Une légende de Montrose/18

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 506-514).




CHAPITRE XVIII.

argyle se retire.


Le chant de guerre du noir Donald, le cri de guerre de Donald-le-Noir, les cornemuses résonnent, et la bannière est déployée pour le rendez-vous d’Inverlochy.
Pibroch de Donald, chant gaélique.


La route militaire qui unit la chaîne des Forts, comme on l’appelle, et qui est construite dans la direction générale du canal calédonien, a maintenant ouvert complètement la grande vallée qui traverse la totalité de l’île, et qui jadis ressemblait bien moins à une vallée qu’à un vaste bas-fond couvert par les eaux de la mer. On y trouve encore des bassins qui fournissent de l’eau à cette longue suite de lacs au moyen desquels l’art est parvenu à joindre l’Océan germanique à l’Océan atlantique. En 1645 et 1646, les sentiers tracés par les montagnards pour traverser cette vallée étendue étaient encore dans le même état lorsqu’un Irlandais, officier de génie, entreprit de les transformer en routes praticables. Il existe même à ce sujet un poème, qui commence et se termine ainsi :

« Si vous eussiez connu ces différents chemins
Avant que Wade eût pu les rendre praticables,
Vous eussiez, vers les cieux élevant les deux mains,
Célébré par vos chants ses travaux mémorables. »

Toutefois, le danger qu’offraient ces chemins détermina Montrose à les éviter, et il conduisit son armée, comme un troupeau de daims sauvages, de montagnes en montagnes et de forêts en forêts, ce qui laissa ses ennemis dans l’ignorance absolue de ses mouvements, tandis que lui, au contraire, était informé de leurs moindres mouvements, par les clans de Cameron et de Mac-Donnell, ses alliés, dont il traversait alors le pays. Les ordres les plus sévères avaient été donnés par lui pour qu’on épiât attentivement la marche d’Argyle, et pour que toute nouvelle qui pût l’intéresser lui fût communiquée à l’instant même.

Une nuit, tandis que Montrose, accablé par les fatigues du jour, se livrait au sommeil sous un misérable abri, il fut éveillé tout à coup par quelqu’un qui lui frappa légèrement sur l’épaule. Il ouvrit les yeux, et, à sa taille élevée, au son de sa voix, il reconnut le chef des Camerons.

« Je vous apporte des nouvelles qui méritent que vous vous leviez pour les écouter, lui dit ce chef. — Mac Ilduy ne saurait en apporter d’autres, » répondit Montrose en l’appelant par son nom patronymique ; « mais sont-elles bonnes ou mauvaises ? — Cela dépend de la manière dont vous les envisagerez. — Sont-elles certaines ? — Oui, ou ce ne serait pas moi qui vous les apporterais. Sachez donc que, las d’accompagner ce Dalgetty qui, à la tête de sa poignée de cavaliers, marchait aussi lentement qu’un blaireau estropié, je m’avançai avec six de mes gens jusqu’à quatre milles de distance d’Inverlochy, et là je rencontrai Ian de Glenroy qui était allé à la découverte. Argyle marche en ce moment sur cet endroit avec trois mille hommes d’élite commandés par la fleur des fils de Diarmid. Voilà mes nouvelles, elles sont certaines ; c’est à vous maintenant de les apprécier à leur juste valeur. — Elles sont bonnes ! » s’écria Montrose avec une vive expression de joie : « la voix de Mac Ilduy est toujours agréable à l’oreille de Montrose, surtout lorsqu’elle annonce quelque entreprise où il y a de la valeur à déployer et de la gloire à acquérir. Mais voyons quel est l’état de notre armée. »

Il demanda de la lumière, et après avoir parcouru le contrôle de ses troupes, il se convainquit facilement qu’une grande partie s’étant dispersée, selon l’usage, pour mettre son butin en sûreté, il n’avait pas avec lui plus de douze à quatorze cents hommes.

« Ce n’est guère plus du tiers des forces d’Argyle, » dit Montrose d’un air pensif. « Highlander contre Highlander !… avec le secours du ciel qui protège la cause royale, je n’hésiterais pas si nous étions un contre deux. — N’hésitez donc pas, dit Cameron, car dès que vos troupes donneront le signal de l’attaque contre Mac Callum More, il n’est pas un seul habitant de ces vallées qui ne réponde à l’appel. Glengary, Keppoch et moi, nous poursuivrons par le fer et par le feu celui qui serait assez lâche pour rester en arrière sous quelque prétexte que ce fût. Demain ou le lendemain sera un jour de bataille pour tous ceux qui portent le nom de Mac Donnell ou de Cameron, quelle que doive être l’issue du combat. — C’est parler en brave, mon noble ami, » dit Montrose en lui serrant la main, « et ce serait une lâcheté de ma part de ne pas rendre une justice éclatante à de tels amis, et de douter un seul instant du succès d’une semblable entreprise. Nous tomberons sur ce Mac Callum More qui nous suit comme un corbeau affamé pour dévorer les restes de notre armée si nous en venions aux prises avec des braves capables de l’affaiblir et de la disperser. Que tous les chefs se rassemblent le plus promptement possible, et vous, qui nous avez apporté le premier cette nouvelle, présage certain du succès, vous conduirez cette entreprise à une fin glorieuse, en nous guidant vers l’ennemi par le chemin qui nous mettra le plus promptement possible en sa présence. — De grand cœur ! répondit Mac Ilduy : si je vous ai montré des passages par lesquels vous pouviez effectuer votre retraite à travers ces sombres déserts, je mettrai bien plus d’empressement, j’éprouverai une véritable joie en vous montrant le chemin qui conduite l’ennemi. »

Tout fut bientôt en mouvement dans le camp de Montrose, et chaque chef se hâta, à sa voix, de quitter la couche grossière où il avait cherché momentanément le repos.

« Je n’aurais jamais cru, » dit le major Dalgetty en se levant de son lit raboteux composé de racines de bruyère, « je n’aurais jamais cru que je quitterais avec autant de regret un lit dont l’oreiller est aussi dur qu’un balai d’écurie. Cependant il faut bien que Son Excellence, n’ayant dans son armée qu’un seul officier expérimenté, cherche à mettre ses talents à l’épreuve, quelque pénible qu’elle puisse être. »

En parlant ainsi, il se rendit au conseil, où, malgré sa pédanterie, Montrose parut l’écouter avec la plus grande attention, tant parce que le major, qui possédait réellement des connaissances militaires et qui avait de l’expérience, donnait souvent d’excellents conseils, que parce qu’il dispensait le général de déférer aux avis des chefs des Highlanders, et lui offrait des motifs de les discuter et de les combattre lorsqu’il ne partageait pas leur opinion.

Dans cette occasion, Dalgetty acquiesça joyeusement à la proposition de faire volte-face et de tomber sur le front de l’armée ennemie ; et il la compara à la résolution héroïque du grand Gustave lorsqu’il marcha contre le duc de Bavière et enrichit ses troupes par le pillage de cette riche contrée, bien qu’il fût menacé au nord par l’armée nombreuse que Wallenstein avait rassemblée en Bohème.

Les chefs de Glengary, de Keppochet de Lochiel, dont les clans ne le cédaient en courage ni en réputation militaire à aucun des habitants des montagnes voisines du théâtre de la guerre, envoyèrent la croix de feu à leurs vassaux, afin de sommer quiconque serait en état de porter les armes de se joindre à l’armée du lieutenant du roi, et de venir se ranger sous les étendards de leurs chefs respectifs, aussitôt qu’ils se mettraient en marche pour Inverlochy. Ces ordres furent exécutés avec autant d’empressement et de joie qu’ils furent donnés avec énergie. Leur amour pour la guerre, leur zèle pour la cause royale (car ils considéraient le roi comme un chef que les hommes de son clan avaient abandonné), leur soumission aveugle envers leurs chefs, attirèrent dans l’armée de Montrose non-seulement tous les Highlanders des environs qui étaient en état de porter les armes, mais plusieurs même qui, par leur âge du moins, pouvaient être dispensés de partager les fatigues de la guerre.

Le jour suivant on se mit en marche ; et tandis qu’il traversait les montagnes du Lochaber, sans que l’ennemi fût aucunement informé de ses mouvements, Montrose eut la satisfaction de voir son armée se grossir successivement par des bandes de montagnards qui, sortant de toutes les vallées, venaient se ranger sous les bannières de leurs chefs respectifs. Cette circonstance fut un encouragement puissant pour les troupes de Montrose qui, au moment où elles arrivèrent en présence de l’ennemi, se trouvèrent augmentées de près d’un tiers, ainsi que l’avait prédit le vaillant chef des Camerons.

Tandis que Montrose exécutait cette contre-marche, Argyle, à la tête de sa vaillante armée, s’avançait par le côté méridional du Loch-Eil, et atteignait les rives du Lochy, rivière qui unit le lac de ce nom au Loch-Eil. L’ancien château d’Inverlochy, jadis forteresse royale, à ce que l’on prétend, et qui était alors, bien que démantelé, une place de quelque importance, offrait un quartier-général assez convenable, et il fit camper son armée autour de ce château, dans une vallée de quelque étendue au fond de laquelle les deux lacs se réunissent. Plusieurs[1] barges, chargées de provisions, avaient suivi l’armée, de manière que les troupes étaient, sous tous les rapports, aussi commodément campées qu’elles pouvaient le désirer. Le marquis, dans une conférence qu’il eut avec Auchenbreck et Ardenvohr, leur exprima la conviction que Montrose n’était qu’à deux doigts de sa perte ; ses forces diminuaient à mesure qu’il s’enfonçait dans ces chemins impraticables ; s’il se dirigeait vers l’est, il rencontrerait Urrie et Baillie ; s’il tournait vers le nord, il tomberait entre les mains de Seaforth ; enfin, en quelque endroit qu’il s’arrêtât pour faire halte, il s’exposait à être attaqué par trois armées à la fois.

« Je ne saurais me réjouir, milord, dit Auchenbreck, en songeant que James Gratham peut être vaincu par d’autres que par nous. Il a laissé dans le comté d’Argyle un compte terrible à régler, et je brûle d’impatience de m’acquitter envers lui, et de lui rendre, goutte par goutte, tout le sang qu’il a répandu. Je n’aime pas à charger un tiers du paiement d’une pareille dette. — Vous êtes trop scrupuleux, dit Argyle ; qu’importe par quelles mains le sang des Grahams soit répandu ! Il est temps que celui des enfants de Diarmid cesse de couler. Qu’en dites-vous, Ardenvohr ? — Je pense, milord, répondit sir Duncan, qu’Auchenbreck sera bientôt satisfait, et qu’avant peu il trouvera l’occasion de régler personnellement ses comptes avec Montrose et saura le punir de ses déprédations. Le bruit est venu jusqu’à nos avant-postes que les Camerons s’assemblent sur les frontières du Ben-Nevis. C’est sans doute avec l’intention de se joindre à Montrose, qui s’avance de ce côté, et non pour couvrir sa retraite. — C’est probablement, reprit Argyle, quelque projet de dévastation et de pillage imaginé par la haine invétérée de Mac Ilduy, haine qu’il qualifie de loyauté. Il ne peut méditer tout au plus qu’une attaque sur nos avant-postes, ou projeter de nous harceler demain pendant notre marche. — J’ai envoyé à la découverte dans toutes les directions, dit sir Duncan et nous apprendrons bientôt si réellement ils rassemblent quelques troupes, dans quel but, et sur quel point ils se portent. »

Il s’écoula beaucoup de temps avant qu’aucunes nouvelles leur parvinssent ; ce ne fut qu’après le lever de la lune qu’on rembarqua une agitation extraordinaire dans le camp, et aussitôt on annonça au château l’arrivée d’une nouvelle importante. Plusieurs des coureurs envoyés d’abord par Ardenvohr étaient revenus sans avoir pu recueillir d’autres renseignements que quelques bruits incertains sur les mouvements qui se manifestaient dans le pays des Camerons : on eût dit que des montagnes du Ben-Nevis sortaient des sons étranges et effrayants semblables au bruit qui s’y fait entendre à l’approche d’un violent orage. D’autres, que leur zèle avait entraînés à dépasser les ordres qu’ils avaient reçus, avaient été surpris et faits prisonniers, ou tués par les habitants des défilés redoutables dans lesquels ils s’étaient efforcés de pénétrer. Enfin, d’après la marche rapide de l’armée de Montrose, son avant-garde et les avant-postes d’Argyle furent bientôt en présence ; après avoir échangé quelques flèches et quelques coups de mousquet, ils se replièrent chacun sur le centre de leur armée, pour transmettre les nouvelles et prendre les ordres de leurs chefs respectifs.

Sir Duncan Campbell et Auchenbreck montèrent aussitôt à cheval, pour visiter les avant-postes et examiner leur position ; et le marquis d’Argyle soutint dignement son caractère de commandant en chef, par la manière habile dont il fit ranger ses forces dans la plaine pour éviter d’être surpris ; car il devait s’attendre maintenant à être attaqué pendant la nuit ou le lendemain matin au plus tard.

Montrose avait tenu ses troupes cachées si soigneusement dans les défilés des montagnes, que toutes les tentatives que firent Auchenbreck et Ardenvohr pour obtenir quelque connaissance de ses forces furent infructueuses. Ils calculèrent cependant, autant qu’il leur fut possible de le faire, qu’elles devaient être inférieures aux leurs, et ils revinrent informer Argyle du résultat de leurs observations. Mais celui-ci se refusa à croire que Montrose lui-même fût en si présence. — Ce serait, dit-il, une folie dont James Graham, tout présomptueux qu’il soit, est incapable ; et il ne mettait nullement en doute que ceux qui, en ce moment, cherchaient à entraver sa marche, ne fussent leurs anciens ennemis, les Glenco, les Reppoch et les Glengary, et peut-être aussi Mac Vourigh avec ses Mac Phersons[2] ; mais toutes leurs forces réunies étaient encore de beaucoup inférieures à son armée, et il était sûr de les disperser bientôt par la force, ou de les forcer à capituler.

Les troupes d’Argyle étaient remplies d’ardeur et de courage, et n’attendaient que le moment favorable de se venger des désastres que leur pays venait d’éprouver. La nuit s’écoula trop lentement au gré de leur impatience. Les avant-postes de chaque armée se tinrent réciproquement sur leurs gardes ; et les soldats d’Argyle dormirent dans l’ordre de bataille fixé pour le combat terrible qui allait avoir lieu.

À peine une pâle clarté commençait-elle à colorer le sommet de ces immenses montagnes, que les chefs des deux armées se préparèrent à l’attaque. C’était le 2 février 1645-6. Les troupes d’Argyle étaient rangées sur deux lignes, non loin de l’angle formé par la rivière et le lac ; et elles présentaient un aspect aussi formidable que l’ardeur qui les animait. Auchenbreck voulait commencer le combat en attaquant les avant-postes de l’ennemi ; mais Argyle, plus circonspect et plus politique, préféra rester sur la défensive.

Bientôt ils reconnurent, aux signaux qu’ils entendirent, qu’ils n’attendraient pas long-temps. Ils pouvaient reconnaître les marches guerrières qui, à mesure que les divers clans approchaient, retentissaient dans les gorges des montagnes. Celle des Camerons surtout, remarquable par ces paroles sinistres adressées aux loups et aux corbeaux : « Venez à moi, je vous donnerai de la pâture, » était répétée par les échos dans leurs vallées natales. Pour parler le langage des bardes des montagnes, « la voix de guerre de Glengary n’était pas silencieuse ; » et les airs guerriers des autres tribus se faisaient entendre distinctement, à mesure qu’elles arrivaient à l’extrémité des montagnes d’où elles devaient descendre dans la plaine.

« Vous voyez, dit Argyle à ses capitaines, que, comme je vous le disais, nous n’avons affaire qu’à nos voisins : James Graham ne s’est pas hasardé à déployer sa bannière devant nous. »

Au moment même le son éclatant des trompettes résonna dans les montagnes, et les chefs reconnurent l’air par lequel, selon l’ancienne coutume écossaise, on saluait l’étendard royal.

« Voici, milord, dit sir Duncan Campbell, des sons qui annoncent que celui qui prétend être le lieutenant du roi est en personne dans cette armée. — Il est probable qu’il a de la cavalerie avec lui, reprit Auchenbreck, ce que je n’aurais pas présumé. Mais reculerons-nous pour cela, milord, et nous laisserons-nous intimider lorsque nous avons des ennemis à combattre et des injures à venger. »

Argyle garda le silence, et jeta un regard sur son bras qu’il portait en écharpe par suite d’une chute qu’il avait faite quelques jours auparavant.

« Il est vrai, » dit vivement Ardenvohr, » vous êtes hors d’état, milord, de manier l’épée ou le pistolet ; retirez-vous à bord de la galère ; votre vie nous est précieuse comme chef, et dans ce moment votre bras ne peut nous être utile comme soldat. — Non, » dit Argyle, dont l’orgueil luttait contre l’irrésolution, « il ne sera jamais dit que j’ai fui devant Montrose ; si je ne puis combattre, je mourrai du moins au milieu de mes enfants.

Plusieurs autres chefs des Campbells se réunirent aux deux premiers pour conjurer leur chef de laisser le commandement à Ardenvohr et à Auchenbreck, et de regarder le combat d’une distance où il serait à l’abri de tout danger. Nous n’oserions accuser Argyle de lâcheté ; car, quoique sa vie n’ait été marquée par aucune action de bravoure et d’éclat, il se conduisit avec tant de calme et de dignité dans ses derniers moments, que sa conduite en cette circonstance, ainsi qu’en plusieurs autres, doit-être attribuées plutôt à l’indécision qu’à un manque de courage. Mais lorsque cette voix secrète qui murmure dans le cœur de l’homme que sa vie est précieuse, se trouve secondée par celle de tous ceux qui l’entourent et qui lui assurent qu’elle n’est pas moins précieuse pour le pays, il est peut-être difficile de résister ; et l’histoire offre plus d’un exemple d’hommes qui, d’un caractère habituellement plus intrépide que celui d’Argyle, ont cédé à cet amour de la vie, lorsqu’ils avaient des raisons moins valables peut-être que les siennes.

« Conduisez-le à bord, si vous voulez, sir Duncan, » dit Auchenbreck à son parent ; « quant à moi, il faut que j’empêche cet esprit funeste de faire plus de progrès parmi nous. »

En parlant ainsi il se précipita au milieu des rangs, sollicitant, conjurant les soldats de se rappeler leur ancienne valeur et leur supériorité actuelle ; les outrages dont ils avaient à tirer vengeance s’ils triomphaient, et le sort honteux qu’ils avaient à redouter s’ils étaient vaincus ; enfin il s’efforça par ses discours de faire passer dans chaque cœur l’ardeur et l’enthousiasme qui dévoraient le sien. Pendant ce temps, Argyle, quoique avec une répugnance apparente, se laissait entraîner vers les rives du lac, et on le transporta à bord d’une galère d’où il regarda, avec plus de sûreté pour sa vie que pour son honneur, le spectacle qui bientôt se déploya sous ses yeux.

Sir Duncan Campbell d’Ardenvohr, quoiqu’il sentît l’urgente nécessité de rejoindre l’armée, resta un instant les regards attachés sur la barque qui entraînait son chef loin du champ de bataille. Il s’élevait dans son sein des émotions qu’il n’aurait osé exprimer : un chef était regardé comme un père par son clan, et un membre de sa tribu craignait de laisser accès dans son cœur à un sentiment trop sévère, dans une circonstance où, s’il se fût agi d’un autre homme, il l’eût hautement accusé de faiblesse. D’ailleurs Argyle, naturellement dur et sévère, était généreux et libéral envers ses vassaux, et le noble cœur d’Ardenvohr était déchiré de la douleur la plus amère en réfléchissant aux inductions que l’on pourrait tirer de la conduite de son chef.

« Il vaut mieux qu’il en soit ainsi, » se dit-il à lui-même, en s’efforçant de dévorer son chagrin : « mais, dans tous ces nobles ancêtres, je n’en connais pas un qui aurait consenti à abandonner le champ de bataille tant que la bannière de Diarmid était déployée dans la plaine. »

Un cri de guerre qui s’éleva en ce moment le força à se retourner et à rejoindre précipitamment son poste, qui était sur l’aile droite de l’armée d’Argyle.

La retraite du marquis d’Argyle n’avait pas échappé à l’attention de l’ennemi, qui, occupant une hauteur, pouvait facilement distinguer tout ce qui se passait dans la plaine. En voyant trois ou quatre cavaliers se retirer vers l’arrière-garde, on en conclut que c’étaient des chefs supérieurs.

« Ils vont sans doute, en prudents cavaliers, dit Dalgetty, mettre leurs chevaux hors de danger. Je vois là-bas sir Duncan Campbell monté sur un cheval bai-brun que j’ai déjà remarqué, et sur lequel j’ai jeté mon dévolu. — Vous êtes dans l’erreur, major, » dit Montrose avec un sourire ironique ; « c’est leur précieux chef qu’ils viennent de mettre à l’abri du danger. Qu’on donne à l’instant le signal de l’attaque… faites passer le mot d’ordre dans les rangs… Glengary, Keppoch, Mac Vourigh, fondez sur eux… Major Dalgetty, courez dire à Mac Ilduy de charger au nom de son affection pour le Lochaber, et revenez sur-le-champ ranger votre cavalerie autour de mon étendard. Avec les Irlandais, elle servira de corps de réserve. »



  1. Bateaux de transport, espèces de petits coches. a. m.
  2. C’est ici un nom collectif ; voilà pourquoi il prend la marque du pluriel. a. m.