Une femme m’apparut (1904)/05

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 67-82).

V
OP. 14
beethoven.



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V


J’avais vingt et un ans et j’étais ivre des jeunes libertés, lorsque Ione m’amena dans la maison de Vally, et que je connus les affres extasiées de la première passion. Depuis ce jour d’azur et de ténèbres, l’amitié s’était effacée devant l’amour. Ione, la sœur pâle, reculait dans le lointain. Je ne la nommais plus ma Consolatrice, car je ne lui confiais plus mes tristesses. Je les gardais jalousement dans les profondeurs endolories de mon âme. Et c’est ainsi que je devins l’être du silence et de la solitude.

Vally était toute à l’extase changeante de l’heure. De multiples visions féminines se succédèrent dans son existence nuancée. Je m’accoutumai à leur présence odorante, à leur sourire qui me demandait pardon. J’appris à ne leur garder nul ressentiment : elles ne me dérobaient point une tendresse que je n’avais jamais possédée. Je me sentais des indulgences presque amoureuses pour mes rivales. Elles me torturaient si involontairement et avec tant de grâce !

… Je me rappelle sans amertume ces passantes. Elles étaient dissemblablement adorables. J’admirai surtout une Israélite, magnifique comme l’Orient. Sa chevelure était imprégnée d’une odeur de roses fanées et de santal. Bethsabée sans voiles ne fut pas plus victorieusement splendide. Sous la langueur de ses lourdes paupières, sommeillait la violence des voluptés. Elle était presque terrible à force d’être belle.

Une enfant lui succéda, dont le profil et le gazouillis d’oiseau m’attendrissaient. Elle fut bientôt délaissée pour une jeune Anglaise, une âme de petite fille enchâssée dans un corps de déesse.

Deux sœurs se disputèrent ensuite le cœur mobile de Vally. Toutes deux étaient pâlement blondes comme un soleil boréal. Mais leur règne fut de courte durée. L’amante incertaine les oublia, éprise d’une petite Américaine au désirable sourire d’amoureuse. Nulle ne sut retenir sa pensée fugitive ni fixer son cœur indécis.

Néanmoins, j’enviai ces puériles bien-aimées, car elles avaient eu d’elle, ne fût-ce que pendant un instant, un baiser sincère.

« Je ne t’aime pas, » me disait-elle dans ses moments de loyauté. « Peut-être apprendrai-je à t’aimer plus tard. Tu m’enseigneras peu à peu la mansuétude et la tendresse. »

Et, avec une patience douloureuse, je guettais le regard adouci que, depuis si longtemps, j’attendais en vain.

L’été s’enfiévra de roses, l’été rayonna sur les mers, et Vally m’intima l’ordre de l’accompagner en Amérique. Je la suivis, comme au jour où j’avais abandonné pour elle mes espoirs et mes souvenirs.

Nous allâmes, dans un vaste collège de femmes, où quelques hommes d’étude et de travail étaient seuls admis. C’était toute une ville sacrée, une ville d’effort et de méditation. Ces jeunes filles se préparaient à la lutte future, ou élaboraient, pour leur contentement, un infini de rêves studieux. La joie de l’esprit, mille fois plus poignante que la joie de la chair, éclairait inexprimablement ces francs visages. Une quiétude s’exhalait des murs remplis de bourdonnements laborieux, qui faisaient songer à des ruches.

Celui qui n’a point passé dans le Nouveau Monde le divin mois d’octobre, ignore la splendeur de l’automne. Ce fut devant moi une flamme de couchant universel. Les forêts brûlaient ainsi que des bûchers ensanglantés, les ors et les bruns étaient d’une intensité de songe. De minuscules serpents, plus verts que des émeraudes en fusion, dormaient parmi la poussière des routes, et s’animaient soudain, telles des branches vivantes.

Il y avait aux environs de la ville, à la fois active et contemplative, un petit cimetière où venaient rôder les chauves-souris aux ailes bleues. Dans cette étroite cité des morts, Vally et moi surprîmes, vers le soir, San Giovanni en flagrant délit de composition littéraire. Elle était assise sur la tombe vénérable de Hannah Jane, épouse bien-aimée d’Ebenezer Brown.

« Vous avez réalisé votre idéal de bonheur, ô Poète ! » railla Vally, souriante. « Des serpents, des chauves-souris, des tombeaux et la solitude : vous voilà en possession de votre paradis. Car la béatitude ou la damnation diffèrent selon les âmes.

— En effet, » approuvai-je. « Mon Ciel, à moi, est contenu tout entier dans ce mot : Musique, et mon Enfer dans ce mot : Discordance. Mon supplice éternel sera sans doute d’entendre des bruits agressifs, des grincements de scies, des roulements de tramways, des hurlements d’enfants, des cris de sirènes et des tâtonnements de pianistes inexpérimentés.

— J’ai lu autrefois un livre fort curieux, intitulé Letters from Hell, » médita San Giovanni. « Cette correspondance de damné révélait un déplorable esprit protestant, mais elle abondait en détails bizarres sur les mœurs et coutumes infernales. L’âme est punie là-bas par le besoin tardif d’expier ses péchés terrestres… Les égoïstes errent à travers les crépuscules, dans une soif douloureuse d’aimer et de se dévouer. Ils balbutient au néant d’inutiles paroles de tendresse. Ils ouvrent les bras en de vains élans d’amour. Et les ombres à qui ils prodiguent les offres obséquieuses et les caresses ferventes, les repoussent excédées. Les hypocrites sont forcés de sangloter leurs anciens mensonges, malgré les protestations de leur âme altérée de franchise. Le supplice des vaniteux est plus terrible encore. Ils sont condamnés à voir ce que les autres pensent d’eux et à entendre tout ce qui s’est dit sur leur compte pendant leur existence terrestre. »

Nous frissonnâmes d’horreur simulée.

« Quel est le châtiment des luxurieux ? » demandai-je avec intérêt.

« Ils sont contraints à l’acte de désir, » répondit San Giovanni. « Lassés jusqu’au dégoût, ils rêvent obscurément d’une impossible chasteté. L’ardeur de la solitude les rongera, comme la faim, et les brûlera, comme la soif. »

Elle se recueillit un moment.

« Il y eut autrefois un homme qui se damna pour une femme, » poursuivit-elle. « La férocité sensuelle de son amour le supplicia jusqu’en l’Éternité. Il chérissait l’espoir de retrouver cette femme. Sans répit, il désirait sa venue dans l’Angoisse Ténébreuse. Et, pendant de longues années, il l’attendit.

— Telle est la magnanimité de l’amour, » observai-je, très philosophe.

« Il la revoyait, implacablement belle de toute sa jeunesse. Il haletait vers les lèvres lointaines, ensanglantées de baisers, vers les paupières de pourpre et vers le corps inexprimable. Il se souvenait des soirs mystérieux, et des paroles, et des divins silences.

« Longtemps, il attendit.

« Elle le rejoignit enfin. Elle s’accroupit à ses côtés. L’ombre révéla ce visage, où s’enchevêtrait le lacis des rides. Le sourire édenté s’ouvrait sur les gencives noirâtres. Les seins étaient pareils à deux outres dégonflées. Les yeux clignotaient lamentablement sous les cils rares.

« Le supplice de l’amant est de poursuivre ce spectre qu’il abhorre, de sangloter les aveux d’autrefois et de réitérer les promesses et les prières. Il implore avec répugnance les baisers de cette bouche à l’haleine fétide. Et il s’épuise à inventer d’abjectes louanges, devant cette chair jadis désirée. »

Vally se détourna, un peu pâle.

« Lorsque vous descendrez à votre tour dans l’Éternel Abîme, San Giovanni, » interrompis-je, « vous y trouverez beaucoup de lecteurs. Vos œuvres seront entre les mains de tous les damnés de lettres.

— Vous me flattez. Je me faisais une idée plus modeste de ma vogue littéraire. Être lue en enfer : quel succès ! Cela me dédommagera de la vente restreinte de mes volumes ici-bas.

— La justice, » ajoutai-je, « lasse de vagabonder vainement sur la sphère terrestre, s’est réfugiée en enfer. Car la justice est l’unique vertu des Démons.

— Dans l’enfer il n’y a point de Démons, » nia San Giovanni. « Les tortionnaires seraient inutiles, puisque les damnés se torturent eux-mêmes. Les Démons ne sont que la matérialisation grossière des Pensées Mauvaises. »

Un jeune professeur, dont Vally estimait le remarquable savoir d’helléniste, vint se joindre à nous pour nous annoncer victorieusement ses fiançailles. Vally murmura quelques phrases de circonstance. San Giovanni le considéra non sans mélancolie, et lui dit amicalement :

« Je vous offrirai, mon jeune confrère, des conseils qui feront plus pour votre bonheur futur que de vaines congratulations. »

Elle déploya le manuscrit sur ses genoux et choisit au hasard le passage suivant :


Le Charmeur de Serpents dit à l’éphèbe :

« Voici ce que m’ont appris les Serpents, conseillers de Volupté :

Fuis l’acte d’initiation, lâche comme le pillage, brutal comme la rapine, sanglant comme le massacre, et digne seulement d’une soldatesque ivre et barbare.

Si la femme que tu aimes est vierge, laisse à un inconnu le viol des premières pudeurs. L’amour doit être pur de tout ce qui n’est point la volupté. La souffrance dans l’amour est la fausse note dans la musique. »


Elle attendit en vain les remerciements émus de notre camarade. Avec une rare ingratitude, il s’était éclipsé, dès qu’il avait entendu parler de l’acte d’initiation.

Vally étouffait des rires scandalisés.

« Quels conseils pour un fiancé helléniste ! Vous avez offusqué la pudeur de ce digne jeune homme.

— Tant pis, » dit implacablement San Giovanni. « Il n’a pas craint d’offusquer ma pudeur, à moi, par cette indécente proclamation de ses fiançailles. Ce sont là des détails malpropres que l’on devrait éviter de donner en public. Chacun a son scrupule particulier.

— Taisez-vous, » sourit Vally. « Ou plutôt, lisez-nous cet essai qui arbore un titre aguicheur : le Prostitué.

— J’acquiesce à votre volonté mais non sans vous prévenir que le Prostitué m’est apparu, l’autre soir, sous les traits de ce M. de Vaulxdame avec qui vous valsiez si onduleusement, et qui est venu troquer son titre insignifiant contre de significatifs dollars. »

San Giovanni commença avec solennité :


Look here, upon this picture, and on this.

La prostituée passe dans la nuit.

Sa face a la fixité hagarde des attentes. Sur ses joues, le rouge des fards ressemble au rouge de la honte. Elle passe dans la nuit, traquée à l’égal des fauves, flétrie par l’universelle réprobation, guettée sans cesse par la captivité infamante. En danger perpétuel de mort, elle a, suspendu au-dessus de sa tête, non point le glaive de Damoclès, mais le vulgaire couteau du souteneur ou de l’amant passager. Elle est la créature exploitée, avilie, l’être écrasé sous le fardeau des préjugés et des règlements.

Or, cette femme s’est vendue, parfois même elle fut vendue, comme l’esclave du marché antique. Et ceux qui s’écartent de son chemin la nomment : Prostituée.

Le Prostitué vautre sa paresse dans des demeures aussi vastes que des palais. Des serviteurs vêtus, selon son caprice, de livrées pittoresques, exécutent silencieusement ses ordres. La grâce fine de ses chevaux attire les yeux que ravissent les belles formes animales. Le Luxe, cette réalisation de tous les songes de la terre, rayonne immuablement sur son chemin. Ses désirs s’incarnent en beauté. Les louanges éclatent autour de son orgueil. Il passe, le front dans la lumière, glorifié plus qu’un savant et plus qu’un apôtre.

Or, cet homme s’est vendu. Mais le Mariage a sanctifié le marché sous la voûte du temple. Des réjouissances solennelles ont salué l’acte vénal. Cet homme est béni par la religion, honoré par les mœurs et protégé par les codes, et moi seule le nomme : Prostitué.

Cette femme s’est vendue par ignorance, par nécessité, parce que les lois du salaire sont impitoyables pour celle qui travaille, et que le seul métier féminin qui permette de vivre dans l’aisance est celui de la galanterie.

Cet homme s’est vendu, parce que, malgré des possibilités de labeur lucratif, il a préféré la mollesse à l’effort et l’opulence au respect de soi-même. Or, mille fois plus déchu moralement que la Prostituée, mille fois plus méprisable, le Prostitué jouit de tous les biens et de tous les honneurs de la terre.

Et moi seule l’ai nommé de son nom véritable Prostitué.


« Vous avez raison de blâmer le Prostitué, » approuva ma Prêtresse, « ce qui ne m’empêchera nullement de valser avec lui ce soir. Je délaisse les cités de l’étude pour un bal très frivole dans une maison de campagne voisine. M’accompagneras-tu, mon chevalier servant ?

— Non, » refusai-je avec douceur. « Je t’ai trop souvent suivie des yeux, triste jusqu’à l’âme de te voir ondoyer entre les bras de ces fantoches. J’ai trop douloureusement envié et trop farouchement haï tes partenaires de valse ou de cotillon. Je n’irai plus au bal, Vally.

— Soit, » bouda-t-elle, avec un joli mouvement d’épaules. « Je vous laisse, San Giovanni, puisque vous préférez à ma compagnie celle des hiboux et des serpents. Méditez tant qu’il vous plaira les inscriptions funèbres qui vous entourent. »

Et les bruissements de sa robe réveillèrent sans pitié le silence des feuilles mortes.