Une horrible aventure/Partie II/Chapitre IV

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Journal L’Événement (p. 60-66).

IV


Une douzaine d’étudiants y étaient déjà installés autour d’une grande table, en forme de parallélogramme.

Quelques-uns, à demi vêtus et les yeux encore tout ensommeillés, semblaient sortir du lit, la plupart cependant avaient leur toilette faite et étaient prêts à partir pour le cours.

Tous parlaient avec animation, riaient à pleine gorge, ou gouaillaient sans merci. C’était un feu roulant de quolibets et d’éclats de voix, un tapage infernal.

Georges, en entrant, salua poliment les jeunes gens, qui lui rendirent sa civilité et firent un moment silence. Puis le jeu des fourchettes et des mâchoires commença, faisant trêve à celui, par trop bruyant, des poumons.

Les étudiants de Paris n’ont pas la réputation d’être timides. Aussi, quand le gros de leur faim fut apaisée, jugèrent-ils convenable de ne pas laisser longtemps leur nouveau compagnon à l’écart de la conversation et de l’apprivoiser un peu.

Ce fut le voisin de Georges ― un enfant de dix-huit ans à dix-neuf ans, à l’œil éveillé, aux lèvres narquoises ― qui se chargea de la besogne.

― Y a-t-il longtemps que vous êtes arrivé à Paris, Monsieur ? fit-il en se tournant vers Labrosse.

— Une journée à peine, monsieur

— Vous venez sans doute suivre les cours de Médecine ou de Droit ?

— Je vous demande pardon : je viens en touriste.

— Ah !… et de quel département nous arrivez-vous ?

— Du Canada.

À ce nom inattendu, tous les convives levèrent la tête et regardèrent curieusement notre héros.

— Du Canada ! continua imperturbablement le petit étudiant… Mais il n’y a pas de département de ce nom !

— Le Canada n’est pas un département, monsieur, mais un beau pays à peu près grand comme l’Europe, répondit notre héros avec une nuance de fierté.

— Un pays que nous avons possédé autrefois, messieurs, fit gravement un étudiant à figure soucieuse et distinguée, une contrée pleine d’avenir dont le sol vierge a bu le plus pur sang de France.

Georges remercia du regard le brave jeune homme qui venait à sa rescousse, et le petit questionneur poursuivit, en se tournant vers l’interrupteur :

— Fort bien, illustre et sage de Lalande ; mais où le prend-on, ce Canada arrosé de notre sang ?

— Parbleu ! dans les Indes, répondit un étudiant.

— Ou en Afrique, répondit un autre.

— Quelle est la partie du monde où le sang n’ait coulé peu ou prou ! fit sententiellement un troisième.

— Le jeune homme à la figure grave haussa les épaules de pitié.

— Vraiment, messieurs j’ai honte pour vous, dit-il, et votre ignorance n’a pas d’excuse. Est-il permis à un Français de ne pas savoir où se trouva un immense pays qui fut, pendant deux siècles, notre plus belle colonie et où nos armes ont tant de fois triomphé ?…

Où battent un million de cœurs français, où le souvenir de l’ancienne mère-patrie est un culte et où chaque joie de la France trouvent un écho douloureux ou sympathique ! acheva vivement Georges, humilié de voir ainsi son cher Canada méconnu.

Cette sortie produisit bon effet, et tous les étudiants firent entendre un murmure approbateur.

De Lalande reprit :

— C’est vrai, messieurs, et il est fâcheux pour nous qu’un enfant de ce généreux pays soit obligé de nous le rappeler.

Du temps de notre bien-aimée Louis XV, de galante mémoire, nous possédions, outre le Canada actuel, une partie de l’Amérique du Nord…

― C’est donc en Amérique, le Canada ?

― Palsembleu ! où voulez-vous que cela soit ?

― Hé ! partout ailleurs.

― Malheureusement, poursuivit de Lalande, l’incurie du gouvernement de notre bon monarque et la malsaine influence de la Pompadour nous firent perdre cette immense contrée, qui s’appelait alors Nouvelle-France.

― Vous avez raison, M. de Lalande, répondit Georges en saluant amicalement le jeune homme, et je vous suis infiniment reconnaissant de n’avoir pas oublié mon pauvre cher Canada.

L’étudiant s’inclina, et notre héros, mis à l’aise par les bienveillantes dispositions de son auditoire, crut devoir donner essor à son éloquence étoffée et débiter la tirade suivante :

― Pendant que votre roi faisait bombance avec sa maîtresse, au milieu d’une cour de plats courtisans ; pendant que votre gouvernement, servile valet de madame de Pompadour, daignait à peine écouter les supplications des autorités canadiennes et fermait l’oreille aux échos plaintifs qui lui arrivaient de la Nouvelle-France, que faisaient nos pères ? Ce qu’ils faisaient, messieurs ? Ils combattaient ! La carabine à l’épaule, les raquettes aux pieds, une maigre ration de cheval dans le ventre, vêtus de haillons, leurs pauvres pieds rougis dans les chaussures sabordées, ― mais le cœur toujours avec l’indomptable courage accoutumé, ― ils défendaient pouce à pouce et arrosaient de leur noble sang cet immense pays que la courtisane Pompadour appelait quelques arpents de neige !

— Honte et malédiction ! gronda une voix.

— Infamie et lâcheté ! vociféra une autre.

— Laissez donc, fit ironiquement de Lalande, ne fallait-il pas que notre gros libertin couronné s’amusa un peu et fit quelque petit sacrifice pour sa maîtresse ! La belle dédaigneuse ne voulait pas du Canada ; il l’a, ma foi ! envoyé à tous les diables — c’est-à-dire à l’Angleterre.

Le succès de Georges dépassant son attente, il sortit de ses gonds et se levant, tragique :

— Oui, messieurs, c’est ainsi que la mère-patrie récompensait le dévouement de ses fils du nouveau-monde, de ces héroïques pionniers qui promenaient si fièrement le vieux drapeau fleurdelisé à travers les sauvages régions américaines. Et, pourtant, les Canadiens, ainsi abandonnés, mourant de faim, privés de tout, même d’espérance, continuèrent de combattre !… Un contre six et éparpillés sur une frontière de plusieurs centaines de lieues, ils résistèrent avec le sombre courage du désespoir… jusqu’à ce qu’enfin, réduits à une poignée de héros, ils succombèrent sous les tours de leur capitale, Québec…

Mais l’Anglais ne devait pas jouir longtemps de sa victoire ; car, dès le printemps suivant, tout ce qui avait échappé à la famine, au froid et à la guerre — adultes, vieillards et enfants — tout cela se rua de nouveau sur l’ennemi et le balaya comme l’aurait fait un torrent… Pourtant, hélas ! ce dernier triomphe des armes françaises sur la terre canadienne ne put sauver la colonie… La capitale était au pouvoir de l’ennemi, et c’est en vain que les malheureux Canadiens attendirent des secours de la mère-patrie, pour reprendre Québec : la France resta sourde à la voix de ses enfants !

Ce furent des renforts anglais qui arrivèrent, et le vieux milicien canadien dut briser sa vaillante épée et regagner ses champs dévastés.

— Vive la Canada ! hurlèrent les étudiants électrisés.

— Honte au gouvernement de Louis XV ! clama de Lalande d’une voix tonnante, — ça ce n’est pas la France qui fut coupable, messieurs, mais bien ce lâche roi et ses pleutres de ministres.

— Mes compatriotes en doutent tellement peu, répondit chaleureusement Labrosse, qu’ils ont conservé un véritable attachement filial pour leur ancienne mère-patrie… messieurs, croyez-moi, à chaque fois que bat le grand cœur de la France, il y a une pulsation au pouls du Canada ! Aussi, mes bons amis, est-ce avec mon âme, avec mon cœur, qu’en réponse à vos exclamations sympathiques, je crierai : Vive la France ! vive à la vieille France de mes pères !

Tous les étudiants firent écho, et, pendant quelques minutes, ce fut un charivari tellement assourdissant, que la mère Cocquard dut venir voir de quoi il s’agissait.

Ayant constaté de visu que l’on n’était pas en train de s’entr’égorger, elle regagna tranquillement sa cuisine, mêlant sa voix de sergent-major à celle de ses pensionnaires.

Puis ces messieurs se séparèrent, et Georges reprit majestueusement le chemin de sa chambrette.