apportées par le nouveau plan).

Depuis le 1er janvier 1894, jusqu’au mois de juillet, le capitaine Dreyfus travailla au deuxième bureau et ne sut jamais ce qui se passait au sujet des troupes de couverture. Jamais d’ailleurs l’accusation n’a pu s’expliquer sur cette note. Quoi qu’il en soit, c’est seulement au mois de septembre que le capitaine Dreyfus fut chargé de l’autographie de tableaux relatifs à la couverture. Or, c’est au mois de septembre que la lettre incriminée est tombée entre les mains du ministre de la guerre. Quant aux modifications apportées au mois d’avril au fractionnement du commandement des troupes de couverture, le capitaine déclara qu’il les avait toujours ignorées.

« Il nous paraît impossible (!), dit l’accusation, que le capitaine Dreyfus n’ait pas eu connaissance des modifications apportées au fractionnement du commandement des troupes de couverture au mois d’avril dernier, le fait ayant eu un caractère confidentiel, mais non absolument secret et les officiers employés à l’état-major de l’armée ayant pu, par suite, s’en entretenir entre eux et en sa présence. » Nouvelle supposition sans preuve, car l’enquête n’a jamais pu trouver personne pour témoigner de son bien fondé ;

3° Une note sur les modifications aux formations de l’artillerie.

« Il doit s’agir (!), dit l’acte d’accusation, de la suppression des pontonniers et des modifications en résultant. Il est inadmissible (!) qu’un officier d’artillerie ayant été employé au premier bureau de l’état-major de l’armée, ait pu s’en désintéresser quelques semaines avant qu’elle ne devint officielle. » C’est possible, mais on ignore s’il s’agit de cette suppression si peu importante à connaître puisqu’elle doit être officiellement annoncée dans quelques jours, et qu’elle a été publiquement discutée à la Chambre des députés le 21 mai 1894, sur le rapport du général Jung. Admettons cependant cette hypothèse. Le commandant du Paty de Clam, dans un interrogatoire, avait dit au capitaine Dreyfus qu’il avait dû s’entretenir avec un officier du premier bureau des modifications aux formations de l’artillerie. Il était donc facile de limiter l’enquête, de lui donner plus de précision. On l’a fait. Les officiers du premier bureau ont déclaré que jamais le capitaine Dreyfus ne leur avait demandé des renseignements sur ces modifications.

L’accusation en prend son parti. Les officiers interrogés disent non à ses demandes, elle répond : « Il est inadmissible (!) que Dreyfus ait pu se désintéresser de la chose. »

4o Une note relative à Madagascar.

Le capitaine Dreyfus, dit l’accusation, a pu facilement se procurer les éléments de cette note qui présentait un si grand intérêt pour une puissance étrangère (!). En effet, au mois de février 1894, le caporal Bernollin, alors secrétaire du colonel de Torcy, chef du 2 e bureau de l’état-major de l’armée, fit, dans l’antichambre contiguë au cabinet de cet officier supérieur, une copie d’un travail d’environ 22 pages sur Madagascar. L’exécution de cette copie dura environ cinq jours et, pendant ce temps, minute et copie furent laissées à la fin des séances de travail dans un carton placé sur la table-bureau du caporal Bernollin. En outre, quand pendant les heures de travail, le secrétaire s’absentait momentanément, la copie qu’il faisait restait ouverte et par suite pouvait être lue. Or, dans sa déposition, le caporal Bernollin déclara, sans préciser de date, que le capitaine Dreyfus était venu quatre ou cinq fois dans cette antichambre, pendant qu’il faisait son stage à la section allemande, pour voir le colonel de Torcy. Il n’est cependant pas question de savoir si le capitaine Dreyfus est venu dans cette antichambre très fréquentée où on laissait, déployé à la vue de tous, ce travail si important ; il y est venu comme cent autres personnes appelées auprès du colonel de Torcy. Quelqu’un a-t-il vu le capitaine Dreyfus lire ce document ? Le capitaine Dreyfus a-t-il demandé à quelqu’un des renseignements sur Madagascar ? Non, l’instruction n’a trouvé personne, et l’accusation comprend si bien qu’elle ne peut s’appuyer, pour incriminer le capitaine, sur sa présence toute naturelle dans cette antichambre ouverte, qu’elle dit : « Le document a pu (!) encore être lu par le capitaine Dreyfus, quand il a été réintégré à la section anglaise qui s’occupait alors de Madagascar. »

5o Le projet de manuel de tir de campagne du 14 mars 1894

« Le capitaine Dreyfus a reconnu, au cours de son premier interrogatoire, s’en être entretenu à plusieurs reprises avec un officier supérieur du 2e bureau de l’état-major de l’armée. » Voilà ce que dit l’acte d’accusation.

L’acte d’accusation ment. Quand la question fut posée au capitaine Dreyfus par le commandant du Paty de Clam, elle fut posée d’une façon ambiguë et vague. Il répondit « Oui ». Lorsqu’il lut le document et qu’il vit de quoi il s’agissait il protesta et dit qu’il n’avait jamais parlé à l’officier désigné que de l’artillerie allemande et non du manuel de tir dont il ignorait l’existence. Il demanda qu’on fît venir cet officier supérieur, le commandant Jeannel, qu’on le confrontât avec lui. La confrontation n’eut jamais lieu. Pourquoi ? Parce que le commandant Jeannel interrogé confirma les dires du capitaine Dreyfus. Où en est la preuve ? Dans l’absence absolue au dossier de l’interrogatoire du.commandant Jeannel, qu’on ne fit pas intervenir au procès, chose qu’on n’aurait pas manqué de faire, s’il avait apporté une charge nouvelle contre le capitaine Dreyfus.

D’ailleurs, il n’est pas question dans la lettre incriminée d’une note sur le manuel de tir de campagne, mais de ce manuel lui-même qui aurait été livré.

Or, nous savons, et l’accusation ne l’a pas contesté, qu’un nombre déterminé de ces manuels avait été envoyé dans les corps d’armée et que les corps d’armée en étaient responsables ; nous savons que chaque officier, à qui on en confiait un, devait le rendre après les manœuvres. Par conséquent on savait exactement, au ministère de la guerre, à quels officiers ces manuels avaient été remis, on pouvait savoir si un d’entre eux avait prêté le sien, non pas un instant, mais, chose plus facile à constater, pendant plusieurs jours. On a fait une enquête très longue, très minutieuse, et on a pu constater non seulement qu’aucun officier n’avait prêté ce manuel de tir au capitaine Dreyfus, mais même que jamais le capitaine Dreyfus n’avait cherché à l’emprunter.

Je suis au terme de mon analyse. Je viens de démontrer, irréfutablement, par l’examen de l’acte d’accusation, qu’aucune charge ne s’élevait contre le capitaine Dreyfus, que les enquêtes, l’instruction n’avaient apporté aucune preuve ; j’ai même fait voir l’absolue mauvaise foi et sur un point particulier le mensonge de l’acte d’accusation. Nul ne peut contester que l’unique charge, c’est l’existence du document même.


INVRAISEMBLANCE DU BORDEREAU

Mais ce document lui-même est-il vraisemblable ? Non. Voit-on d’abord la nécessité pour celui qui aurait trahi de faire accompagner son envoi d’un bordereau commercial inutile et compromettant ?

Le document est invraisemblable, parce que, en admettant la confection d’une semblable lettre par un coupable aussi sot, aussi naïf, on ne peut expliquer l’emploi de sa propre écriture. Comment ! l’accusation et le rapport de M. Bertillon accepté par elle, nous représentent le capitaine Dreyfus se livrant, pour dissimuler son écriture, pour faire croire en cas de découverte à un faux, au travail étrange de décalque dont nous avons parlé, écrivant sa communication sur un papier spécial, papier photographique qu’il n’a jamais eu, et se serait procuré pour cette unique circonstance ; elle nous le montre introduisant dans sa calligraphie les modifications les plus puériles, et cet homme, qu’elle nous donne pour le plus endurci des criminels, le plus intelligent et le plus avisé aussi, n’a pas songé à se servir, pour écrire sa missive, de lettres découpées dans un journal, par exemple, ou bien d’une machine à écrire ? il n’a pas songé, dans ce cas spécial, à se servir de la langue allemande qu’en sa qualité d’Alsacien il possède à fond, de la langue allemande, tout indiquée puisqu’il s’agit, dit-on, d’une lettre adressée à l’ambassade allemande, de la langue allemande qui lui offrait enfin le précieux avantage de rendre son écriture facilement méconnaissable, l’écriture allemande n’ayant pas de rapport avec la nôtre.

Cette lettre présente d’ailleurs des contradictions absurdes et que l’accusation s’est gardée de relever. Je vous envoie, dit l’auteur : 5° Le projet de manuel de tir de campagne (14 mars 1894) ; il ajoute immédiatement : « Ce dernier document est extrêmement difficile à se procurer et je ne puis l’avoir à ma disposition que très peu de jours… Si donc vous voulez y prendre ce qui vous intéresse et le tenir à ma disposition après, je le prendrai, à moins que vous ne vouliez que je vous le fasse copier in extenso et ne vous en adresse la copie. »

Rien n’a donc été envoyé puisque la lettre offre, soit de prêter le manuel au correspondant inconnu qui y prendra ce qui l’intéresse, soit de le faire copier, ce qui suppose un ou des complices qu’on n’a jamais trouvés, car il n’y en avait pas, pas plus que de trahison. Par conséquent l’auteur de la lettre n’a rien remis et il se contredit lui-même ; il a offert, et on ne sait si l’offre a été acceptée.

Toutefois, cette offre avait une grande importance pour la puissance à qui elle était faite. La lettre de proposition était par conséquent très précieuse, et on la laisse traîner dans un bureau ! Bien plus, on la déchire en quatre morceaux, on la jette au panier pour compromettre inutilement un agent d’une telle utilité ! Quelle vraisemblance.

Autre chose encore. La missive accusatrice se termine ainsi : « Je vais partir en manœuvres. » Je laisse de côté la bizarrerie syntaxique de cette locution. Ce qui est plus digne de remarque, c’est que, à aucun des moments auxquels peut se rapporter l’envoi des documents mentionnés, le capitaine Dreyfus n’est « parti en manœuvres ». Il est vrai que, dans ce fait, M. Bertillon et le ministère public ont vu une nouvelle preuve de la dissimulation et de l’habileté de celui qui était accusé ! Devant tant d’impossibilités et tant d’aveuglement, on s’arrête !

Cependant, ce sont ceux qui connaissent, dans ses moindres détails, l’affaire ; ce sont ceux-là qui inspirent à l’Éclair les lignes suivantes :

« On ne saura jamais ce qu’il (le capitaine Dreyfus) avait vendu à l’Allemagne contre la mensualité qu’il recevait, laquelle s’augmentait de sommes variables pour toutes les pièces d’importance dont il donnait livraison. Il avait fini, ayant livré tout ce qu’il savait, par les relations journalières de son service, par s’entourer de nouveaux éléments d’investigation. Il feignait une activité méritoire et courait de bureau en bureau, s’intéressant à tout ce que faisaient ses camarades, avec une insistance qui, depuis longtemps, paraissait extrêmement suspecte.

Il en était arrivé à irriter ceux-ci, au point qu’à son approche on cachait les dossiers : « Ah çà, est-que ça le regarde ? disait-on. Qu’est-ce que Dreyfus a besoin de venir fouiner par ici ? » C’est qu’il avait besoin de se tenir au courant des incessantes modifications qui sont apportées au travail de mobilisation de la dernière heure. Car c’était ça qu’il vendait. Par lui, l’Allemagne a connu les forces exactes dont on disposerait aux premiers jours d’une guerre et comment on les disposerait. Elle a eu par lui l’horaire des troupes. En sorte que nous croyant forts en plaçant par exemple 5.000 hommes sur tel point déterminé, l’adversaire nous écrasait en portant contre ce point une armée numériquement double.

Il a si peu vendu une partie des secrets de la mobilisation, il est si innocent de tout ce qu’on lui impute, que tout le travail a été refait et que l’on peut dire que le crime de Dreyfus a coûté à la patrie à cette heure des millions — vous entendez bien, des millions ! On a refait les plans, refait les horaires et refait des travaux de défense. On travaille encore à réparer les désastres que ce misérable a essayé de causer à ce qui était sa patrie. »

Eh bien ! tout cela est faux, c’est un tissu d’allégations inexactes, un ensemble d’affirmations mensongères auxquelles nous avons opposé des faits que nous allons maintenant résumer.


RÉSUMÉ DES FAITS

Le capitaine Dreyfus a été arrêté à la suite de deux expertises contradictoires. Pendant quinze jours on l’a laissé ignorer ce dont on l’accusait.

L’instruction a été conduite de la façon la plus arbitraire par le commandant du Paty de Clam, elle a été continuée par les soins de M. Besson d’Ormescheville. Elle n’a abouti qu’à une chose : Montrer l’inanité absolue des racontars faits sur le capitaine Dreyfus, et le mensonge des rapports policiers que des témoins ont démenti et que l’accusation n’a pas osé retenir.

La base de l’accusation reste donc une feuille de papier pelure, ou plutôt de papier photographique spécial, sorte de bordereau d’envoi, de style et d’orthographe bizarres, déchirée en quatre morceaux et soigneusement recollée.

D’où venait cette pièce ? D’après le rapport de M. Besson d’Ormescheville, le général Gonse, en la remettant à l’officier de police judiciaire, M. du Paty de Clam, déclara qu’elle avait été adressée à une puissance étrangère, qu’elle lui était parvenue, mais que, d’après les ordres formels du ministre de la guerre, il ne pouvait indiquer par quels moyens ce document était tombé en sa possession.

L’accusation ne sait donc pas comment ce document non daté, non signé, est parti des mains de l’inculpé. La défense ignore par quelles voies il est revenu de l’ambassade qui le possédait. A qui la lettre était-elle adressée ? Qui l’a volée ou livrée ? A toutes ces questions pas de réponse.

A-t-on trouvé, pendant les deux mois d’enquête, que le capitaine Dreyfus ait eu des relations suspectes ? Non. Cependant, l’étrange missive dit : « Sans nouvelles m’indiquant que vous désirez me voir. » Il voyait donc le correspondant mystérieux ? On a scruté sa vie, suivi tous ses pas, examiné toutes ses actions, on n’a pu citer aucune fréquentation compromettante. Les perquisitions faites à son domicile n’ont donné aucun résultat. On a fouillé sa correspondance, M. du Paty a exigé de Mme Dreyfus les lettres que durant ses fiançailles elle avait reçues du capitaine. Cet examen n’a rien apporté à l’accusation. Jamais elle n’a pu produire un fait, alléguer une charge pouvant faire supposer que le capitaine Dreyfus ait eu des relations quelconques avec un agent étranger, même pour le service de l’état-major.

Les dépositions des témoins cités à l’audience n’ont aucune importance, elles ne contiennent que des appréciations personnelles sur le caractère du capitaine Dreyfus ; les uns disent qu’il est bavard et vantard, les autres le représentent comme renfermé et orgueilleux. Donne-t-on un mobile à un acte aussi odieux ? Quelles raisons ont pu pousser le capitaine Dreyfus à commettre la trahison dont on l’accuse ? L’accusation se tait là-dessus.

Était-il besogneux ? Non, il était riche. Avait-il des passions et des vices à satisfaire ? Aucun. Était-il avare ? Non, il vivait largement et n’a pas augmenté sa fortune. Est-ce un malade, un impulsif susceptible d’agir sans raison ? Non, c’est un calme, un pondéré, un être de courage et d’énergie. Quels puissants motifs cet heureux avait-il pour risquer tout ce bonheur ? Aucun.

A cet homme que rien ne pousse au mal, que rien n’accuse, que l’enquête établit probe, travailleur, de vie régulière et honnête ; à cet homme on montre un papier mystérieux, louche, de provenance obscure. On lui dit : « C’est toi qui as écrit ceci. Trois experts, dont un est désormais suspect, l’attestent et deux le nient. » Cet homme, s’appuyant sur sa vie passée, affirme qu’il n’a pas commis pareil acte, il proteste de son innocence ; on reconnaît l’honorabilité de son existence et, sur le témoignage contradictoire de ces experts en écriture, on le condamne à la déportation perpétuelle !


LA COMMUNICATION SECRÈTE

Cela n’eût pas suffi, en effet. Aussi, mis en présence de ces seules charges, le Conseil de guerre penchait vers l’acquittement. C’est alors que le général Mercier, malgré les promesses formelles faites au ministre des affaires étrangères, se décida à communiquer en secret — « hors la présence même de l’avocat » — aux juges du Conseil de guerre, dans la chambre des délibérations, la pièce, suprême accusation, qu’il avait jusqu’à ce moment gardée. Quelle était cette pièce si grave quelle n’eût pas dû être connue hors du huis-clos, si importante, que seuls l’ont vue le ministre, l’agent chargé de la comédie de perquisition qui la mit entre les mains de l’accusation, les officiers qui siégeaient, et un nombre si restreint de personnes qu’il serait facile de savoir, en procédant par élimination, qui l’a donnée à l’Éclair. Mais je ne veux pas insister là-dessus. Que dit l’Éclair :

« Les attachés militaires à l’ambassade allemande, en septembre, adressaient à leurs collègues de l’ambassade italienne une lettre chiffrée. Cette lettre quitta bien ses auteurs pour aller entre les mains de ses destinataires, mais entre le point de départ et le point d’arrivée elle avait été habilement lue et prudemment photographiée.

C’était une lettre chiffrée, au chiffre de l’ambassade allemande. Ce chiffre on le possédait et l’on peut penser qu’il était d’une utilité trop grande pour que la divulgation d’un tel secret pût être rendue publique. On verra plus loin que ce fut la raison pour laquelle la lettre en question ne fut pas versée au dossier, et ne fut qu’en secret et dans la chambre de délibération, hors de la présence même de l’avocat, communiquée aux juges du Conseil de guerre.

Vers le 20 septembre, le colonel Sandherr, chef de la section de statistique, communiquait au général Mercier cette lettre qui avait été déchiffrée. Elle était relative au service d’espionnage à Paris et contenait cette phrase : Décidément cet animal de DREYFUS devient trop exigeant. »

Cette lettre existe-t-elle ? Oui. A-t-elle été communiquée secrètement aux juges ? Oui. La phrase que cite l’Éclair est-elle contenue dans cette missive ?

Nous croyons pouvoir affirmer que non, nous croyons pouvoir assurer que celui qui a livré au journal « L’Éclair » — cette pièce dont on redoutait à tel point — à cause des complications diplomatiques — la divulgation, que l’on dut, à cause de son existence même, exiger le huis-clos, que celui-là, dis-je, n’a pas craint, ajoutant une infamie à celles déjà commises, de falsifier ce document capital, dont la publication devait achever de convaincre chacun, de la culpabilité du malheureux qui, depuis deux ans, subit un martyre sans nom.

La lettre apportée aux juges ne contenait pas le nom de Dreyfus, mais seulement l’initiale D. Et cela est tellement vrai que, avant la découverte du bordereau que j’ai analysé, découverte qui eut lieu longtemps après la saisie de la lettre, personne ne soupçonna le capitaine Dreyfus, car cette simple initiale pouvait être une initiale conventionnelle, désignant quelqu’un dont le nom ne commençait pas par un D.

Jusqu’à présent, personne n’a démenti le récit de l’Éclair. Il reste acquis, jusqu’à ce que le gouvernement l’ait nié, que la condamnation du capitaine Dreyfus, que nulle preuve suffisante ne provoquait, a été obtenue en mettant sous les yeux des juges une lettre confidentielle. Cette lettre a été systématiquement soustraite à l’accusé, systématiquement soustraite au défenseur. Au cours du procès ils l’ont ignorée ; ils n’ont donc pu la discuter, contester soit son origine, soit l’attribution qu’on faisait d’une initiale à un homme que rien autre ne désignait. Est-il admissible qu’on puisse condamner quelqu’un en lui refusant les éléments nécessaires à sa défense ; n’est-il pas monstrueux qu’on puisse, hors la salle d’audience, peser sur l’esprit, sur la décision, sur la sentence des juges. Est-il permis à qui que ce soit d’entrer dans la chambre des délibérés et de dire au magistrat : « Oublie ce que tu viens d’entendre en faveur de l’homme que tu as à juger, nous avons, nous, en main, des pièces que, par raison d’État ou de haute politique, nous lui avons cachées et sur lesquelles nous te demandons le secret. Ces pièces, nous en affirmons l’authenticité, la réalité. » Et un tribunal, là-dessus, a prononcé sa sentence Nul de ses membres ne s’est levé et n’a dit : « On nous demande la une chose contraire à toute équité, nous n’y devons pas consentir. »

Et l’on avait à tel point égaré l’opinion, on lui avait tellement présenté l’homme qu’on avait condamné comme le dernier des misérables, indigne de toute pitié, que l’opinion ne songea pas à s’émouvoir de la façon dont celui qu’on lui présentait comme le plus odieux des traîtres, avait été condamné. Ceux-mêmes dont le patriotisme s’inquiète lorsqu’on touche à un officier, oublièrent les procédés employés dans cette circonstance parce qu’on les avait convaincus de la nécessité du châtiment, par tous les moyens, au nom de la patrie offensée. S’il n’en eût pas été ainsi, des milliers de voix se seraient élevées — et elles s’élèveront peut-être demain, après que les préventions auront été dissipées — et elles auraient protesté au nom de la justice. Elles auraient dit : « Si l’on admet de semblables abus de pouvoir, des mesures aussi arbitraires, la liberté de chacun est compromise, elle est à la merci du ministère public, et on enlève à tout citoyen accusé les garanties les plus élémentaires de la défense. »


LA REVISION DU PROCÈS

Il est encore temps de se ressaisir. Qu’il ne soit pas dit que, ayant devant soi un juif, on a oublié la justice. C’est au nom de cette justice que je proteste, au nom de cette justice qu’on a méconnue.

Le capitaine Dreyfus est un innocent et on a obtenu sa condamnation par des moyens illégaux : je demande la révision du procès, et désormais ce n’est plus à huis-clos qu’il pourra être jugé, mais devant la France entière. J’en appelle donc de la sentence du Conseil de guerre comme de la sentence du conseil de révision. Des pièces nouvelles viennent d’être apportées au débat, cela suffit juridiquement pour la cassation du jugement, mais au-dessus des subtilités juridiques il y a des choses plus hautes : ce sont les droits de l’homme à sauvegarder sa liberté et à défendre son innocence si on l’accuse injustement.

Resterai-je seul à parler au nom du droit ? Je ne le crois pas. La presse a pu être trompée, égarée, mais elle saura, mieux informée, se ressaisir et, une fois encore, elle ne permettra pas qu’une monstrueuse iniquité continue à être commise.


Bruxelles. — Imp. Ve Monnom, rue de l’Industrie, 32.
  1. La Captivité de Dreyfus (Figaro du 8 septembre 1896).
  2. 14 et 15 septembre 1896.