Une excursion au canal de Suez/02

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Seconde livraison
Le Tour du mondeVolume 8 (p. 18-32).
Seconde livraison


UNE EXCURSION AU CANAL DE SUEZ,

PAR M. PAUL MERRUAU[1].
1862. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.
DESSINS DE M. DOM. GRENET, TIRÉS DE L’ALBUM INÉDIT DE M. BERCHÈRE.


IV

Le tombeau d’un compagnon de Mahomet. — Fête religieuse. — Justice sommaire. — Rhamsès. — Carrières de Gebel-Géneffé. — Les terrassiers indigènes.

Pendant le déjeuner de nos amis étrangers qui fêtaient avec grand appétit la table hospitalière de la Compagnie, je me promenais dans l’enclos du campement, causant de toutes ces choses si nouvelles avec un vétéran des travaux du canal, un de ces hardis pionniers qui ont, les premiers, planté leur tente à l’appel de M. de Lesseps. Et il me donnait sur les mœurs et le caractère des Bédouins du désert — qui dit désert ne dit pas solitude — les informations les plus intéressantes.

Tâchons de nous souvenir de ses propres paroles. Elles ont le mérite de la vérité. C’est la nature prise sur le fait.

« Vous voyez bien, me disait-il, ces dunes qui s’élèvent là-bas à l’horizon ; on y trouve le tombeau d’un saint du mahométisme. Abou-Nichab (le père de la Flèche), compagnon de Mahomet, passe pour avoir excellé dans les exercices de l’équitation et les jeux d’adresse. Il est le patron des cavaliers indigènes. La légende rapporte que son corps était enterré dans la haute Égypte, et qu’un de ses bras seulement était dans le désert. Mais un jour le corps a disparu et s’est trouvé réuni au bras. À la suite de ce miracle, on a érigé un tombeau et les fidèles sont venus chaque année au mois de juillet implorer l’intercession du saint.

« La fête avait d’abord un caractère purement religieux. Les malades venaient en pèlerinage ; les mères amenaient leurs enfants pour attirer sur eux la protection divine. Les zèchres ou louangeurs de Dieu se réunissaient pour prier. Il y a une douzaine d’années, un gouverneur, Malher-elfendi, après avoir maltraité cruellement les habitants de la vallée, vit en songe le saint, qui lui reprocha sa conduite et lui ordonna, pour réparer ses fautes, de fêter solennellement le pèlerinage annuel. C’est alors que commencèrent les fantasias et les courses qui attirent, outre les habitants du domaine, les cavaliers du pays et les Bédouins du désert.

« Cette année j’ai assisté à cette fête qui dure pendant plusieurs journées. Le premier jour, l’assemblée n’était pas au complet. Elle grossissait peu à peu par l’arrivée d’un cheik et de sa famille, d’une tribu du désert, de la population d’un village. Les femmes étaient jusqu’à trois sur un chameau, avec leurs enfants et les ustensiles du ménage. Ces animaux, parés de draperies éclatantes, semblaient fiers de porter la famille. À l’arrivée d’une caravane, drapeaux et musique allaient au-devant d’elle jusqu’à l’entrée du champ de la fête, où les chameaux rangés en ligne s’arrêtaient gravement. Les cavaliers venaient faire des passes au galop, brûler de la poudre et distribuer de l’argent aux yeux des beautés voilées qui répondaient par leurs chants de joie et leurs trilles aigus.

« Jusqu’au milieu de la nuit, un magnifique clair de lune fit ressortir en ombres vigoureuses les réunions autour des tentes, les jeux de bâton des fellahs et les prières des zèchres, que ni les cris ni les gestes convulsifs ne semblaient fatiguer.

« Le lendemain matin, je montai à cheval pour visiter le tombeau du saint. L’étroit espace couvert par la voûte du monument était rempli de fidèles priant et chantant. Des ex-voto, des colliers, des bagues, des bandes d’étoffes étaient suspendus au-dessus de la pierre du tombeau. Plus de cinquante enfants se roulaient dans le sable en criant leurs prières. Des malades et des convalescents formaient un double cercle et proclamaient les louanges de Dieu et de Mahomet avec des balancements de tête, des renversements de corps et des contorsions de toute espèce.

« Au retour de cette visite, je trouvai sur la route une nuée de cavaliers. La descente des dunes offrit un beau coup d’œil. Cent cinquante chevaux tourbillonnaient au galop dans le sable. Bonds, arrêts sur place, changements de main, coups de feu ne cessèrent que lorsque, arrivé au champ de course, chacun prit son rang pour commencer la fantasia du matin.

« Une seule tribu manquait à l’appel, et l’on s’étonnait de son absence, lorsqu’une vive fusillade se fit entendre tout à coup. Un millier d’hommes à pied, entourant cinquante chameaux portant les femmes, les provisions et les tentes, vinrent prendre part à la fête. Cette caravane était escortée par soixante cavaliers, drapeaux et musique en tête. C’était la tribu retardataire. Les hommes à pied, types des nomades du désert avec leurs sabres à fourreaux de bois, leurs longs pistolets, leur peau bronzée, leurs membres à peine couverts de quelques haillons majestueusement portés, étaient superbes à voir.

« Tout se passa dans le plus grand ordre. Une seule querelle entre deux Arabes risqua de le troubler. On les arrêta au moment où les coups intervenaient dans la discussion. Ils furent amenés devant le juge. Trois ou quatre mille têtes groupées alentour attendaient la décision. Après un court interrogatoire, le nazir rendit sa sentence, et dans son impartialité il conclut que les deux délinquants devaient recevoir chacun cinquante coups de courbache. — La courbache est une lame d’acier flexible, entourée de lanières de cuir. — J’intercédai et je demandai qu’en l’honneur du saint la première faute fût pardonnée. Le juge cria alors pour toute sentence :

« Bédouins, embrassez-vous !

« Leurs cheiks, se précipitant sur eux à ces mots, leur prirent la tête et les tinrent embrassés, aux acclamations des assistants. »

Ce récit m’avait fort intéressé. Il soulevait un coin du rideau qui cache à nous autres Européens les mœurs des habitants du désert. Cette foi ardente des populations dans le pouvoir de leur saint ; ce déploiement d’un luxe guerrier ; cette galanterie ; ces courses, ces jeux chevaleresques et par-dessus tout cette justice patriarcale dont les arrêts sont respectés sans l’intervention d’aucune force, étaient autant de particularités curieuses et caractéristiques. Tout en me promettant de les consigner ici, je ne pus me défendre de jeter de nouveaux regards vers les dunes où repose le corps d’Abou-Nichab, et elles me parurent peuplées des souvenirs de cette fête.

Désormais, d’ailleurs, le désert devenait vivant devant nous, du moins par les souvenirs. Il suffisait de parcourir jusqu’à Timsah le reste de notre route, une bible à la main, pour relever en pensée des villes disparues. Rhamsès, qui n’existe plus, était florissante au temps de Moïse. C’est de Rhamsès que ce prophète partit, lorsqu’il conduisit hors des domaines du pharaon la grande émigration des Juifs. On voit à Rhamsès, à quelques pas du campement, la statue du souverain égyptien qui avait donné son nom à la ville. Il est assis entre deux autres figures de granit, qui ont résisté mieux que la cité elle-même à l’action du temps. Celle-ci n’est plus indiquée que par des briques éparses. Moïse et son peuple suivirent la direction du canal d’eau douce, et firent une première halte non loin de l’endroit où ce canal rejoint le lac Timsah.

Canal de Néeos, ancien canal (voy. le panorama, page 4).

Notre journée va s’achever ; nous sommes parvenus presque au centre de l’isthme.

Ce que j’admire le plus, dans cette solitude si imposante et si extraordinaire pour un habitant de Paris, c’est l’extrême transparence de l’air. J’en avais souvent entendu parler par les voyageurs, mais je n’avais pu me rendre compte de ce phénomène, qui a pour principal effet de diminuer considérablement les distances et d’accuser tous les objets avec un relief très-vigoureux. Il les grandit aussi, et je vois en ce moment pointer à l’horizon un cavalier sur son dromadaire, qui paraissent, homme et bête, d’une stature colossale. Les montagnes du Gebel-Géneffé, qui surgissent aux portes de Suez et qui sont éloignées de nous de soixante kilomètres au moins, paraissent s’élever à quelques milliers de pas seulement. En résumé, cette immobilité, ce silence, cette solitude, que pas un oiseau, pas un insecte ne troublent, ont une majesté triste. On a soif rien qu’à voir ces vastes espaces privés d’eau ; ils éveillent la pensée d’un repos éternel ; ils nous reportent vers les nécropoles de la haute Égypte. C’est le séjour bien choisi des tombeaux, l’empire naturel de la mort.

Carrières de Gebel-Géneffé.

Et pourtant, que d’animation en ce moment, que de vie dans l’isthme ! Tournons la proue de notre esquif vers le rivage méridional ; abordons au pied de cette berge assez élevée. Tout y paraît calme et solitaire ; mais notre arrivée a été signalée. Voici les principaux agents de la Compagnie, les ingénieurs, les médecins ; tous les compagnons de la grande œuvre sont venus nous souhaiter la bienvenue et acclamer notre illustre chef, M. de Lesseps. Saïs, valets, chameliers, s’agitent dans la poussière, poussant devant eux des chevaux tout harnachés, des dromadaires qui portent fièrement leur selle si petite et leurs grandes housses frangées et éclatantes des plus vives couleurs. Il n’est pas jusqu’à la monture nationale, en Égypte, les ânes, qui ne figurent dans cette démonstration et qui n’offrent aux voyageurs leur robuste et patiente échine. Sommes-nous donc arrivés au lac Timsah ?

Nos yeux cherchent en vain la trace de cette vaste dépression de terrain ; ils n’aperçoivent que des dunes entrecoupées de vallées sablonneuses, où les chaussures vernies des agents de la Compagnie font l’effet d’un anachronisme. Attendons et suivons nos guides. Nous débarquons. La cavalcade se forme ; les dromadaires ploient les genoux en grondant, selon leur invariable habitude ; les sportsmen que nous comptons parmi nous sont les premiers à faire l’essai de cette nouvelle monture. On se partage les chevaux ; et en avant ! M. de Lesseps et M. Bulwer sont en tête, deux brillants cavaliers que nous perdons bientôt de vue : chacun les suit de son mieux, en pressant sa monture. Toute la caravane se précipite. Les dromadaires, allongeant le pas, prennent un trot qui éprouve les cavaliers novices ; les chevaux, pour les précéder, s’élancent au galop. Ils s’animent tous à la course ; le mouvement, le bruit, la foule les excitent ; ils piquent droit devant eux, tête baissée, et détalent à toutes jambes. Rendez la main, si vous ne voulez pas être renversé, car la folie du désert les pousse ; ils dévorent l’espace. Heureusement le terrain n’offre pas d’obstacles.

Une tranchée dans le canal de Suez.

Éblouis un moment par ce tourbillon, nous marchons paisiblement sur ses traces, en compagnie de l’ingénieur divisionnaire, avec une curiosité facile à comprendre. Cette curiosité ne tarde pas à être satisfaite. Au sommet de la dune où nous venons d’arriver, nous voyons se développer un canal large de vingt-cinq mètres, les talus réguliers descendant à cinq mètres de profondeur, et cette belle tranchée, encore sans eau, se développe à perte de vue. Suivons-en le bord, et nous verrons à l’œuvre les compagnies de terrassiers indigènes.

Ils sont au nombre de douze mille, échelonnés sur une ligne de quelques kilomètres ; les uns manient la pioche au pied du talus, dans le lit du futur canal ; la terre qu’ils enlèvent est chargée dans des paniers en jonc qu’on appelle couffes. Ces paniers passent de main en main jusqu’au sommet du talus. Ce système primitif donne des résultats qui surprendraient davantage encore, si l’on ne réfléchissait pas qu’on est sur le terrain classique des travaux exécutés à bras d’homme. La tranchée s’ouvre en quelque sorte à vue d’œil ; elle court vers le sud. À voir l’ardeur des ouvriers, l’ordre du travail, la simplicité des moyens, la discipline et l’entrain des chefs subalternes, le calme et la sécurité des supérieurs, on pressent les progrès rapides et l’achèvement prochain de l’entreprise.

Ouvriers terrassiers du canal de Suez travaillant à la couffe.

La nuit est venue. Nous reprenons nos places dans les embarcations ; les attelages qui nous remorquent hâtent le pas. Encore quelques efforts et nous atteindrons les bords de ce lac Timsah où la Compagnie a fondé une ville nommée Ismaïlia, eu l’honneur d’Ismaïl-pacha, et qui reçoit déjà les eaux salées qu’apporte le canal maritime.

Pendant le reste de la route, chacun exprime les sentiments qu’il a éprouvés à la vue de cette armée d’ouvriers que la Compagnie applique à ses travaux. Jamais l’image d’unefourmilière n’a pu être plus justement employée que pour définir cette multitude d’hommes qui montent ou descendent les talus, qui s’agitent avec ordre et qui couvrent le terrain de têtes nombreuses comme les épis dans un champ de maïs. C’est un spectacle nouveau, mais intéressant ; singulier, mais instructif. On ne peut oublier que cette foule n’obéit ici qu’à l’ascendant moral de quelques Européens. En admettant même que sa présence et son concours sur la ligne des travaux ne soient pas volontaires, du moins peut-on dire avec une fierté légitime que la régularité et la discipline des travaux et surtout le bien-être et la bonne santé des ouvriers sont dus aux soins de la Compagnie, et contrastent avec la situation qu’ils avaient à subir, lorsqu’on les appliquait, dans l’antiquité et dans les temps modernes, aux grands travaux d’utilité publique.


V

Le lac Timsah. — Une voiture étrange. — La ville d’Ismaïlia. — El-Guisr. — Le kiosque de Saïd-pacha. — Le Sérapeum. — Toussoum. — Tombeau du cheik Ennedeck. — La chaîne de l’Attaka. — Suez. — Navigation sur le canal. Le campement de Kantara. — Le lac Mensaleh. — Port-Saïd.

L’obscurité est complète au moment où nous arrivons à Timsah ; mais la ville qu’on vient d’y fonder semble anticiper déjà sur ses destinées et sa grandeur future, tant le mouvement et la foule sont grands au débarcadère. Les torches brillent aux mains de tous les serviteurs indigènes ; leur éclat répand un voile de fumée. Ces torches sont des piques de fer terminées au sommet par une grille, formant un récipient où l’on brûle des branches d’un bois résineux. Par intervalles, un tison s’échappe et tombe tout enflammé sur le sol, avec la rapidité et l’éclat d’une étoile filante. Des hommes rangés en demi-cercle devant le débarcadère se tiennent immobiles, la torche plantée en terre, comme autant de sentinelles du moyen âge, veillant la lance au pied. La vive lumière qui enflamme leur visage, tandis que toute leur personne reste plongée dans l’obscurité, leur donne l’aspect de démons dont les têtes surnageraient dans un océan de feu.

Vue prise près du lac Timsah.

Nous retrouvons sur cette plage de Timsah la même affluence et le même mélange de montures. Près de nous un objet de forme bizarre se dresse comme une tour tronquée ; impossible d’en deviner la nature, dans la pénombre où il est placé. Des dromadaires sont stationnés tout auprès ; j’aperçois leur long cou, surmonté d’une tête petite et inintelligente. Nous avons sauté à terre. Les saïs s’approchent et nous conduisent, en élevant et secouant leurs torches, précisément à cet objet dont l’aspect singulier et les formes indécises ont excité notre attention. C’est une voiture attelée de dromadaires, véhicule de nouvelle invention et bien original, je vous assure. Moitié omnibus, moitié cabriolet, il a des roues dont les jantes sont larges comme celles de nos grosses charrettes ; il a deux dromadaires au timon, trois en flèche. Une sorte d’écuyer, un cheik arabe, monté sur un dromadaire libre, dirige les jockeys à la peau bronzée, qui sont perchés sur le dos des animaux de l’attelage.

Vue de près, cette machine, adaptée au transport des voyageurs dans le désert, ne manque pas d’élégance ; elle a surtout un caractère de sûreté fort attrayant. Je me hâte d’y monter. Un hasard dont je dois m’honorer me place à côté de l’ambassadeur d’Angleterre. Sa Seigneurie daigne adresser à son entourage quelques mots très-obligeants, selon sa gracieuse habitude ; mais pas la moindre allusion n’est faite aux merveilleux travaux qu’elle vient de visiter. On raconte que les caciques indiens se faisaient un devoir de montrer une suprême indifférence à l’aspect des produits les plus extraordinaires de l’industrie et de la science européenne. Son Excellence pourrait certainement donner l’exemple sous ce rapport aux Ogibeways les plus flegmatiques.

M. de Lesseps est monté à cheval. Il donne le signal du départ ; la voiture s’ébranle : on dirait un char antique portant quelque dieu païen, tant l’escorte qui l’entoure est nombreuse, animée et brillante. De distance en distance, des torches sont fichées en terre sur notre route ; les saïs, qui nous précèdent en courant, portent chacun à la main des branches incandescentes, et laissent derrière eux une longue traînée de flammèches et d’étincelles qui pétillent sous les pieds des chevaux. Notre voiture avance au milieu de ce cortége, allégrement emportée par les robustes quadrupèdes ; et le cheik des dromadaires, vêtu de son costume le plus beau et le plus éclatant, fait caracoler devant nous son dromadaire, où il trône avec la majesté d’un souverain.

Dunes d’El-Ferdane.

Nous arrivons à l’ancien campement de Timsah, devenu la ville d’Ismaïlia.

Ici la plupart des Français sont logés sous la tente. M. de Lesseps leur en donne l’exemple. Il a réservé pour ses hôtes anglais des lits mieux abrités, sous le toit de maisons solides.

Avant de gagner notre couche, il faut visiter, nous dit-on, la ville indigène. C’est un assemblage de constructions fort éphémères, mais très-fréquentées et pleines d’animation, de bruit et de musique. Plusieurs cafés, c’est-à-dire plusieurs tentes où nous voyons des tables, sont hantés comme à Paris, par une foule de consommateurs qui viennent entendre les chansons familières à leurs oreilles européennes. Le violon est criard, la voix enrouée, mais n’importe ! La musique est française ou italienne, et les courageux ouvriers qui bravent depuis plusieurs années les ardeurs dévorantes du soleil d’Égypte, ces caractères énergiques et résolus qui se sont exilés volontairement pour exécuter, au milieu du désert, la grande œuvre du percement de l’isthme, sont heureux, le soir venu, d’entendre comme un écho de la patrie qui leur parvient par l’intermédiaire de quelque pauvre ménétrier.

La soirée se termine souvent par une danse d’almées. Tirons le rideau sur ce tableau quoiqu’il n’ait rien de choquant, surtout quand on le compare aux danses de nos grands théâtres. Les danseuses égyptiennes sont beaucoup plus vêtues que nos nymphes de l’Opéra. Mais leur danse, qui n’est pas réglée par un maître de ballet, est généralement sans grâce et sans esprit. Rien de pire qu’une danse bête.

Nous avions à faire le lendemain une assez longue étape, et le départ était fixé à huit heures du matin. Je me levai dès six heures. Mon premier soin fut de monter sur les dunes qui forment une enceinte circulaire autour du lac Timsah, et d’où le regard embrasse à la fois la ville naissante, le lac et le désert à l’horizon.

La ville se développe en ligne droite sur la rive orientale du lac. Elle comprend des constructions pour loger les ingénieurs, les chefs de services et les ouvriers Tout le personnel de la Compagnie y trouve en ce moment sa place. Ainsi établie au centre des travaux, l’administration rayonnera facilement jusqu’aux extrémités et fera sentir son action immédiate sur tous les points de la ligne.

Décrirai-je ce vaste amphithéâtre dont la scène présente une belle et vaste nappe d’eau sur laquelle je vois déjà flotter une voile latine et qui s’alimente en temps de crue du Nil par des infiltrations souterraines ? Aujourd’hui le canal maritime y verse les eaux de la Méditerranée, et l’imagination, sans grand effort, place sur ses bords les docks, les bassins, les ateliers de réparation ; elle y réunit une flotte tout entière de bâtiments. Les uns se préparent à suivre la remorque qui doit les conduire soit dans la Méditerranée soit dans la mer Rouge ; d’autres entrent dans les bassins pour réparer des avaries. Ceux-ci renouvellent leurs vivres ; ceux-là font provision d’eau douce. Les quais sont fréquentés par une nombreuse population. Les Arabes offrent leurs denrées ; les équipages parcourent la ville ; les ouvriers se pressent dans l’arsenal.

Déjà ce mouvement est commencé. Le lac a ses embarcations ; la ville ses marchés, ses visiteurs et ses ouvriers. Hier c’était une solitude, une plaine de sable, entourant d’une fauve ceinture un marécage à demi desséché où croissaient des joncs maladifs. Aujourd’hui c’est une Memphis naissante qui compte, pour assurer sa prospérité, sur le commerce et la navigation du monde entier.

Quel est ce mouvement qu’on aperçoit de la hauteur où j’ai placé mon observatoire ? C’est la caravane qui se forme. Voici l’omnibus traîné par des dromadaires. Voici le cheik de ce genre de transport, plus fier encore au soleil levant, qui fait chatoyer les orfévreries de sa selle et les dorures de sa housse. Voici les chevaux réunis devant la demeure de Sa Seigneurie anglaise. Dirigeons nos pas de ce côté et comptons pour arriver à temps sur les soins que sir Henry donne certainement à sa santé sinon à sa toilette. Il me semble que sa casquette noire, de forme originale, son paletot d’étoffe sombre et de coupe indifférente, doivent étonner les Arabes et leur donner une singulière idée de l’Europe. La puissance turque ne se manifeste jamais que rehaussée d’un splendide cortége et de vêtements éclatants. Ils doivent avoir peine à comprendre l’air mesquin et vraiment piteux de nos accoutrements et de nos allures.

Le but de notre cavalcade est le canal maritime à la tranchée d’El-Guisr. Six kilomètres nous en séparent. C’est là ne nous devons nous embarquer pour gagner la Méditerranée. En effet la tranchée ouverte sur le lac Timsah n’a pas encore établi une communication navigable avec ce lac qu’il faut d’abord emplir d’eau. On a donc construit au débouché du canal un barrage et un déversoir qui donne au lac de l’eau en quantité suffisante pour en élever graduellement le niveau jusqu’à la hauteur du canal, sans déterminer une chute qui changerait ce canal en torrent et suspendrait la navigation. C’est pourquoi notre caravane ne peut s’embarquer sur le lac et doit remonter un peu au-dessus. D’ailleurs El-Guisr où nous allons promet un spectacle auquel il est bon de se préparer par une marche dans le désert.

La voiture s’ébranle, les chevaux l’entourent et la précèdent. Nous partons dans le même ordre que la veille. Une route est tracée entre les dunes de sable. Bientôt nous sommes en plein désert, et n’était le voisinage des grands travaux que nous ne voyons pas, mais que nous devinons derrière les monticules rougeâtres, nous pourrions nous croire lancés au sein du Sahara, loin de toute habitation humaine et de toute civilisation.

Le trajet n’est pas long. La course a duré une heure à peine et voici que nous entrons dans une sorte d’avenue que dessinent des trophées dressés de distance en distance et que termine un arc de triomphe. Les trophées sont ingénieusement formés d’outils de toute espèce entourés de branches encore verdoyantes. La porte triomphale, construite en bois et en toile, était destinée au vice-roi d’Égypte dont la visite prochaine avait été annoncée. Nous passons à côté et nous arrivons au pied d’un kiosque très-élégant.

Il a été élevé par ordre de Saïd-pacha et pour son usage. La façade est tournée vers le lac et le balcon du premier étage est assez élevé pour offrir à la vue un splendide horizon. Le bassin du lac s’allonge entre les dunes qu’il contourne et derrière lesquelles il s’échappe et se dissimule. Le soleil qui se lève resplendissant à l’est couvre de ses feux une partie de la nappe d’eau, tandis que l’autre partie reste plongée dans l’ombre projetée par les dunes. Le lac étant agité par le vent léger du matin, la partie éclairée ressemble à un diamant dont chaque facette renvoie les rayons. Il est impossible de fixer longtemps la vue sur ces eaux où le soleil semble plongé et du fond desquelles il renvoie à la surface des feux éblouissants. Mais on le retrouve en relevant les yeux. Il monte rapidement à l’horizon et tombe d’aplomb sur le désert qui sert de cadre aux eaux du lac. Il enflamme ces vastes plaines, il dessèche les terres, il les torréfie, il les broie. Nul ne peut se faire une idée de sa puissance s’il ne l’a pas vue s’exercer dans le désert où rien ne combat son action dévorante. Il nuance l’azur céleste de toutes les couleurs du prisme, et dégrade ses teintes avec des transitions inimitables, depuis le rose pâle jusqu’à l’éclat insoutenable du fer chauffé à blanc.

Accoudé sur le balcon nous laissons volontiers notre imagination courir au delà du lac de Timsah en suivant jusqu’à Suez le tracé du canal des deux mers. Le sol s’élève graduellement à partir du rivage méridional du lac et forme à peu de distance un plateau qu’on appelle Sérapeum. Il est moins élevé et d’une moindre étendue que le seuil d’El-Guisr. Aussi les contingents arabes ouvriront-ils facilement un passage au canal à travers ce plateau. La tranchée d’El-Guisr était bien plus vaste. Quelques mois cependant ont suffi pour accomplir ce gigantesque travail.

Mais avant d’arriver au sommet du Sérapeum, l’œil rencontre un groupe de tentes et de maisons : c’est le poste ou campement de Toussoum. C’est là qu’ont pris position les premiers ouvriers de la grande œuvre. À l’origine elle avait pour première perspective une carrière de dangers et de sacrifices. Le désert n’offrait aucune ressource ; l’hostilité anglaise était menaçante. Elle avait des adhérents dans le pays. Les ouvriers établis à Toussoum étaient donc obligés d’avoir le fusil posé à côté de la truelle. Ils prirent leur parti en vrais Français. Ils avaient cette foi et ce dévouement que le péril stimule dans la race gauloise. Ils s’installèrent fortement dans ce premier campement. Ils le mirent sous la protection d’un nom cher au vice-roi, le nom de son fils Toussoum. Et ils surmontèrent allégrement les difficultés et les privations, ils opposèrent leurs poitrines aux menaces ; ils gagnèrent enfin l’heure où la Compagnie se vit en mesure de développer ses travaux et de donner à ses agents le bien-être et la sécurité dont ils jouissent aujourd’hui. Toussoum, dont l’importance a diminué, reste avec toute la solidité et l’ampleur de son installation première. Il a son hôpital, ses magasins, sa boulangerie, ses maisons correctement alignées, et son observatoire, édifice caractéristique, élevé pour déjouer par une vigilance exercée dans un horizon étendu les surprises et les attaques alors probables, aujourd’hui impossibles.

Autre trait de mœurs locales. Il existe à Toussoum un marabout, fort vénéré des Arabes et connu sous le nom de Cheik-Ennedeck. Les tribus nomades y viennent en pèlerinage pour honorer le saint dont les restes sont ensevelis sous les voûtes de cet édifice. La Compagnie a prouvé son respect pour cette innocente croyance, en réparant le monument quelque peu dégradé, et en donnant une couche de peinture fraîche et nouvelle aux bandes rouges et blanches qui le décorent.

Toussoum. — Tombeau du cheik Ennedeck.

Avançons plus loin. Quelques pas à peine nous séparent de croix plantées aux environs de Toussoum. Cet emblème touchant des épreuves et de l’espoir du christianisme signale le dernier asile et révèle les fatigues des premiers pionniers.

Franchissons par la pensée le Sérapeum sans nous arrêter à déchiffrer les caractères gravés sur les pierres éparses. Un autre dira quelle race de conquérants a laissé ces empreintes. Au sommet du Sérapeum un spectacle plus intéressant attire nos regards.

Quelles sont ces lignes estompées dans la brume qui découpent l’horizon au delà du Sérapeum ? C’est la chaîne de l’Attaka. Elle élève ses cimes dentelées comme une barrière entre la mer Rouge et l’Égypte. La montagne de Gebel-Géneffé est un des contre-forts de cette masse rocheuse. Lorsque les premiers ouvriers de la Compagnie parcouraient le désert peu de temps après y avoir planté leurs tentes, ils remarquèrent le massif de calcaire que présente le Gebel-Géneffé du côté des lacs Amers, sur un front de plusieurs centaines de mètres. Leurs rapports firent naître la pensée d’utiliser ce calcaire pour les jetées du canal. Un tel projet n’avait rien que de naturel alors que l’examen des lieux faisait reconnaître les traces d’exploitations du même genre qui semblent remonter à la plus haute antiquité. On fit donc tous les préparatifs destinés pour tirer de la montagne les pierres nécessaires à la construction du canal. Mais l’ouverture de la carrière ne pouvait être utilement opérée que le jour où le transport des blocs à destination serait devenu facile et peu coûteux. Ce jour va bientôt arriver puisque le canal d’eau douce doit passer au pied de la carrière projetée. En attendait un campement est formé sur les lieux, et ce séjour est l’un de plus pittoresques qu’on puisse souhaiter au désert.

L’aspect du Gebel-Géneffé est sombre et majestueux. D’immenses anfractuosités recèlent des nids d’aigles et de vautours qu’on voit souvent planer à distance. La nudité du rocher dépourvu de végétation ajoute à la grandeur du tableau et à son caractère sauvage. La nature environnante contribue à maintenir ce caractère. Presque en face de Gebel-Géneffé de longues rangées de tamarix étendent leur sombre rideau. À droite, on voit les montagnes d’Asie : la chaîne du Sinaï sur la route de la Mecque.

Le canal d’eau douce égayera et animera ce paysage. Après avoir baigné ces arides montagnes, il débouchera dans le golfe que forme la mer Rouge à Suez, en fertilisant les terrains situés en dehors des vieilles murailles de la ville qu’on appelle les Cimetières.

Suez n’était qu’un village à peu près désert, il y a vingt ans. C’est une ville aujourd’hui, une ville en pleine prospérité. La Compagnie péninsulaire et orientale anglaise y reçoit, deux fois par mois, les paquebots de l’Inde et de l’Australie. La Compagnie des messageries impériales de France vient d’y organiser un service semblable, et elle construit sur le bord de la mer des bassins et des docks qui seront reliés à la ville par un chemin de fer en cours d’exécution.

Vue de la ville de Suez.

On devine aisément que cette rade où s’échangent les correspondances de l’Europe, de l’Inde, de la mer Pacifique présente le spectacle d’une grande animation. Les bâtiments de guerre et de commerce y sont en complète sécurité à trois mille mètres de la plage. Leurs embarcations sillonnent incessamment les eaux de la rade. Les bateaux de pêche, les navires caboteurs de la mer Rouge qui conservent encore le cachet de la galère antique, contribuent au mouvement de ce tableau dont le cadre est splendide. À l’est et à l’ouest il est bordé par les montagnes de la chaîne asiatique et de la chaîne africaine. Les magnificences du climat, la grandeur et la couleur des horizons, l’agitation des affaires, la diversité des costumes, tout concourt à donner une physionomie des plus intéressantes à la ville et au port.

Les anciennes masures disparaissent successivement, signe certain de la prospérité présente et à venir. Une nouvelle ville élégamment et solidement construite s’élève à la place de l’ancienne.

Une seule chose manque à Suez pour assurer sa grandeur future : l’eau douce. Cette ville souffre souvent d’une sécheresse absolue, et l’alimentation des habitants y serait même compromise à certaines époques de l’année si l’on n’y apportait dans des caisses, par le chemin de fer, le liquide tribut du Nil pris au Caire. Cette eau se vend au litre et coûte à peu près aussi cher que le vin dans notre pays. Les habitants ont, il est vrai, les fontaines de Moïse dans leur voisinage ; mais ces sources légendaires n’ont rien de rafraîchissant, car elles sont constamment à sec. Dans ces conditions qui songerait à l’arrosage d’un jardin ! Il n’en existe pas un seul autour de cette cité de la sécheresse ; insensé serait aujourd’hui celui qui consacrerait à la culture l’eau si rare et si précieuse. Suez sort des sables et s’y baigne. Mais le canal d’eau douce va porter à cette ville un fleuve plein de fraîcheur et de salubrité. Lorsqu’il y entrera dans quelques semaines, on pourrait même dire dans peu de jours, la verdure, si prompte à se développer en Égypte, lui donnera un nouvel et gracieux aspect. Les jardins de Suez n’auront rien à envier à ceux d’Alexandrie et du Caire.

Tels seront les premiers et prochains résultats de l’œuvre entreprise et menée avec tant de vigueur par M. Ferd. de Lesseps.

Pendant la durée de cette contemplation intéressée qui me transportait au delà des limites où les regards peuvent atteindre, le soleil montait à l’horizon. Ce ne serait pas trop d’une journée entière pour admirer dans toutes les phases de sa croissance et de son déclin l’astre au sein du désert, son empire. Mais au-dessous de nous la foule des employés et des ouvriers de la Compagnie combat les dispositions contemplatives. Elle nous rappelle au mouvement, à la lutte, à l’action. Marchons en avant. Il s’agit de faire toucher au doigt la réalité du succès, les progrès des travaux, l’approche des résultats définitifs. Il faut dire à nos amis d’outre-Manche : Vide pede, vide manus.

En route. L’imagination reprendra ses droits, et plus tard nous aurons sans doute l’occasion de rendre à cette splendide nature l’hommage qu’elle mérite.

On nous fait visiter le kiosque où Mohammed-Saïd a déjà fait envoyer des meubles. Le salon, les chambres à coucher, la salle de bain sont élégants et simples. Mais le principal mérite du léger édifice est, comme nous l’avons dit, sa situation et le panorama qu’il domine.

Avez-vous quelquefois suivi dans les montagnes un chemin qui s’élève, en tournant autour des rochers et qui n’offre à votre vue qu’une perspective de quelques centaines de pas ? Les bords en sont fleuris et tout odoriférants. D’un côté descendent, en pente douce, de fraîches prairies où paissent les troupeaux de vaches laitières ; de l’autre montent des vignobles d’où l’on tire un vin blanc un peu sûr, mais agréable et rafraîchissant, surtout en été. De grands arbres croissent le long du sentier et l’ombragent. Les oiseaux y sautillent en chantant sur votre passage. Un paysan fauche et embaume l’atmosphère d’une exquise senteur de foin. La scène est agreste, d’un caractère doux et calme. Votre esprit se met à l’unisson, et vous gravissez les immenses contre-forts dans un état de somnolence heureuse.

Tout à coup la scène change, un détour du chemin vous présente un tout autre tableau : la prairie, les vergers ont disparu pour faire place aux glaciers ; votre monture s’arrête, les deux jambes roidies, devant un précipice béant sous vos pieds.

Tel est le contraste que nous allions rencontrer, lorsque, au sortir du kiosque du vice-roi, nous marchions sur le plateau dénudé et sablonneux qu’on appelle le seuil d’El-Guisr. Devant nous s’étendait le désert avec toute son aridité. Notre vue franchissait le canal maritime creusé dans ce plateau, lorsque, sans transition aucune, nous arrivons sur la crête de la gigantesque tranchée : elle a plus de deux cents mètres d’ouverture à la surface du sol. Précipice régulier et majestueux qui descend à dix-neuf mètres de profondeur et traverse quatorze kilomètres de terrain. Au fond sommeillent les eaux bleues de la Méditerranée que notre navigation va bientôt émouvoir.

Campement à El-Guisr.

Rien ne saurait rendre l’effet de ce tableau. Il faut connaître le désert ; il faut avoir traversé ces terres altérées qui semblent repousser toute industrie ; il faut avoir éprouvé les impressions d’un voyageur faisant route à travers ces longues plaines sans ombrage, sans verdure, sans chemins tracés, véritable domaine de l’immobilité, pour comprendre le sentiment qu’on éprouve en trouvant subitement à ses pieds un cours d’eau : c’est un symbole de vie dans l’empire de la mort.

L’émotion fut grande parmi nous, lorsque nous fûmes réunis sur le bord du talus, dominant de soixante pieds ceux de nos compagnons qui, déjà, prenaient place dans les deux bateaux peints en bleu et tapissés de toile perse qu’on avait amarrés au pied de la tranchée pour nous recevoir. L’aspect de ce travail est imposant comme la grande salle de Karnac ou les ruines de Thèbes. C’est une œuvre pharaonesque, à cette différence près que les pharaons, imbus de vanité jusqu’après leur mort, élevaient des monuments dans le seul but de perpétuer parmi les peuples le souvenir de leur domination, tandis que la tranchée du canal, qui vivifie le désert, qui ouvre à toutes les marines commerciales un prompt accès dans les mers orientales, qui rapproche et réunit les deux hémisphères au profit de l’humanité tout entière, inspire le sentiment non-seulement de sa grandeur, mais aussi de son utilité.

Nous descendons en silence et sous l’empire d’une même impression cette berge inclinée. Au sein du désert, la Méditerranée, qui nous portera vers les ports de France, est venue au-devant de nous. Ces eaux sont celles qui baignent les rivages de la patrie ; il y a quelque chose en elles de ce que nous aimons. Elles ont été bénies par les prêtres musulmans comme un gage de paix et de richesse apporté dans une terre stérile ; nous les bénissons à notre tour, parce qu’elles nous mettent en communion avec tout ce que nous respectons et tout ce que nous chérissons.

Commençons donc avec joie et confiance la navigation dans ces eaux qui sont déjà celles de la Méditerranée. Nous prenons place sur les divans de nos élégants bateaux, et nous livrons une amarre aux dromadaires qui vont nous donner la remorque. Ils cheminent sur le rivage occidental, à vingt mètres au-dessus de nos têtes, et notre navigation se poursuit entre deux hautes murailles de terre régulièrement coupées. N’en déplaise aux prophètes de malheur qui nous menaçaient en Europe de l’inconsistance des sables et d’éboulements inévitables, les talus ont une solidité à l’épreuve avec l’inclinaison qui suffit dans les terrains les plus stables.

Nous avons soixante-quinze kilomètres à parcourir avant d’atteindre les bords de la mer. Pour décrire le canal maritime entre Timsah et la mer, il faut le diviser en deux sections : celle qui traverse un terrain solide et sec, celle qui passe au milieu du lac Menzaleh. Une journée de voyage est consacrée à la première section, que nous franchissons au moyen de chalands remorqués par des dromadaires. L’autre journée sera employée à une véritable navigation dans de fines barques à quille et pourvues de voiles.

Déjà la première moitié du tour est écoulée quand nous quittons El-Guisr, en route vers le nord. Le reste de la journée se passe dans des conversations joyeuses et générales. Notre chaland est un salon ou nous pouvons circuler et causer par groupes : les uns fument, les autres échangent leurs impressions et leurs suppositions sur les sphinx ; ceux-ci racontent leurs exploits à la chasse, ils énumèrent les diverses espèces de gibier à poil et à plume que nous rencontrerons infailliblement sur notre route ; ceux-là parlent du dernier ballet de l’Opéra. La conversation, en un mot, est toute française, car l’ambassade britannique est concentrée sur la première barge. Tantôt sérieux, tantôt léger, l’esprit gaulois se retrouve parmi nos compagnons avec toute sa variété, tout son imprévu. Par intervalles un trait part et s’élève comme une fusée au-dessus du ton général de l’entretien. Les savants s’arrêtent interdits, les touristes saisissent le trait au bond et ripostent ; le rire gagne tout le monde, et de joyeux éclats font retentir les solennels échos du désert. Ils déconcertent la gravité de nos mariniers musulmans, qui tour à tour vont se prosterner à l’arrière du navire, la face tournée vers l’orient, pour dire leurs prières.

Les heures passent vite ; le soleil est sur son déclin et nous n’apercevons pas encore le campement de Kantara, construit a l’entrée du lac Menzaleh. Il s’y trouve un hôpital de huit lits. À défaut de malades, nous espérons bien les occuper. Mais il faut arriver à temps. Un de nos compagnons nous propose de prendre terre avant le débarcadère et de couper à travers le pays pour atteindre plus promptement cette station désirée.

Son avis est adopté, et nous débarquons en prenant à la main nos sacs de nuit. Funeste inspiration ! La nuit est venue ; le vent s’élève et devient très-vif et très-frais ; il nous envoie en plein visage une fine poussière de sable. J’ai bien acheté en France une paire de lunettes bleues, précisément pour garantir mes yeux dans les circonstances ou nous sommes ; mais, comme il arrive toujours, ce préservatif, soigneusement empaqueté et rangé dans ma malle, n’est pas à ma disposition au moment où il serait utile. Autre inconvénient : nous enfonçons à chaque pas dans un sol qui fuit sous les pieds ; rien de plus fatigant que cette marche. Ajoutez-y le poids du bagage que je porte tantôt sur une épaule, tantôt sur l’autre. Combien de fois, pendant la demi-heure qui va suivre, n’aurai-je pas occasion d’apprécier les services et de regretter l’absence d’Hassan et de son collègue Mohamed. Ces braves indigènes sont chez eux dans ce sable et s’y promènent avec une aisance bien commode surtout pour porter des bagages.

Encore s’il était possible de marcher lentement ; mais l’obscurité est déjà grande, notre guide hâte le pas. Il faut le suivre et de très-près encore, sous peine de perdre son chemin. Rien, je l’avoue, ne m’eût été moins agréable que d’errer jusqu’au matin dans cette solitude sans abri et exposé au souffle glacial de la nuit. Avançons donc.

La sueur me coule du front et le vent le glace ; mais cette fatigue est bientôt oubliée, lorsque nous apercevons un point rouge qui perce les ténèbres. C’est une lumière qui brille dans le campement et nous envoie ses rayons par quelque fenêtre ouverte. Dès ce moment, plus d’incertitude : nos pas se sont ralentis, nous reprenons haleine. Il était temps.

Au souper, grande démonstration des appétits, mais pas un mot de l’isthme. C’est un parti pris.

La distribution des lits se fait après le repas. Comme je l’avais prévu, je coucherai à l’hôpital et je me hâte de m’y rendre. Nos compagnons de tous les jours s’y assemblent, et la conversation qui s’anime nous tiendrait longtemps debout, si Mohamed, que le sommeil sollicite, ne se hâtait d’éteindre nos lampes sous prétexte que nous devons nous mettre en route le lendemain dès six heures du matin. Donc, je me hâte de m’étendre sous mes couvertures. Les scènes que j’ai décrites se présentent à mon imagination ; mes yeux se ferment, et pourtant je vois distinctement le paysage et les personnes. Mais peu à peu ces tableaux deviennent plus vagues, les personnages se confondent avec les montagnes, les arbres avec les embarcations. Les commentaires philosophiques auxquels je me livrais en pensée sont brusquement interrompus, repris, interrompus de nouveau. Je m’endors.

Kantara. — Pont sur la route de Syrie.

Le lendemain, je dormais encore, lorsqu’une voix amie vint nous donner l’alerte. C’était celle de M. de Lesseps, le premier debout, le dernier couché, toujours vigilant, présidant aux détails comme à l’ensemble.

Nous allons entrer dans le lac Menzaleh, une véritable mer intérieure ou l’œil n’aperçoit pas les bords, et sur les eaux duquel on peut naviguer pendant des journées entières sans arriver au but de son voyage. Nous montons, au nombre de trois seulement, une légère embarcation à quille acérée, à voiles énormes. Hassan nous précède. Son collègue a présidé à notre coucher ; lui, dirige notre expédition matinale. Il dépose mystérieusement un panier dans notre barque ; une bouteille qui montre son long cou nous fait deviner quel est le contenu de ce précieux panier : c’est notre déjeuner. Puisse Mahomet accorder à Hassan une femme jeune, un cheval rapide, un tapis pour faire sa prière et toutes les bénédictions de son paradis, en récompense de cette bonne action.

Autant le paysage m’avait paru triste et menaçant la veille, lorsque, fatigué, affamé, je marchais dans la nuit à la suite de mes compagnons, autant il me sembla rassurant et gai au lever du soleil. Le désert n’était plus morne et solitaire. La vaste étendue du lac Menzaleh attire une quantité d’oiseaux : nous voyions des bécassines, des pluviers, des canards. Les chasseurs qui se sont réunis derrière nous, dans une des barques, font des feux de file accompagnés de hourras ! La chasse doit être bonne. Pendant que les mariniers se jettent à l’eau pour rapporter le gibier, la barque, abandonnée, s’en va à la dérive et donne de la proue dans un banc de sable. Laissons-les se dégager, et profitons du vent frais qui enfle notre voile et nous entraîne avec rapidité.

Barques du lac Menzaleh.

Voici que notre petit esquif vogue à l’abri d’une haute muraille de fer ; dans l’intérieur, un bruit de pistons, des jets de vapeur qui s’échappent avec un sifflement, la fumée qui forme un nuage noir au-dessus d’une large cheminée, indiquent le travail d’une machine européenne : c’est une drague employée à creuser le lit du canal, dont elle forme en même temps les berges. La terre enlevée par le chapelet de seaux en fer qui tournent sur le flanc de la drague est versée dans un couloir de bois et glisse sur le talus, où elle s’accumule et se durcit au soleil. Mais ces appareils, qui sont échelonnés en certain nombre dans le lac Menzaleh, sont insuffisants ; d’autres dragues, d’une plus grande puissance, sont en ce moment construites dans les usines de France.

Dragues au montage.

Continuons notre navigation. Plus nous avançons, plus le spectacle devient intéressant et instructif. Ici l’on a fait un essai : on a creusé le canal à la largeur de cinquante-six mètres. Nous avons donc dès ce moment un aperçu de l’aspect qu’il offrira lorsque les travaux seront terminés. M. Stephenson a dit un jour à la Chambre des communes, en Angleterre, que le canal de Suez serait un fossé : fossé très-vaste, en effet, puisqu’il sera semblable à un bosphore. Cette étendue d’eau est vraiment imposante ; il suffit de la voir pour comprendre combien sont puériles les objections qu’on oppose au développement prévu de la navigation maritime à travers l’isthme.

Un coup de fusil retentit à nos oreilles ; il a été tiré par nos chasseurs, qui sont parvenus à dégager leur barque. Tous les regards se tournent vers le petit nuage blanc qu’a produit l’explosion de la poudre. Un oiseau à large envergure s’élève en tournoyant ; son plumage est sombre, ses ailes sont puissantes. Il ne paraît pas fort effrayé et revient, après quelques circuits, se poser sur le bord de l’eau. C’est un aigle de belle espèce, gibier coriace qui ne vaut pas les grains de plomb.

Nous passons devant un campement de la Compagnie, Ras-el-Eiche, où résident depuis plusieurs années des agents sur un îlot de boue, donnant un exemple de ce courage et de cette constance dont les preuves se multiplient parmi ces excellents ouvriers et employés. On les appelle, en Égypte, « les zouaves de la Compagnie. » Ils ont mérité ce nom par leur énergie, leur ardeur, et parce qu’ils ont toujours soutenu la réputation de bravoure, d’entrain et d’intelligence qu’on accorde, en Orient comme partout, à la nation française.

Le lac Menzaleh, dont les eaux sont très-hautes à cette époque de l’année, a rompu les berges du canal en plusieurs endroits au-dessus de Raz-el-Eiche. Des escouades d’ouvriers indigènes ont été appelées pour réparer les dégâts et consolider les digues en y versant de la terre qu’on maintient avec des palissades en bois. De grands chalands ont amené ces contingents, ainsi que les matériaux et outils nécessaires. Un de ces chalands est placé en travers et nous barre complétement le passage : vainement notre reïs et son aide font des signaux et poussent des cris pour obtenir qu’on range le long du rivage cette pesante embarcation ; l’équipage n’accorde pas plus d’attention à notre coquille de noix qu’un ours au bourdonnement d’un hanneton. Il faut donc tourner autour de l’obstacle, doubler le cap, comme on dit en marine. Nos deux Arabes tentent cette manœuvre, mais à contre-cœur, et leur répugnance est bientôt justifiée. Le canot touche le fond ; il s’arrête. La perche est insuffisante pour le tirer de son lit de vase. Un de nos hommes se jette à l’eau et pousse l’embarcation avec son épaule. Cette œuvre de sauvetage doit lui coûter les plus grands efforts, si l’on en juge par ses gémissements et la contraction de ses traits.

Pure comédie, à laquelle il faut bien se garder de prêter la moindre attention, car on serait dupe de sa compassion : d’abord parce que les fellahs, en général, ne travaillent qu’en chantant, et que ces gémissements peuvent n’être qu’une musique de leur façon ; ensuite parce que ces grands efforts sont simulés en vue du « pourboire » ou bakshis qu’on ne manquera pas de demander à la fin du voyage.

Nous touchons à Port-Saïd, après une navigation de huit heures à partir de Kantara. Le panier qui contenait notre déjeuner est vide ; notre toilette, après quatre jours de traversée dans le désert, est fort négligée. Nous avons grande hâte de trouver un gîte, de l’eau et du savon. À peine débarqués, nous sommes rejoints par les chasseurs ; ils parlent avec admiration de l’innombrable quantité de flamants qu’ils ont aperçus, mais qu’ils n’ont pas pu rejoindre. Ces animaux défiants sont habituellement rangés en ligne, le long du rivage, dans un endroit favorable à la pêche. De loin, leur plumage blanc, porté sur de longues jambes presque à hauteur d’homme, leur donne de la ressemblance avec les soldats autrichiens dans un parfait alignement. L’approche d’un canot les éveille à cinq cents mètres ; ils partent en étendant tous ensemble leurs ailes doublées de rose. Leur vol est si nombreux qu’ils cachent l’orbe du soleil, devant lequel ils semblent développer un rideau de soie d’un rose vif.

Port-Saïd. — Chantier sur le bord du canal, à sa sortie du lac Menzaleh.

Voici donc la mer ! Je l’ai quittée avec joie, je la revois avec plaisir. J’aime ce bruit continuel des lames, qui déferlent les unes sur les autres avec d’autant plus de hauteur et de force, que le vent souffle au large avec plus de violence. La rade de Port-Saïd abonde en poissons : on y voit surtout quantité de cette espèce qu’on appelle vulgairement des dauphins ; ils montrent à la surface leur dos squameux, qui, dans la longue traînée des rayons solaires, ressemble aux brassards et aux cuissards dorés des chevaliers du moyen âge. C’est particulièrement sur la jetée qu’on peut suivre des yeux leurs évolutions. Cette jetée, qui a déjà reçu vingt-cinq mille mètres cubes d’enrochement, sera prochainement l’objet d’un travail très-actif. Le but est de la porter en trois ans jusqu’aux fonds de vingt-quatre pieds d’eau. Il faut pour cela qu’elle atteigne en longueur un développement de deux mille cinq cents mètres. Il est également nécessaire de construire, dans le même espace de temps, une seconde jetée à l’est de la première. Cet ouvrage aura dix-huit cents mètres de longueur, pour assurer aux navires qui entreront dans le chenal formé par les deux jetées un fond de dix-huit pieds. Environ quatre cent cinquante mille mètres cubes de blocs de pierres devront être immergés pour former ses môles. La carrière du Mex, située à l’ouest d’Alexandrie et qui est en pleine exploitation, pourra fournir quatre-vingt-dix mille mètres cubes ; celle de Gebel-Géneffé, dans le désert, donnera le reste.

Village arable près de Port-Saïd.

Port-Saïd a des ateliers nombreux et bien outillés pour la charpente, la fonte, les forges, l’ajustage des machines. Nous consacrons la matinée du dimanche à visiter la ville, peuplée de dix mille âmes, et les établissements dont je viens de parler. Le reste du jour est donné au repos. M. Bulwer en profite pour acheter un flamant que les visiteurs essayent vainement de faire parler, et qui répond à leurs avances par de grands coups de bec. Est-ce un symbole et un présage ?

C’est à Damiette seulement que le diplomate anglais devait nous adresser un discours. Nous arrivons dans cette ville après quinze heures de navigation sur le lac Menzaleh. Heures de méditations sur le passé de l’Égypte, sur la race hébraïque qui fertilisa et gouverna jadis cette partie du pays, sur les villes détruites et les champs dont on cherche involontairement les traces à travers les eaux transparentes.

Vue générale de Port-Saïd.

Nous sommes enfin arrivés au terme de notre voyage. Nous voici réunis autour de la table hospitalière de M. Voisin, ingénieur des ponts et chaussées, directeur des travaux de l’isthme. M. Bulwer se lève. Le plus profond silence s’établit. L’ambassadeur parle avec une éloquence rare, surtout chez un étranger ; il cherche le mot et le trouve. Il fait sourire, il laisse les esprits en suspens, il a des compliments pour tout le monde. Il s’assoit enfin, et l’on attend encore. On attendrait longtemps, si l’un de nos compagnons de voyage, M. le comte d’H***, ne prenait la parole à son tour. L’esprit abonde dans son speech ; les saillies, les traits inattendus naissent et se pressent sur ses lèvres. Il s’excuse surtout de n’avoir pas entendu ce que sir Henry n’a pu manquer de dire au sujet de la grande entreprise dont nous venons de visiter les travaux. Certainement une telle omission ne peut être attribuée qu’à la surdité dont l’orateur se déclare malheureusement affligé.

Les applaudissements éclatent et sir Henry répond ce qui suit : « Je ne suis pas de ceux qui croient que la parole a été donnée à l’homme pour dissimuler sa pensée ; mais je crois que le silence est quelquefois permis au diplomate pour ne pas exprimer la sienne. »

Interprétons ces paroles dans le sens le plus bienveillant, puisque nous en sommes réduits à l’interprétation. Qu’mporte au surplus ? L’entreprise du canal de Suez est assez forte pour marcher seule aujourd’hui. Reconnaissante pour ses amis, elle ne craint pas ses adversaires, et compte sur son triomphe prochain et définitif pour réjouir les uns et rallier les autres.

Paul Merruau.



  1. Suite et fin. — Voy. page 1.