Une horrible aventure/Partie I/Chapitre II

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Journal L’Événement (p. 8-12).

II


Donc, Labrosse réussira. Ou, s’il ne réussit pas, c’est que l’occasion sera devenue chauve et qu’il ne pourra la saisir aux cheveux.

Mais ceci n’est pas probable : — car il n’est pas, que nous sachions, de crâne tellement ravagé, qu’on ne puisse y trouver par ci par là, quelque touffe rabougrie.

Or, tout nu et tant peu fertile que soit par le temps qui court, celui de dame Occasion, notre héros pourra bien y découvrir ses rares cheveux — fussent-ils faux !

Mais il faudra que, de son côté, l’occasion y mette de la bonne grâce, qu’elle passe, avec fanfares et trompettes, à la portée de la main de Georges. Car nous ne le cachons pas — Labrosse est paresseux et idolâtre du far niente.

Une chose qu’il se reproche amèrement, c’est de n’être point né en Orient — là où la vie est si douce, la sieste si longue, les divans si mœlleux, le regard des femmes si langoureux ! Il s’est maintes fois surpris à rêver narguilés au tabac odorant sérails impérieux où chaque effluve enivre comme le hatchis, siècles et voluptueuses nuits, avec des millions d’étoiles d’or sur un fond d’émeraude, au-dessus de la tête. La Turquie avec sa mollesse et ses vêtements luxueux — mais non la Turquie enculottée à la moderne — voilà le pays de ses rêves, la terre promise qu’il entrevit à travers les brumes dorées de son imagination !

Le malheureux, transgressant des ordres sévères, aurait-il lu Théophile Gauthier et ses plastiques descriptions du voluptueux Orient ? C’est ce que nous ne pouvons affirmer pour le quart-d’heure, la question méritant de sérieuses et profondes réflexions.

Toujours est-il que ces goûts orientaux, en plein siècle de chemin de fer et de fiévreux agiotage, font ombre au tableau que nous venons de badigeonner et assombrissent beaucoup notre sollicitude pour ce cher ami Labrosse.

— Ah ! bah ! nous répondra-t-on, un homme énergique comme votre ami saura bien dompter cette imagination vagabonde et la plier aux exigences de ses intérêts.

Hélas ! il faut donc que nous fassions encore un aveu et que nous enlevions une autre pièce de charpente à l’édifice si laborieusement construit du moral de notre héros !

Nous le ferons ; car, avant tout, nous sommes et voulons rester historien véridique ; car nous voulons — après avoir armé Labrosse de toutes les pièces nécessaires au succès — indiquer au stylet de la critique les points vulnérables, les défauts de la cuirasse. Il nous faut avouer que cette concession ne nous coûte pas cher, car nous sommes persuadés que les points vulnérables de l’armure de Georges ne sont pas vis-à-vis des organes essentiels… et que par conséquent, les blessures que l’on pourrait faire là ne sont guère à redouter.

Cette concession, que nous sommes obligés de faire à la vérité historique, la voici : toute la force de volonté de maître Labrosse est dans la résistance, et le défaut de go-ahead, dans l’inertie. Une fois que Georges est arrêté quelque part, il s’y enracine, s’y barricade, s’y emmuraille, et il faut une circonstance extraordinaire pour le décider à bouger de place. Son énergie est celle du rocher, qui reste inébranlable sous les montagnes d’eau qui l’assaillent : celle du soldat anglais, demeurant immobile sous une pluie de mitraille et recevant froidement la mort, sans la chercher ni la fuir. Ce n’est pas cette énergie passionnée qui demande à aller de l’avant. Pour tout dire, ce n’est pas la furia franchise !

Non : cette faculté de son âme est toute passive. Le pauvre garçon ne désire aucunement faire éclater le monde pour se hausser sur les ruines et se calmer. Loin de là il aime prendre la vie comme elle vient, plutôt sous un bon que sous son mauvais côté. Il est optimiste, philanthrope, croit à l’honnêteté et se figure — le naïf jouvenceau — qu’il y a encore, de par le monde, plusieurs hommes sincères et quelques femmes sans coquetterie.

Mais toutes ces idées et ces croyances sont, chez lui, à l’état embryonnaire, et leur linéaments se dessinent à peine, noyés qu’ils sont dans le brouillard ammoniotique où flottent les pensées vaguement arrêtées.

Les qualités de son moral sont paresseuses, et, pour qu’elles sortent de leur torpeur habituelle, il ne leur faut rien moins que l’aiguillon d’une passion quelconque.

Or, au moment où nous vous le présentons, Georges Labrosse, qui vient à peine de débarrasser ses pantalons de la poussière collégiale — n’a aucune pression.

Habitué depuis son enfance à penser par ses maîtres, à juger par ses maîtres, à voir toutes choses par les yeux de ses maîtres, les facultés de son esprit et de son cœur ne se sont pas envolées plus loin ni plus haut que ne le permettait la longueur de la ficelle qui les retenait, laquelle ficelle s’allongeait ou se raccourcissait suivant le bon plaisir des maîtres qui l’avaient en main.

De sorte que Georges ne se connaît pas trop lui-même et ignore à peu près ce que son cœur et son esprit renferment de germes, bon ou mauvais, ni quelle direction le développement de ces germes donnera à son individualité morale.

Venant de passer subitement de la sujétion la plus absolue à une complète liberté. Il est dans la position d’un homme qu’on aurait tenu plusieurs jours enfermé dans un sombre appartement et qu’on mettrait subitement en pleine lumière.

Il est ébloui, abasourdi, presque abêti. Il se frotte les yeux, se palpe, se tâte, se pince, interroge tous les objets et tous les points cardinaux… puis, se repliant petit à petit sur lui-même, se concentrant peu à peu, il réfléchit !

C’est le réveil, c’est le premier coin du rideau qui se lève ; c’est la chrysalide de l’écolier qui s’échappe, pour laisser apparaître l’homme !