Une heure solennelle de l’histoire de France : La Victoire de la Marne

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Une heure solennelle de l’histoire de France : La Victoire de la Marne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 35 (p. 241-287).
UNE HEURE SOLENNELLE DE L’HISTOIRE DE FRANCE

LA VICTOIRE DE LA MARNE

Du 5 au 10 septembre, le sort de la France et probablement de la civilisation occidentale s’est joué dans les plaines de la Marne. Sur un champ de bataille de près de 80 lieues, barrant, de Paris à Verdun, la route à la plus formidable invasion qui eût jamais menacé la France, la nation sous les armes a arrêté cette invasion, et si, en cette semaine mémorable, elle ne l’a pas complètement brisée, elle l’a en quelque sorte figée. En ces jours, l’armée française, grossie de quelques corps anglais, a sauvé non seulement un pays de la ruine, mais l’Europe du joug redoutable suspendu sur elle. Entre Seine et Aisne, entre les côtes de Meuse et la banlieue de Paris, plus de deux millions d’hommes s’affrontèrent, représentant non point seulement des nations séculairement ennemies, mais deux idées, et l’on peut écrire deux mondes. Ce n’est point, comme à Iéna ou Sedan, deux armées qui en viennent aux mains pour vider une querelle dont telles ou telles provinces paieront les frais. Une question se pose pour la France et peut-être pour l’Allemagne, le 4 septembre 1914, au soir : Être on ne pas être. Mais, par surcroit, la chute de la France livrerait l’Europe et sa victoire la libérera. La bataille de la Marne marque une des heures les plus solennelles que la France ait connues, un des cinq ou six momens où elle a paru, — au bord de l’abime, — jouer une partie suprême — et l’a gagnée.

Il est beaucoup trop tôt, je crois, pour prétendre écrire une histoire de la bataille de la Marne, telle que serait un récit de la bataille de Marengo ou de la bataille de Wagram. Il est heureux cependant que certains s’appliquent à en rechercher dès maintenant les élémens et à en assembler les traits qui naturellement échappent même à la plupart des acteurs du drame, confinés en leur coin du champ de bataille. Un éminent historien, notre maître, en fait depuis deux ans l’objet de sa patiente enquête et de sa consciencieuse étude : il saura avant peu reconstituer, dans ses détails comme dans ses grandes lignes, l’énorme tournoi dont nous venons de célébrer le second anniversaire[1].

Tel n’est pas du tout l’objet de cet article. Sans doute y retracerai-je les traits essentiels de la bataille — tels qu’ils apparaissent nettement aujourd’hui et jusqu’à nouvel ordre — ne fût-ce que pour y faire admirer une belle œuvre française, ordonnée, claire, raisonnable, en un mot classique, comme une tragédie de Corneille ou un parc de Le Nôtre. Il faut bien que ce récit soit fait ici, pour asseoir les considérations dont je le ferai suivre. Mais je me propose moins de faire ou même d’esquisser un essai d’histoire stratégique, que de montrer quelle place est désormais assurée à la victoire de la Marne dans la suite de l’histoire de France.

Il y a dans l’histoire du monde, — qu’on me pardonne, pour situer un grand événement historique, de paraître un peu solennel, — des batailles qui, sans être nécessairement les plus savantes, sont cependant les plus illustres : ce sont ce que j’appelle les batailles d’arrêt. Devant une invasion formidable qui semble devoir la submerger et la bouleverser, une nation se lève. Si, par surcroit, derrière elle, toute une civilisation dix fois séculaire est menacée, c’est en champion d’un monde que cette nation se dresse. Que le flot passe, l’histoire du monde serait en effet changée. La question s’est posée six ou sept fois depuis trois mille ans. Marathon, par exemple, où Miltiade d’Athènes brisa, en 490 avant notre ère, l’invasion en apparence irrésistible de l’Asie médique et sauva le monde hellénique ; Aix et Verceil où, en l’an 102 et en l’an 101 avant le Christ, Caïus Marius, proconsul de Rome, en écrasant Teutons et Cimbres devant qui tout cédait, préserva, pour quatre siècles, la civilisation gréco-latine de l’invasion barbare ; les Champs Catalauniques où, sous Aétius, les forces coalisées de la Gaule rompirent, en 451, pour toujours Attila et ses Huns, Poitiers où, en 732, Charles Martel, duc des Francs, arrêta pour toujours le flot islamique que, du fond de l’Arabie à la vallée de la Loire, rien n’avait pu contenir ; Vienne où, en 1683, Jean Sobieski mit un terme à la marche du Turc qui, depuis trois siècles, roulant des plateaux de l’Asie, menaçait d’envahir, après l’Orient, l’Occident chrétien, sont les grandes batailles d’arrêt de l’Histoire. Un jour renverse des siècles. Une civilisation, qui ne veut pas être submergée, trouve l’épée d’un Miltiade, d’un Marins, d’un Aétius, d’un Charles d’Héristal, d’un Jean Sobieski pour la sauver de la barbarie — se présentant sous des aspects divers. Un jour, où sera mieux connue encore la barbarie nouvelle à laquelle, grâce à nos efforts, l’Europe a échappé, la bataille de la Marne sera célébrée, j’en suis convaincu, à l’égal de ces grandes journées.

Plus spécialement la France y verra une de ces victoires par où elle a, — quand tout semblait sinon perdu, du moins compromis, — reconquis, par la vertu mystérieuse de son incroyable vitalité, avec son prestige un instant abattu, le droit à une longue vie de fortune et de gloire. Ces batailles dont je rappellerai, en terminant, les grands effets, Tolbiac, Poitiers, Bouvines, Orléans, Denain, Valmy, je pourrai, — lorsque nous aurons, en quelques pages, caractérisé les circonstances où fut livrée la bataille de la Marne, retracé les phases de l’énorme opération de septembre 1914 et dit les conséquences qui découlèrent de la victoire, — les rapprocher de celle-ci, l’inscrivant ainsi, je l’espère, avec l’assentiment du lecteur, parmi les journées qui sauvèrent la France d’un mortel péril.


LA RUÉE ENNEMIE

Le 5 septembre 1914, au matin, les chefs des armées françaises, arrêtées dans leur retraite, recevaient du généralissime Joffre le message suivant : « L’heure est venue d’avancer coûte que coûte et de se faire tuer sur place plutôt que de reculer. » Une note de provenance officielle, parue peu après les événemens, ajoute ce commentaire : « Le dispositif recherché par l’instruction du 25 août était réalisé. »

C’est donc au 25 août qu’il faut remonter pour trouver la pensée qui a présidé à la manœuvre de la Marne et abouti au succès.

« La manœuvre offensive projetée n’ayant pu être exécutée, avait écrit, le 25 août, le généralissime, les opérations ultérieures seront réglées de manière à reconstituer à notre gauche, par la jonction des 4e et 5e armées, de l’armée anglaise et de forces nouvelles prélevées sur la région de l’Est, une masse capable de reprendre l’offensive, pendant que les autres armées contiendront, le temps nécessaire, les efforts ennemis. »

A quelle situation répondait cet ordre ? C’est ce qu’il faut rappeler en quelques mots.

Le 3 août, l’Allemagne nous avait déclaré la guerre, hâtant ainsi la rupture qu’elle avait rendue fatale, parce qu’elle croyait avoir enfin trouvé l’occasion de nous attaquer et accumulé toutes les chances de nous écraser promptement. Mais comme, suivant le mot déjà célèbre du ministre Jagow à sir Ed. Goschen, agir avec rapidité était « le maître atout de l’Allemagne » et que, suivant un autre mot, du chancelier de Bethmann-Hollweg, « la France pouvait attendre, » mais que « les Allemands ne le pouvaient pas, » nos redoutables ennemis, à la supériorité du nombre avaient voulu ajouter celle de la surprise, — même au prix d’une véritable trahison vis-à-vis du droit des gens et même du droit tout court. C’est ainsi qu’avait été violé et envahi le territoire neutre de la Belgique, route traditionnelle parce que plus commode, des grandes invasions germaniques vers le bassin parisien. Raccourcissant le chemin qui la mènerait de notre frontière à Paris, l’Allemagne évitait par surplus les places fortes de notre frontière de l’Est, qu’elle saurait bien, à son sens, prendre à revers, — si la défaite des armées françaises et l’occupation de Paris ne suffisaient pas à terminer la guerre en quelques semaines.

La violation de la neutralité belge par l’Allemagne avait forcé le haut commandement de modifier à la dernière heure ses dispositions. Celui-ci, au lieu de faire exclusivement face à l’Est avec la totalité de l’armée, avait été conduit à faire glisser vers le Nord une partie importante de ses forces. Sans renoncer à l’offensive projetée au delà des Vosges et sur la Sarre, il avait fallu essayer de déjouer le coup de Jarnac qui menaçait notre frontière Nord-Est et courir à la rencontre de l’envahisseur avant qu’il eût franchi cette frontière. Mais aux énormes colonnes allemandes qui, après avoir refoulé les forces belges sur Anvers, roulaient vers la France, on n’avait pu ainsi opposer qu’une partie de notre armée que grossissait le corps expéditionnaire anglais. La bataille engagée dans ces conditions en Belgique était donc inégale : elle devenait tout à fait malheureuse lorsque, le 25 août, le généralissime Joffre la rompit résolument. La manœuvre initiale entreprise n’offrait plus assez de chances de succès. Il devenait nécessaire de monter une nouvelle manœuvre, même au prix de l’abandon d’une partie du territoire national.

Il fallait que les armées qui venaient d’être engagées en Belgique se repliassent avant toute irréparable défaite, se reformassent en retraitant et, tout en ne se laissant accrocher ni entamer, tout en contenant au contraire et au besoin endommageant l’ennemi qui les poursuivrait, allassent se ranger en bataille sur le terrain et au moment jugés propices par notre Etat-major. Pendant ce temps, des corps empruntés aux armées de l’Est viendraient rapidement constituer ces « forces nouvelles » dont parlait le généralissime. En « arrêtant par des contre-attaques, courtes ou violentes, dont l’artillerie serait l’élément principal, la marche de l’ennemi ou tout au moins en la retardant » (ordre général du 25), les forces qui se repliaient donneraient à celles qui se constituaient le temps de s’intercaler, suivant un plan arrêté, entre les armées en retraite. La ligne ainsi reformée et suffisamment soudée, on se retournerait délibérément pour livrer la nouvelle bataille.

Jamais opération ne fut plus clairement conçue et ordonnée, plus mathématiquement exécutée. Et à l’heure même où les armées qui avaient combattu en Belgique se repliaient vers le bassin parisien, les « forces nouvelles » se constituaient et se plaçaient derrière elles : la 6e armée dans la région d’Amiens sous les ordres du général Maunoury, et, sous les ordres du général Foch, la 9e armée, destinées, l’une à prolonger sur notre gauche l’armée anglaise, l’autre à s’intercaler au centre entre les 5e et 4e armées.

Il eût été singulier que l’ennemi n’essayât pas de troubler l’opération. Ses armées suivaient les nôtres, contenues, parfois refoulées par d’heureuses résistances. Mais la plus considérable de toutes, la Ire armée sous le commandement du général von Klück, moins éprouvée que les autres par les premières semaines de combat et obéissant d’ailleurs à un chef énergique, précipitait sa marche : devant elle l’armée anglaise devait, à notre gauche, accélérer sa retraite à ce point que la nouvelle 6e armée avait à peine terminé, le 28 août, ses débarquemens, qu’elle-même était forcée de rétrograder pour couvrir Paris nettement menacé. Ce fut donc grande sagesse de ne pas engager, dès le 28, ainsi qu’on y avait d’abord songé, une nouvelle bataille sur la ligne de la Somme : le dispositif rêvé n’était nullement réalisé. Le 29, après une entrevue entre le maréchal French, commandant l’armée anglaise et le généralissime, la ligne qui peu à peu se constituait et tous les jours se raffermissait, continuait son repli.

L’heure avait paru d’autant moins propice que si la Russie, notre alliée, commençait à inquiéter l’Allemagne, l’effet de cette inquiétude allait seulement dans la première semaine de septembre se traduire par le prélèvement de quelques divisions sur le front occidental — si bien que, notre front se fortifiant, l’Allemagne affaiblissait légèrement le sien.

C’est que l’Etat-major allemand nous croyait maintenant perdus.

A dire vrai, il nous avait crus perdus de l’heure où le gouvernement allemand avait résolu notre perte.

Pour quiconque a vu les documens avec lesquels se peut écrire l’histoire des campagnes de 1792 et de 1806, il y a quelque chose de piquant à retrouver chez l’Allemand de 1914, exprimée en des termes identiques, la même formidable présomption que 122 et 108 ans auparavant. Les historiens de Valmy et d’Iéna ont pu écrire que c’avait été pour les soldats de Frédéric-Guillaume III, de Frédéric-Guillaume IV, une cause de faiblesse que cette trop formelle assurance. Les historiens de 1914 signaleront, chez les petits-fils des vaincus de Valmy et d’Iéna, cette même faiblesse : l’excès délirant de la confiance. Mais si la confiance que les soldats de 1792 et de 1806 mettaient dans l’ « invincibilité » de la Prusse était inexcusable illusion, l’orgueilleuse attente des soldats de Guillaume II paraîtra plus justifiée.

Depuis quarante-trois ans, les vainqueurs de Sadowa et de Sedan avaient, à forger l’arme la plus redoutable que nation eut tournée contre ses ennemis, employé toutes les heures et toutes leurs facultés. Tout ce que la science et la richesse peuvent mettre au service de la guerre, ils l’avaient : les plus gros mortiers comme les gaz les plus délétères ; pour la guerre de l’air, les « incomparables » zeppelins ; pour la guerre des eaux, cuirassés et sous-marins ; toutes les armes, les connues et les inconnues, les légitimes et les prohibées, et les plus perfectionnées et les plus nombreuses. Ils avaient un trésor de guerre discrètement accumulé. Ils avaient aussi le secret de la stratégie et de la tactique, car en l’une et l’autre sciences le plus petit capitaine allemand se croyait maitre plus que le meilleur de nos généraux. Et, par-dessus tout, ils comptaient, ils pouvaient compter sur la discipline de fer de leur armée et le patriotisme presque farouche d’une nation guerrière.

Est-il étonnant qu’ayant pour cela infiniment plus de raisons que les aïeux de 1792 et 1806, ces gens regardassent avec dédain cette armée française qu’ils tenaient pour démunie, mal entraînée aux nouvelles formes de guerre, et participant d’ailleurs à la mentalité qu’ils attribuaient à la nation adverse, comme elle légère, inconsistante, incapable, sinon d’effort, du moins de constance, pourrie d’anarchie et d’avance livrée par l’indiscipline ?

Je ne sais si, comme leurs pères, ils parlaient d’une « armée de savetiers, » mais de même que ceux-ci se donnaient, au mois d’août 1792, rendez-vous au Palais-Royal, alors siège des plaisirs parisiens, pour la mi-septembre, eux aussi se voyaient avant quinze jours à Montmartre. Un officier, passant dans un village meusien, criait à quelqu’un qui me l’a répété : « Demain Paris ! Demain Moulin-Rouge ! » C’est que l’armée anglaise n’était pas la seule qu’ils tinssent pour « méprisable. »

D’avoir vu céder, après le premier contact, le soldat français, avait fortifié leur créance en notre faiblesse. Sans doute les soldats français, pensaient-ils, avaient bravement livré bataille, mais naturellement ils avaient dû reculer devant l’ « incomparable » armée germanique ; les Français fuyaient devant l’irrésistible force allemande, en désordre certainement, apeurés, terrifiés ; on les acculerait quelque part et les achèverait. Alors, on entrerait à Paris bien plus vite qu’en 1870, en quelques jours, « pour l’anniversaire de Sedan, » avait-on dit en haut lieu.

Ce fut entre nous et l’Etat-major allemand le grand malentendu. Nous procédions à une manœuvre réfléchie, ils nous croyaient enveloppés dans une fuite éperdue ; car ils nous tenaient pour incapables de nous replier stratégiquement, parce que le repli méthodique est le fait de gens disciplinés et « scientifiques, » c’est-à-dire des seuls Allemands. Le Français, en reculant, avouait sa défaite ; celle-ci était assurée, presque consommée.

Jamais, s’ils n’eussent été pénétrés de cette idée, les Allemands ne se fussent si témérairement avancés. Il arrivera un jour où, reconnaissant la réalité de leur défaite, un von der Goltz racontera la Marne comme un von der Goltz a dû raconter Iéna. Il devra convenir que la principale erreur de ses compatriotes fut d’avoir cru la partie gagnée quand elle était à peine engagée.


Quoi qu’il en soit, ils avançaient rapidement et sur un front énorme. C’était une ruée : l’invasion des Barbares au IVe siècle, celle des Alliés en 1814, n’avaient rien été auprès de cette formidable inondation d’hommes et de canons. La masse lancée contre nous était à peu près de 1 500 000 hommes, dont beaucoup plus d’un million dévalaient sur Paris par toutes les voies, avec ses 4 000 canons de campagne, ses 450 batteries de canons lourds, ses 700 mortiers monstrueux.

Par la trouée de l’Oise, les deux armées Klück et Bülow (Ire et IIe) précipitaient à elles seules 520 000 guerriers germains sur l’Ile-de-France : la première descendant sur la rive droite de l’Aisne semblait marcher sur Paris ; la seconde, un instant accrochée à Guise, reprenait vers Laon en direction d’Epernay sa marche torrentielle. Les témoins disent que les Allemands passaient « comme un rouleau. » Hausen qui, avec la IIIe armée (120 000 hommes), avait pénétré en France par la rive droite de la Meuse, marchait de Rethel sur Châlons ; le duc de Wurtemberg (IVe armée), dont le général de Langle de Cary contenait difficilement les 200 000 soldats, avançait de Sedan dans la direction de Vitry, tandis que la Ve armée, sous les ordres du Kronprinz impérial lui-même, forte elle aussi de 200 000 hommes, après avoir contourné Verdun par le Nord, passé la Meuse et en partie franchi l’Argonne, descendait vers les vallées de l’Ornain et de la Basse-Saulx.

Presque tous forçaient les marches, imbus de l’idée qu’avant toutes choses il fallait « faire vite, » « écraser la France » en quelques jours, avant que la Russie fût réellement à craindre et que l’Anglais eût pris goût à la guerre. Aussi les hommes, — les carnets de route en témoignent, — devaient-ils, sous l’écrasant soleil de la dernière semaine d’août, fournir des étapes de 35 à 40 kilomètres et arrivaient, en partie exténués, dans les premiers jours de septembre, dans la région entre Aisne et Marne, entre Argonne et Ornain.

Ils se délassaient, en remplissant de deuil et de déshonneur les lieux qu’ils traversaient, pillant, brûlant, violant, fusillant, les plus humains se contentant de vider les caves et les garde-manger, emportant dans leurs sacs le plus invraisemblable butin, répandant sur les routes le trop-plein de leurs rapines et, en Champagne particulièrement, se livrant éperdument à ce soulas bachique dont l’espérance avait bercé toute leur enfance. Derrière ou au milieu de ce torrent d’hommes roulaient les gros canons, — orgueil et espérance de cette horde moderne, — écrasant sous leurs lourdes roues viandes gâchées, objets brisés, bouteilles vides. Ainsi les virent passer les habitans de nos départemens du Nord-Est, vrais rouages d’une formidable machine de broiement, raides et automatiques dans le rang, déchaînés aux étapes, se voulant déjà payer de leurs peines sur la bête — qui était la France — et criant : Nach Paris ! avec une sorte de délire de convoitise. Car ils croyaient tous, comme l’officier de tout à l’heure, courir « au Moulin-Rouge, » alors qu’ils devaient rencontrer — mais étrangement grandi — le Moulin de Valmy.


Notre armée, cependant, continuait à se replier. Au début, ce n’avait pas été sans difficulté : les populations affolées des départemens du Nord se mêlant, dans leur exode lamentable, aux troupes, les gênaient. Et l’on sentait le poids de l’échec grave qu’on venait d’essuyer. Puis, tout s’était régularise. On allait devant soi sans entrain, certes ; on était triste d’abandonner à l’invasion tant de sol français ; on était las de cette marche forcée sous le soleil torride ; mais, au témoignage de tous, la discipline se maintenait et, si l’on entendait quelques soupirs, on n’entendait aucun murmure. « Je n’avais plus de peau sous les pieds, me disait plus tard un soldat, mais je n’avais mal qu’au cœur à l’idée que l’on s’en allait. »

Ceux qu’on autorisait parfois à combattre accueillaient, me dit un officier, « comme une fête » ces reprises partielles et locales d’offensive. On arrêtait l’Allemand, on le refoulait, puis, débarrassé de lui pour quarante-huit heures, on gagnait du terrain vers le but que, suivant, dans le mystère de son cabinet, avec une constante attention, les incidens du repli, le généralissime lui avait, dans son esprit, assigné. Ainsi, les troupes de Maunoury ayant atteint les environs immédiats de Paris et s’adossant à la grande ville, les autres, dans les premiers jours de septembre, franchissaient l’Aisne, franchissaient la Marne dont les ponts étaient méthodiquement détruits derrière eux, tandis que, combattant parfois, Langle de Cary et Sarrail reculaient lentement vers le Barrois. « La splendide retraite, » devait écrire sir John French.

Le 30 août, Klück s’était trouvé en face de Paris : à Chantilly, il n’en était plus qu’à neuf lieues. La grande ville dont Galliéni, en termes concis passés à l’histoire, avait encore affermi le cœur, mais que le gouvernement allait quitter, attendait dans un calme, dont toute nervosité n’était pas exclue, l’armée des Barbares, — comme aux jours lointains où Geneviève de Nanterre apaisait les esprits des gens de Lutèce menacés par les Huns d’Attila.

Mais, dès le 3, il parut bien que Klück, infléchissant sa marche vers Meaux et Coulommiers, laissait de côté, — provisoirement, — Paris. On a dit qu’il appliquait en cela la doctrine de Moltke : « Battre et rejeter les Français au delà de la Marne, de l’Yonne, de la Loire, — et alors seulement marcher sur Paris. » Était-il besoin de cet ordre d’outre-tombe ? Klück fùt-il entré sans combat dans Paris, — et Maunoury lui en barrait la route, — que c’eût été grande aventure. C’eût été une magnifique force perdue au moment où il allait être démontré que, toutes ses forces étant réunies, l’armée allemande ne pouvait résister à une offensive française. Qu’eût valu devant nos troupes, d’autant plus facilement victorieuses, l’armée Klück empêtrée dans sa conquête et probablement ivre de tout autre chose encore que d’orgueil ?

Quoi qu’il en soit, Klück se dirigeait sur la Marne avec l’idée très nette qu’il allait se jeter sur notre gauche, — armée anglaise et Espérey, — et, l’enveloppant, tourner toute l’armée française. C’était une manœuvre très indiquée et qui s’imposait à ce stratège, — s’il n’avait eu Maunoury sur son flanc droit. Mais, chose curieuse, presque inexplicable, l’Allemand qui se faisait gloire d’être renseigné sur tout, parait avoir ignoré l’existence d’une armée française sur sa droite, — ou, s’il la connut, du même coup il en méconnut certainement la force et il continua à foncer droit au Sud, tandis que, le laissant s’enferrer, Maunoury déployait son armée, du Nord au Sud, face à l’Est.

La faute était d’autant plus grave que Klück allait se heurter, — ainsi que les autres généraux allemands, — non plus à une armée en retraite, mais à une armée qui venait, sur l’ordre de son chef, de faire face, résolue à l’attaque.


LORDRE D’ARRÊT

Le 1er septembre, Joffre, installé, avec le grand quartier général, à Bar-sur-Aube, avait assigné au mouvement de repli sa limite extrême qui devait être la Seine, l’Aube et la région du Nord de Bar-le-Duc. « On n’atteindrait cette ligne que si on y était contraint. On attaquerait, avant de l’atteindre, dès qu’on pourrait réaliser le dispositif permettant la coopération de la totalité des forces. » Et dans ses instructions aux commandans d’armée, le généralissime, à la même date, indiquait très clairement à ses lieutenans dans quelles conditions se devait achever le mouvement de pivotage autour de notre droite. Le pivot était Verdun assuré par Sarrail qui, adossé au camp retranché, opère le minimum de repli : à sa gauche Langle de Cary, puis Foch entré dans la ligne, puis d’Espérey, puis French exécutent le mouvement de conversion avec d’autant plus d’amplitude qu’ils s’approchent de l’aile marchante. Cependant entre les commandans d’armée les liaisons se resserrent et se multiplient.

Tout se passe avec le plus grand sang-froid, la plus grande méthode, du début à la fin de la manœuvre. Je n’en donnerai que deux preuves entre vingt. Le 27, le général de Langle de Cary, qui tenait tête à l’ennemi avec un singulier bonheur, avait demandé s’il ne lui était pas permis de rester sur ses positions. « Je ne vois pas d’inconvénient, lui avait répondu sagement le généralissime, à ce que vous restiez demain 28, afin d’affirmer vos succès et de montrer que la retraite est purement stratégique, mais, le 29, tout le monde doit être en retraite. » A l’autre extrémité de cette retraite, la preuve du même sang-froid nous est donnée, cette fois par un des lieutenans de Joffre et, chose à remarquer, l’un des plus bouillans : avisé par le généralissime que les circonstances lui paraissent avantageuses pour livrer bataille le 5 et d’ailleurs consulté par lui à ce sujet, le général d’Espérey répond qu’il estime que la bataille ne pourra avoir lieu que le 6. Tout cela donne une impression très nette de calme clairvoyance. C’est dans cet esprit que, le 4, les commandans des grandes unités ont été avertis que le mouvement de repli sur la Seine ne continuerait pendant la journée du 5 « qu’en vue d’exécuter la manœuvre qui doit aboutir à la reprise de l’offensive par la masse de nos armées. » Ainsi chacun d’eux peut prendre ses mesures. Le dispositif rêvé est atteint ; les armées sont soudées, assises sur des positions favorables, en face des armées allemandes qui, dans l’ivresse d’un triomphe qu’elles tiennent pour certain, ont franchi la Marne, certaines de tout bousculer.

C’est alors que le généralissime adresse à ses lieutenans le célèbre message : « L’heure est venue de tenir coûte que coûte et de se faire tuer plutôt que de reculer, » — tandis que va se répandre dans l’armée le fameux ordre : « Au moment où s’engage une bataille dont dépend le salut du pays, il importe de rappeler à tous que le moment n’est plus de regarder en arrière ; tous les efforts doivent être employés à attaquer et à refouler l’ennemi. Une troupe qui ne peut plus avancer devra, coûte que coûte, garder le terrain conquis et se faire tuer plutôt que de reculer. Dans les circonstances actuelles, aucune défaillance ne peut être tolérée. »

Aucune défaillance ne se produira. Chacun comprend qu’une heure solennelle, — peut-être décisive, — a sonné. On s’en rend compte aussi de l’autre côté, puisqu’un des ordres adressés aux troupes allemandes, dès le commencement de la bataille, se terminera par ces mots : « J’attends de chaque officier et soldat, malgré les combats durs et héroïques de ces derniers jours, qu’il accomplisse son devoir entièrement jusqu’à son dernier souffle. Tout dépend du résultat de la journée de demain. »


C’est sur une terre bien foncièrement française que se va livrer cette bataille où se joue le sort de la France : Ile-de-France, Valois, Brie, Champagne, Barrois.

C’est en effet, de l’Ouest à l’Est, tout d’abord la riante Ile-de-France où se livrera la bataille de l’Ourcq ; la Marne jusqu’au confluent de l’Ourcq aux eaux abondantes, l’Ourcq de Lizy à la Ferté-Milon, les lisières Sud des forêts de Villers-Cotterets et de Chantilly circonscrivent ce premier champ de bataille, dominé en partie par ce plateau du Multien où Klück établira un instant ses batteries lourdes : terre encadrée de forêts, coupée de parcs encore verdoyans après ce chaud mois d’août ; Meaux en forme la limite vers l’Est. A l’Est de l’Ourcq, commence la Brie, d’abord opulente, ensuite plus pauvre, vaste plateau triangulaire à peu près circonscrit par les vallées de la Marne, du Petit-Morin et de la Seine ; c’est la région de Coulommiers, la Ferté-sous-Jouarre, Montmirail, Saint-Prix. C’était autrefois une vaste forêt ; le sol reste boisé ; il est coupé d’éminences, d’où ce préfixe de mont si fréquent : car si Coulommiers est dans un fond, le vaste plateau qui domine la ville au Sud envoie des promontoires, qui ont toujours passé pour d’excellentes positions stratégiques. Du temps où les seigneurs y bâtissaient des fertés à celui où Napoléon mettait toute son énergie à les enlever, on s’est toujours disputé ces éminences. De ces hauteurs et du plateau, Montmirail, Vauchamps, Champaubert, Saint-Prix, Mondement dominent la dépression, longue de quatre lieues, des marais de Saint-Gond, au Nord desquels s’étend la forêt d’Epernay : terre historique déjà rougie du sang français et plus encore de celui des Allemands, quand l’Empereur courant de la Seine à la Marne remportait, sur les ennemis en marche vers Paris, ces mémorables victoires que, cent ans après, vont si glorieusement commémorer les soldats d’Espérey et de Foch.

A l’Est s’étend, sur les deux rives de la Marne, la crayeuse Champagne, plus blanche que jamais sous l’impitoyable soleil de cette fin d’été : sous la poussière qui aveugle, les bois de pins et de sapins qui seuls rompent la monotonie de la plaine paraissent gris ; c’est sous cette poussière que la droite de Foch et l’armée de Langle de Cary se battront. A Vitry qui sera le centre d’une si vive action, la Saulx, grossie depuis peu de l’Ornain, se jette dans la Marne. Saulx et Ornain dessinent des vallées plus verdoyantes, encore que ternies par la poussière blanche et qu’égayaient de rians villages ou bourgs, — demain champs de ruines et de mort ; — de Blesmes à Revigny, ces vallées amènent au Barrois : celui-ci s’étend de Ligny à Saint-Mihiel : sur le plateau barrois qui sépare l’Ornain de l’Aire, Sarrail a assis le gros de son armée.

C’est la Marne qui sert de lien à toutes ces contrées : depuis Ligny où Sarrail a son quartier général jusqu’à cette région de l’Ourcq où Maunoury va livrer bataille, coulent les eaux que la Marne recueille pour les amener à la Seine au seuil même de Paris : vallée de la Marne, française entre toutes, puisqu’elle lie à Paris les terres de nos Marches de l’Est, région qui va de la capitale à Reims où se faisait sacrer le Roi, à cette barrière d’Argonne où la Convention voyait « les Thermopyles de la France », à ces plateaux où Napoléon disputa trois mois. la France à la curée de l’Europe. C’est là que Joffre a amené ses armées : c’est là qu’il entend qu’elles combattent. Au contact de cette terre, le Français retrouvera des forces surhumaines : tel ce géant de la Fable, Antée, devenant invincible chaque fois qu’il touchait la Terre sa mère. Et de fait, il me semble voir, le 5 septembre, un géant soudain retourné et solidement assis, offrant un front têtu à l’attaque, les coudes fermement appuyés sur les camps de Paris et de Verdun.


C’est bien en effet entre les deux villes que se développe l’énorme front redressé le 5. La 6e armée Maunoury [2], maintenant déployée du Nord au Sud entre Dammartin-en-Goêle et la rive droite de la Marne, constitue notre extrême gauche, avec le 7e corps d’armée, les 45e, 55e et 56e divisions de réserve et trois divisions de cavalerie. Elle fait coude avec l’armée anglaise qui, forte de trois corps, sous les ordres du maréchal French, occupe la région au Sud-Ouest de Coulommiers, entre Hautefeuille et Vaudoy, en liaison sur sa droite avec la 5e armée qui, sous le commandement du général Franchet d’Espérey, réunit, de la région Nord de Provins jusque vers Sézanne, les 18e, 3e, 1er et 10e corps d’armée, le groupe des 51e, 53e et 69e divisions de réserve et un corps de cavalerie. Les trois armées forment la gauche de notre armée.

Le général Foch, à la tête de la 9e armée, en constitue le Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 35.djvu/259 centre avec les 9e et 11e corps d’armée, la 42e division, la division du Maroc, les 52e et 60e divisions de réserve et la 9e division de cavalerie. Son front court de Sézanne au camp de Mailly.

Ce front Est, avec un hiatus mal masqué par une division de cavalerie, se continue par la 4e armée, aux ordres du général de Langle de Cary : celui-ci fait front avec les 17e et 12e corps d’armée, le corps colonial, le 2e corps d’armée, au Sud de l’Ornain, de Sompuis à Sermaize.

A sa droite, l’armée Sarrail, la 3e, fait derrière Revigny coude avec elle : car c’est du Sud-Ouest au Nord-Est, de Revigny à Souilly, que, le 5 au soir, font front le 4e corps d’armée (qui sera, dès le 7, enlevé à l’armée Sarrail pour grossir celle de Maunoury), les 5e et 6e corps d’armée (celui-ci diminué de la 42e division, prêtée à la 9e armée) et le groupe des divisions de réserve du général Paul Durand.

Ces six armées offrent, de la forêt de Chantilly à la forêt de Souilly, un front qu’on peut qualifier d’harmonieux : car, tandis que la ligne French-Espérey-Foch-Cary court de l’Ouest à l’Est, légèrement incurvée à son centre, les deux ailes, de gauche et de droite, forment avec ce centre deux angles obtus d’ouverture à peu près égale ; et tandis que Maunoury s’adosse à Paris, Sarrail s’adosse à Verdun. A la vérité, Sarrail n’est pas couvert que par Verdun. A la droite de la grande armée qui fait front de l’Ourcq à la Meuse, le général de Castelnau, cramponné au Couronné de Nancy avec sa 2e armée et le général Dubail solidement établi sur les Vosges avec sa 1re armée, permettent, en tenant en échec les armées allemandes de l’Est, à leurs frères d’armes de la Champagne et du Barrois de faire front à la ruée venue du Nord. Par là les deux armées de Lorraine contribueront, dans les vallées de la Moselle et de la Meurthe, pour une très large part, à la victoire remportée dans celle de la Marne [3].

Dans l’énorme demi-cercle, que, de la gauche de Manoury à la droite de Sarrail, dessinent les armées françaises, l’armée allemande vient se jeter, sans souci de l’aventure où elle court si notre front tient bon.

L’armée Klück, on se le rappelle, en tient la droite avec les IIe, IIIe, IVe, IXe corps d’armée, le IVe corps de réserve et le corps de cavalerie Marwitz : Klück a franchi la Marne et occupe, le 5, le front Montherand-Esternay — n’ayant laissé sur la rive droite que le IVe corps de réserve du général von Schwerin — suffisant, à son sens, pour garder son flanc droit. Le commandant de la 1re armée marche droit sur les armées French et Espérey, semblant négliger Maunoury : il s’engage ainsi entre les deux branches d’un compas qui se pourrait bien refermer sur lui, s’il n’en brise la charnière ou n’en tord une des branches.

A gauche de Klück, c’est, à la tête de la IIe armée, Bülow qui vient d’établir son quartier général à Montmirail. Faisant face à la droite d’Espérey et à la gauche de Foch, il occupe le front de l’Ouest, de Montmirail à Ecury-le-Repos, avec les XIIe et Xe corps d’armée, le Xe corps de réserve et surtout la Garde : car si l’armée Klück a Klück — éminent stratège, — l’armée Bülow a la Garde — prestige encore inentamé.

Hausen, avec la IIIe armée en grande partie saxonne, se présente sur le front Normée (Sud-Est des Marais de Saint-Gond), — Huiron (Ouest de Vitry-le-François) avec les XIIe et XIXe corps d’armée et le XIIe corps de réserve. Il a en face de lui le gros de l’armée Foch.

Le duc Albrecht de Wurtemberg, dont l’armée est adossée à Châlons, est légèrement en oblique par rapport à Hausen, puisque son front court de Vitry à Sainte-Menehould, avec le VIIIe corps d’armée et les VIIIe, XVIIIe corps de réserve.

Enfin, voici, à l’extrême gauche de la ligne allemande, le Kronprinz impérial : son armée a, dans ces journées, une mission d’importance : faire sauter le pivot français, ou tout au moins le paralyser entre Bar et Verdun. Descendue de la Meuse vers l’Ornain sur les deux versans de l’Argonne, elle a atteint le 5, par son VIe corps d’armée, Passavant et Charmontois, par son XIIIe corps d’armée Triaucourt, par son XIVe corps d’armée Froidos, son VIe corps restant dans la région de Monlfaucon, et le Ve corps de réserve dans la région de Consenvoye ; ces deux corps restent liés aux premiers par la vallée de l’Aire. Et le Kronprinz s’avance et continuera à s’avancer vers l’Ornain, puisque, s’il n’atteint point Bar-le-Duc, il occupera Revigny au défaut des armées Langle de Cary et Sarrail. Ainsi, toute la grande armée allemande est engagée entre les deux bras que nous lui ouvrons. Le 5, au soir, elle ne soupçonne pas le danger effroyable qu’elle court : Klück l’apercevra, à la vérité, dès le 6 ; et essaiera de pallier la faute, mais le Kronprinz sera le dernier à se résigner à la reconnaître, ce qui contribuera à rendre sa retraite si précipitée, parce que particulièrement périlleuse.


La faute est, d’ailleurs, surtout commise par Klück, fruit tout à la fois d’une évidente erreur et d’une extrême audace. Joffre s’en est immédiatement aperçu. C’est sur notre gauche qu’à son sens doit s’engager la bataille. Klück espère envelopper French et Espérey : c’est Maunoury, méconnu par lui, qui enveloppera Klück avec le concours de French et Espérey.

Dès le 4, la mission des armées de gauche est ainsi définie.

« 1° Il convient de profiter de la situation aventurée de la Ire année allemande pour concentrer sur elle les efforts des armées alliées d’extrême gauche. Toutes dispositions seront prises dans la journée du 5 pour partir à l’attaque le 6.

« 2° Le dispositif à réaliser pour le 5 au soir sera :

« a) Toutes les forces disponibles de la 6e armée, au Nord-Est de Meaux, prêtes à franchir l’Ourcq entre Lizy-sur-Ourcq et May en Multien, en direction générale de Château-Thierry.

« b) L’armée anglaise, établie sur le front Changis-Coulommiers, face à l’Est, prête à attaquer en direction générale de Montmirail.

« c) La 5e armée, resserrant légèrement sur la gauche, s’établira sur le front général Courtacon-Esternay-Sézanne, prête à attaquer en direction générale Sud-Nord, le 2e corps de cavalerie assurant la liaison entre l’armée anglaise et la 5e armée.

« d) La 9e armée couvrira la droite de la 5e armée en entourant les débouchés Sud des marais de Saint-Gond, et en portant une partie de ses forces sur le plateau au Nord de Sézanne.

u 3°) L’offensive sera prise par ces différentes armées, le 6 septembre, dès le matin. »

Quant aux 4e et 3e armées, elles sont, le 6, prévenues de la grande attaque qui se produit à leur gauche. En conséquence, pour la seconder et en profiter, « la 4e armée, arrêtant son mouvement vers le Sud, fera tête à l’ennemi en liant son mouvement à celui de la 3e armée qui, débouchant au Nord de Revigny, prend l’offensive en se portant vers l’Ouest... »

C’est le plan de la bataille, net, clair, satisfaisant comme celui d’une de nos tragédies classiques. Il sera réalisé, en dépit des trois violentes tentatives de l’ennemi pour le rompre, principaux actes de ce grand drame : violent retour de Klück, enfin averti, contre l’armée de Maunoury, violente contre-offensive des armées Bülow et Hausen pour enfoncer Foch et percer notre centre, violente poussée des deux princes allemands sur la vallée de la Saulx-Ornain pour disloquer notre droite, le tout aboutissant à la retraite précipitée de l’ennemi qui, sur tous les points, après des succès balancés, aura perdu la partie.


LA BATAILLE

Les premières journées seront surtout les journées de Maunoury.

En effet, à peine celui-ci s’est-il ébranlé, menaçant d’enveloppement et d’écrasement les 40 000 hommes du corps de Schwerin, que le général prussien, alarmé, appelle à l’aide. Klück alors apprend que toute une armée de constitution récente menace son flanc droit, au moment même où il engage contre French et Espérey les quatre cinquièmes de son armée. Avec une décision qui consacre sa réputation de stratège, il n’hésite pas à renverser son plan pour briser l’étreinte qui se prépare. Il va se retourner avec le gros de ses forces contre Maunoury quitte, après l’avoir écrasé, à revenir au Sud vers French et Espérey.

Tout va donc dépendre de la résistance de Maunoury. S’il tient bon, French et Espérey peuvent, en refoulant les troupes laissées devant eux, menacer à leur tour Klück sur son flanc, non plus le droit, mais le gauche. Et menacé en effet, le troisième jour, il faudra bien que Klück s’avoue vaincu et batte en retraite, de peur d’être broyé entre Maunoury, French et Espérey.

Ce sera la bataille de l’Ourcq. En la perdant et en battant prudemment en retraite, Klück, découvrant le flanc de Bülow, ébranlera tout le front allemand, que ne pourront raffermir les furieuses attaques de l’ennemi contre Foch. C’est dans ce sens qu’on a pu dire que la bataille de l’Ourcq fut l’acte décisif de la victoire de la Marne.

Le premier choc entre Maunoury et le corps Schwerin s’était produit, dès le 5, à Monthyon. Cependant, les cavaliers marocains, se jetant sur Penchard, y semaient la mort, les zouaves enlevaient Marcilly et Chambry, les chasseurs Barcy, bombardé sévèrement par notre artillerie.

Le 6, notre progression continuait : le IVe corps de réserve tout entier était refoulé vers l’Est et en mauvaise posture, lorsque lui arrivèrent du Sud les premiers renforts. Klück vient de s’apercevoir de la faute commise. Faute de renseignemens précis, il a couru une grosse aventure. Il a rappelé immédiatement à lui les IIe et IVe corps, dégarnissant ainsi le front devant les Anglais et Espérey pour courir au danger pressant, et il établit sa grosse artillerie entre Vareddes et May-en-Multien.

Mais le combat ne se rétablit point immédiatement pour les Allemands et, en fin d’après-midi, le IVe corps de réserve, très endommagé, est en pleine retraite vers les bois de Meaux. Maunoury, qui, le 7, a vu amener de Paris la 6e division, pense l’utiliser pour accentuer la progression et commence son mouvement d’enveloppement : le IVe corps de réserve fléchit encore. C’est alors que le gros de l’armée Klück, qui a repassé la Marne, intervient : le général Vauthier (7e corps) est attaqué très vivement à Etavigny par le IIe corps et rejeté d’Acy-en-Multien après un combat acharné. Le combat est partout d’une rare âpreté. L’artillerie allemande a beau, de Trocy, canonner nos positions ; nos hommes prennent et, les ayant perdues, reprennent celles-ci : la ferme de Nogeon, où nous nous emparons d’un drapeau, est ainsi prise et reprise trois fois.

Klück semble cependant avoir conjuré le danger : il entend prendre l’offensive le 8, rappelant ses forces hasardées au Sud. Mais nos troupes n’entendent nullement céder plus de terrain, et la journée du 8 est d’une rare violence. Nous avançons jusqu’à midi ; mais la 45e division, qui attaque dans la direction de Vareddes, est arrêtée par les tirs de barrage et le 7e corps rejeté de Betz et Thury-en-Valois. Maunoury fait alors donner trois régimens de la 61e division de réserve, tandis que le 8e corps d’armée pousse sur Trilport et Changis. Klück ne cesse de recevoir les renforts qu’il appelle et appelle sans cesse. Maunoury, à la vérité, en reçoit aussi et d’importance : tout le 4’^corps d’armée (général Boëlle), enlevé à l’armée Sarrail et rapidement porté à l’autre extrémité du champ de bataille. L’action sur l’Ourcq devient grande bataille : Klück l’entend bien ainsi et, ayant mesuré à quel adversaire il a affaire, il semble même renoncer à toute action au delà de la Marne, car il donne l’ordre de faire sauter les ponts du fleuve [4] : ainsi sera-t-il gardé sur son flanc gauche. Presque toute son armée est maintenant contre Maunoury.

Celui-ci tiendra-t-il avec des troupes qui, par une chaleur écrasante, combattent depuis trois jours ?

C’est alors que Galliéni, prévenu par le commandant de la 6e armée de sa situation, lui envoie, le 9, de sa propre initiative, le plus précieux renfort : la 62e division vient de débarquer à Paris ; il entend qu’elle soit, dès les premières heures, jetée dans la bataille ; les auto-taxis de Paris sont en quelques heures arrêtés, mobilisés, chargés de troupes, — ces véhicules si modernes vont ainsi avoir leur petite part au « miracle, » — et portent vers l’Ourcq les soldats qu’égaie ce geste du gouverneur. Troupes fraîches dont l’intervention en toutes circonstances serait précieuse. Et, à cette même heure, Klück a reçu du Sud des renseignemens peu rassurans que lui envoie le général de Marwitz, laissé devant les Anglais.


Ceux-ci avaient été fort sérieusement attaqués, le 6, au matin, par le IIe corps sur la ligne Vaudoy-Hautefeuille, tandis que le IVe corps les pressait sur leur gauche. Le maréchal French s’apprêtait à réagir, lorsqu’il eut la surprise de voir soudain se ralentir et cesser ces attaques. C’est le moment où, averti du danger qui le menace au Nord, Klück rappelle la plus grosse partie de ses forces. Les Anglais ne savaient ce qu’il en fallait penser. Classiquement, Klück masquait, par le tapage croissant de son artillerie et un grand déploiement de cavalerie, le brusque retrait de ses 80 000 hommes. Les Anglais hésitaient à marcher vers le Nord : ils laissèrent le IVe corps repasser le Petit-Morin et ne se décidèrent que vers le soir à pousser leurs avant-gardes sur la ligne Villiers-sur-Morin- Choisy. L’infanterie de French s’enhardissait : elle réoccupa, « au pas gymnastique, » les hauteurs d’où, le matin même, l’artillerie ennemie la bombardait. La cavalerie de Marwitz continuant à masquer le retrait des corps allemands, ceux-ci purent encore repasser la Marne, le 7. Les Anglais cependant dépassaient Coulommiers et, le 8, instruits par les aviateurs que la droite de Klück a repassé la Marne et obstrue les routes, canonnent les ponts du fleuve, notamment à la Ferté-Milon, tandis que l’infanterie des trois corps accélère sa marche. Des régimens anglais parviennent maintenant à accrocher l’ennemi, notamment entre Saint-Cyr et La Trétoire, où l’engagement est assez vif. Dans la soirée du 8, le maréchal force le passage du Petit-Morin et talonne la IIe division de cavalerie qui, comptant s’arrêter, est, sous la menace anglaise, obligée de continuer.sa retraite. Les Anglais, encouragés, marchent maintenant un peu plus vite : ils franchissent la Marne entre Luzancy et Nogent-l’Artaud ; là où les Allemands ont rompu les ponts, les pontonniers anglais en. rétablissent ; c’est ainsi qu’à Vareddes, avec une ténacité toute britannique, ils ne parviennent qu’après dix-sept tentatives sous le feu ennemi à établir un pont de bateaux : le passage d’une partie de l’armée anglaise est ainsi retardé. Néanmoins, Marwitz ne peut se dissimuler que le danger grandit sur le flanc gauche de Klück : un détachement anglais, lancé sur deux escadrons allemands, les a, suivant les termes du maréchal, « traversés avec autant de facilité qu’un canif dans de la toile d’emballage. » Le recul de la cavalerie allemande s’accentue. Et déjà Espérey, à la droite de French, marchant plus vivement que celui-ci, augmente pour Klück le danger d’enveloppement.


Le général d’Espérey a, dès l’aube du 6, commencé son mouvement offensif dans la direction générale Montmirail. Il pense, — avec raison, — se heurter à des forces imposantes ; mais il est soutenu à sa gauche par le corps de cavalerie Conneau, à sa droite par les élémens de gauche de la 9e armée. Importantes sont, en effet, dans les premières heures du 6, les forces allemandes qui semblent devoir s’opposer à la marche en avant de la 5e armée : c’est l’aile gauche de Klück, deux corps d’armée et deux corps de cavalerie, qui, en ce moment, ont encore l’intention de lui passer sur le corps. La lutte est donc, toute cette journée du 6, très ardue, d’autant que, de Montmirail, l’ennemi domine notre ligne ; le Xe corps descend de cette position éminente par Le Gault, — région boisée, — espérant s’enfoncer en coin entre les 5e et 9e armées, tandis que notre 1er corps est, à la gauche d’Espérey, arrêté tout l’après-midi devant Châtillon-sur-Morin par la résistance acharnée de l’ennemi ; mais, par une manœuvre remarquable, une division de ce corps parvient à tourner, par les bois de la Noue, l’ennemi à la droite duquel il débouche, prenant de flanc les défenses établies devant Esternay. Le village tombe entre nos mains, tandis que, dans Le Gault, la progression allemande est arrêtée.

Le général se préparait, le 7, au matin, à de nouvelles luttes, lorsque l’aviation lui signala le mouvement de repli des troupes ennemies. Non seulement les corps de Klück gagnaient au Nord-Est leur nouveau champ de bataille, mais la droite de Bülow, contrainte, à moins d’être découverte, de suivre le mouvement, esquissait, elle aussi, un recul. Espérey, toutefois, était loin de trouver le vide devant lui ; d’importantes forces de cavalerie, appuyées par des élémens d’infanterie et surtout par une artillerie fort active, essayaient de s’opposer à la marche en avant de la 5e armée.

Sans se laisser intimider, Espérey jette en avant ses troupes, dans la direction de Montmirail. Mais au moment où l’action se déclenchait, le commandant de la 5e armée était avisé qu’à sa droite, la gauche de la 9e armée était très vivement attaquée. C’était l’essai de percement de notre centre, sur lequel nous reviendrons tout à l’heure. Espérey fait immédiatement appuyer à droite son 10e corps pour prêter aide au voisin et, malgré une vive résistance, ce corps, soutenu par le 1er, gagne du terrain et, en fin de journée, atteint Charleville et La Rue-Lecomte.

Les 3e et 18e corps, cependant, ont pu s’avancer sur les derrières des Allemands et les reconduire jusqu’en vue de Montmirail où des troupes du IIe corps ont tenté de s’accrocher, tandis que l’artillerie allemande a déchaîné un véritable Trommelfeuer. C’est au 3e corps qu’est réservée la gloire d’occuper, le 8, la célèbre position. La mêlée est violente : elle se prolonge huit heures et c’est sur 7 000 cadavres allemands que le général Hache occupe Montmirail et ses environs. Le 1er corps a, de son côté, escaladé le plateau de Vauchamps où flambe le village, non moins illustre que l’autre.

Maître de Montmirail, la veille encore quartier général de Bülow, Espérey domine la situation : il pousse sa gauche, le corps Maudhuy (18e), vers le plateau de Brie et les bois de Condé, vers la Marne que le général de Maudhuy atteint à Château-Thierry, tandis que le 3e la passe à Montigny-le-Condé, le 1er accélérant sa marche à travers le plateau de Vauchamps et le 10e restant à la disposition du général Foch.


Ainsi French poussant les Allemands et Espérey les bousculant, les deux armées atteignaient, dépassaient la Marne. Klück était menacé maintenant directement sur son flanc, tandis que Maunoury, fortifié par de nouvelles troupes, continuait à lui tenir tête. On comprend que le commandant de la Ire armée allemande ait, ce 9 septembre, tenté un effort enragé pour venir à bout de son adversaire. Le sort de la bataille tient peut-être à ce moment.

Klück essaie tout à la fois de déborder Maunoury au Nord par Nanteuil, de l’enfoncer au Sud par Etrepilly.

De Betz, le IVe corps se jette sur Nanteuil : il se heurte à notre 4e corps, arrivé la veille sur le champ de bataille : choc violent, lutte opiniâtre, sanglante. Mais, en dépit de la vaillance des soldats du général Boëlle, les Allemands occupent Nanteuil en flammes ; notre gauche est très menacée. Instant tragique : partout ailleurs, l’effort allemand est brisé, car, quoique canonné à merci, Etrepilly tient bon ; mais Klück n’a-t-il pas trouvé à Nanteuil le défaut où enfoncer la dague et allons-nous in extremis être tournés ? Maunoury envoie à Boëlle l’ordre de ne plus faire un pas en arrière, mais, au contraire, de marcher en avant et « de se faire au besoin tuer sur place » : celui-ci n’a pas attendu cet ordre pour reformer son corps et faire face ; il se porte en avant, résolu à se faire hacher. Et il se trouve en face du vide. Klück battait en retraite.

C’est que les avis de Marwitz étaient devenus pressans : « Il ne pouvait plus résister aux attaques combinées des Anglo-Français ; » French et Espérey pouvaient avant quelques heures le rejeter sur Klück, pour qui la situation devenait si dangereuse que de longues hésitations ne lui étaient plus permises.

« Le cœur lourd, » dit une relation allemande, il lança l’ordre de retraite générale vers le Nord. Il avait, avec des milliers de ses soldats, perdu la partie et c’était pour éviter un désastre effroyable — imminent — que le plus habile stratège de l’armée allemande battait en retraite, vaincu, vers le Nord. De toute part, tristement, les colonnes allemandes s’écoulaient, quelques-unes en assez mauvais arroi : tout à l’heure, elles ne sentaient pas la fatigue : celle-ci devient cruelle à ces hommes qui, la veille encore, pensaient tout emporter, et battent en retraite, après de sanglantes pertes. Ce n’est plus le Nach Paris ! mais un silence fait de stupéfaction. On n’a pu ramasser ses blessés ni enterrer ses morts, car il faut céder le terrain. Blessés et morts jonchent le sol : pour ne citer qu’un épisode, le régiment de Magdebourg s’est fait presque entièrement anéantir dans l’effort désespéré tenté près d’Acy-en-Multien où, à la tête de la 5e division, le général Mangin, énergique « Africain, » a rejeté les Allemands en déroute.

Maunoury achève de nettoyer le champ de bataille : il porte de sa droite à sa gauche les forces nécessaires pour expulser de Nanteuil les élémens allemands qui s’y cramponnent. Et déjà le général français est sur les talons de l’ennemi en retraite ; il remonte l’Ourcq sur ses deux rives, tandis que les Allemands gagnent la forêt de Villers-Cotterets d’où les jours suivans on les poussera dans la direction de Soissons.

Dès le 10, Maunoury pouvait adresser à ses troupes l’ordre du jour devenu célèbre : « Camarades, le général en chef vous a demandé, au nom de la Patrie, de faire plus que votre devoir. Vous avez répondu au delà même de ce qui paraissait possible... Si j’ai fait quelque bien, j’ai été récompensé par le plus grand honneur qui m’ait été donné dans ma longue carrière, celui de commander des hommes tels que vous... »

C’était, en effet, la 6e armée qui, après avoir forcé le général von Klück à abandonner brusquement son offensive contre les Anglais et la 5e armée et ayant par là attiré sur elle la plus grosse masse d’une des plus fortes armées allemandes, avait, quatre jours, opposé à la plus formidable poussée un front imperturbable, et, aidé par la marche menaçante des armées de la Marne, finalement forcé l’ « incomparable » armée et son éminent chef à une retraite précipitée, — seul moyen qui leur fût laissé d’éviter la ruine.


Un tel événement ne pouvait qu’avoir sur le sort de l’énorme bataille une considérable répercussion. Mais elle ne put être efficace pour les armées du centre et de la droite que très tard ; ce n’est qu’à la suite de violens combats où les Allemands avaient échoué dans leurs tentatives d’enfoncement qu’ils s’allaient décider à la retraite. Si l’effet de « ventouse » produit par la manœuvre de Klück contre Maunoury avait été très sensible sur le front anglais, un peu moins sur celui de la 5e armée, il ne pouvait qu’être plus faible, et en tout cas tardif, sur celui de Foch et, tandis que les troupes d’Espérey talonnaient déjà l’ennemi en retraite, la 9e armée subissait, au contraire, la plus violente poussée.

Le 6, au matin, le général commandant la 9e armée avait à Pleurs son poste de commandement : de sa gauche à sa droite, la 42e division et la division du Maroc tenaient la ligne Villeneuve-lès-Charleville-Mondement-Saint-Prix, le 9e corps la région de la Fère-Champenoise avec ses avant-gardes au Nord des Marais de Saint-Gond et le 11e corps la région Semoine-Sommesous, la 9e division de cavalerie étant en réserve dans le camp de Mailly. Les ordres étaient d’ « appuyer » la droite de la 5e armée qui, le 5, semblait devoir subir, le lendemain, un choc plus violent que la 9e. La 42e division, et la division du Maroc devaient donc attaquer dans la direction de Vauchamps, tandis que le 9e corps se contenterait d’abord de s’établir solidement sur la ligne des Marais, d’où il se tiendrait prêt à déboucher sur Champaubert ; le 11e corps s’installerait, cependant, sur la ligne Morains-le-Petit-Lenharrée.

Mais dès le 6, la 9e armée put s’apercevoir qu’elle allait avoir affaire à très forte partie ; les deux divisions de gauche organisant défensivement la crête qu’elles occupaient, le 9e corps ne put, contre des attaques très vives, maintenir ses avant-gardes au Nord des marais et le 11e, après une lutte d’une journée, dut, dans la soirée, évacuer ses positions. Le Xe corps allemand s’était emparé de Saint-Prix à notre gauche, la Garde avait chassé les Français du Nord des marais où elle se fortifiait, et le XIIe corps faisait mine de profiter, sur la droite de Foch, de l’évacuation des villages bombardés.

Le 7, l’attaque allemande s’accentua, particulièrement sur notre gauche où la 42e division et la division du Maroc eurent grand’peine à maintenir leurs positions. Le général Foch restait cependant fort calme. Il répétait, dit-on : « Puisqu’on s’évertue à nous enfoncer avec cette fureur, c’est que leurs affaires vont mal ailleurs, et qu’ils cherchent une compensation. » La conclusion ne pouvait être que de tenir d’autant plus énergiquement.

Mais, le 8, la poussée allemande se fait plus violente encore.- Si la 42e division parvient, avec l’appui de la droite d’Espérey, à reprendre Saint-Prix, le 9e corps ne peut que se maintenir et le 11e cède aux âpres attaques de la Garde et doit se replier. Le général Foch est contraint de reporter son poste de commandement de Pleurs à Plancy, plus au Sud.

La situation était, le 9, au matin, très critique. L’ennemi visait manifestement à s’emparer des hauteurs qui séparent, avec les marais, la vallée du Petit-Morin de la plaine d’Aube : un recul général de notre ligne sur l’Aube était gros de conséquences, forçant probablement à rétrograder d’Espérey déjà en marche vers le Nord et découvrant Langle de Cary qui, nous le verrons, se défend laborieusement dans la vallée de la Saulx et Ornain. C’est ce qui donne tant d’âpreté à la lutte autour de Saint-Prix, qui sera, pendant les quatre premiers jours de bataille, pris et repris cinq fois, comme autour de ce tragique château de Mondement dont un témoin, placé près du général Humbert, commandant la division du Maroc, nous a fait l’émouvante chronique, perdu, repris, reperdu, repris encore. En vain, le 10e corps, de la 5e armée, appuie-t-il, dans la matinée du 9, la résistance de la 9e armée ; celle-ci a affaire à la Garde prussienne qui entend soutenir sa réputation ; voici la Garde jetée sur Fère-Champenoise ; sous sa ruée, notre ligne fléchit encore ; Fère-Champenoise est perdue. Le général Foch n’en est pas un seul instant abattu. Fère est perdue ; Fère sera reprise : « La situation est excellente, » écrit-il, le 9, dans un ordre célèbre. Excellente ! Quelle foi il y a dans cet optimisme quand même ! Et il ajoute : « J’ordonne de nouveau de reprendre l’offensive. »

Au fait, cet optimisme n’est pas de simple parade. De son œil vif, le commandant de la 9e armée vient d’apercevoir dans la ligne allemande une fissure. Bülow a reculé : dans ce mouvement, ainsi qu’il arrive dans les replis improvisés, un hiatus s’est produit entre Hausen et lui : Foch médite de pousser à son tour un coin dans le défaut.

Avant tout, il faut reprendre notre ligne. La 42e division est jetée sur Fère-Champenoise qui est reconquise. Et voici que Mondement, devenu le centre d’une mêlée acharnée, est assailli. Le général Humbert s’y est entêté. Le vieux château troué par nos obus après ceux de l’ennemi, les deux partis semblent en faire un instant le centre de la bataille entière : « Allons, mes gars, allons, mes braves, crie le colonel Lestoquoi aux soldats qui pour la troisième fois attaquent ; allons, un dernier coup de collier, et ça y est ! » Et ça y était ! Le général Humbert reprenait, sous la vieille tour ronde maintenant en ruines, son poste d’observation, 3 000 cadavres allemands jonchant les allées du parc.

« Un dernier coup de collier et ça y est ! » : le général Foch eût pu adresser à toute son armée le cri cordial du colonel Lestoquoi. On a reconquis la crête qui domine les marais. l’ennemi cède ; la plaine nous est rouverte, on s’y précipite.

Les Marais ne sont point ce que la légende — car il y a déjà une légende de la Marne — a entendu en faire. Nul ne s’y enlizera parce que, en ces mois, nul ne s’y pourrait réellement enlizer. Ce n’est, après ce chaud été et malgré une petite pluie, très courte, qu’une sorte de cuvette où dans la terre grise fendillée, craquelée, poussent les ajoncs et les roseaux. Mais cette cuvette, où la Garde prussienne est forcée de se battre, est exposée à nos coups et si la Garde prussienne ne s’y embourbe point ainsi que nous le contaient des publicistes romantiques, elle s’y fait canonner : 8 000 de ses guerriers y restèrent sous les coups de notre artillerie amenée en hâte sur les collines que la veille les Allemands occupaient. Foch poussait contre ces débris ses divisions victorieuses.

Le soir du 10, il était maître des marais et, grâce à l’énergie avec laquelle il avait transformé sa défensive laborieuse en victorieuse offensive, les troupes débouchaient au Nord et, d’un seul bond, gagnaient la ligne Vertus-Vatry ; le général venait loger à Fère-Champenoise où, quelques heures avant, la Garde prussienne était installée, se gorgeant, se gobergeant, buvant à la destruction assurée de l’armée française : « Que vos troupes mangent le pain que l’ennemi a fait faire, écrivait Napoléon à Murât ; ce pain sera plus savoureux pour vos braves que ne le serait de la brioche. » Ce n’est pas seulement le pain cuit par l’ennemi que trouvaient les troupes courant en avant, mais des milliers de bouteilles dont la vue les faisait sourire, éclairant certaines défaillances de l’ennemi. De fait, on cueillit ce jour-là des grappes de soldats ivres de la Garde et corps voisins victimes du Champagne.

Cependant, le 19e corps, détaché de l’armée d’Espérey pour appuyer la résistance de Foch, avait repris, dès le 9 au soir, sa marche victorieuse : on le voyait à Vauchamps, Baye, Champaubert, et c’est à bon droit que le général d’Espérey pouvait féliciter ses troupes en un ordre enflammé, où il évoquait « les champs mémorables, » où nos ancêtres avaient battu les soldats de Blücher et où les soldats de la Troisième République venaient de faire reculer « les troupes les plus redoutables de la vieille Prusse. » De Fère-Champenoise, en face des marais où s’étaient abimés, aux cris de « Vive l’Empereur ! » les vaillans petits Marie-Louise de Pachtod, le général Foch eût pu faire sien cet ordre où éclatait le plus légitime orgueil. Des collines où Marmont n’avait pu tenir, il venait, lui, de voir sombrer la Garde impériale prussienne et couler par tous les pores, en cette fuite de soudards ivres, l’honneur, avec le sang, de l’Allemagne.


Autant que le concours de la 5e armée, à sa gauche, celui de la 4e, à droite, avait aidé le général Foch à faire front à une situation un instant si difficile.

Pendant que Maunoury, sur l’Ourcq, faisait ventouse, que les armées Frenchet Espérey, menaçant Klück d’encerclement » contribuaient à sa déroute, que la droite d’Espérey concourait avec la vaillance de la 9e armée à faire échouer la formidable tentative de percement faite à notre centre, les deux armées de droite remplissaient leur mission : protéger le pivot en rejetant l’ennemi du triangle dont les sommets étaient Verdun, Bar et Vitry.

Les soldats de Langle de Cary et de Sarrail sont d’autant plus préparés — moralement — à gagner une bataille qu’ils s’y sont, en cours de retraite, entraînés par de fréquens succès. Mais, conséquence de cette victorieuse retraite, ils sont singulièrement fatigués. Un général disait : « Nous avons gagné la partie avec des hommes hallucinés de fatigue. » Pour ne citer qu’un cas, le 12e corps, avec lequel le général Roques a remporté, depuis quinze jours, maints succès, n’a plus guère que 6 bataillons en état de participer au début de l’action.

Le 5, la 4e armée a atteint la ligne Humbeauville-Maurupt. Son quartier général est à Brienne. Celui de Sarrail est à Ligny-en-Barrois : son aile gauche est vis-à-vis et au Sud de Revigny ; sur le plateau entre Ornain et Aire, son centre couvre Bar, sa droite sur le plateau entre Aire et Meuse couvre Verdun. Les deux armées forment potence (l’angle étant derrière Revigny), menaçant sur leur front et leur flanc gauche les deux armées allemandes descendues d’Ardenne et d’Argonne.

Mais les princes allemands, duc de Wurtemberg et Kronprinz, n’entendent nullement être menacés, mais menacer. S’ils percent entre Vitry et Bar, c’est Saint-Dizier en péril et l’armée française tournée sur sa droite, c’est surtout Verdun, pivot de notre mouvement, paralysé, isolé, peut-être emporté. Aussi, dès le 6, le 2e corps, droite de la 4e armée, qui fait charnière entre les deux armées, est-il attaqué à Sermaize avec une particulière violence : cependant, il tient bon ainsi que le reste de la ligne. Mais, le 7, la poussée allemande se fait encore plus rude ; c’est toujours à la droite de la 4e armée que se produit, on sait pourquoi, le grand effort allemand et la charnière semble craquer : Sermaize est pris et Pargny-sur-Saulx aussitôt attaqué. Le 2e corps qui recule fait alors appel à l’armée voisine : Sarrail aussitôt dirige une des brigades du 15e corps que menace sur son flanc l’ennemi en progrès, tandis que le gros du corps est porté sur Contrisson et que le 5e corps agit en avant de Laimont.

C’est vers la gauche maintenant de la 4e armée, qu’un nouveau fléchissement semble à craindre : les Saxons du XIXe corps font reculer notre 17e corps. Mais le 21e, arrivant des Vosges, commence ses débarquemens à l’arrière de Langle de Cary, — renfort assuré pour le lendemain.

N’importe : le soir du 8, la situation est, là aussi, critique. Mais c’est la « tenace 4e armée » et certes personne, ce soir-là, ne s’avoue vaincu. Au contraire entend-on bien reprendre, le lendemain, le terrain perdu. Tous les courages se bandent et, de fait, le 17e corps, qu’appuie maintenant une division du 21e, tient bon, le 9 : la ligne saxonne attaquée se défend avec acharnement à Sompuis, mais finalement flotte et fléchit : notre artillerie disperse les chasseurs saxons en grand désordre et, tandis que le centre de la 4e armée maintient simplement ses positions, le 2e corps, à droite, reprend l’offensive, pousse vers Andernay et Sermaize, toujours appuyé par les deux corps de Sarrail qui, eux, pèsent sur le front allemand dans la direction Contrisson-Mognéville.

La situation semble rétablie. A cette heure, la bataille qui se termine à notre avantage sur les bords de l’Ourcq et de la basse Marne et se poursuit avec âpreté, mais victorieusement, sur le front Foch, bat cependant son plein sur les rives de la Saulx et de l’Ornain. Mais déjà Langle de Cary bénéficie du mouvement de recul de la droite allemande. Vitry, fortifié par les Saxons, doit être par eux abandonné : les soldats de Langle de Cary les talonnent ; c’est harcelé que l’ennemi repasse la Marne et, Vitry tombé entre nos mains, déjà les 21e et 17e corps marchent vers le Nord-Est et menacent d’enveloppement le duc de Wurtemberg. Il faut que l’ennemi, près d’être tourné, évacue la région, entraînant dans son mouvement, de Revigny à Triaucourt, les troupes voisines.

En se retirant, désireux de se montrer fidèle à ses exploits des dernières semaines, il met le feu aux villages et bourgs qu’il abandonne. Une récente enquête m’a permis de rassembler des témoignages peu récusables du crime : j’ai manié les pastilles incendiaires recueillies, vu les linges imbibés de pétrole jetés dans les maisons et ces ruines carbonisées fort différentes de celles que font les obus. Ah ! tristes ruines de Sermaize, Saint-Lumier, Maurupt, Contrisson, Revigny, quel cri s’élève à toutes les heures de vos décombres contre la culture germanique ! Mais il fallait venger l’honneur de deux princes allemands vaincus. « Nous avions sous les yeux, me dit un artilleur, du haut des collines du Sud, un rideau de flammes : dans la nuit du 9 au 10, nous voyions flamber 17 villages. »

C’est que, le 10, le Kronprinz impérial était, lui aussi, contraint de tourner le dos aux grands rêves. Sarrail avait ébranlé son armée et fallait reconduire jusqu’au Nord de Verdun.


Avec quelle confiance cependant le prince avait attaqué ! Fonçant dans la région de Revigny avec le dessein de saisir les ponts de l’Ornain jusqu’à Bar, il comptait entrer en quelques heures dans la vieille cité ducale. Le 6, un officier disait, m’a-t-on rapporté, à un habitant de Vaubecourt : « Demain nous brûlerons la ville de Poincaré. » Effectivement le XVIe corps devait occuper, sinon, brûler Bar tandis que, la victoire de l’Ornain n’étant pas douteuse, le IVe corps de cavalerie serait jeté vers le Sud, Saint-Dizier, Langres, la Bourgogne.

La poussée fut assez forte, le 6, pour que notre 5e corps fût refoulé de Laheycourt sur Laimont, et Revigny est tombé entre les mains du Vle corps allemand qui peut ainsi canonner son flanc gauche. Nos troupes reçoivent l’ordre de se maintenir, en dépit de tout, entre Laimont et Laheycourt. La journée du 7 se passe en alternatives de succès et de revers médiocres sur la longue ligne Revigny-Montfaucon où les deux armées sont aux prises, car si on se bat sur l’Ornain et l’Aire, la 72e division détachée de l’armée de Verdun par le général Coutanceau, gouverneur de la place, menace dans la vallée de la Couzance, au Nord, les communications du Kronprinz.

Mais une bien autre menace est suspendue sur le flanc de Sarrail : et c’est la dernière péripétie de l’énorme bataille. Des forces allemandes sont signalées en Woëvre qui semblent destinées à une action sur Saint-Mihiel. Grave incident, car si les Allemands parviennent à percer jusqu’à Saint-Mihiel et surtout à y passer la Meuse, Verdun sera coupé de la 3e armée et, celle-ci étant tournée, ce serait de nouveau le pivot menacé. Cette menace ne détourne pas le commandant de la 3e armée de sa tâche essentielle : dès le matin du 8, ses troupes sont en mouvement, repoussant les corps allemands de la vallée de l’Ornain sur Vassincourt, Villers-aux-Vents, Triaucourt, tandis que l’artillerie du 6e corps écrase dans la région de l’Aire celle du XVIe corps. Mais la menace se précise du côté des Hauts-de-Meuse : l’Allemand se glisse vers Saint-Mihiel ; à treize heures, il a commencé à bombarder le fort de Troyon. Le général Sarrail donne alors l’ordre de faire sauter les ponts à Saint-Mihiel.

Sans paralyser l’action de la 3e armée, cette attaque excentrique la rendait moins aisée. Elle se contente, le 9, de repousser de toutes parts les attaques allemandes. Mais la situation s’aggrave sur ses derrières : Génicourt est bombardé après Troyon, et Troyon semble se taire. Le général Coutanceau télégraphie au commandant du fort : « Situation générale de nos armées excellente. Il importe que la chute du fort de Troyon n’ouvre pas une voie de pénétration aux Allemands. Tenez indéfiniment. » Mais des colonnes allemandes s’avancent toujours vers Saint-Mihiel. L’armée Sarrail tient cependant ferme toute la journée du 10 où il y a, de Revigny à Vaubecourt, bataille continue, meurtrière pour l’ennemi qui y laisse 7 000 hommes. La situation reste néanmoins inquiétante : une défaillance du côté de Saint-Mihiel peut tout compromettre, à l’heure où, de l’Ourcq à l’Ornain, tout prend bonne tournure.

La défaillance ne se produit pas : Troyon bombardé, à moitié écroulé, repousse les assauts ; l’ennemi ne peut franchir la Meuse. Soudain, le 11, les canons allemands se taisent. « Calme impressionnant, » dit un officier. C’est que le Kronprinz est averti que, vaincues sur l’Ourcq, repoussées sur la Marne, les armées allemandes battent en retraite. Et lui-même vacille. Sarrail pousse vivement son offensive : le 5e corps reprend Laimont et Villotte, tandis qu’à sa gauche le 15e corps de la 4e armée avance au delà du canal de la Marne au Rhin. A notre droite, le 6e corps et les divisions de réserve essaient de prendre part à ce mouvement en avant, malgré le feu des obusiers allemands protégeant la retraite du prince. A la fin de la journée, le 15e corps a occupé Rancourt et Revigny, progressé jusqu’à Brabant-le-Roi, enlevant au XVIe corps en retraite canons et mitrailleuses ; le VIe oppose encore, au Sud de Souilly, une assez vive résistance à notre 6e corps. Les Allemands essaient une dernière tentative offensive sur Troyon : le fort résiste. C’est fini... Battu sur toute la ligne, l’ennemi n’a pu retourner sa suprême carte à Saint-Mihiel. Notre pivot a tenu et tout est sauf. L’Allemand d’ailleurs s’avoue partout vaincu ; car partout sa retraite s’accentue, s’accélère, tournant, en certaines régions, à la fuite, aveu formel d’une formelle défaite.


LES RÉSULTATS IMMÉDIATS

Quelqu’un qui, dans les journées des 10, 11, 12 et 13 septembre, eût pu embrasser du regard l’énorme champ où vient de se livrer la plus considérable bataille de l’Histoire, verrait, des bois de Souilly au Sud de Verdun, à la forêt de Compiègne au Nord de Paris, l’armée française s’avancer comme une énorme faux emmanchée sur Verdun. De la droite à la gauche, notre ligne est en mouvement sur les derrières de l’ennemi en retraite : Maunoury est déjà sur la région de Compiègne et de Soissons ; l’armée French a jeté ses divisions dans la direction de Neuilly-Saint-Front et la Fère en-Tardenois qu’elle occupe dès le 10 au soir ; l’armée Esperey refoule de la Brie sur la Marne les arrière-gardes allemandes, franchit la Marne, franchit l’Aisne et, par son 18e corps, se jette sur le plateau de Craonne ; le 13 à midi, le général d’Espérey fait, à la tête d’une partie du 1er corps, une entrée solennelle dans Reims reconquis. Et déjà Foch est rentré à Châlons, après avoir bousculé les dernières résistances, et ses troupes remplissent le camp de Châlons, tandis que la 4e armée, ayant balayé les défenses de Vitry, a passé la Marne à son tour sur les ponts que, dans sa fuite, l’ennemi n’a pas eu le temps de faire sauter et marche sur Sainte-Menehould. Avant trois jours, usé par Sarrail à Laimont, Revigny, La Vaulx-Marie, Vaubecourt, le Kronprinz en pleine retraite paraîtra pris de panique : après la ligne Villers-aux-Vents-Rembercourt, après la ligne Dammartin-sur-Yère-Triaucourt, il abandonnera la si précieuse ligne Clermont-Sainte-Menehould où passe la voie de fer de Châlons à Verdun, et lâchant ainsi la bonne moitié de l’Argonne et les points les plus utiles, ne s’arrêtera, après un recul de 10 à 12 lieues, que sur la ligne Varennes-Montfaucon, au Nord de Verdun. Car dans cette débâcle sombraient tous les grands projets : Verdun après Paris. Avec quelle mélancolie l’héritier du trône impérial dut repasser sur le champ de bataille de Valmy ! L’Histoire a ses recommencemens, et Gœthe lui-même s’y fût passionné.

Partout les soldats français se pouvaient convaincre de la réalité de leur victoire, rencontrant par monceaux les cadavres allemands, les piles d’obus non tirés, çà et là les canons abandonnés, des milliers de fusils brisés. Ce qui les a tous frappés, c’était, à travers l’immense champ de bataille, ces innombrables bouteilles vides, représentant tous nos crus, mais particulièrement ceux de Champagne, témoins du grand soûlas par où, dans l’assurance de la victoire, des hauts états-majors aux modestes feldgrauen, on avait préludé à la bataille : parfois d’ailleurs nos hommes découvraient dans les caves des groupes paralysés moins encore par la terreur que par l’ivresse. Nos hommes traversaient aussi, la mort dans l’âme, les villages détruits, quelques-uns par les obus, beaucoup par la basse vengeance du vaincu : ils pouvaient retrouver parfois les cadavres encore chauds des civils immobiles quand ils n’arrivaient pas assez tôt pour délivrer, comme à Coulommiers, les otages près d’être exécutés.

Sur toute la ligne, ils marchaient excités certes par l’orgueil de la victoire, mais fatigués » jusqu’à l’hallucination » par les effroyables semaines que la plupart, depuis l’ordre de retraite, avaient vécues, dormant à peine, mangeant à peine, se battant en reculant, se battant en se maintenant, se battant en avançant et ayant forcé le destin par le plus extraordinaire effort d’endurance et de vaillance que, sur un aussi vaste champ, une armée ait fourni.

Ainsi se terminait la bataille de la Marne, insigne victoire de l’armée française.


Plus, depuis deux ans, la force allemande est apparue énorme par son poids, puissante par ses multiples moyens, redoutable parfois dans l’offensive et surtout tenace dans la défensive, plus la victoire de la Marne a grandi dans l’admiration étonnée du monde.

J’ai dit en quelques mots quelle était cette force à la veille de la Marne : par la masse de ses effectifs et l’implacabilité de sa marche, l’armée allemande semblait une de ces forces déchainées de la nature que rien ne peut arrêter ; mais, par surcroît, cette ruée était dirigée, et par là cent fois plus redoutable. Elle semblait porter toutes les conditions de la victoire. Cependant elle se heurta, du 5 au 10 septembre, contre quelque chose qui lui était évidemment supérieur, puisqu’elle ne put vaincre l’obstacle et dut reculer.

Ce fut d’abord la froide résolution d’un grand chef secondé par un état-major qui, avec moins d’ostentation que l’autre, avait cependant, lui aussi, travaillé. Napoléon a écrit : « La première qualité d’un général en chef est d’avoir la tête froide. » La qualité éminente du généralissime français était d’avoir « la tête froide. » En une heure critique, qui fut le 24 août 1914, il avait su d’un œil clair envisager la situation que créait l’échec et la loi qu’il imposait. Puis, de ce cœur ferme qui généralement suit une tête froide, il accepta toutes les conséquences de cette situation, — même la plus dure, qui était l’abandon momentané aux barbares de toute une partie du sol de France. Il rompit la bataille des frontières, au moment où l’échec pouvait devenir un désastre, et de sa propre volonté la transféra en arrière : car la bataille de la Marne n’est pas autre chose que celle de Belgique reprise en de meilleures conditions ; la retraite fut conçue et exécutée de telle façon que les deux batailles restent liées : le général Joffre alla tout simplement chercher entre Seine et Aisne le résultat qu’il n’avait pas obtenu entre Sambre et Meuse. « Belle opération intellectuelle, » a pu écrire M. G. Hanotaux de ce « redressement. stratégique » qu’on pourrait appeler un transfert de bataille.

Trop avisé pour s’emprisonner lui-même en son plan, le général n’avait point, le 25 août, arrêté d’une façon précise à la Seine la limite de la retraite : il pensa certainement livrer bataille sur la Somme, sur l’Aisne ; peut-être l’eût-il livrée plus loin, sur la Seine, et non sur la Marne. Mais à quoi il était résolu, c’était à ne la livrer que lorsque seraient réalisées toutes les conditions nécessaires à la victoire parce que, conscient qu’il jouait le sort de son pays, il avait décidé de ne pas être vaincu. Pour que, à tous les instans, il pût être prêt à saisir l’occasion, il ne perdit pas une minute de vue ses bataillons sur un front immense, qui allait un instant de l’Artois à l’Alsace. Les uns reculèrent méthodiquement, rompant tout en ferraillant et maintenant l’adversaire, les autres furent enlevés à telle armée, transportés à telle autre où ils arrivèrent à l’heure dite.

J’ai vu les ordres. Leur recueil établira que, pas un instant, le haut commandement français ne cessa de jouer serré, les yeux dans les yeux de l’adversaire. J’ai cité quelques-uns de ces ordres, qui montrent que ce qui se fit s’était trouvé prévu ; et si ce qui était prévu put se faire, c’est que, du 25 août au 10 septembre, l’armée resta dans une main qui, même dans les pires momens, ne trembla pas, parce que la tête restait « froide. »

La bataille fut d’abord gagnée par elle. Elle le fut ensuite par l’esprit d’initiative des lieutenans. J’ai souvent admiré comment, en 1806, contrairement à la légende, Napoléon avait su d’Iéna, puis de Berlin, au lendemain d’une grande bataille, diriger ses maréchaux, lancés à la poursuite, sans jamais les gêner : Lannes, Murat, Soult, Bernadotte, Ney, reçurent ses directions, mais ces directions ne furent jamais étroites ; transformant la défaite subie par l’armée prussienne à Iéna et à Auerstædt en une immense victoire remportée des monts saxons à la Baltique, ils agirent suivant les ressources de leur génie militaire dans un large cercle tracé par l’Empereur. Ainsi Joffre laissa-t-il agir Galliéni, Maunoury, French, Espérey, Foch, Langle de Cary, Sarrail, Castelnau et Dubail.

Je n’aurai pas l’impertinence de leur décerner des prix. Ce que chacun a fait, le lecteur l’a vu : comment Maunoury, après avoir porté le premier coup, et par là attiré sur lui le gros des forces de Klück, sut les y maintenir, — détraquant le plan allemand et déconcertant toutes les prévisions ; comment French, après avoir tenu bon le premier jour, sut exploiter, peut-être un peu lentement, l’heureux effet du prodigieux effort de Maunoury pendant trois jours de combat ; comment Franchet d’Espérey, faisant passer dans ses troupes l’ardeur de sa nature, les jeta sur Montmirail où l’appelait l’ombre de l’Empereur et, menaçant l’armée allemande déjà ébranlée, en précipita la retraite ; comment Foch, sur les mêmes champs célèbres, opposa à un effort violent de l’ennemi un front ferme que nul incident ne troubla et ce sang-froid souriant qui tout à la fois rassure et réchauffe ; comment Langle de Cary et Sarrail, maintenant à bras tendus les princes allemands de Vitry à Verdun, couvrirent sans défaillances et sauvèrent la pierre angulaire sur laquelle reposait la bataille.

Ce qui fut très beau, c’est que, agissant chacun pour le mieux dans son secteur de bataille, tous s’aidèrent : je cite le fait, parce que, hélas ! il ne fut pas toujours celui des plus grands soldats dans le passé. « Les commandans d’armée, avait télégraphié Joffre le 1e’septembre, devront constamment se communiquer leurs intentions et leurs mouvemens. » Ils firent beaucoup mieux : ces soldats pratiquèrent avec une rare intelligence la solidarité, parce que, unis déjà par la doctrine, ils communièrent, par surcroît, dans l’amour désintéressé de leur pays. Ainsi se remportent les victoires.

Pour les juger en masse, je me rallierai à l’opinion du bon soldat étranger qui les vit combattre : « Vos généraux, s’écriait sir John French, ah ! ce sont de sacrés soldats ! — damned good soldiers ! » Ce jugement sommaire contient cependant tout.

Et puis, sur ces u sacrés soldats » il y avait d’autres » sacrés soldats, »


... les petits, les obscurs, les sans grades,
Nous qui marchions fourbus, blessés, crottés, malades,


comme a dit le poète des soldats de la grande époque. Napoléon « gagnait les batailles avec les jambes de ses soldats. » Que dire de la bataille qui se livra de la Belgique à la Champagne ? Le maréchal anglais écrivait : « Depuis le dimanche 23 août, c’est-à-dire depuis Mons jusqu’à la Seine et depuis la Seine jusqu’à l’Aisne, l’armée que je commande a été sans cesse engagée sans un seul jour de halte ou de repos... » Il en était ainsi des cinq sixièmes de l’armée de Joffre. Les petits-fils des soldats de la Grande Armée gagnèrent, eux aussi, « avec leurs jambes, » la bataille, par des marches que les grognards eux-mêmes ne connurent pas. « Les souliers collaient aux pieds à cause du sang, me disait un homme, nous n’avions plus de peau sous la plante des pieds. » Sous un soleil torride, par les routes brûlantes, dans une poussière assoiffante, ils marchèrent. En réalité, les cœurs faisaient marcher les jambes ; c’est que, suivant l’heureuse expression de Pierre Lasserre, « les corps avaient battu en retraite, mais non pas les cœurs. » Certes, ils montraient, pendant la retraite, des fronts sombres et une face lasse : c’est que le Français n’aime point reculer, même « stratégiquement. » On ne leur demandait pas d’être joyeux ; ils savaient que de leur effort surhumain dépendait le salut ou la ruine de la patrie. Seulement, lorsque recrus de fatigue, le front noir de poudre, les yeux aveuglés par la craie de Champagne, les pieds en sang, suant, râlant, « crevés, » me disait l’un d’eux, ils connurent l’ordre de Joffre qui leur promettait l’offensive, les visages, de Paris à Verdun, s’illuminèrent de joie : — l’offensive, vraie joie du Français, au bout de laquelle chacun voit une belle charge à la baïonnette et les obus balayant la plaine ! Ils se battirent les muscles déjà brisés, et jamais armée ne montra plus de muscle parce que le cœur y était, plein de foi et d’espérance.

Que Klück ait eu tort d’ignorer Maunoury ou de le méconnaître, cela est certain, et qu’on relève, un jour, à l’actif de tel ou tel général allemand, telle ou telle faute par quoi la bataille, déjà compromise, fut perdue, cela est possible. Mais il faut croire que l’Allemagne, puisqu’elle ne tint pas rigueur à ses généraux, s’est elle-même rendu compte que leurs soldats et eux avaient eu tout simplement affaire à plus forts qu’eux, chefs avisés et soldats valeureux. Je sais bien que l’Allemagne — et je ne m’arrêterai pas au plaisir facile de reproduire ici les savoureux communiqués par quoi elle essaya de couvrir une éclatante défaite — essaya quelque temps de nier puérilement ou audacieusement la réalité même d’une bataille. Mais, si on l’en eût cru, c’eut été pour elle pire honte. Car l’ « incomparable armée, » — partie en guerre avec quels projets étalés et quels cris de jactance ! — eût alors tout entière reculé devant un froncement de sourcils du général français. Les Allemands reculèrent, à la vérité, à temps pour éviter un plus grand désastre, un désastre sans précédent dans l’Histoire, puisqu’un million d’Allemands y fussent restés. Mais, après avoir perdu plus d’hommes qu’ils ne nous en prirent à Sedan, ils ne peuvent avoir, aux yeux des plus indulgens, qu’un mérite : celui d’avoir été des vaincus prudens devant des vainqueurs fatigués.

Il est difficile d’écrire un chiffre de pertes : on a dit 135 000 à 150 000 hommes. Je ne prendrai pas le chiffre à mon compte : historien, j’attends l’aveu qui ne se produira que longtemps après la guerre finie. Mais d’un tableau malheureusement fragmentaire que j’ai sous les yeux, dressé, non point d’après les dires des prisonniers portés à exagérer, mais d’après les carnets de notes et papiers saisis, on voit que tel régiment (le 15e) a perdu 1 786 hommes, que tel autre, 3e de la Garde, a été si éprouvé qu’une de ses compagnies est (d’après le carnet du feldwebel Docht) réduite à 70 hommes et une autre (d’après le carnet du sous-officier Brehm) réduite à 80, que le capitaine de la 1re compagnie du 1er grenadiers ne rassembla que 85 hommes, et cent autres chiffres aussi édifians. Arriverait-on au chiffre de 150 000, le dépasserait-on ? C’est, dans tous les cas, une armée déjà saignée à blanc que les généraux de Guillaume II ramenèrent sur l’Aisne et une armée beaucoup plus démoralisée — les témoignages commencent à se produire — qu’on ne l’avait d’abord cru.

Et il fallait qu’elle le fût pour qu’à tant de présomption presque féroce, succédât cette hâte fébrile de se mettre à l’abri, en laissant là tous les grands desseins. Ils avaient marché en criant : « Nach Paris ! » et tenu Verdun pour « pris » — à ce point que les prisonniers que je vis interroger en octobre, devant Verdun même, nous soutenaient que la ville était à eux. Ils avaient préparé des cartes postales datées de Verdun comme de Paris. Et tandis que beaucoup eussent crié piteusement, comme ce soldat que vit passer un témoin : « Plus Paris ! » ils lâchaient Verdun comme Paris. Était-ce là la suite d’une demi-défaite, — à plus forte raison d’un simple « repli » de tout temps voulu et arrêté ? Ils lâchaient plus. Reculant de 60, 70, 80 kilomètres en trois jours, ils abandonnaient les deux tiers de leur gage. Le 5 septembre au soir, l’Allemand occupe en totalité ou par lambeaux la valeur de dix à onze de nos départemens, où déjà ils s’installaient en maîtres ; le 13 septembre au soir, ils occupent à peine le tiers de ce territoire. Quelle armée a, sans avoir éprouvé le poids d’une lourde défaite, évacué si précipitamment les deux tiers de ce qu’elle a conquis ? Et qu’importe au surplus qu’ils nient ? Les résultats étaient là : huit départemens français libérés du joug allemand.


LES CONSÉQUENCES HISTORIQUES

Mais ces résultats immédiats, si beaux soient-ils, combien ils paraissent secondaires, auprès des conséquences historiques de la Marne !

« Agir avec rapidité, voilà le maître atout de l’Allemagne, » avait dit M. de Jagow à sir Ed. Goschen. Jamais il ne faut perdre de vue cette parole que tout au surplus confirme. Devant la coalition qui la menaçait, mais que dans son orgueil elle ne redoutait point, l’ayant provoquée, l’Allemagne n’avait en effet qu’une ressource : la rapidité. Pour que la victoire fût certaine, il fallait qu’elle fût prompte. La Russie ne serait pas prête à résister avant deux mois : il fallait porter la quasi totalité des forces germaniques sur la France et l’écraser dans ces deux mois. La surprise qui résulterait du passage des troupes allemandes par la Belgique permettrait la réalisation du dessein. Il était si patent, que, cette fois, l’Allemagne n’a pas osé nier qu’il eût été le sien : on comptait être à Paris, et probablement maître de la France entre Somme et Loire, pour la fin de septembre. Il est fort clair que le rêve se réalisait si l’armée française avait été, entre le 5 et le 10, écrasée ou même disloquée, sur sa ligne de bataille. Sans doute aurait-il encore fallu prendre de revers les armées Castelnau et Dubail, lutter quelques mois encore peut-être contre les restes de la grande armée française plus ou moins reformée en arrière. Mais si la barrière constituée le 5 septembre, de l’Ourcq à l’Ornain, avait cédé, l’invasion passait, dont la puissance eût été décuplée par l’ivresse de la victoire. Alors l’Allemagne eût pu, — même si la France se refusait à accepter sa loi, — reporter contre la Russie le gros de ses forces et la contraindre à la paix. Et la campagne eût été terminée en quelques mois, à la plus grande gloire de la plus grande Allemagne.

Mais du 7 au 10 septembre, les Allemands, au lieu de vaincre, furent vaincus ; au lieu de passer, ils durent reculer. Bien plus, cette défaite, qui les stupéfiait, sembla soudain non seulement renverser leurs plans, mais briser leur confiance. Ces magnifiques opérations que le haut état-major se promettait comme un gigantesque Kriegspiel, il y renonça. Il inaugura la guerre de forteresse ; mais on dira un jour comment et pourquoi, l’instituant, les Allemands nous servirent plus qu’ils ne se servirent. Plus qu’eux, ce magnifique effort de la Marne accompli, nous avions besoin de voir s’élever entre eux et nous ce mur derrière lequel nous pûmes nous préparer à de nouvelles luttes. Sans doute pouvions-nous déplorer, — et amèrement, — que ce mur se fût élevé sur notre territoire. Mais le fait n’en restait pas moins là. La défaite des Allemands sur la Marne avait en quelque sorte figé l’invasion.

Deux ans ont passé : l’Allemagne a pu, çà et là, obtenir des succès, remporter des victoires ; et cependant jamais on ne revit un Allemand au delà de la ligne où, le lendemain de la Marne, ils étaient rejetés. Ces deux années de guerre même sont la justification de notre première victoire : si aucun des belligérans ne les avait prévues et d’avance admises, les Allemands les prévoyaient, les agréaient moins que personne. Ils ont mis une belle ténacité à essayer de se faire une situation favorable avec les morceaux de leur rêve. Mais le rêve avait bien été brisé dans les journées de septembre 1914.

Ainsi le sort de la grande guerre a été, en ces jours de la Marne, renversé, et avec le sort de la guerre, celui du monde.

Quel sort lui préparait la victoire de l’Allemagne ? Je ne pense point instituer ici une polémique. Je m’en tiens aux aveux de l’ennemi, à ses déclarations d’avant la guerre, à ses déclarations depuis la guerre. Le peuple allemand ne comptait point seulement, sur le monde latin comme sur le monde slave, satisfaire ses haines et ses convoitises. Nous n’étions plus à la veille d’un de ces conflits d’où une nation sort augmentée et une autre diminuée. Nous étions en face d’une tentative, faite avec d’immenses chances de succès, pour établir sur l’Europe et bientôt dans le monde non seulement l’hégémonie politique et économique d’un peuple, mais le règne d’une Race et — plus encore — d’une Culture. S’il fallait entendre l’Allemagne, ses savans comme ses ministres, ses professeurs, ses généraux, ses princes, ses prêtres, cette Culture était d’une si rare perfection que chacun se devait plier sous sa loi. L’épée des soudards devait faciliter aux cuistres le maniement de la férule. Et, vaincue, l’Europe devait accepter ce qui est pire que la tyrannie d’un homme, celle d’un pédant appuyé sur un gendarme.

L’événement en effet a montré ce qu’était cette fameuse Culture : beaucoup d’entre nous qui l’avaient vue de près — particulièrement en Alsace-Lorraine où elle se heurtait à la civilisation celto-latine — savaient quelle barbarie grossière se cachait sous ce couvert : de même que sous des dehors chrétiens et parfois prétistes, l’esprit du Walhalla était resté vivant, générateur d’atroce brutalité, de même l’esprit prussien avait partout réveillé la barbarie des antiques Germains. La science ni la religion n’avaient amené ces âmes à la justice, pas plus qu’à la bonté. Et lorsque, dès les premières semaines de guerre, on vit se renouveler — servis simplement par la science — les exploits des Huns d’Attila et des Vandales de Genséric, les victimes sanglantes, se levant des ruines pour protester, trouvèrent en face d’elles les savans, artistes, écrivains, professeurs et prêtres de la Culture pour leur imposer silence. L’épouvantable doctrine des destructions nécessaires fut professée dans les chaires d’Allemagne, — celles des universités, parfois celles des temples, — Et ainsi se sont démasqués, avant qu’ils aient pu nous imposer leur loi, les maîtres qui comptaient nous « civiliser. »

Le monde entier a ainsi appris à quel péril il avait échappé : sous couleur de Culture, l’oppression des civilisations les plus charmantes sous le lourd rouleau du germanisme, la personnalité humaine écrasée par la plus despotique des tyrannies, une tyrannie intellectuelle et spirituelle servie par la militaire. Je ne sais si les Barbares qui, au IVe siècle de notre ère, vinrent bouleverser la société gréco-latine étendue à tout l’Occident, si les tribus sarrasines et turques qui, au VIIe siècle, menacèrent l’Occident et au XVe siècle couvrirent l’Orient, ont apporté aux vaincus un pire joug. Si l’on admet que la bataille de la Marne a brisé l’invasion germanique et mis, au moins en Occident, une borne à la puissance qui, depuis cinquante ans. se développait aux grands dépens de tous, il faut convenir que cette bataille d’arrêt doit être célébrée à l’égal de toutes celles dont, au début de cette étude, nous évoquions le souvenir. Il est intéressant de penser que les mêmes champs de Champagne auront vu deux fois l’Humanité briser la Barbarie. Car c’est sur les Champs Catalauniques, où jadis le premier Attila avait trouvé sa perte, que sont venues se faire déconfire — contre leur attente et celle de l’univers — les hordes d’un nouvel Attila.


Il nous suffirait, pour célébrer ces journées à l’égal des plus grandes, qu’elles aient marqué le réveil de la France.

Au moment où se livrait la bataille, je me trouvais enfermé dans le camp de Verdun quasi investi. Du fort, devenu depuis célèbre, de Douaumont, merveilleux observatoire d’où la vue porte de Monfaucon à Hattonchâtel, j’avais vu à notre gauche s’écouler de Spincourt à Consenvoye, de Consenvoye vers les pentes d’Argonne, une partie de l’armée Sarrail. Puis. frémissans tout à la fois d’angoisse et d’espoir, nous avions passé des journées à prêter l’oreille au canon qui, s’éloignant, nous apprenait seul que la retraite continuait. Et puis, nos côtes de Meuse étant tout de même bien loin des champs de la Marne, un grand silence pesa sur nous jusqu’à l’heure où Troyon et Génieourt furent bombardés et où le cercle parut se refermer sur nous,

Ce qui domine mes souvenirs, c’est la conscience d’avoir gardé, dans notre fortune, une foi sans réserves et sans défaillances. Je serais aujourd’hui tenté de m’en étonner, encore que l’événement l’ait pleinement justifiée. Elle n’était pas la foi du charbonnier et aucun mysticisme ne la soutenait. Elle se nourrissait au contraire de l’histoire du passé et on peut même dire qu’elle en jaillissait. Evoquant les souvenirs de tant de précédens, de ces réveils français qui avaient déconcerté nos ennemis et fait crier au miracle les gens mal avertis, je me tenais pour assuré que le Français, resté au fond le même, allait derechef étonner le monde par un de ces prodigieux rétablissemens dont, depuis plus de dix siècles, il est, si j’ose dire, coutumier. Lorsque, le 13 septembre, dans l’obscure casemate où nous travaillions, sevrés de toutes nouvelles depuis sept jours, mais pleinement confians en nos destinées, nous entendîmes les téléphonistes, nos voisins, répéter, d’une voix quasi extasiée, les mots qui, tombés de la Tour Eiffel, apprenaient au monde la grande victoire, nous fûmes certes joyeux, à nous embrasser tous, mais plus d’un dit : « Parbleu ! cela devait bien arriver. » Derrière de remarquables chefs le peuple français avait fait — si l’on veut — un miracle, mais, on peut dire, son miracle ordinaire, celui qui commença à Tolbiac sous les enseignes de Clovis, se continua à Bouvines sous l’oriflamme de Philippe-Auguste, à Orléans sous la bannière de Jeanne, à Denain sous le drapeau fleurdelisé, à Valmy sous les couleurs de la Nation et se renouvelait à la Marne.

Nous avons vu les causes immédiates de l’événement, mais il est des causes, si j’ose dire, séculaires de cette défaite, et celles-là, nous n’avons besoin des documens d’aucun des deux états-majors pour les discerner. Elles résident dans la vertu française, la foi française, la force française. L’Allemand aveuglé par l’Histoire qu’il fabrique à son usage, et pris ainsi à son propre mensonge, a été en grande partie vaincu pour nous avoir méconnus. Jamais la France n’est si près d’être très grande qu’à l’heure où elle paraît très bas. Il faut que nos ennemis se résignent aujourd’hui à le constater. Mais rien n’était plus facile que de le faire avant septembre 1914. Il suffisait d’ouvrir à cinq ou six pages nos Histoires de France.

A la veille de Bouvines, où, pour la première fois, la France, en train de se reconstituer, affronte un Empereur allemand fort de la trahison de certains féodaux et de l’alliance anglaise, tout semblait compromis. La Nation se cherchait. C’est devant l’invasion que, soudain, les élémens de cette Nation se trouvèrent et se soudèrent, puisqu’on vit pour la première fois les milices des communes se joindre aux gens d’armes du roi et aux chevaliers bannerets — tandis que les moines eux-mêmes prenaient le heaume et la masse contre l’Allemand. La France entière se groupe : Philippe en a conçu une extrême confiance. « Enfans de la Gaule ! » crie-t-il à ces soldats venus de tous les points du royaume, et pris d’une pieuse émotion il étend les mains et bénit les soldats. Ceux-ci braveraient un monde. Cependant l’empereur Othon dit à ses troupes : « Philippe est vaincu d’avance. » Le roi pris, on partagerait le royaume, et la France aurait vécu. Lui aussi, l’Empereur croit en fuite le roi qui le veut attirer sur le plateau de Bouvines ; en vain, Renaud de Boulogne dit : « C’est une erreur de les croire en fuite, il y aurait imprudence à les combattre en pays découvert ; vous les trouverez prêts et bien rangés en bataille… » C’est peut-être ce qui a été dit à Klück par un conseiller éclairé. Et quand, à marches forcées « comme des chasseurs courant après le gibier, » — « comme s’ils courussent pour proie rescorre, » les Allemands rejoignent les Français, Othon s’arrête, étonné. « Que me disait-on que le roi était en fuite ? qu’il n’oserait soutenir notre passage ? Voici que j’aperçois son armée rangée dans un ordre parfait, toute disposée à en venir aux mains. » Et le soir du 17 juillet 1214, dans ces champs de Picardie, l’armée impériale étant déconfite, on venait jeter aux pieds de Philippe, proclamé Auguste, l’aigle d’or arraché du char de combat — colossal — de l’Empereur en fuite. Et de celui-ci le Capétien riant disait ce que nos soldats eussent pu ricaner le soir de la Marne : « Nous ne verrons plus sa figure d’aujourd’hui. »

Avons-nous jamais été plus bas cependant qu’en 1429, quand le roi d’Angleterre, installé à Paris, tout était, en France, discordes, troubles, querelles civiles, défaites militaires, que le roi Valois pourchassé n’était plus que le « roi de Bourges ? » Mais si quelques grands s’égorgent et trahissent, il reste, des châteaux aux chaumières, un peuple de France. C’est des entrailles de ce peuple que jaillit Jeanne : le 8 mai, devant Orléans devenu le bastion de la France, la jeune fille lorraine livre bataille et arrête l’étranger. Le roi restauré et sacré, l’armée restituée en sa foi, la Nation rappelée à l’union, le territoire sera en quelques années libéré. Pourquoi, même après la mort de Jeanne, l’œuvre s’est-elle continuée, sinon parce que cette enfant avait incarné dans une heure terrible le génie de la Nation qui ne voulait pas mourir ?

Et si, ne nous arrêtant point à tant d’autres réveils, nous fixons la carte de nos Marches de l’Est, j’y vois s’inscrire, après Tolbiac et Bouvines, Denain et Valmy.

Denain ! La fin malheureuse d’un grand règne, les conquêtes faites des Flandres à l’Alsace menacées, la France éreintée et qui semble incapable d’un grand effort. Les Impériaux menacent Paris, car Landrecies va être enlevée, « seule place, écrit-on, qui reste pour couvrir les provinces et la capitale de la France ! » Le vieux roi a appelé le maréchal de Villars, lui a confié sa dernière armée. On lui a conseillé de quitter sa capitale, d’aller à Blois : « Monsieur le Maréchal, si un malheur arrive, écrivez-moi : je ramasserai dans Paris ce que je pourrai trouver d’hommes ; j’irai à Péronne ou à Saint-Quentin périr avec vous ou sauver l’État. » Quand un roi de France parle ainsi, c’est que l’Etat est bien bas — mais qu’en même temps la vertu de la race reste bien haut. Le prince Eugène, commandant les forces germaniques, a pris le Quesnoy, restant relié au camp de Denain par des lignes que les Allemands appellent déjà « le Chemin de Paris, » toujours cette belle outrecuidance, déconfite le 24 juillet 1712, par la courte bataille de Denain qui conjure le sort et rappelle la victoire sous nos drapeaux.

Et n’est-ce point plus grand miracle encore, que Valmy ? Une nation en anarchie qui vient de détruire l’ordre ancien et n’a pu établir l’ordre nouveau, une armée qui a honteusement fui au printemps de 1792 devant des Autrichiens, l’Europe conjurée contre nous, une armée prussienne qui a pris Longwy, pris Verdun, forcé l’Argonne, pénétré en Champagne, qui menace Paris où le gouvernement délibère de fuir. Danton envoie à Dumouriez — dans un style de forcené Jacobin — les mêmes instructions que Louis XIV à Villars. Il faut sauver l’Etat : l’État sera sauvé. Car il suffit que l’ « armée de savetiers » dont ricanaient les officiers prussiens et autrichiens, présentât à « l’armée du grand Frédéric » un front résolu, pour que le Prussien abandonnât l’Argonne après la Champagne, Verdun après l’Argonne, Longwy après Verdun — en attendant l’heure proche où nos soldats allaient cantonner à Bruxelles, à Liège, à Mayence et à Francfort.

Miracle ! a-t-on dit à chacune de ces victoires inattendues. Miracle, soit : c’est beaucoup que l’esprit souffle, mais il faut qu’il trouve de grandes vertus à ranimer. Ces grandes vertus n’étaient point éteintes. Elles ne l’étaient point à la veille de Bouvines, pointa la veille d’Orléans, point à la veille de Denain, point à la veille de Valmy.

Elles ne l’étaient point à la veille de la Marne, et par là tout s’éclaire. Nous paraissions bien bas ; l’étranger nous tenait pour perdus : la France avait oublié ses vertus guerrières ; peuple frivole, « corrompu, pourri, » renchérissaient nos ennemis, peuple affaibli par ses querelles, démoralisé par le plaisir, mal préparé à une grande guerre, livré d’avance par l’indiscipline et à qui l’on pouvait, comme les hommes de l’empereur Othon le faisaient la veille de Bouvines, préparer « cordes et courroies. »

Car en face de ce peuple aveuli marchait l’ « incomparable » armée allemande forte de ses vertus autant que de ses armes. Et tout fortifie dans son erreur l’étranger — et avant tout l’Allemand. Celui-ci s’engage avec une confiance déjà triomphante, la figure allumée par la convoitise près de se satisfaire, par la haine déjà satisfaite, puisque de toute part le Français battu recule. Alors le généralissime lève le bras : le signal est donné de la bataille : « Se faire tuer plutôt que de reculer ! » Un frisson sacré court de la banlieue de Paris aux cols des Vosges. Le 6, on attaque. Le 13, l’armée allemande, repoussée après deux combats, a abandonné les deux tiers du territoire, et sa défaite définitive n’est plus qu’affaire de temps.

Tolbiac, Poitiers, Bouvines, Orléans, Denain, Valmy, champs de la Marne, partout le même miracle s’est produit. Mais un miracle qui tous les deux siècles sauve le pays, qu’est-il, sinon la vertu de la race ? La vertu de la race, elle fut, à l’heure où tout allait périr, la force principale de nos armées : elle apparut dans les chefs au clair regard, et dans les soldats remis debout par l’ordre de combat : elle domina les combinaisons et fortifia les bras. Ainsi avait-elle agi à tous les âges. Elle fut la cause capitale de la grande déconfiture allemande aux plaines de la Marne, comme de toutes les défaites subies à tous les âges par les ennemis du pays. Mais parce que cette vertu française, comme à ces heures critiques, apparut soudain magnifiée par l’extrême péril et, après l’épreuve, auréolée de gloire, la bataille de la Marne restera, quels que soient nos succès présens et futurs, une des heures les plus solennelles de l’histoire de France — peut-être la plus solennelle, puisque, avec la nation, elle a sans doute du plus dur joug sauvé l’Humanité.


LOUIS MADELIN.

  1. M. Gabriel Hanotaux, dans sa grande Histoire de la Guerre de 1914, aborde en ce moment la Bataille des Frontières.
  2. Suivant l’exemple de M. Babin, dans sa consciencieuse étude, parue dans l’Illustration du 11 septembre 1915, je désignerai par des chiffres arabes nos unités et par des chiffres romains les unités allemandes, ce qui écarte pour le lecteur tout danger de confusion.
  3. Les combats admirables alors livrés devant Nancy par le général de Castelnau feront ici l’objet d’une étude spéciale. Ils jouent un rôle capital dans l’ensemble des opérations d’août-septembre 1914.
  4. L’ordre ne put être exécuté qu’en partie.