Une femme m’apparut (1904)/13

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 143-163).

XIII
Op. 7
beethoven.
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XIII


« Ne sentez-vous point une odeur tenace d’encre d’imprimerie ? » demanda San Giovanni, les narines dilatées.

Le couchant ocellé entrait par les fenêtres de son cabinet d’étude.

« Sans doute, » acquiesçai-je. « N’est-ce point là le plus subtil encens qui puisse flatter une Divinité littéraire ?…

— Taisez-vous, » interrompit San Giovanni. « J’ai la nausée de tout ce qui s’exprime en vers ou en prose.

— Moi aussi, » sourit ma Prêtresse.

Dédaigneuse, elle se tourna vers moi.

« Sais-tu pourquoi je me plais dans la compagnie de cet aimable gentilhomme que tu appelles ridiculement le Prostitué ? Parce qu’il a prononcé l’autre jour ce mot exquis : « Moi, mademoiselle, je ne lis jamais. » Si j’avais en moi la possibilité d’aimer, je lui aurais voué une passion profonde pour ce mot, jailli de sa bienfaisante ignorance comme d’une source très claire.

— Pourquoi écrivez-vous, San Giovanni ? » m’étonnai-je. « Cette faiblesse m’afflige chez un être aussi intelligent que vous. Passe-temps comme un autre, et supérieur à l’art de massacrer des mouches, mais divertissement sans grâce, vous le reconnaissez vous-même.

— Je ne sais quelle puissance occulte m’acharne à cette œuvre vaine de lasser mes lecteurs et de me dégoûter moi-même, » soupira-t-elle. « Je suis la proie d’une habitude néfaste, comme l’ivrogne et le morphinomane. Quel philanthrope fondra une maison de santé où les littérateurs incurables se pourront guérir de leur hideuse maladie, à force d’hygiène, de remèdes et de soins intelligents ? Vous croyez que je plaisante, » ajouta-t-elle. « Je ne plaisante jamais. La plaisanterie est une grossière invention masculine. Je vous le dis en toute sincérité j’ai le dégoût du métier d’écrivain. »

Elle sourit.

« Hier encore, un imbécile n’a-t-il pas offensé mes pudeurs les plus sacrées en m’adressant une lettre dont la suscription m’a fait frémir d’une juste indignation ?

Mademoiselle Willoughby,                    
   Femme de lettres.

« Cela est cynique. On ne proclame point de pareilles turpitudes. Mettrait-on à la poste une enveloppe libellée de la sorte :

Mademoiselle Maximilienne de Château-Fleuri,
          Prostituée…

« Comme le public éclairé a, pour l’une et l’autre profession, toutes deux très intéressantes et nécessaires, le même indulgent mépris, je réclame au moins en faveur des femmes de lettres la même politesse élémentaire que l’on accorde aux demi-mondaines de grande marque.

— C’est que la femme de lettres a infiniment moins de modestie que la courtisane, » hasardai-je. « L’une ne vend que son corps à un nombre en somme restreint d’individus, l’autre vend son âme, tirée à des milliers d’exemplaires. L’âme nue est plus impudique que le corps dévoilé.

— Vous êtes aussi stupide que les gens qui m’écrivent. Je ne conçois pas de pire insulte à jeter à la tête de quelqu’un. Que l’on imprime sur mon œuvre tout ce que l’on voudra, je n’y vois aucun inconvénient, mais qu’on m’adresse d’agréables facéties dans ce genre !… »

Elle déplia, en riant, une lettre :

Mademoiselle,

Je regrette de ne point trouver dans votre œuvre la trace d’une influence masculine. Se rapprocher de la nature, n’est-ce point la plus ambition que puisse concevoir un écrivain ?

— La meilleure façon de se rapprocher de la nature, en écrivant, » interrompit Vally. « c’est de faire des fautes d’orthographe. »

Je regardai San Giovanni avec compassion.

« J’avoue que cette missive est du plus mauvais goût. Elle ne peut provenir que d’un professeur de l’Université ou d’un bibliothécaire.

— On ne saurait célébrer littérairement ce qui est inesthétique, » corrobora Vally, « et l’homme est l’Inesthétique par excellence. S’il n’y a qu’un petit nombre de femmes écrivains et poètes, c’est que les femmes sont trop souvent condamnées par les convenances à célébrer l’homme. Cela a suffi pour paralyser en elles tout effort vers la Beauté. Aussi, le seul poète-femme, dont l’immortalité est pareille à l’immortalité des statues, est Psappha, qui n’a point daigné s’apercevoir de l’existence masculine. Son œuvre n’en porte ni la trace ni la souillure. Car elle a célébré le doux langage et le sourire désirable d’Atthis, et non le torse musclé de l’imaginaire Phaon. »

San Giovanni contempla ma perverse bien-aimée avec cette reconnaissance que nous éprouvons pour ceux qui expriment, moins bien que nous-mêmes, certes, mais d’autre sorte, nos théories les plus sacrées.

« Je ne suis pas au bout de mes peines, » continua-t-elle. « Lisez encore cet article du secrétaire de l’Action Provinciale, que je viens de recevoir. La banalité de son style est pimentée d’une orthographe savamment fantaisiste. Il est regrettable que le fait d’écrire filozofie au lieu de philosophie ne puisse faire illusion sur la pauvreté des phrases et la misère de la pensée. Ce monsieur Bellebotte de Foyn, comme tous les petits provinciaux de lettres, est gonflé d’une vanité immense. Autant que Pétrus, il estime, en se souriant dans le miroir, que la séduction du mâle est si irrésistible qu’aucune femme ne saurait demeurer insensible à tant de charme. Laissez-moi vous lire cette phrase ineffable :

« Sapho, vraiment humaine, brûle enfin de l’amour véritable, de l’amour naturel pour l’homme, de l’amour inévitable, au lieu d’une volupté morbide et anormale… »

— Quel langage de cuistre de province romanesque ! » sourit Vally, en haussant les épaules.

« Ce monsieur m’est très sympathique, » intervins-je. « La distinction de sa sottise me plaît, autant que le chevrotement naïf de son style démodé.

— On ne brûle plus d’amour que dans les vers de l’abbé Delille, » acquiesça la Madone perverse des chapelles profanes.

« — Le courrier de ce matin, » nous confia San Giovanni, « m’apporte la missive d’un individu qui, après m’avoir gratifiée des louanges les plus outrées et les plus absurdes, me demande, ma photographie ! Lisez plutôt. »

Elle me tendit une lettre qui portait le cachet d’une ville de province. Je lus :

Madame et chère fée,

Peut-on s’offenser, même Déesse, d’être adorée, surtout lorsque, comme vous, on vit célébrant la caresse ? Depuis que j’ai étudié vos œuvres, j’emporte avec moi votre gracieuse vision, mais tout songe a besoin d’un aliment de réalité. Je ne demande point à descendre avec vous dans les profondeurs élyséennes pour y aimer une heure ; ce que j’ose implorer de vous, c’est l’envoi de votre portrait…

« Avez-vous donné une leçon de convenances à cet habitant d’une petite ville où l’on manque de femmes » demanda Vally.

« Seriez-vous curieuse de lire ma réponse ? Je ne l’ai pas encore mise à la poste :

Monsieur,

Sachez qu’il est toujours très dangereux d’écrire à des gens dont on ignore le caractère et l’existence, et que précisément vous avez mal choisi votre correspondante. Je n’envoie point mon portrait à des inconnus. Loin de m’enorgueillir des hommages masculins, je les considère comme une offense et comme une insulte.

Vous auriez dû comprendre, n’ignorant pas mes théories de farouche indépendance, que je n’aurais point eu la simplicité de me marier. Le titre de Madame que vous m’infligez me désoblige infiniment.

Vous me dites, Monsieur, que vous ne demandez pas à descendre avec moi dans les profondeurs élyséennes. Il ne vous manquait plus que cela ! Parce qu’on a le malheur d’écrire en vers et en prose, même lorsqu’on vit célébrant la caresse, suivant votre élégante expression, il ne s’ensuit pas de toute nécessité qu’on doive être une femme facile.

Agréez, Monsieur, mes sentiments de profonde surprise.

— Je comprends votre indignation, » approuvai-je. « Mais avez-vous d’autres sujets d’amertume, ô Muse qui vivez célébrant la caresse ?

— Certes. Le directeur d’un canard de province m’envoie une carte postale où il m’informe que, ayant inséré dans sa revuette une critique favorable à mes œuvres, il a vu plusieurs fidèles de l’Aquitaine Littéraire se désabonner.

— Ce monsieur ignore peut-être que vous avez jusqu’ici joui de l’estime de votre concierge. Il ne se doutait pas que sa lettre ouverte produirait sur l’esprit de ce dignitaire l’effet le plus fâcheux. »

San Giovanni poursuivit rageusement :

« Voici encore un passage d’une autre lettre dans le même genre. C’est la réponse d’un critique à qui j’avais appris qu’il se trompait en me gratifiant du titre de Madame :

Comment pouvais-je supposer que ce titre de Madame vous froisserait ? Votre dégoût des hommes, je l’attribuais à l’expérience, parbleu ! De quel droit, en effet, peut-on condamner de manière impitoyable un sexe qu’on ignore ?

— Quel style plébéien » m’offusquai-je.

« C’est un myope maladroit, » observa ma Très-Blonde. « On peut, sans être l’épouse ni l’amante d’un homme, juger le sexe tout entier par ses actions et par ses paroles. Or, les actions des hommes ont toujours eu pour but unique l’asservissement de la femme à leur caprice stupide, à leur sensualité, à leur tyrannie injuste et féroce. Et comment ne point haïr un individu qui se présente à vous sous les espèces d’un maître ? Tout être intelligent et fier se révolte nécessairement contre le joug d’un autre être, parfois son égal, mais le plus souvent son inférieur.

— Ce visage hirsute, qui rappelle le gorille, suffirait à m’éloigner de l’amour masculin, » interjeta San Giovanni. « J’ai rêvé autrefois que j’étais affligée d’une barbe. Je n’oublierai jamais l’effroi et le dégoût avec lesquels je me contemplais dans une glace noire, un miroir de ténèbres. »

Elle s’arrêta, puis, très convaincue :

« Ah ! la laideur des hommes !

— Mais, parmi toutes ces missives plutôt décourageantes, » insistai-je, « il doit pourtant se trouver des témoignages d’admiration. »

Dans les yeux lointains de San Giovanni brûlèrent deux lueurs rousses.

« Ne me parlez pas de ces fausses admirations, qui ne sont qu’un inavouable mélange de curiosité malsaine et de vice agréablement chatouillé ! » se cabra la poétesse. « Je préfère toutes les attaques, toutes les insultes même, à ces admirations-là. Ma fierté les répudie et mon orgueil s’en offense. L’impudence de ces éloges n’a d’égale que leur inanité. Les hommes ne voient dans l’amour de la femme pour la femme qu’une épice dont se relève la fadeur des rites habituels. Mais, dès qu’ils se rendent compte que ce culte de la grâce et de la délicatesse n’admet point d’équivoque, point de partage, ils se révoltent contre la pureté de cette passion qui les exclut et les méprise. Quant à moi, » ajouta-t-elle, presque solennelle à force de sincérité, « j’ai exalté l’amour des nobles harmonies et de la beauté féminine jusqu’à la Foi. Toute croyance qui inspire l’ardeur et le sacrifice est une religion véritable.

— Toutes les religions sont véritables et pourtant aucune n’est vraie, » regrettai-je.

« Sauf la mienne, » affirma San Giovanni.

Elle continua, le front plus sombre :

« Je ne sais pourquoi ce douloureux métier de femme de lettres me pèse aujourd’hui plus que de coutume. Les prostituées qui, malgré les laideurs de leur existence, n’ont point oublié tout élan vers le Meilleur, doivent souffrir de pareilles nausées. Leurs répugnances ne sont point plus rebutées que les miennes. Vous avez raison, ma conscience obscure, j’ai vendu mon âme. Mais le châtiment de mon ignorance est dans ces soi-disant admirations qui s’adressent à la femme plus qu’à l’artiste. Je n’aspire plus qu’à l’honneur d’être lapidée. Oh ! rencontrer une compréhension fraternelle, sans étonnements, sans éloges, une compréhension muette et féminine qui consolerait de toutes les paroles lues et entendues !

— Combien je vous approuve ! » soupira Vally. Et, virant de mon côté :

« Tu ne seras jamais pour moi l’incarnation de cette sympathie aux douceurs insoupçonnables, car tu m’aimes sans me comprendre, et tu m’admires aveuglément. De toute mon âme lasse, j’aspire vers cette amitié inconnue. De toute mon âme excédée, je me tourne vers elle aux heures de crépuscule.

— Si j’ai confondu ton image, ô ma Prêtresse, avec l’image de la Divinité que tu sers et dont tu m’as enseigné le culte mystérieux, c’est que je ne puis ni aimer ni haïr à demi. Je t’aime d’un amour absolu. J’aime tes injustices et tes trahisons à l’égal de tes élans magnifiques. Je ne nie point que ma passion soit aveugle. Elle s’abandonne sans discernement. Mais quand je t’offre le meilleur et le pire de moi-même, tu me demandes l’impossible amitié. »

Vally ne m’écoutait point.

« Pour vous, San Giovanni, » dit-elle, « vous avez toute ma sympathie. Je n’admets pas qu’on mêle la personnalité de l’artiste à l’œuvre qu’il élabore dans la souffrance. Cet espionnage public organisé autour de la vie d’un écrivain, je le condamne à l’égal de ces lâches profanations de sépulcres que sont les biographies et les publications posthumes. »

Je m’adressai à Vally :

« Plus que tout autre esprit révolté et sincère, je sens l’immensité de ce cri d’amour : Go thy ways to a nunnery. Nul, comme Hamlet, n’a connu le vomissement des êtres et des choses. Frémissant d’une colère royale, il a voulu préserver des souillures extérieures la femme qu’il aimait, et l’encloîtrer dans la dignité de la solitude.

Be thou as chaste as ice, as pure as snow, thou shalt not escape calumny, » souligna la poétesse de Mytilène. « J’ai souvent rêvé de la fraîcheur des chapelles, comme on rêve de la Mort. J’ai souffert toute ma vie du manque de foi. Car le seul bonheur enviable est celui des nonnes, des ermites et des solitaires.

— Je suis de votre avis, » confirma ma Loreley. « Les amoureuses sont prédestinées à l’angoisse multiple. Car les hommes méprisent involontairement celles qui se plient à leur joug. Comme les animaux sournois, ils aiment à être battus. C’est l’instinct le plus profond qui parle en eux. Aussi n’adorent-ils jamais que les femmes qui les dédaignent. Au fait, San Giovanni, une femme a-t-elle jamais aimé un homme ?

— J’ai peine à concevoir une telle déviation des sens. Le sadisme et le viol des petits enfants me paraissent infiniment plus normaux. Les Juliette, les Yseult et les Héloïse ont aimé l’amour, elles n’ont point aimé l’amant.

— Me permettez-vous, ô Saint équivoque… » commençai-je.

Vally me jeta un regard soupçonneux.

« Tu as l’air ridiculement solennel de quelqu’un qui va donner un conseil, » cingla-t-elle.

« Je te répondrai par une citation, ma Très-Blonde. Te souviens-tu du Charmeur de Serpents, dont notre amie littéraire nous a transmis les maximes ?

Ne suis jamais un conseil, pas même l’un de ceux que je te donne. Tout être doit vivre sa vie personnelle et gagner chèrement l’expérience qui ne prouve rien.

— Soit, » concéda Vally, « mais cela ne t’empêchera pas de nous infliger le conseil que nous n’écouterons point.

— Ne recevez plus aucun littérateur, San Giovanni. Fermez votre porte aux auteurs comme aux critiques. Alors seulement, vous jouirez de la paix des méchants. Car les justes ne goûtent point la paix. Leur conscience les tourmente.

— Tu es désagréable et haïssable, comme tous ceux qui ont raison. »