Une histoire sans nom/Chapitre IX

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 159-180).

IX

Un soir, des symptômes certains d’une délivrance prochaine apparurent à madame de Ferjol, — et quoiqu’elle s’attendît à l’événement qui allait se produire, elle ne le vit pas approcher sans trouble. Solennel et menaçant, il pouvait, sous ses mains inexpérimentées, devenir aisément tragique et mortel. Elle s’y prépara cependant avec une volonté qui dominait ses nerfs. Les souffrances de Lasthénie étaient de celles-là sur lesquelles les femmes qui ont passé par elles, ne peuvent pas se tromper. Lasthénie accoucha dans la nuit. Quand l’inquiétant travail commença : « Mordez vos draps pour ne pas crier, — dit madame de Ferjol. Tâchez donc d’avoir ce courage ! » Lasthénie l’eut comme si elle avait été forte. Elle ne poussa pas un seul cri, qui, d’ailleurs, n’eût averti personne dans cette maison, à laquelle la nuit ne pouvait pas ajouter un silence de plus, tant le jour elle était silencieuse ! Le seul être qui aurait pu entendre Lasthénie était Agathe, mais elle couchait dans une chambre placée à l’extrémité du château, hors de toute atteinte de la voix, si Lasthénie avait crié. Toutes les précautions avaient été bien prises par la prudente madame de Ferjol. Néanmoins, il y eut encore pour elle, malgré ses précautions, un moment terrible. La peur de l’incertain la prit ; une défiance insensée ! Elle était bien sûre qu’il n’y avait là qu’elles deux, et cependant elle osa aller, le cœur palpitant, ouvrir toute grande la porte fermée, pour voir s’il n’y avait personne derrière, et regarder dans le sombre du corridor. Elle imaginait là Agathe accroupie. Il était bien impossible qu’il y eût quelqu’un ! N’importe ! elle y alla, avec la transe au cœur que connaissent les superstitieux qui ne sont pas bien sûrs de ne pas voir, tout à l’heure, se dresser un spectre dans le noir béant de la nuit. Ici le spectre aurait été Agathe !… Tremblante, elle sonda d’un œil dilaté les ténèbres du corridor, et pâle de la terreur involontaire des gens braves, elle revint au bord du lit où sa fille, dans une agonie convulsive de douleur, se tordait, et elle l’aida à se débarrasser de son fardeau…

L’enfant que Lasthénie mit au monde avait sans doute épuisé, pendant qu’elle le portait, toutes les souffrances qu’il pouvait donner à sa mère. Il était mort quand il sortit d’elle… Lasthénie accoucha comme un cadavre, qui se viderait d’un autre cadavre… Ce qui restait de vie, en effet, à cette fille inanimée, peut-on dire que ce fût de la vie ?… Madame de Ferjol, qui s’était reproché, pendant tout son voyage à Olonde, ce désir d’une fausse couche, déterminée par quelque accident de voiture, qui eût sauvé l’avenir de sa fille, ne put s’empêcher de sentir une joie profonde de cette mort dont personne n’était coupable… Elle remercia Dieu de la perte de cet enfant, qu’elle avait lugubrement nommé « Tristan » dans sa pensée, s’il avait vécu, et elle adora la Providence de l’avoir pris avant sa naissance, comme si elle avait voulu lui épargner, ainsi qu’à sa fille, d’autres hontes et d’autres douleurs. Pour elle aussi, madame de Ferjol, c’était une délivrance ! Cette mort la délivrait d’un enfant qu’il aurait fallu cacher dans la vie, comme elle l’avait caché, mais à quel prix ! dans le sein de sa mère et qui, vivant, aurait fait rougir Lasthénie de cette immortelle rougeur de la honte, que les bâtards infligent aux joues de leurs mères, comme un soufflet de bourreau.

Mais sa joie fut cruelle encore. Quand elle eut détaché l’enfant de sa mère, elle le lui montra. « Voilà votre crime et son expiation ! » lui dit-elle.

Lasthénie regarda l’enfant mort, avec des yeux qui l’étaient autant que lui, et tout son corps qui n’en pouvait plus, frissonna. « Il est plus heureux que moi », murmura-t-elle seulement, pendant que madame de Ferjol épiait sur son front l’expression d’un sentiment qu’elle s’étonna de n’y pas trouver. Elle y cherchait de la tendresse. Elle n’y trouva que de l’horreur, l’horreur éternelle, familière à ce front à laquelle semblait vouée fatalement Lasthénie. Elle, madame de Ferjol, la femme passionnée qui avait aimé, et de quel amour ! l’homme qui l’avait épousée, ne vit, dans ce visage raviné par les larmes, rien de ce qui explique et innocente tout — l’amour ! Elle avait involontairement compté sur l’instant suprême de cet accouchement où, par dévouement maternel, elle s’était faite la sage-femme de sa fille pour que tout restât entre elles deux et Dieu seul, de cette virginité perdue ; et il fallait renoncer à l’espoir de cette lueur dernière, pour pénétrer le mystère de l’âme de Lasthénie ! Cette lueur espérée s’éteignit dans cet accouchement clandestin d’un enfant qui n’avait pas de père ! À la même heure de cette nuit funeste dont madame de Ferjol ne dut jamais oublier les sensations, il y avait certainement dans le monde bien des femmes heureuses, qui accouchaient d’êtres vivants, fruits d’un amour partagé et qui tombaient des flancs d’une mère délivrée dans les bras d’un père fou d’amour et d’orgueil ! Mais y en avait-il une seule, y en avait-il une seconde dont la destinée ressemblât à la destinée de Lasthénie, sur qui la nuit, la peur et la mort entassaient leurs triples ténèbres, pour cacher à jamais l’enfant sans nom de cette lamentable histoire sans nom ?…

Et la nuit, — la sombre et longue nuit, — la nuit aux angoisses, — aux inoubliables angoisses n’était pas finie pour madame de Ferjol. Il y en avait une encore, de ces angoisses, à dévorer… L’enfant était venu mort, affreux bonheur ! Mais le cadavre ?… que faire de ce cadavre, le dernier indice accusateur de la faute de Lasthénie ? Comment le faire disparaître ? Comment effacer le dernier vestige de cette honte, pour que tout, de cette honte, excepté dans leurs deux âmes, fût anéanti ?… Elle y pensait, madame de Ferjol ; et ce qu’elle pensait, l’effrayait ; mais c’était une organisation normande et de race héroïque. Elle pouvait avoir le cœur terrifié ou déchiré, elle commandait à son cœur ; et toujours, elle faisait, en tremblant, ce qu’elle avait à faire, comme si elle eût été impassible. Pendant le sommeil où tombent les nouvelles accouchées et dans lequel tomba Lasthénie, madame de Ferjol prit le cadavre de l’enfant mort, — et l’ayant enroulé dans une de ces layettes qu’elle avait cousues, en leurs longues heures de silence, auprès de sa fille, qui n’avait jamais eu, elle, la force d’y travailler, elle l’emporta hors de la chambre, qu’elle ferma à la clef pour le temps où elle devait rester sortie. Elle ne savait point si Lasthénie ne se réveillerait pas, mais la nécessité, la nécessité aux mains de bronze, lui fit courir cette chance du réveil de Lasthénie… Elle avait allumé une lanterne sourde, et elle descendit au jardin, où elle se souvenait d’avoir vu une vieille bêche oubliée dans un coin de mur, et c’est avec cette bêche et dans ce coin de mur qu’elle eut le courage de creuser une fosse pour l’enfant mort, et de la mort de qui elle était innocente !… Elle l’enterra de ses propres mains, de ses mains si fières autrefois, et devenues pieuses, et maintenant si profondément humiliées. Tout en creusant son sinistre trou, à la dérobée, dans cette nuit noire, sous les étoiles qui la regardaient faire, mais qui ne diraient pas qu’elles l’avaient vue, elle ne pouvait s’empêcher de songer aux infanticides qui, peut-être dans ce moment, faisaient, dans l’univers, ce qu’elle faisait nuitamment en présence de ce ciel constellé… « Je l’enterre comme si je l’avais tué », pensait-elle — et une histoire surtout, une histoire atroce qu’elle avait autrefois entendu raconter, lui revenait à la mémoire. C’était celle d’une jeune servante de dix-sept ans, qui s’était elle-même accouchée, une nuit, d’un enfant qu’elle avait étranglé et que, le matin (un dimanche, et elle avait l’habitude d’aller ce jour-là à la messe), elle mit dans la poche de sa jupe et garda et porta sur sa cuisse tout le temps de la messe, pour le jeter, en revenant, sous l’arche d’un pont solitaire qui se trouvait sur son chemin et par où personne ne passait… Madame de Ferjol était poursuivie, persécutée par le souvenir de cette abominable histoire. Frémissante et glacée comme si elle avait été coupable, elle piétina et tassa longtemps la terre amoncelée sur… ce qui aurait pu être son petit-fils, et quand elle fut sûre qu’il n’y avait plus là trace de tombe, elle remonta toute pâle de ce qui ressemblait à un crime, mais de ce qui n’en était pas un, dans la chambre où Lasthénie dormait encore. Quand celle-ci s’éveilla, dans cette hébétude de tout l’être qui suit les grandes douleurs de l’accouchement, elle ne demanda pas à revoir l’enfant mort qu’elle venait de mettre au monde. On eût dit qu’elle l’avait déjà oublié… Cela fit réfléchir madame de Ferjol qui ne lui en parla pas non plus, voulant savoir si elle, Lasthénie, en parlerait la première… Mais chose étrange et presque monstrueuse ! elle n’en parla pas, — et même, elle n’en parla jamais plus… Lui manquait-il, à cette suave Lasthénie, adorable quelques jours, ce sentiment de la maternité qui est la racine de toute femme, car les femmes, même violées, aiment leurs enfants morts et les pleurent ? Ni cette nuit, ni les jours suivants elle ne sortit de sa silencieuse apathie. Les larmes continuèrent à couler sur son visage, creusé par les larmes, mais rien de plus ne s’ajouta à ce qui les faisait couler depuis six mois…

Une fois relevée de sa couche, Lasthénie resta la même, au ventre près, que pendant sa grossesse. Ce fut le même accablement, la même pâleur, la même stupeur, le même retirement en elle-même et le même égarement quand elle en sortait, le même hébétement, la même démence muette ! Le coup déshonorant de l’incrédulité de sa mère à son innocence et l’inexplicabilité de sa grossesse lui avaient fait au cœur une blessure qui saignerait toujours et dont elle ne devait jamais guérir.

Sa mère, elle, rassurée par l’idée du secret, impénétrable maintenant, de la faute de sa fille, s’adoucit, et, chrétienne, se rappela peut-être le mot chrétien : « À tout péché miséricorde ! » Du moins, elle n’eut plus avec Lasthénie l’irritabilité accoutumée qu’elle n’avait pu, malgré son caractère et la force de sa raison, maîtriser. Les choses irréparables sont comme la mort, et on accepte l’idée de la mort ; mais Lasthénie n’accepta pas l’idée de l’irréparabilité de sa faute. De ces deux femmes, ce fut la plus faible qui se montra la plus profonde… Lasthénie ne se modifia pas dans ses relations avec sa mère. Fleur flétrie, elle ne releva pas sa tête humiliée. Elle fut impitoyable pour cette mère adoucie. Elle garda dans sa blessure ce poignard qu’il est impossible d’en arracher quand on en a été frappé, — et qui s’y soude, et qu’on appelle le ressentiment. Après les jours forcés de sa convalescence, elle sortit du lit, mais à son visage défait, à sa langueur, à l’évanouissement de tout son être, on aurait très bien pu croire qu’elle aurait dû y rester, — et que son mal était incurable et mortel… Agathe, qui avait espéré, tout le temps qu’elle était restée au lit, en quelque crise, peut-être heureuse, qui sait ? voyant que le pays adoré, auquel elle attribuait la puissance de tous les miracles, ne pouvait rien sur « sa chérie », s’enfonçait un peu plus dans son immanente pensée que « le démon la tenait », et qu’elle était « une possédée », finit par demander à madame de Ferjol la permission d’aller en pèlerinage au tombeau du Bienheureux Thomas de Biville, et madame de Ferjol le lui accorda.

Agathe y alla donc, les pieds nus, avec la simplicité des pèlerins du Moyen Âge qu’on retrouve encore, malgré les progrès de l’incrédulité contemporaine, dans ce pays aux profondes coutumes… Elle rentra à Olonde, après quatre jours d’absence, mais elle y rentra sans espérance et plus triste que quand elle en était partie. Elle doutait maintenant du miracle qu’elle avait demandé avec une foi si robuste de certitude, car une chose — une chose surnaturelle et formidable — troublait dans son âme, perméable à toutes les influences et à toutes les traditions du milieu dans lequel elle avait vécu ses jeunes années, la sécurité de sa foi. Agathe avait la croyance religieuse de son pays, mais elle en avait aussi les superstitions. Une chose effrayante, dont elle avait entendu parler cent fois dans son enfance, elle venait de la voir de ses propres yeux, — de ses yeux de chair… et c’était pour elle, comme pour les paysans de ces contrées, le présage de mort, ce qu’elle avait vu !

Elle était alors dans les chemins d’Olonde, très attardée à cause de ces pieds nus, lassés, et sur lesquels elle revenait comme elle était partie, conformément au vœu qu’elle avait fait pour la guérison de Lasthénie. La nuit était très avancée ; la campagne sans maisons de ce côté-là, et sans personne qui y passât de près ou de loin. C’était autour d’elle un infini de solitude et de silence. Elle se hâtait parce qu’elle était seule, mais elle n’avait peur ni de ce silence ni de cette solitude. Elle avait toute la tranquillité de son esprit, qui ressemblait à sa conscience. Le matin elle avait communié, et cette circonstance coulait et étendait dans son âme un calme divin. La lune, levée depuis longtemps, mettait de son côté son calme, divin aussi, dans la nature, comme l’hostie du matin l’avait mis dans l’âme de cette chrétienne, et ces deux calmes se regardaient, face à face, dans cette nuit placide. Tout à coup, dans les chemins de traverse qui se resserrent à quelques endroits, la route que suivait Agathe n’eut guère plus que la largeur d’un sentier, et c’est à l’instant où ce chemin changeait qu’elle aperçut encore assez loin d’elle, dans le reflet bleuissant de la lune, quelque chose de blanchâtre qu’elle prit pour un brouillard qui commençait de se lever de terre — de cette terre toujours un peu humide en ces parages de Normandie. Mais en avançant, elle vit nettement que ce qu’elle prenait pour du brouillard, c’était un cercueil placé en travers de la route et qui la barrait… Dans les traditions et dans les croyances anciennes du pays, ce cercueil mystérieux, sans personne auprès, et qui semblait abandonné, comme si les gens qui le portaient se fussent enfuis, était, quand on le rencontrait par les nuits claires, un signe certain de mort prochaine, et pour en conjurer le mauvais présage, il fallait, disait-on, avoir le courage de le soulever et de le retourner bout pour bout… D’aucuns, dans les récits qu’on avait faits autrefois à Agathe, méprisant cette apparence comme une illusion de leurs sens, avaient eu la témérité de passer outre, enjambant irrévérencieusement ce cercueil comme si c’était un échalier, mais au jour levant on les avait retrouvés sans connaissance à la même place, et toujours dans l’année, on les avait vus blêmir misérablement et mourir. De nature, Agathe était courageuse et trop religieuse pour avoir grand’peur de la mort, mais ce ne fut pas à la sienne qu’elle pensa, ce fut à celle de Lasthénie. Malgré sa religion et son courage, elle resta donc figée un instant devant ce cercueil qui, à chaque pas qu’elle avait fait en s’en approchant, lui avait paru plus net, plus distinct, plus palpable aux yeux et à la main. La lune, ce pâle soleil des fantômes, le dessinait, et en faisait bomber la blancheur sur l’ombre noire du sentier, entre ses deux haies.

« Ah ! se dit-elle, si c’était pour moi, peut-être que je n’aurais pas la force de le retourner, mais pour elle ! » et après s’être agenouillée dans le chemin creux et avoir récité une dizaine de chapelet, — elle s’appuyait sur la prière pour ne pas défaillir ! — elle fit un signe de croix encore et, enfin, osa !…

Mais le cercueil pesait trop pour être soulevé par sa main et ceci la frappa au cœur ! car le sort et la mort qu’il prédisait n’étaient conjurés que si on avait la force de le retourner, et elle ne l’avait pas !… Il était trop lourd. Il résistait. Elle s’efforça, mais l’effort n’est pas de la force ! L’ironique et terrible cercueil avait l’air de se moquer d’elle. Il ne bougea pas. Il semblait cloué au sol. Pour tant peser, se disait-elle, il faut qu’il y ait une morte dedans ?… et toujours elle pensait à Lasthénie… Voulant ce qu’elle voulait et d’une volonté à déraciner les montagnes, mais qui ne pouvait cependant pas soulever ces quatre misérables planches de sapin ; désespérée de sa faiblesse et de cet augure, elle se remit à prier… inutilement encore ; puis, consternée, l’âme vaincue et ne pouvant pas rester là toute la nuit, elle passa le long de l’étroite langue de terre qui s’allongeait des deux côtés, entre le cercueil et les haies. Maintenant, elle obéissait à la peur. Elle en avait le tremblement sur ces mains qui venaient de toucher cette froide bière et dont elle avait matériellement senti la réalité sur sa chair… Seulement, une fois éloignée, elle eut un remords et se dit courageusement : « Si j’allais essayer encore ?… » Mais quand elle se retourna pour y aller, elle ne vit plus rien que la route, la route droite et vide… Le cercueil avait disparu… Elle n’eût pas même reconnu la place. Le chemin avait repris sa noirceur d’ombre, entre ses deux haies éclairées par la lune et immobiles, — car il ne faisait pas de vent, cette nuit-là, chose inaccoutumée à ces endroits voisins de la mer… Dieu ne soufflait pas, disait-elle. L’air, sans haleine, était aux lutins qui sont des démons. Aussi, en proie à une terreur qui lui venait et qui lui envahissait toute l’âme, dans cette nuit sans souffle, où le clair de lune lui-même ne lui paraissait pas « comme un clair de lune ordinaire », elle se hâta et marcha plus vite, mais, en marchant, la lune qu’elle avait à sa gauche et sur le fil de l’horizon, lui semblait marcher du même pas qu’elle et lui faisait l’effet d’une tête de mort qui l’aurait obstinément accompagnée. Tout en marchant, elle en blêmissait. Ses dents claquaient. Et, quand, à une certaine bifurcation du chemin, la lune qu’elle avait eue à son coude, se trouva, par le fait de la courbure du chemin, derrière elle : « Je crus, — disait-elle bien longtemps après, quand ce souvenir glaçait sa pensée, — que cette tête de mort, roulant dans le ciel, me poursuivait et venait sur moi pour me casser mes vieilles jambes, comme une diabolique boule à quilles, et que je n’arriverais jamais sur elles à la maison. »

Cependant, elle arriva à Olonde, mais toute démoralisée. Ce qu’elle venait de voir lui faisait craindre un malheur subit qu’elle y aurait trouvé, en y rentrant ; seule la morne tranquillité de la maison la rassura. Dormaient-elles ? Ne dormaient-elles pas, la mère et la fille ?… Nul bruit ne venait de leurs appartements fermés. Le lendemain, elle crut que Lasthénie était un peu moins affaissée que quand elle était partie pour son pèlerinage, et sans l’apparition de la nuit, elle aurait attribué à ses dévotions l’espèce de redressement qu’elle croyait voir dans sa pauvre Lasthénie écrasée… Elle raconta les circonstances de son voyage à madame de Ferjol, mais elle tut son apparition. « À quoi bon ? se dit-elle ; elle ne me croirait pas. » Mais madame de Ferjol croyait aux prières, et aux miracles que les prières pouvaient décider, et elle dit à Agathe « que Lasthénie se ressentait déjà des siennes au tombeau du Bienheureux Confesseur ». Elle pesa même sur le mieux de sa fille et d’autant qu’elle avait soif de reprendre ses pratiques extérieures de piété, interrompues par la vie cachée qu’elle avait été obligée de mener à Olonde. « Nous pourrons donc aller à la messe », dit-elle à Agathe ; et nous, c’étaient elle et Lasthénie, car Agathe n’y avait pas manqué. Agathe n’avait point à se reprocher le péché mortel de manquer à la messe, que se reprochait madame de Ferjol et qui était une conséquence du crime de Lasthénie. La vieille servante avait toujours trouvé le moyen d’aller « prendre une messe » aux paroisses voisines d’Olonde, comme elle disait. Elle y allait, la tête couverte de la cape de son mantelet noir, par-dessus sa coiffe, — et pas plus là, contre le portail de l’église, où elle se tenait jouxte le bénitier pour sortir la première, la messe dite, elle n’avait été plus reconnue qu’au marché de Saint-Sauveur, quand elle y allait le samedi faire les provisions de la semaine. Parmi les assistants de cette messe qui n’avaient aucun intérêt (le grand mot normand !) à savoir qui elle était, on la prenait pour une paysanne de plus. Mais ce qui avait été possible à Agathe ne l’était point pour madame de Ferjol… Aussi, quand elle crut que le temps pouvait être venu de retourner à l’église et d’entendre la sainte messe, elle eut non pas une joie, — elle était trop triste de l’état de sa fille pour avoir une joie, — mais quelque chose comme une plus large dilatation dans son cœur si longtemps et si horriblement étreint ! Elle qui ne s’abandonnait jamais et qui avait le sens pratique des réalités de la vie, elle avait pensé que maintenant elle et sa fille devaient sortir de ce strict et formidable incognito qu’elle avait voulu et gardé jusque-là. « Vous pouvez, dit-elle à Agathe, annoncer au fermier de la terre que nous sommes arrivées à Olonde subitement, et de nuit, et que nous y sommes revenues pour y demeurer. » Et elle enjoignit surtout à Agathe d’insister sur la souffrance de Lasthénie, malade depuis des mois, et qui venait chercher dans le pays de sa mère un autre air que celui des Cévennes, parce que cette circonstance de la souffrance de Lasthénie l’empêcherait de recevoir personne jusqu’à son entière guérison.

Précaution vaine, du reste ! Le temps n’était guère à ce moment-là aux relations de monde et de société, mais madame de Ferjol, dévorée par le malheur de sa fille, ignorait profondément ce qui se passait autour d’elle. La Révolution française marchait alors comme une fièvre putride, et elle allait entrer dans la période aiguë du délire.

À Olonde, on ne le savait pas ! La sanglante tragédie politique qui allait avoir la France pour théâtre, les deux malheureuses châtelaines d’Olonde ne s’en doutaient même pas, du fond de la tragédie domestique qui avait pour théâtre leur sombre logis. Elle parlait de messe, madame de Ferjol ! Encore un peu de temps, il n’y en aurait plus, et elle ne pourrait plus s’agenouiller devant ces autels qui sont les colonnes où devraient s’appuyer tous les cœurs brisés d’ici-bas !