Une journée de Port-Royal-des-Champs

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La Revue de Paris9e année, Tome 2, Mar-Avr 1902. (p. 809-834).

UNE JOURNÉE
DE
PORT-ROYAL DES CHAMPS


— 1654 —


À M. Henri Bourrelier.


Écrire de Port-Royal après Sainte-Beuve, cela paraît au moins présomptueux ; mais après l’admirable ouvrage du grand critique, à côté de cette immense galerie de portraits peints par un maître, il y a place encore pour quelques tableaux plus étroits et plus humbles, pour quelques scènes de la vie privée et familière, sortes d’« Intérieurs » à la manière flamande, doucement baignés dans cette ombre paisible où luit toujours un rayon.

Port-Royal avait résolu de haïr le monde et d’en être haï. Après deux siècles, le « monde » a cessé de haïr Port-Royal — il l’ignore. Les catholiques pratiquants ont perdu le souci des controverses idéologiques. Ils s’inquiètent parfois de la « question sociale », mais, sur la question de la Prédestination et de la Grâce efficace, ils prennent tout bonnement l’avis de leur curé. Quant aux belles âmes qui se piquent de mysticisme, elles dédaignent les vertus discrètes et fortes, l’honnête gravité des Messieurs…

Non, il fut gallican, ce siècle, et janséniste !

C’est au moyen âge « énorme et délicat » que les néo-mystiques, plus ou moins « verlainiens », demandent des émotions esthétiques et littéraires.

Port-Royal appartient à l’histoire et non pas à la légende. La flore miraculeuse des Fioretti n’a pas eu le temps de croître sur ces pierres où grimpe le lierre noir de l’oubli. Les pèlerins mêmes que le hasard ou la curiosité conduit dans le vallon de Chevreuse sont presque déçus de n’y point trouver ce qui compose la conventionnelle beauté des ruines : colonnes, statues, portiques brisés, voûtes chancelantes, — car de l’Abbaye primitive et des bâtiments annexes il ne reste presque rien, et il n’y a rien à voir que les débris des tours construites pendant la Fronde, une grange, un colombier, l’emplacement de l’église, et dans le petit oratoire-musée, des livres, des manuscrits, des reliques anonymes, des tableaux médiocres, d’après Philippe de Champaigne, et l’admirable masque de plâtre pris sur le cadavre de Pascal. Il y a aussi le paysage, qui n’a point changé. Mais, trop souvent, le visiteur n’entend qu’à demi le langage des choses, ne goûte qu’à demi l’austère beauté de ces lieux.

Et pourtant, aucun pèlerinage ne saurait être plus émouvant, si l’on y apportait une âme recueillie et préparée.

Étudiez Port-Royal. Appliquez-vous à le bien comprendre, puis, un matin, partez à pied, descendez la vallée sinueuse qui s’élargit et s’abîme en un vaste entonnoir de verdure. Traversez le village de Saint-Lambert ; saluez en passant la maison de M. de Tillemont entre ses charmilles séculaires ; entrez à Port-Royal ; errez parmi ces tronçons de colonnes, sur ces prairies abandonnées, sous ces peupliers toujours gémissants. Alors des figures sévères et vénérables surgiront de toutes parts dans le décor primitif, aisément reconstitué. Vous pourrez, par la pensée, relever ces murs abattus et les repeupler de fantômes ; pénétrer dans l’intimité des Mères et des Messieurs ; assister à leurs exercices, à leurs entretiens, à leurs travaux ; vivre, heure par heure, une journée de leur vie. Alors, sans doute, vous subirez la fascination que Port-Royal exerce, à travers les siècles, sur tous ceux qui l’ont approché une fois. Vous subirez le charme nostalgique de ce vallon, l’attrait de la bienheureuse solitude… « Ce lieu saint touche, ce me semble, plus que les autres, écrivait la mère Agnès ; on ressent, en l’approchant, un certain mouvement de dévotion qu’on ne ressent point ailleurs… Si nos sœurs l’avaient éprouvé, je crois qu’elles demanderaient à Dieu des ailes de colombe pour y voler et s’y reposer. »

La ferme des Granges existe encore sur la « montagne ». C’est aujourd’hui une propriété particulière dont l’accès n’est point facile et qui se dérobe aux curiosités indiscrètes et même aux pieuses curiosités. Les longs murs, la grille doublée de zinc, ne laissent rien deviner, et la porte ne s’ouvre que pour les visiteurs dûment présentés par un ami de la maison. Elle s’est ouverte pour moi, grâce à l’excellente recommandation de M. Gazier, dont je ne saurais trop reconnaître la bienveillance.

Dès l’entrée, à droite, on aperçoit le vieux bâtiment des Petites-Écoles, flanqué d’une aile neuve, toute blanche, et, dans la cour de la ferme, le fameux puits aux sources de vingt-sept toises de profondeur, où, par une machine de l’invention de M. Pascal, « un garçon de douze ans pouvait monter un volume d’eau pesant deux cent soixante et dix livres sans compter le poids du seau ». Par delà les pelouses et les parterres d’un beau jardin, le sol s’abaisse, et, sur la déclivité du coteau, des arbres sveltes et frêles, bouleaux, trembles, peupliers dégringolent, tout blonds dans le soleil. La maison, d’aspect convenable, avec ses longs corridors, ses escaliers à grosse rampe de bois brun, ses chambres ornées de boiseries et de solives, ses portes basses où les noms des Messieurs sont inscrits, fait songer aux estampes du xviie siècle. Il semble qu’au détour d’un couloir, le bon Lancelot va passer, morigénant le petit Racine.

Au commencement de l’année 1654 dix ou douze solitaires seulement et huit écoliers habitaient les Granges. En bas, dans le logement des Hôtes[1] et les annexes de l’abbave, M. d’Andilly était resté, avec M. Moreau, chirurgien, M. Giroust, sacristain, M. Giroust de Bessi « qui surveillait le ménage de la basse-cour », et M. Saint-Gilles de Baudri d’Asson, et quelquefois M. de Saci. Il y avait à la ferme MM. Fontaine et Lancelot, avec huit enfants, leurs élèves, MM. Hamon, médecin, Antoine Le Maistre, Arnauld de Luzanci, le docteur Antoine Arnauld, M. Deslandres, serrurier de la maison, M. du Bel-Air qui s’occupait des bâtiments, M. d’Éragny de la Rivière, tour à tour garde-bois et cuisinier, et toute une équipe de jardiniers, MM. François Yenkins, gentilhomme anglais, Du Chemin, prêtre, de Pontis ancien capitaine aux gardes, et peut-être M. du Cambout de Pontchâteau, sous les ordres de M. Bouilli, ex-chanoine d’Abbeville.

Le vallon de Port-Royal ne ressemblait plus à ce « désert horrible et sauvage » où M. Antoine Le Maistre et M. de Scricourt s’étaient réfugiés quinze ans plus tôt[2]. En 1637, le « premier et le second ermite » n’avaient trouvé que des bâtiments délabrés, un étang pestilentiel, des marécages hantés par les crapauds et les couleuvres et dont les eaux s’infiltrant dans l’église, couvraient parfois les dalles du chœur. Antoine Le Maistre, nouveau saint Jérôme, qui souhaitait « des cavernes dans la terre où pleurer ses péchés », n’avait pas craint le froid humide, et les fièvres, et le mortel silence de ces ruines. Établi avec M. de Séricourt dans quelques chambres d’infirmerie qui n’avaient guère que les quatre murailles, tous deux s’étaient appliqués aux travaux manuels et aux exercices de la pénitence. En 1644, Port-Royal comptait déjà six ermites. Il y en avait près de vingt-cinq, en 1652, quand les religieuses étaient revenues aux Champs. Les marais étaient défrichés, les terres cultivées et assainies, et a tout le temporel de l’abbaye remis en un état plus avantageux qu’auparavant ». Les Messieurs, réfugiés aux Granges, continuaient leur premier genre de vie. Les Petites Écoles des Troux et du Chesnai étaient florissantes, et l’affreux désert ressemblait à une petite ville « par le grand nombre des édifices qu’on y bâtissait et l’affluence de monde que sa réputation attirait de toutes parts ».

Ce n’étaient plus les temps héroïques, ce printemps de Port-Royal où M. de Saint-Cyran, prisonnier, dirigeait par lettres les premiers Solitaires. C’étaient de beaux jours, l’été lumineux et fécond, traversé déjà par des menaces d’orage. Port-Royal semblait prospère, mais une année encore, et la Sorbonne allait condamner le livre d’Arnauld[3], un ordre de la Cour allait disperser les Messieurs et dissoudre les Petites Écoles. Déjà les ennemis de la maison publiaient des calomnies horribles : « qu’il y avait une grande communauté à Port-Royal, qu’on y dogmatisait, qu’il s’y faisait des assemblées dangereuses et de continuelles conférences de théologie et de doctrine ». M. Antoine Le Maistre retrouva tout à coup son éloquence, et composa un véritable plaidoyer sous le titre de : Mémoire pour servir d’éclaircissement aux faux bruits que l’on fait courir contre Port-Royal des Champs. Avec ce mémoire de M. Le Maistre, un écrit de M. Giroust sur la Conduite et les Exercices des Pénitents solitaires de Port-Royal des Champs, avec les charmants souvenirs de Fontaine et quelques pièces du Supplément au Nécrologe, on peut aisément reconstituer, dans ses moindres détails, la vie intime des Messieurs, aux Granges, à cette date précise de 1654.

« Il n’y a ici aucune forme de Communauté, » dit M. Le Maistre. « Il n’y a aussi ni forme, ni couleur d’habit qui y soit affectée ; on n’y fait ni profession ni vœux, quoique d’ailleurs on les honore et on les respecte dans ceux que Dieu y engage et qu’il conduit dans les monastères. Il n’y a aucun établissement de discipline particulière, ni aucune stabilité de demeure ; nulle règle que l’Évangile ; nul lien que celui de la charité catholique et universelle ; nul intérêt ni en particulier ni en commun que celui de gagner le ciel. Ce n’est qu’un lieu de retraite toute volontaire et toute libre, où personne ne vient que l’esprit de Dieu ne l’y amène, et où personne ne demeure que parce que l’esprit de Dieu l’y retient. Ce sont des amis qui vivent ensemble, selon la liberté ordinaire et générale que le Roi laisse à tous ses sujets, mais des amis chrétiens que le sang de Jésus-Christ, répandu pour tous les hommes, et la grâce de ce sang répandu dans leurs cœurs par le Saint-Esprit, a joints ensemble d’une union plus étroite, plus ferme et plus pure que ne sont les plus fortes et les plus intimes amitiés particulières. »

Avant trois heures du matin, M. Hamon, qui couchait sur une planche et dormait fort peu, se levait pour sonner Matines. Le plus jeune des solitaires allait de cellule en cellule réveiller ses compagnons et leur porter de la lumière. Fontaine se chargea de cette fonction d’« excitateur », dès la première nuit de son séjour, et même il manqua d’être dévoré par les gros chiens qu’on lâchait contre les loups, en été, quand le troupeau parquait. Les Messieurs quittaient leur lit de paille, s’habillaient en priant, et répétaient les Demandes quotidiennes qu’on avait jointes à la prière du matin :

« Faites-moi la grâce, ô mon Dieu, d’être du petit nombre de vos élus !

» Faites-moi la grâce de coopérer à vos saintes grâces !

» Faites-moi la grâce de vivre et de mourir pénitent ! »

Ils prenaient de l’eau bénite en disant Asperges me, puis, à travers le bois, dans le frisson gris de l’aube, ils descendaient au petit chœur de l’église[4] dire Matines et Laudes « sans chants et sans notes, sauf aux jours de fêtes solennelles. Cet office durait plus d’une heure et demie, et, sur l’expresse recommandation de M. Singlin, on l’entendait debout « parce que, les Laudes étant une ressemblance de ce que font les bienheureux dans le ciel où toutes les prières se terminent en louanges, il est raisonnable qu’en l’office de Laudes nous imitions la posture de ceux qui sont, comme on le dit dans l’Apocalypse, debout devant le trône, stantes ante thronum ». Après ce fatigant prélude à une journée d’écrasant labeur intellectuel et manuel, chacun se retirait dans sa chambre, et s’y reposait un peu, sauf M. Hamon. Le médecin de Port-Royal prenait cette heure-là pour lire et pour écrire, « non seulement parce qu’il était rempli de saintes pensées, mais aussi pour s’empêcher de dormir, regardant le sommeil d’après Matines comme un dangereux ennemi qui favorisait la paresse ».

À six heures et demie, les Solitaires disaient Primes, à neuf heures. Tierces, puis ils entendaient la messe, « se servant des pensées et des explications que feu M. l’abbé de Saint-Cyran a écrites dans les traités de dévotion pour méditer sur ces grands mystères ». À onze heures, ils récitaient Sextes, faisaient l’examen de conscience et se réunissaient ensuite pour le repas.

Le poisson et les œufs faisant défaut, dans cette maison fort éloignée des villages, ces Messieurs étaient obligés de manger de la viande « pour éviter de grandes incommodités ». Ils avaient changé le maigre perpétuel qu’observent certains religieux, en des abstinences « qui n’affaiblissent pas tant que le maigre, mais qui ne laissent pas de mortifier ». Il y avait là de « vieux routiers du désert qui jeûnaient à feu et à sang ». Quelques-uns demeuraient jusqu’à six heures du soir sans manger, durant le carême, et l’on accordait à la faiblesse des autres le secours d’un petit morceau de pain. Pendant huit mois, depuis la fin des chaleurs de l’été jusqu’à Pâques, excepté l’octave de Noël et de l’Épiphanie, ils ne prenaient qu’un seul repas le jour, et une légère collation le soir, avec le plus de simplicité et de sobriété possible. M. de Saci dînait souvent d’un quartier de pomme, et M. Hamon ne mangeait guère que du pain de son le plus grossier. Le reste de l’année, ils font quelques jeûnes au pain et à l’eau, « chacun selon ses forces et sa dévotion particulière, gardant en toutes les austérités la règle de saint Augustin qui est de faire tout ce qu’on peut faire et d’aimer dans les autres ce qu’on ne fait pas. Le plus faible n’empêche point le plus fort, comme le plus fort ne presse point le plus faible. Un seul d’entre eux boit du vin ; les autres ne boivent que du cidre ou de l’eau. Quelques-uns portent toujours le cilice ; d’autres, plus infirmes, ne le portent que quelques jours. Les uns prennent la discipline trois fois la semaine ; d’autres seulement une fois ; d’autres se contentent du cilice. Nul ne fait aucune austérité de son propre esprit, mais par la conduite et la discrétion de son confesseur[5]. »

Comme deux heures de la matinée étaient réservées au travail manuel, on se rendait sans cérémonie à ces fraternelles agapes. Les jardiniers arrivaient en justaucorps de toile, et, par les soirs d’hiver, on voyait M. d’Éragny revenir des bois tout crotté, se tremper les jambes dans un seau d’eau, et les tourner longtemps pour en ôter la boue, avant d’aller se mettre à table. Ce même M. d’Éragny, garde-forestier, jardinier, cuisinier, avait imaginé, pour se réchauffer, de ceindre sa taille et ses poignets d’une ficelle qu’il serrait plus fort quand le froid augmentait. M. Antoine Le Maistre, plus ingénieux, montait et descendait l’escalier dix fois de suite, en portant une lourde bûche, puis il rentrait tout gaillard dans sa cellule sans feu. Ces pénitents, aguerris par la discipline, « s’engraissaient de jeûnes », et pourtant quelques-uns moururent dans un âge avancé, après trente ou quarante ans de ce régime. On peut croire, sans offenser leur mémoire vénérable, qu’ils apportaient un estomac robuste et un bel appétit campagnard aux médiocres festins de Port-Royal. Nous aimons à nous les représenter, assis autour de la table, côte à côte avec leurs serviteurs, mangeant par portions comme les religieux, dans des plats de terre, tandis qu’on lit un chapitre du Nouveau-Testament. Il n’y a plus ni maîtres, ni valets, ni savants, ni ignorants, ni roturiers, ni gentilshommes, mais de bons ouvriers qui défrichent, tour à tour, la terre nourricière et la vigne mystique du Seigneur.

Cette réunion de personnes si différentes par l’âge, la condition, le caractère, et conservant dans leur figure et sous l’habit rustique quelque chose de leur premier étal, n’est-ce pas un spectacle tout à fait propre à édifier le bon chrétien et à réjouir le bon peintre qu’est M. Philippe de Champaigne ? Tous ses modèles sont là : M. Hamon, figure circonspecte et froide aux fins yeux bleus, M. de Pontchâteau, au visage enflammé sous la perruque noire, M. Le Maistre, au grand nez noble, aux yeux étincelants, M. Arnauld d’Andilly, le patriarche de Port-Royal, au regard de feu, à la voix de tonnerre, au corps sain et droit, et « dont les cheveux blancs s’accordaient si merveilleusement avec le vermillon de son visage ». Ici, de vieux soldats, là des chanoines qui ont quitté leurs bénéfices comme leurs belles soutanes de soie amples et traînantes. Tous, ils ont « changé leurs épées en bêches et leurs plumes en râteaux ». Dès l’aube, après Matines, M. Hamon, si mal vêtu que Fontaine en avait pitié, a fait cinq ou six lieues pédestrement, pour soigner de pauvres malades ; et les autres Messieurs ont coupé les blés, sarclé le jardin, mené la charrue, avant de reprendre, dans le silence de la cellule, quelque ouvrage de traduction. Voici près d’eux, mangeant au même plat, leurs domestiques qu’ils regardent comme leurs frères, et cet Innocent Faï, « chartier » des Granges, qu’ils vénèrent comme un saint. Car ils savent que ce pauvre garçon, esprit simple et simple cœur, a réparti son patrimoine entre les orphelins et les veuves, qu’il est un vivant exemple de charité et d’austérité, qu’il « dompte sa chair comme ses chevaux ». On l’a vu prier Dieu, à genoux dans l’écurie, au milieu des bêtes, et, bien souvent, il est revenu des champs sans souliers parce qu’il avait rencontré quelque misérable qui allait pieds nus.

« Après le dîner, dit M. Giroust, le chapelain fait l’action de grâces selon le bréviaire. On dit l’Angelus, puis on sort en silence, comme on y est venu en silence. Au sortir de là, on va seul se promener sur les montagnes, dans les bois qui entourent la maison de toutes parts, ou avec un autre, si on le désire, et l’on s’entretient de bons discours… »

C’était sans doute pendant cette heure de loisir et de récréation, entre le dîner et l’office de Nones, que les Messieurs recevaient leurs amis. M. Giroust dit bien qu’ils ne voyaient personne et n’étaient vus de personne, et qu’ils ne s’entretenaient que des nouvelles de l’autre monde, « ayant renoncé à toutes celles de celui-ci, et s’estimant plus obligés de s’enquérir des merveilles de leur céleste patrie que des accidents qui arrivent dans le lieu de leur bannissement ». M. Singlin, leur directeur, qui avait succédé à M. de Saint-Cyran, comparait, non sans un peu d’emphase, les pénitents à la chaleur qui, « lorsque l’hiver commence, se retire dans la caverne jusqu’à ce que le soleil l’en tire au printemps ; aussi les chrétiens qui sont échauffés de l’Esprit doivent quitter le monde où régnent les glaces et le froid, et se retirer dans les grottes et les solitudes, jusqu’à ce que l’Esprit les fasse sortir ». Et M. d’Andilly s’écriait : « Heureuse solitude, d’autant moins fréquentée des hommes qu’elle l’est plus des Anges ! » Naguère, lors du premier exode des Solitaires[6]. M. Le Maistre, retiré à la Ferté-Milon, dans une famille amie où se trouvaient quelques femmes, — fort pieuses et discrètes, à la vérité — avait reçu un avis très sévère de M. de Saint-Cyran, qui l’engageait à demeurer fort exactement dans sa chambre : « Je connais un peu le diable, que Tertullien dit n’être connu que des seuls chrétiens… Je sais qu’il n’a pas besoin de grandes familiarités ni de longues conversations pour blesser les âmes, et qu’une seule vue lui suffit, n’ayant pris David que par là, et Dina dans une seule sortie faite une fois de sa maison, sans avoir voulu parler à personne. Il faut être vieux dans les métiers pour en savoir les ruses. » À quoi M. Le Maistre, extrême en tout, répondit qu’il était résolu « non seulement de ne parler jamais à aucune femme, mais de se faire une règle générale de ne parler à personne. » M. de Saint-Cyran blâma cet excès de zèle, et M. Le Maistre eut permission de parler à ses amis avec une modération qui pouvait passer pour méritoire chez un ancien avocat.

M. de Saci n’était pas moins exact à garder le silence et la solitude. Il redoutait les visites des curieux, des oisifs, des gens venus soi-disant pour s’édifier et qui rapportaient à la Cour de fausses nouvelles. Il disait même qu’il faudrait ajouter cette prière aux Litanies : Ab inimico furioso, et ab amico doloso, libera me, Domine ! Mais tous les Solitaires n’avaient pas la même affection que lui pour la retraite, et M. d’Andilly, le plus civil des hommes, ne savait pas toujours fermer la porte aux indiscrets. Fontaine se plaît à dire que, « quand il survenait en ce lieu quelque personne, les Solitaires la fuyaient comme ils eussent fui un serpent ». À la vérité, si les femmes n’étaient pas reçues aux Granges, et si les religieuses mêmes voyaient peu les Solitaires, au parloir — la Mère Angélique ayant défendu qu’on dérangeât la tourière sans affaire pressante — Port-Royal avait quelques amis fervents, assidus, qui étaient presque de la maison. C’étaient des gentilshommes et des ecclésiastiques qui demandaient la faveur d’y venir faire un « renouvellement » de cinq à six mois, et que M. Giroust de Bessi recevait au logement des Hôtes. C’étaient M. Yssali, M. Richer, le duc de Liancourt et surtout le duc de Luynes.

Celui-là venait en voisin, de son château de Vaumurier, dont on aperçoit encore les ruines. M. du Bel-Air avait dirigé les travaux de ce bâtiment qui devait être en quelque sorte une dépendance de Port-Royal. Pendant les troubles de la Fronde, le duc, tout au chagrin d’un récent veuvage, s’était enfermé avec les Messieurs dans l’abbaye que les religieuses abandonnaient[7]. Il avait fait construire quatre tours le long des murailles, n’épargnant ni ses forces ni son argent, et tout pareil à un général d’armée. Alors, comme au temps d’Esdras, « où le peuple de Dieu bâtissant Jérusalem tenait la truelle d’une main, et l’épée de l’autre », on voyait les Solitaires faire office de maçons et de soldats. De pauvres reclus étaient tout à coup travestis en gens de guerre, montaient la garde, se partageaient en compagnies et veillaient le jour et la nuit. Les habits de pénitence étaient changés en casaques militaires. Des habits couverts d’or et d’argent cachaient des haires et des cilices ; et tout cet équipage de guerre était pour des soldats qui ne cessaient pas d’être des pénitents. Les vieux capitaines, MM. de Ponlis, de la Petitière, d’Éragny, de Bessi, reprenaient une allure martiale et un ton de commandement, et l’on riait de voir un M. Le Maistre, « l’épée au côté et le mousquet sur l’épaule, devenir l’effroi des soldats, lui qui n’avait accoutumé que d’être la terreur du Palais, et dont la langue avait toujours été plus redoutable que le bras ».

M. de Saci, qui était la douceur même, s’affligeait secrètement quand il voyait les Messieurs se faire un jeu de ces revues et exercices dont il avait horreur. Il ne reconnaissait plus son cher Port-Royal dans ce lieu retentissant du bruit des tambours et du cliquetis des armes. Aussi, quand on s’avisa de lui proposer ce cas de conscience : a Si on ne pouvait tirer tout de bon sur les coureurs et pillards qui s’approcheraient des portes pour les enfoncer », le prêtre pacifique et prudent répondit que, si la loi naturelle ordonnait peut-être de repousser la force par la force, ce n’était que la « loi naturelle des bêtes », et que toute la défense que l’Évangile permettait était la fuite et la retraite.

« Il dit plusieurs choses semblables, — rapporte Fontaine, — qui firent rentrer les Solitaires en eux-mêmes, pour éviter un péril auquel ils étaient déjà si exposés, et pour se faire une espèce de morale militaire qui leur était propre, ne portant que des armes innocentes et ne connaissant plus d’autres ennemis à tuer que les péchés. »

Ces souvenirs, encore tout récents, donnaient au duc de Luynes une autorité particulière, et il avait ses petites et grandes entrées chez les Messieurs. Il y portait quelquefois le trouble, par des nouvelles qui n’étaient pas précisément « de l’autre monde » touchant les sciences humaines et la philosophie, et les opinions de M. Descartes sur le système du monde et l’automatisme des animaux. Pendant les heures de loisir, M. Arnauld et ses amis, errant dans le jardin des Granges ; ou dans les bois des Mollerets, s’entretenaient de ces doctrines. « Il n’y avait guère de Solitaire qui ne parlât d’automate. On ne faisait plus une affaire de battre un chien. On lui donnait fort indifféremment des coups de bâton et on se moquait de ceux qui plaignaient les bêtes comme si elles eussent senti de la douleur. On disait que c’étaient des horloges ; que ces cris qu’elles faisaient quand on les frappait n’étaient que le bruit d’un petit ressort qui avait été remué ; mais que tout cela était sans sentiment. On clouait de pauvres animaux sur des ais, par les quatre pattes, pour les ouvrir tout en vie et voir la circulation du sang qui était une grande matière d’entretien[8]. »

Jamais M. de Saci ne voulut s’occuper de ces « curiosités ». Il s’indignait qu’on torturât des animaux et qu’on osât comparer le soleil « à un amas de rognures ». Mais ce fut vers cette époque que M. Singlin envoya Blaise Pascal[9] à Port-Royal des Champs, « où M. Arnauld lui prêterait le collet en ce qui regarde les sciences, et où M. de Saci lui apprendrait à les mépriser ». M. de Saci ne fut point ébloui de tout « ce brillant de M. Pascal qui charmait néanmoins et enlevait tout le monde ». Comme il avait l’habitude de parler de la peinture à M. de Champaigne et de la médecine à M. Hamon, il crut devoir mettre M. Pascal sur son fort et lui parler des lectures de philosophie dont il s’occupait le plus. C’est peut-être dans la cour des Granges, près du fameux puits, que le jeune Fontaine, attentif et respectueux, entendit Pascal et M. de Saci discourir sur Epictète et Montaigne. C’est assurément dans la douceur de cet asile et le pieux silence de ces bois, que Pascal médita les premières Provinciales.

M. de Saci portait en toutes choses un esprit de paix. Parmi des hommes disposés à la controverse par devoir et peut-être par inclination, il fuyait toutes les disputes et demeurait toujours paisible. Il arrivait parfois entre les Messieurs « de petits refroidissements de charité ». M. de Saci présidait aux réconciliations, et empêchait les rapports et racontars étourdis qui eussent mis la guerre dans la maison. Ces grands pénitents, qui pratiquaient avec joie les austérités les plus rigoureuses et qui souhaitaient verser leur sang pour défendre la pure doctrine de saint Augustin, n’étaient pas exempts de faiblesse et d’enfantillage. Fontaine raconte naïvement le « petit trouble intestin » qui faillit ruiner l’esprit de pénitence. C’est la « querelle des médecins », une comédie digne de Molière.

J’ai parlé de M. Hamon. Il avait remplacé M. Pallu, homme aimable et doux, d’humeur accommodante, plein de complaisance pour les malades, et qui entrait dans leurs peines et presque dans leurs désirs, qui les divertissait par la bonhomie de ses discours et les rassurait par la facilité de ses ordonnances. M. Hamon, qui lui succéda, avait un bien plus grand fonds de science, et beaucoup plus de fermeté d’esprit, mais il ne fallait plus parler de délibérer avec le médecin pour les maladies, ni de consulter ensemble, tête-à-tête, pour s’en tirer au meilleur marché. « Dès qu’on ouvrait la bouche, selon la liberté qu’on avait toujours eue du temps du défunt, pour représenter bonnement quelque chose, et pour tâcher d’entrer en composition touchant quelque nouvelle saignée ou purgation dont il était fort libéral, épargnant aussi peu le sang que le séné, on voyait un homme sourd et inflexible, qui, prenant un air sérieux et un ton grave, faisait sonner sa qualité de docteur en médecine et les quatre mille livres qu’elle lui avait coûté ! Ainsi, on n’avait plus à lui répliquer ; mais en lui obéissant, on ne laissait pas de regarder cela comme un petit joug dont on aurait été fort aise de se décharger[10].  »

M. d’Andilly, qui connaissait tout le monde, s’avisa d’inviter à Port-Royal un M. Duclos, médecin, qui était de la Religion. Ce M. Duclos, fort honnête homme, fabriquait des pilules qui guérissaient tous les maux. Bientôt, on ne parla plus que de M. Duclos et de ses pilules dont d Andilly disait merveille. C’est alors que le duc de Luynes, piqué d’émulation, produisit un homme à lui, un empirique. M. Jacques, inventeur d’une poudre qui guérissait aussi tous les maux.

La poudre et les pilules mirent la guerre dans Port-Royal. Quelques-uns des messieurs tenant pour M. Jacques et sa poudre, quelques autres pour M. Duclos et ses pilules, cela fit une grande division. M. Jacques l’emporta. Chacun des Solitaires voulut avoir une provision de la poudre miraculeuse, pour guérir, pour prévenir même toutes les maladies, et braver M. Hamon… Pendant ce temps, M. Hamon, retiré dans sa chambre où personne ne le venait quérir, pleurait le malheur de ses frères, et, tout au fond de son âme, le pénitent et le médecin se livraient d’étranges combats. Le pénitent se réjouissait d’être méprisé et méconnu ; le médecin voyait déjà tous les Messieurs tomber de la dyspepsie dans la bradypepsie… Et quelle sorte de gens lui préférait-on ?… Pour M. Duclos, passe encore !… C’était un confrère qui peut-être avait dépensé quatre mille livres pour obtenir son titre et ne déshonorait pas la Faculté. C’était un homme poli, qui avouait ses formules et expliquait ses ordonnances. Mais ce M. Jacques, un impertinent, un empoisonneur qui faisait le mystérieux pour cacher son ignorance, et méritait le nom de boucher plutôt que celui de médecin !…

Ainsi tous les Messieurs étaient partagés pour les deux empiriques, et, quand les derniers défenseurs de M. Hamon rapportaient mille accidents causés par les charlatans, les autres répondaient en nommant telles et telles personnes que la Faculté avait tuées. Quelques Solitaires, veillant les malades, au lieu de s’occuper des pensées de l’éternité, leur vantaient la poudre de M. Jacques ou les pilules de M. Duclos. C’en était trop : M. Hamon déclara franchement à M. de Saci qu’il s’était bien trompé, « et qu’au lieu de trouver dans ce lieu des personnes parfaitement chrétiennes, il était surpris d’en trouver même qui n’étaient pas bien raisonnables ». M. de Saci en fut affligé, car il ne fuyait pas moins la nouveauté « dans la manière de guérir les corps que dans celle de guérir les âmes ». Il fit appeler les partisans de M. Duclos et de M. Jacques, et les pria de laisser mourir les gens en paix ; il ajouta « que cette pente qu’on avait pour les empiriques, et cette aversion pour M. Hamon, prouvait qu’on n’était pas fort avancé dans la vie de la pénitence et qu’on se donnait trop de liberté en ce point ». Insensiblement, il rangea tout le monde à son avis, et, les empiriques abandonnés, M. Hamon put saigner et purger ses frères tout à son aise.

« Ce n’est pas scandaliser personne, que de dire ceci, conclut Fontaine. On sait assez que dans un lieu où il y a plusieurs personnes rassemblées, il est difficile qu’il n’arrive quelque petit démêlé.»

Ce n’était pas seulement par esprit de mortification que les Messieurs de Port-Royal consacraient aux ouvrages des mains une grande partie de leurs journées. Saint Jérôme, dans le désert de la Thébaïde, s’imposait volontairement des besognes bizarres, comme de porter sur sa tête des corbeilles remplies de sable ou de tresser des nattes avec l’écorce des palmiers. Le Dieu de la Bible n’a-t-il pas commandé à notre premier père de gagner son pain à la sueur de son front ? Des pénitents, moins que personne, ne sauraient s’affranchir de cette loi du travail. Un Solitaire qui loge dans une caverne et que nourrissent dévotement les lions et les corbeaux, n’a que faire de tenir son ménage et d’assurer sa subsistance. Il est bien obligé de rompre la contemplation par des exercices hygiéniques et des travaux qu’on pourrait appeler « de fantaisie ». Mais nos ermites de Port-Royal s’appliquaient par nécessité à des ouvrages pénibles.

Nulle part la pauvreté chrétienne n’était plus honorée et mieux pratiquée qu’à Port-Royal. La Mère Angélique donnait l’exemple du plus pur désintéressement, de la plus scrupuleuse délicatesse. Toujours prête à recevoir sans dot les filles qui montraient des marques évidentes de vocation, elle refusait les postulantes riches et bien apparentées. Les libéralités des Messieurs n’avaient pu enrichir le monastère. Tous ou presque tous, après les Arnauld et les Le Maistre, avaient placé leur bien à fonds perdu chez les religieuses, ne se réservant qu’une modeste pension. La petite communauté laïque devait se suffire à elle-même, chacun travaillant pour tous et tous pour chacun, et Port-Royal présente cette singularité d’avoir été dans la France monarchique du xviie siècle une sorte de Coopérative, un véritable Phalanstère chrétien.

L’abbaye possédait environ trois cent quatre-vingts arpents de terre labourable, neuf cent vingt-cinq de bois taillis et quarante de pré en une seule pièce. Les Solitaires, aidés par des domestiques et des gens de journée, cultivaient ce vaste domaine ; et tous ceux que l’âge ou les infirmités retenaient au logis avaient appris quelque métier utile. On trouvait, aux Granges, un cordonnier, un serrurier, des menuisiers, des cuisiniers, mais surtout des laboureurs et des jardiniers.

Les jardins de Port-Royal n’avaient ni berceaux, ni charmilles, ni cabinets de feuillage, ni parterres découpés en figures géométriques par le linéament sombre des buis. « On ne savait là ce que c’était que de cueillir des fleurs, et d’un seul coup d’œil on remarquait que c’étaient des jardins de personnes pénitentes où il ne fallait point chercher d’autres fleurs que les vertus de ceux qui les cultivaient. » L’agréable était partout sacrifié à l’utile, mais le jeune Racine, qui s’y glissa parfois en maraudeur, ne regardait pas sans enthousiasme les pavis[11] rougissants, la pomme éclatante, et surtout

      … ce petit soleil.
    Ce doux abricot sans pareil
    Dont la couleur est si charmante[12].

Errant le long des espaliers qui parent les murs « d’une inimitable bordure », il s’écriait :

     Je viens à vous, arbres fertiles,
    Poiriers de pompe et de plaisirs.
    Par qui nos vœux et nos désirs
    Jamais ne se sont vus stériles…

Ces poiriers étaient tout l’orgueil et toute la gloire de M. d’Andilly, qui s’était nommé lui-même « surintendant des jardins ». Le doyen des Arnauld apportait dans ses travaux une bonne humeur admirable, un air vif et animé qui démentait son grand âge. « La fermeté de sa mémoire, la promptitude de son esprit, l’intrépidité de sa main, soit en maniant la plume, soit en taillant les arbres, étaient comme une espèce d’immortalité, selon la parole de saint Jérôme, une image de la résurrection future… » Cet ancien ami des Précieuses, formé aux belles manières dans le salon bleu d’Arthénice, galant, magnifique et majestueux, était venu en 1645 à Port-Royal « qui était plus sa maison paternelle que la maison même qu’il quittait ». Il y vivait non pas tout à fait comme un saint, mais comme un sage, aimable, aimé, charmé de tout et tous, partageant ses heures entre les travaux de l'esprit et du corps, donnant les unes à ses traductions ordinaires, les autres a ses jardins et à ses arbres, où il forçait la nature « pour la rendre fertile en des fruits à qui on donnait le nom de monstres à cause de leur grosseur prodigieuse ». Certes, quand il travaillait au verger, nos bons humanistes de Port-Royal, apercevant de loin sa haute taille et sa tête blanche parmi les poiriers en fleur, devaient songer au roi Laërte, ou au vieillard de Virgile. « C’est dans ce bienheureux repos et dans ces occupations tranquilles qu’il a achevé sa carrière. Jamais on n’a trouvé d’emblème plus juste ni de devise qui lui convînt mieux que celle qu’on a mise au-dessous de son portrait, d’un cygne qui se promène tranquillement sur les eaux et qui chante étant près de mourir avec ces mots : Quam dulci senex quiete[13]. »

Les beaux fruits qui tentaient si fort le petit Racine ne paraissaient point sur la table des Messieurs. Ils étaient vendus au profit du monastère, à moins que M. d’Andilly n’en fît hommage aux dames bienfaitrices de la Maison, à Mademoiselle, à la Reine-Mère. Anne d’Autriche estimait M. d’Andilly. Elle demandait souvent de ses nouvelles, et s’il faisait vraiment des sabots dans son désert. Lorsqu’on servait sur la table royale les poires et les pavis monstrueux que M. d’Andilly avait fait croître sur les espaliers des Granges, l’officier de bouche ne manquait pas d’en avertir la Reine, et le cardinal Mazarin lui-même goûtait avec plaisir à ces « fruits bénis ».

Si M. d’Andilly pouvait se dire le surintendant des jardins, M. Bouilli, ex-chanoine d’Abbeville, était le général en chef des jardiniers. Il connaissait parfaitement bien le métier de vigneron et replanta ou restaura toutes les treilles. Sous les ordres de M. Bouilli, travaillaient ces deux hôtes mystérieux de Port-Royal dont on ne connaissait ni le nom ni la condition véritable. L’un était Anglais de naissance, et on l’appelait familièrement M. François. Fort grand de taille, « il avait la mine étrangère et quelque férocité dans le visage ». Ce M. François fit bien rire les Solitaires, en menaçant de fourrer son bêche dans le gueule d’un chien enragé qui faisait de grands dégâts. Plus tard, il s’offrit de bon cœur à faire la cuisine, et Fontaine nous apprend qu’il réussit parfaitement dans cet emploi, « la douceur de sa charité toujours uniforme étant le meilleur assaisonnement de ses viandes ». Son camarade anonyme le suivit à la cuisine comme au jardin : c’était un prêtre qui demeura vingt-sept ans sans révéler son état et son nom de Du Chemin. Il soignait les domestiques dans leurs maladies, et ne dormait que trois heures par nuit. Brisé de fatigue, il s’assoupissait un peu dès qu’il posait sa bêche, « ce qui lui servait à s’humilier et à se regarder lui-même comme un paresseux, ainsi qu’il dit lui-même dans son testament[14] ».

M. de Pontchâteau, qui se faisait appeler M. Mercier, montrait une endurance singulière. Celui-là jeûnait « à feu et à sang », ne quittait jamais le cilice, et sa fièvre quarte ne le retenait en rien. « Elle me tourmente bien, disait-il, mais je lui donne aussi bien de l'exercice ». Il ne parlait à personne en travaillant, ne regardait personne, faisait tout avec application, et « une herbe qui n’était pas à sa place n’y demeurait pas longtemps ». Soumis en toutes choses à M. Bouilli, il se laissait conduire « de la même sorte qu’un artisan conduit les instruments qu’il choisit à l’ouvrage où il est employé ». Combien il apparaît dur et terrible, avec sa haire et ses chaînes de fer, et son jeûne éternel et son éternel silence ! Et pourtant, si profonde et recueillie que fût sa vie intérieure, et si entier son mépris de la nature déchue et de tout ce qui flatte les sens. M. de Pontchâteau n’était pas insensible à la beauté des choses. Il n’y cherchait pas un divertissement, par l’effet de cette curiosité que Jansénius, après saint Augustin, dénonce comme criminelle, et qu’il appelle la « concupiscence des yeux ». Mais il aimait les jardins du Port-Royal, ce vallon humide et touPage:Revue de Paris - 1902 - tome 2.djvu/836 Page:Revue de Paris - 1902 - tome 2.djvu/837 Page:Revue de Paris - 1902 - tome 2.djvu/838 Page:Revue de Paris - 1902 - tome 2.djvu/839 Page:Revue de Paris - 1902 - tome 2.djvu/840 Page:Revue de Paris - 1902 - tome 2.djvu/841 ble. On se résout donc à vivre non pas « chacun pour soi », ce qui serait absurde, mais « chacun chez soi », ce qui est prudent.

Nos Messieurs de Port-Royal n’étaient pas tous des saints, ni même des philosophes. On sait comment M. de Saci apaisait leurs petites séditions et prévenait leurs « refroidissements de charité ». Tous ne s’étaient pas élus selon des convenances personnelles ; quelques-uns étaient fort différents par les goûts et l’humeur. Mais aussi, tous ne cherchaient pas à satisfaire leurs passions, mêmes légitimes et innocentes… Délibérément, ils les supprimaient, ou tâchaient de les supprimer, et avec elles tous les intérêts particuliers, toutes les causes de mésintelligence et de conflit. Point de rivalité entre ces hommes volontairement pauvres, chastes, soumis à leur directeur, et qui faisaient « bloc » contre les ennemis de la pure doctrine.

Ils étaient heureux, dans leur désert. Ils n’étaient pas tristes. Leur gravité s’éclairait, discrètement, d’un sourire. Ils connaissaient des émotions sublimes, et de petits plaisirs, presque des plaisirs d’enfants. Toute la maison s’égayait quand M. François offensait la grammaire, ou quand M. Nicole, le plus distrait des hommes, faisait des voyages dans « l’Île des Abstractions ». Et quel événement inoubliable, cette « fête des six Antoines », où M. Antoine de Saint-Gilles Baudri d’Asson, allant se promener avec cinq Messieurs, ses homonymes, prit sa flûte d’Allemagne qu’il touchait admirablement bien, et joua des cantiques sacrés d’un ton si perçant « que tout le monde au dedans et au dehors était enlevé » ! Lancelot parle de cette joie qui se répandait partout et paraissait sur le visage des Solitaires ; « joie chrétienne », dit M. Giroust, joie accompagnée de discrétion et de modestie, qui surprend quelques personnes, et les oblige à confesser ingénument que ce si l’ermitage est triste, les ermites ne le sont pas ».


MARCELLE TINAYRE
  1. Le Logement des Hôtes, construit dans la « cour du dehors », près de l’Hôtel de Longueville, était un grand bâtiment à trois étages, où il y avait des appartements séparés pour les hommes et les femmes qui venaient faire à Port-Royal des retraites ou « renouvellements ».
  2. Antoine Le Maistre, avocat au Parlement et conseiller d’État, résolut de quitter le monde en 1687, à l’âge de vingt-neuf ans. Il s’établit d’abord dans une maison du faubourg Saint-Jacques, près du monastère de Port-Royal de Paris où il avait déjà sa grand’mère, sa mère, cinq tantes et plusieurs cousines, toutes de la famille Arnauld. L’année suivante il alla s’installer avec son frère, M. de Séricourt, dans l’abbaye des Champs, abandonnée en 1625 par les religieuses. Le troisième ermite de Port-Royal fut un garçon cordonnier, nommé Charles de la Croix, mort en 1643. Puis vinrent M. Arnauld de Luzanci, cousin des Le Maistre ; M. Pallu, médecin du comte de Soissons, mort en 1650 ; M. Bascle, M. Arnauld d’Andilly, M. Le Maistre de Saci ; M. Giroust, chanoine de Saint-Nicolas-du-Louvre ; son frère, M. Giroust de Bessi ; M. de la Petilière, MM. Moreau, Deslandres, Du Chêne, maître de philosophie, d’Espinoy de Saint-Ange, Lancelot, du Fossé, Antoine Arnauld, Hamon, etc. Les Messieurs habitèrent d’abord « quelques salles d’infirmerie que les religieuses n’avaient pas ruinées en s’en allant ». En 1648, la mère Angélique envoya aux Champs huit religieuses de chœur avec deux converses, et les Messieurs s’installèrent aux Granges.
  3. La Fréquente Communion.
  4. M. Giroust dit qu’ils entendaient Matines dans le petit chœur de l’église, et M. Le Maistre « qu’ils descendent tous les jours en bas pour entendre la messe ou l’office dans l’église des religieuses », mais que, « deux ecclésiastiques logés aux Granges récitant leur office en particulier dans une chambre, les séculiers se joignent à eux quelquefois, lorsqu’ils n’en sont pas détournés par leurs occupations ». Il est probable que les solitaires ne descendaient à l’église que pour Matines, la messe et les vêpres.
  5. Récit de M. Giroust.
  6. Après l’arrestation de Saint-Cyran, M. Le Maistre et M. de Séricourt avaient dû quitter Port-Royal où ils revinrent en 1689, étant restés treize mois à la Ferté-Milon
  7. Les religieuses, revenues à Port-Royal des Champs en 1648, durent se renfermer dans leur maison de Paris en 1652, et retournèrent aux Champs l’année suivante. Les Messieurs retournèrent alors dans la ferme des Granges.
  8. Mémoires de Fontaine.
  9. Pascal fit de fréquents séjours à Port-Royal, sans s’y établir tout à fait.
  10. Mémoires de Fontaine.
  11. Variété de pêche dont le noyau est adhérent à la pulpe.

  12. Paysage de Port-Royal.
        
  13. Mémoires de Fontaine, I.
  14. Nécrologie de Port-Royal.