Une légende de Montrose/20

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 522-530).




CHAPITRE XX.

allan jaloux.


La voix des vents porte au loin le bruit sinistre des armes ; la guerre et la terreur volent devant eux ; le carnage et la mort marchent derrière.
Penrose.


Montrose n’obtint pas un succès aussi éclatant sur son puissant rival sans avoir à déplorer de son côté la perte de quelques-uns des siens ; mais elle ne se monta pas au dixième de celle de l’ennemi.

La valeur persévérante des Campbells coûta la vie à plusieurs braves du parti opposé, et, parmi les blessés, le plus marquant fut le jeune et vaillant comte de Menteith, qui avait le commandement de la division du centre : cependant sa blessure était légère ; et ce fut d’un air plutôt gracieux que souffrant qu’il présenta à son général l’étendard d’Argyle, qu’il avait arraché lui-même des mains de celui qui le portait, après avoir soutenu contre lui une lutte vigoureuse.

Montrose aimait tendrement son noble parent, chez qui brillaient, dans tout leur éclat, ces sentiments de générosité et de désintéressement, ainsi que cet esprit chevaleresque des temps héroïques, esprit si différent du calcul, de la cupidité et de l’égoïsme que l’usage d’entretenir des troupes mercenaires avait introduits dans presque toutes les parties de l’Europe, et dont l’Écosse dégénérée s’était entachée plus qu’aucun autre pays, en fournissant des soldats de fortune à la plupart des nations européennes. Montrose, dont les nobles sentiments étaient entièrement conformes à ceux de Menteith, quoique l’expérience lui eût appris à tirer parti des motifs qui faisaient agir les autres, n’employait à son égard ni le langage de la flatterie, ni celui des promesses.

« Mon brave parent ! » lui dit-il en le pressant vivement contre son cœur : et cet élan d’un cœur profondément ému fit tressaillir Menteith d’une émotion de plaisir bien plus réelle que s’il avait vu son nom figurer avec éloge dans un bulletin de bataille destiné à être envoyé directement au roi.

Permettez-moi, milord, lui dit-il, puisque rien maintenant ne semble réclamer mes services, de remplir un devoir d’humanité : Cle chevalier d’Ardenvohr, à ce que je viens d’apprendre, est notre prisonnier, et, de plus, grièvement blessé. — Et il le mérite bien, » dit Dugald Dalgetty qui venait de les rejoindre en ce moment et qui prenait plus que jamais un air d’importance ; « il le mérite pour avoir osé tuer mon bon cheval dans l’instant même où je lui offrais quartier. Cette action, au surplus, est moins celle d’un vaillant soldat que celle d’un montagnard ignorant, qui n’a pas même assez de talent pour élever une redoute afin de protéger cette vieille masure qu’il appelle son château. — Devons-nous donc, dit Menteith, vous offrir nos compliments de condoléance sur la perte que vous avez faite de votre Gustave ? — Comme vous le dites, » répondit Dalgetty en poussant un profond soupir, « Diem clausit supremum[1], comme nous avions coutume de dire au collège Mareschal d’Aberdeen. Encore vaut-il mieux qu’il ait péri que d’être englouti dans quelque marais fangeux ou dans quelque précipice couvert de neige ; ce qui n’aurait pas manqué de lui arriver si cette campagne d’hiver eût été plus longue. Mais il a plu à Son Excellence, » ajouta-t-il en s’inclinant, « de réparer cette perte en me faisant don d’un noble coursier que j’ai pris la liberté de nommer Récompense-de-Loyauté, en mémoire de cette journée célèbre. — J’espère, repartit Montrose, que vous trouverez Récompense-de-Loyauté, puisque vous le nommez ainsi, assez bien dressé aux manœuvres ; mais il faut que vous sachiez, sir Dugald, que, dans le temps où nous sommes, la loyauté en Écosse est plus souvent récompensée par une corde que par un cheval. — Ah, ah, Votre Excellence aime à plaisanter ; mais permettez-moi de vous assurer que Récompense-de-Loyauté est aussi habile que Gustave dans tous les exercices, et qu’il est beaucoup plus beau. Il est seulement dommage que ses qualités sociales aient été peu cultivées, ce que l’on ne peut attribuer, sans doute, qu’à la mauvaise compagnie dans laquelle il a vécu jusqu’à présent. — Quoi ! le cheval du général ! le cheval de Son Excellence ! y pensez-vous, sir Dugald ? fi donc ! — Milord, » répondit gravement le chevalier, « une inconvenance aussi choquante était loin de ma pensée ; tout ce que je prétends dire ici, c’est que le cheval de Son Excellence, de même que ses soldats, étant dressés et formés par lui, peuvent également se distinguer dans toutes les manœuvres qu’il leur commande ; par conséquent le mérite de ce noble animal ne peut manquer d’être parfait sous ce rapport. Mais comme ce sont les relations intimes de la vie privée qui forment le caractère social, de même que le simple soldat ne peut guère polir ses mœurs dans la conversation de son sergent ou de son caporal, de même Récompense-de-Loyauté n’a pu adoucir et améliorer beaucoup les siennes avec les palefreniers de Son Excellence, qui gratifient l’animal confié à leurs soins de plus de jurements, de coups de pied, ou de coups de poing, que d’amitié et de caresses : aussi voit-on souvent un généreux quadrupède devenir misanthrope et montrer plus de penchant à ruer et à mordre son maître, qu’à l’aimer et à le craindre. — C’est parler comme un oracle, dit Montrose ; s’il y avait au collège Mareschal d’Aberdeen une chaire pour l’éducation des chevaux, sir Dugald serait digne de l’occuper. — Parce que, ajouta Menteith à l’oreille du général, sir Dugald étant un âne, il y aurait quelque espèce de rapport entre le professeur et les élèves, n’est-il pas vrai ? — Maintenant, avec la permission de Votre Excellence, » reprit le chevalier nouvellement promu, « je vais faire mes derniers adieux à mon vieux compagnon d’armes. — Si c’était dans le dessein de célébrer ses funérailles, » répondit le comte ne sachant trop jusqu’où l’enthousiasme du chevalier pouvait le conduire, « songez, je vous prie, que nous déplorons la mort d’un grand nombre de braves qui ne recevront par les honneurs funèbres. — Votre Excellence me pardonnera, dit Dalgetty ; mon projet est beaucoup moins romanesque. Je veux partager les restes de mon pauvre Gustave avec les oiseaux du ciel, leur abandonnant la chair, et gardant pour moi le cuir, dont j’ai l’intention, en mémoire de mon amitié pour lui, de faire un justaucorps et des pantalons à la mode tartare, pour mettre sous mon armure ; car, réellement, mes vêtements sont dans un état si pitoyable que j’ai honte de les porter. Hélas ! mon pauvre Gustave, que n’as-tu vécu au moins une heure de plus, tu aurais porté un honorable chevalier ! »

À ces mots il se retournait pour s’éloigner, lorsque Montrose le rappela. « Comme il n’est pas probable, lui dit-il, que vous soyez prévenu dans ce dernier témoignage d’amitié pour votre vieux camarade, je pense que vous ne refuserez pas d’aider nos amis et moi à déguster la bonne chère et le bon vin d’Argyle, dont nous avons trouvé le château abondamment pourvu. — Très-volontiers, répondit sir Dugald ; jamais ni repas ni messe ne nuisent à une affaire. D’ailleurs je ne puis craindre que les aigles et les loups commencent cette nuit une attaque sur Gustave, car ils trouveront autour de lui une chère beaucoup plus délicate. Mais, ajouta-t-il, comme je dois me trouver dans la compagnie de deux honorables chevaliers de l’Angleterre, et plusieurs autres qui occupent un rang distingué dans l’armée de Votre Excellence, j’ose vous prier de vouloir bien leur expliquer que, comme chevalier banneret revêtu de ce titre sur le champ de bataille, je réclame la préséance pour le présent et l’avenir. — Que le diable le confonde ! » dit Montrose à voix basse, « il rallume le feu quand je viens de l’éteindre… Cette question, sir Dugald » dit-il gravement en s’adressant au major, « n’est point de ma compétence, et je la soumettrai à Sa Majesté, qui en décidera. Dans mon camp, tous les officiers sont sur le pied de l’égalité comme les chevaliers de la table ronde, et ils prennent leur place comme des guerriers et d’après ce principe : Premier venu, premier servi. — Je veillerai donc, » dit Menteith tout bas au comte, « à ce que la première place ne soit pas aujourd’hui pour don Dugald… Sir Dugald, » ajouta-t-il en élevant la voix, « puisque vous dites que votre garde-robe est en mauvais état, ne feriez vous pas bien d’aller au camp, jeter un coup d’œil sur le bagage enlevé à l’ennemi ? J’ai vu tout à l’heure un magnifique vêtement en peau de buffle brodé en soie et en argent. — Voto à Dios ! comme dit l’Espagnol, s’écria le major, et quelque misérable peut mettre la main dessus tandis que je suis ici à jaser.

La perspective du butin lui ayant fait oublier et Gustave et ses prétentions à la préséance, il donna un coup d’éperon à Récompense-de-Loyauté, et se dirigea au galop à travers le champ de bataille.

« Voilà le limier en chasse, dit Menteith, foulant aux pieds les restes de plus d’un homme qui valait mieux que lui ; il s’élance avec autant d’avidité sur un vil butin que le vautour sur sa proie. Et cependant on qualifie de soldat un tel homme ! et vous-même, milord, vous le jugez digne de lui accorder les honneurs de la chevalerie, si toutefois on peut encore les qualifier ainsi ! Ah, vous avez fait du collier de cet ordre sacré la décoration d’un limier. — Que pouvais-je faire ? je n’avais pas d’os à lui jeter, et je ne pouvais suivre seul le gibier. D’ailleurs il a des qualités incontestables. — Si la nature lui en a donné, l’habitude les a changées en égoïsme sans bornes. Il peut tenir à la renommée, être brave dans le combat, mais c’est parce qu’il est convaincu que sans ces qualités il ne pourrait avancer en grade. De même, il défendra son camarade tant qu’il le verra debout : mais, à peine renversé à terre, il le débarrassera de sa bourse avec autant de sang-froid qu’il va chercher la peau de Gustave pour s’en faire un justaucorps. — Et quand tout cela serait vrai, cousin, répondit Montrose, sachez que rien n’est plus commode que d’avoir à commander des soldats dont la conduite est dictée par des motifs que vous pouvez calculer avec une certitude mathématique. Une âme noble comme la vôtre est ouverte à mille sensations auxquelles celle de cet homme est aussi impénétrable que sa cuirasse, et ces vives sensations doivent toujours être présentes à la pensée de votre ami lorsqu’il vous donne un conseil. » Alors, changeant de ton tout à coup, il demanda à Menteith depuis quand il avait vu Annette Lyle.

« Pas depuis hier soir, » répondit le jeune comte en rougissant ; puis il ajouta en hésitant : « si ce n’est cependant un instant ce matin… une demi-heure à peu près avant la bataille. — Mon cher Menteith, » reprit Montrose avec une expression de tendre amitié, « si vous étiez l’un de ces cavaliers fanfarons de Whitehall, qui sont, dans leur genre, tout aussi égoïstes que notre ami Dalgetty, je n’aurais pas besoin de vous fatiguer par mes questions sur une amourette de ce genre ; ce serait plutôt une intrigue dont il faudrait rire. Mais nous sommes ici sur une terre d’enchantements, où les dames font avec leurs cheveux des filets aussi forts que l’acier ; et vous êtes homme à vous y laisser prendre. Cette jeune fille est belle, et ses talents sont faits pour captiver votre imagination romanesque, je l’avoue ; mais… vous êtes incapable de songer à lui faire une injure, et… vous ne pouvez songer à devenir son époux. — Milord, répondit Menteith, vous m’avez déjà fait plusieurs fois cette plaisanterie, car c’est ainsi, j’imagine, que je dois regarder ce que vous venez de me dire, bien que vous sortiez un peu des bornes ordinaires. Annette Lyle est d’une naissance inconnue ; elle est captive ; elle est probablement la fille de quelque proscrit obscur ; elle doit tout à l’hospitalité des Mac-Aulay. — Ne vous fâchez pas, Menteith, reprit Montrose en l’interrompant ; « vous aimez les classiques, quoique vous n’ayez pas été élevé au collège Mareschal, et vous devez vous souvenir que la beauté captive a toujours soumis bien des cœurs :


Movit Ajacem Telamone natum,
Forma captivæ, dominum, Tecmessæ[2].

En un mot, tout ceci m’inquiète, je vous le dis sérieusement.

Peut-être, ajouta-t-il d’un ton plus grave, ne prendrais-je pas le soin de vous troubler de mes réflexions à ce sujet, si vous et Annette étiez seuls intéressés dans cet amour ; mais vous avez dans Mac-Aulay un dangereux rival ; j’ignore jusqu’où peut le porter son ressentiment ; et il est de mon devoir de vous dire que les dissensions qui pourraient s’élever entre vous ne manqueraient pas d’être préjudiciables aux intérêts du roi. — Je suis persuadé, milord, que cette observation vous est dictée par la bonté de votre cœur et par votre amitié pour moi ; mais j’espère que vous serez pleinement satisfait quand je vous donnerai l’assurance que nous avons eu une explication, Allan et moi, à ce sujet, et que je l’ai convaincu que rien n’est plus éloigné de mon caractère de concevoir des vues injurieuses sur une jeune fille sans protection, et que, d’un autre côté, l’obscurité de sa naissance m’empêche de songer à l’épouser. Je ne cacherai pas à Votre Excellence ce que je n’ai pas déguisé à Mac-Aulay : c’est que si Annette Lyle était d’une origine noble, je lui aurais offert de partager mon nom et mon rang ; mais dans un pareil état de choses, cela est impossible. Cette explication vous satisfera, je l’espère, milord, puisqu’une personne beaucoup moins raisonnable que vous s’en est contentée. — Et comme deux véritables rivaux de roman, dit Montrose en haussant les épaules, vous êtes convenus de vous dévouer tous deux au culte de la même maîtresse, d’adorer la même idole, et de ne pas étendre plus loin vos prétentions réciproques ? — Je n’ai pas été aussi loin, milord, répondit Menteith ; j’ai seulement dit que, dans les circonstances actuelles (et il n’y a aucune apparence qu’elles puissent changer), je ne pouvais, par égard pour ma famille et pour moi-même, entretenir d’autres relations avec Annette Lyle que celles d’un ami et d’un frère. Mais veuillez m’excuser, milord, » dit-il en montrant son bras enveloppé de son mouchoir, « j’ai une légère blessure à faire panser. — Une blessure ! s’écria Mortrose avec inquiétude ; montrez-la-moi. Hélas ! continua-t-il, je n’en aurais point entendu parler, si je n’avais pas voulu sonder une autre plus secrète et plus dangereuse ! Menteith, je vous plains ;… mais aussi j’ai connu… Mais à quoi sert de réveiller des douleurs assoupies depuis long-temps ? »

En finissant ces mots, il serra la main de son noble parent et se dirigea vers le château.

Annette Lyle, comme c’était assez l’usage parmi les femmes des Highlands, possédait quelques connaissances en médecine et même en chirurgie. On croira sans peine que ces deux professions, considérées séparément, étaient inconnues dans ces contrées ; et le peu de règles que l’on observait était confié aux femmes et aux vieillards qui, grâce aux guerres fréquentes de cette époque, n’avaient que trop d’occasions d’acquérir de l’expérience.

Les soins et les connaissances d’Annette Lyle, la prudence avec laquelle elle les appliquait, avaient rendu ses services très-utiles pendant cette campagne extraordinaire. Amis ou ennemis avaient reçu ses secours ; elle les avait portés partout où ils avaient été nécessaires. Elle était alors dans un appartement du château, surveillant avec attention la préparation de plusieurs herbes vulnéraires, donnant ses instructions à plusieurs des femmes qui s’étaient mises sous sa direction, écoutant les remarques que lui faisaient les autres, lorsque Allan Mac-Aulay se présenta subitement devant elle. Elle tressaillit de surprise, car elle avait entendu dire qu’il avait quitté le camp pour remplir une mission lointaine ; et quelque habituée qu’elle fût à son air sombre, elle crut remarquer en lui quelque chose de plus sinistre encore qu’à l’ordinaire. Il s’arrêta devant elle, et comme il continuait à le regarder dans un morne silence, elle crut devoir lui parler en ces termes :

« Je pensais, » lui dit-elle en faisant quelque effort sur elle-même, que vous étiez déjà parti. — Mon compagnon m’attend, répondit Allan, et je pars à l’instant. »

Cependant il continuait à rester devant elle, et lui prenant son bras, il le pressa non pas de manière à lui faire mal, mais assez fortement pour lui faire sentir sa force, à peu près comme si elle eût été prise dans une paire de menottes.

« Prendrais-je ma harpe ? » demanda-t-elle d’une voix timide ; « l’ombre noire descend-elle sur vous ? »

Au lieu de lui répondre, il la conduisit vers une des fenêtres de l’appartement d’où l’on découvrait le champ de bataille et toutes ses horreurs. On voyait çà et là des morts, des mourants, et d’avides soldats occupés à dépouiller ces victimes de la guerre et de l’ambition féodale, avec autant d’indifférence que s’ils n’eussent pas été leurs semblables, et qu’eux-mêmes n’eussent pas été exposés à subir le lendemain le même sort.

« Cette vue vous plaît-elle ? demanda Mac-Aulay. — Elle est hideuse ! répondit Annette en se couvrant les yeux de ses mains ; « comment pouvez-vous me faire regarder un tel spectacle ! — Vous devriez y être habituée, reprit-il ; car si vous restez dans ce camp, bientôt vous aurez à chercher sur un pareil champ de bataille le corps de mon frère, celui de Menteith, et le mien… Mais cette dernière tâche vous sera la moins douloureuse… vous ne m’aimez pas ! — Voilà la première fois que vous m’accusez de cette froideur et de cette indifférence, reprit Annette en pleurant ; vous êtes mon frère, mon sauveur, mon protecteur, puis-je donc ne pas vous aimer ! Mais l’heure de vos sombres pensées approche. permettez-moi d’aller chercher ma harpe. — Restez ! » reprit-il en continuant à la retenir par le bras ; « que mes visions me soient inspirées par le ciel ou par l’enfer, qu’elles proviennent de la sphère intermédiaire des esprits sans corps, ou qu’elles ne soient, comme les Saxons le prétendent, que les illusions d’une imagination exaltée, je défie maintenant leur influence ; je parle actuellement le langage du monde naturel, du monde visible. Vous ne m’aimez pas, Annette, vous aimez Menteith, vous êtes aimée de lui, et Allan vous est aussi indifférent que l’un des cadavres qui sont étendus sous vos yeux. »

On ne peut se dissimuler qu’un discours si étrange parut nouveau à celle à qui il était adressé ; il n’existe aucune femme qui, dans des circonstances semblables, n’eût reconnu depuis longtemps l’amour auquel l’âme de son amant était en proie ; mais, quelque léger que fût le voile qui couvrait encore ce mystère, Allan, en le déchirant aussi brusquement, lui fit entrevoir les conséquences terribles qui pouvaient en résulter d’après l’exaltation de son caractère. Elle fit donc un effort pour repousser une pareille accusation.

« Vous oubliez, lui dit-elle, que vous dérogez à votre propre dignité en insultant ainsi un être sans appui, une fille infortunée que le destin a mise entièrement en votre pouvoir. Vous savez qui je suis, et que tout s’oppose à ce que vous ou Menteith nourrissiez pour moi d’autre affection que celle de l’amitié. Vous savez enfin de quelle race malheureuse j’ai probablement reçu l’existence. — Je n’en crois rien, dit Allan avec impétuosité ; jamais une goutte de cristal n’est sortie d’une source impure. — Cependant le doute seul, reprit Annette, devrait suffire pour vous empêcher de me parler le langage de l’amour. — Je sais, dit Mac-Aulay, qu’il élève une barrière entre nous ; mais je sais que cet obstacle n’a pas été aussi insurmontable entre Menteith et vous. Croyez-moi, ma chère Annette, quittez ce théâtre de terreur et de danger ; suivez-moi dans le Kintail ; je vous placerai sous la protection de la noble lady Seaforth, ou bien je vous conduirai en sûreté à Icolmkill, où les femmes se dévouent au culte de Dieu, selon l’usage de nos ancêtres. — Vous ne songez pas sans doute à ce que vous me proposez, répondit Annette ; entreprendre un pareil voyage sous votre seul protection serait prouver que je suis beaucoup moins jalouse de ma réputation qu’une jeune fille ne doit l’être. Je resterai ici, Allan, sous la sauvegarde du noble Montrose ; et quand son armée s’approchera des basses terres, je saurai trouver quelque moyen convenable de vous débarrasser d’un être qui, je ne sais pourquoi, est devenu pour vous un objet désagréable. »

Allan restait immobile comme s’il balançait entre le désir de lui laisser voir combien son âme sympathisait avec ses chagrins, et celui de se livrer à la colère que lui inspirait sa résistance.

« Annette, lui dit-il enfin, vous savez combien peu vos paroles sont en harmonie avec les sentiments que je professe pour vous ; mais vous usez ici de votre pouvoir sur moi, et vous vous réjouissez de mon départ, parce qu’il éloigne de vous un être qui, par sa surveillance continuelle, gênait vos relations avec Menteith. Mais prenez bien garde tous deux ! » ajouta-t-il d’un air sombre et farouche, « et souvenez-vous que jamais on n’a fait une injure à Allan Mac-Aulay sans qu’il en ait tiré dix fois vengeance ! »

À ces mots, il lui serra le bras avec violence, enfonça sa toque sur son front, et sortit de l’appartement.



  1. Il a terminé son dernier jour. a. m.
  2. La beauté de Tecmesse captive rendit sensible son maître, le grand Ajax, fils de Télamond. a. m.