Une femme m’apparut (1904)/18

La bibliothèque libre.
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 219-225).

XVIII
Ballade, Op. 47, 1re Partie
chopin.

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  <f b> <e c'>~] | <e c'> )

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XVIII


La vierge aux boucles légères s’éloigna pendant de longs jours. Je pensais à elle comme on sourit aux enfances anciennes…

Vers la fin d’un après-midi pluvieux, je m’attardais dans la bibliothèque bleue de fumées et d’ombres, lorsque la porte s’entre-bâilla. Dagmar s’avança vers moi, hésitante.

« Je suis venue vous apprendre une nouvelle très grave, » dit-elle d’une voix légèrement hâtive. « Mais laissez-moi me réchauffer d’abord et sécher ma robe toute ruisselante de pluie. »

J’allumai pour elle un feu capricieux. Les flammes firent miroiter ses prunelles trop claires.

« Donnez-moi une cigarette. »

De ses lèvres d’enfant gourmande, s’exhala une irréelle fumée céruléenne, plus subtile qu’un songe d’opium.

« J’aime le crépuscule comme j’aimerais une femme, » chuchotai-je, en la contemplant.

« Le crépuscule, » répondit-elle, « est pareil à une femme qui pleure, à une femme qui pleure en une chambre silencieuse, où se fanent des fleurs blanches… Les pétales tombent sans bruit, l’un après l’autre, et l’heure est frémissante de rêves inavoués. Dans le lointain, passent les Souvenirs aux tuniques légères… Des étoiles brillent à leurs sandales…

— Vous êtes poétesse comme Éranna, la vierge de génie qui mourut à dix-neuf ans et qui fut aimée de Psappha… Mais quelle est la grave nouvelle dont vous me parliez tout à l’heure ? »

Elle rougit faiblement et détourna ses douces paupières.

« Vous m’avez dit autrefois que j’étais une petite princesse attendant, sur la terrasse, la venue de l’Époux. Mes yeux, las de la monotone blancheur plane de la route, fouillaient en vain l’horizon. J’ai attendu pendant de longs mois sur la terrasse… »

Elle s’interrompit, puis, avec un soupir frémissant

« Le prince que j’attendais est venu vers moi… »

Ce fut un silence d’angoisse…

Une délicate bergère de Saxe, qui ressemblait à Dagmar, jouait sur des pipeaux de porcelaine une musique muette. Je pris douloureusement la mièvrerie trop jolie et trop frêle, et je la brisai…

Dagmar tendit vers moi ses mains qui tremblaient un peu.

« Épargne-moi ta rancune. Je ne la mérite pas.

– Je n’ai à votre égard aucune rancune, petite princesse.

– Je tremble pour mon bonheur, » frissonna-t-elle. « Le monde est semblable à un dragon qui ne s’assoupit jamais, au dragon cruel des contes de fées. Ah ! qui nous défendra de la haine de l’univers ? Nous sommes deux enfants, lui et moi, deux petits enfants perdus dans la forêt ténébreuse. »

La pluie tombait, plus douce qu’une musique atténuée. La pluie isolait nos inquiétudes, tel un rideau déployé. Elle nous séparait du monde et des êtres. Elle bruissait, comme la soie des longues traînes.

« Je ne sais pourquoi, » dis-je, afin de voiler par de vaines paroles la tourmente de mon âme, « la pluie me rappelle les vagues lointaines.

— Les vagues… » murmura Dagmar, « et les galets… Il me semble voir les marées jeter vers nous des fleurs d’argent et des fleurs glauques…

— Dagmar, » sanglotai-je, « enfant divinement perverse et candide, se peut-il que nos routes se séparent à tout jamais ?

— Nous n’avons cueilli ensemble que les roses pâles de l’amitié, » répondit-elle.

Lentement, elle se leva.

« Ma vie est différente de la vôtre. Je suis encloîtrée derrière une haie d’aubépines, et je devine à peine les laideurs menaçantes du monde. Je ne sais pas l’existence humaine. J’ignore les passions et les angoisses que reflètent vos yeux mauvais… vos yeux méchants…

— En vérité, tu n’as point connu l’existence humaine, Dagmar. C’est pourquoi je n’ai point osé t’aimer… »

Elle se détourna, et pensive

« Adieu, » dit-elle très bas.

« Adieu, Dagmar… »

En passant, elle frôla de sa longue robe Kate Greenaway, de sa robe aux larges plis, la petite statuette brisée.