Une légende de Montrose/3

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 11p. 365-369).



CHAPITRE III.

le mercenaire.


Que les hommes d’état tourmentent leur cervelle pour trouver des prétextes d’appuyer leurs droits ! Les batailles, voilà mon état ; le pain voilà ma récompense ; et je puis dire, comme le Suisse qui vend son épée, la meilleure des causes est la meilleure paie.
Donne.


La route en cet endroit devint si étroite et tellement difficile, que les voyageurs furent obligés d’interrompre leur converssation ; lord Menteith, retenant son cheval en arrière, eut pendant un moment un entretien particulier avec ses domestiques. Le capitaine, qui formait alors l’avant-garde de la petite troupe, après environ un quart de mille d’une marche lente et pénible dans une montée âpre et raboteuse, entra dans une vallée montagneuse, arrosée par un ruisseau ; ses bords verdoyants étaient assez larges pour permettre aux voyageurs de poursuivre leur route d’une manière plus agréable. Aussi lord Menteith reprit-il la conversation qui avait été suspendue par les obstacles du chemin.

« J’aurais pensé, dit-il au capitaine Dalgetty, qu’un cavalier de votre mérite, qui a si long-temps suivi le vaillant roi de Suède, et conçu un mépris si juste pour les vils et mercantiles États de Hollande, n’aurait pas hésité à embrasser la cause du roi Charles, de préférence à celle de ces hommes de basse naissance, de ces brigands hypocrites en rébellion contre son autorité. — Vous parlez raisonnablement, milord, et cœteris paribus[1], je serais engagé à voir la chose sous le même jour. Mais un proverbe anglais dit : Belles paroles ne mettent pas de beurre dans les panais[2]. J’en ai appris assez depuis que je suis arrivé dans ce pays, pour savoir qu’un honorable cavalier peut prendre, dans ces discordes civiles, le parti qu’il trouve le plus convenable à son intérêt particulier. Loyauté est votre mot d’ordre, milord. Liberté ! s’écrie un autre du côté opposé de la rivière. Le roi ! crie l’un ; le parlement ! crie l’autre. Montrose pour toujours ! crie Donald agitant son bonnet. Argyle et Leven ! crie un Saunders[3] du midi, faisant le fier avec son chapeau et son panache. Combattez pour les évêques, dit un prêtre avec son camail et son rochet. Restez fermes pour l’Église d’Écosse, crie un ministre avec son bonnet et son rabat de Genève. Tous bons mots d’ordre, excellents mots d’ordre. Quelle cause est la meilleure, je ne puis le dire. Mais je suis sûr que j’ai plusieurs fois combattu, dans le sang jusqu’aux genoux, pour une cause dix fois pire que la plus mauvaise des deux. — Et veuillez me répondre, capitaine Dalgetty : puisque les prétentions des deux partis vous semblent également justes, quelles circonstances pourront déterminer votre préférence ? — Simplement deux considérations, milord. La première, de quel côté mes services m’assureront le grade le plus honorable ; et la seconde, qui n’en est qu’un corollaire, dans quel parti ils seront probablement le plus rétribués. Et pour être tout-à-fait franc avec vous, mon opinion sur ces deux points incline plutôt du côté du parlement ? — Vos raisons, s’il vous plaît, dit Menteith, et je serai peut-être à même de leur en opposer d’autres qui seront plus puissantes. — Milord, je suis docile à de bonnes raisons, pourvu qu’elles s’adressent à mon honneur et à mon intérêt. Eh bien donc, milord, voici, je suppose, une espèce d’armée des Highlands assemblée, ou qu’on va rassembler dans ces montagnes sauvages pour servir le roi. Or, vous connaissez le caractère des Highlanders : je ne nierai pas que ce ne soit un peuple fort de corps et vaillant du cœur, et assez courageux dans sa farouche manière de combattre, qui est aussi éloignée des usages et de la discipline de la guerre que l’était autrefois celle des anciens Scythes, ou que l’est maintenant celle des sauvages Indiens de l’Amérique. Ils n’ont pas même un fifre allemand ou un tambour, pour battre une marche, la générale, la charge, la retraite, la diane, le rappel, ou toute autre batterie ; et leurs diables de cornemuses criardes, qu’eux seuls prétendent comprendre, sont tout-à-fait inintelligibles pour les oreilles de tout cavalier accoutumé à faire la guerre chez les nations civilisées. Ainsi, si j’entreprenais de discipliner ces hordes sans culottes, il me serait impossible de me faire entendre. Et si j’étais compris, je vous en fais juge, milord, quelle chance aurais-je de me faire obéir par une bande d’hommes à moitié sauvages, qui sont habitués à payer aveuglément[4] à leurs lairds et à leurs chefs ce respect et cette obéissance qu’ils devraient payer à des officiers commissionnés. Si je leur enseignais à se mettre en bataille par l’extraction de la racine carrée, c’est-à-dire à former leur bataillon carré d’un nombre d’hommes égal à la racine carrée de leur nombre total, que pourrais-je attendre en retour pour leur avoir communiqué ces divins trésors de la tactique militaire, si ce n’est de recevoir un coup de dirk[5] dans le ventre, pour avoir placé quelque Mac Alister More, quelque Mac Shemei ou Mac Caperfae[6], sur le flanc ou à l’arrière, lorsqu’il demandait à être sur le front ? En vérité, l’Écriture sainte a bien raison lorsqu’elle dit : « Si vous jetez des perles devant des pourceaux, ils se retourneront contre vous et vous déchireront. — Je pense, Anderson, » dit lord Menteith en se retournant pour regarder un de ses domestiques, qui marchaient tous deux derrière lui, » que vous pouvez assurer à ce gentilhomme que si nous avons besoin d’officiers expérimentés, nous sommes plus disposés à profiter de leurs connaissances qu’il ne semble le croire. — Avec la permission de Votre Seigneurie, » dit Anderson en ôtant respectueusement son bonnet, « lorsque nous serons rejoints par l’infanterie irlandaise qu’on attend et qui devrait être débarquée, nous aurons besoin de bons officiers pour discipliner nos recrues.

— Et j’aimerais beaucoup, oui, beaucoup, à être engagé dans un tel service, dit Dalgetty ; les Irlandais sont de braves gens, de fort braves gens, je n’en demanderais pas de meilleurs sur un champ de bataille. J’ai vu une fois une brigade d’Irlandais, à la prise de Francfort-sur-l’Oder, épée et pique en main, repousser les brigades suédoises bleues et jaunes, qui avaient cependant la réputation d’être aussi braves que les meilleures de l’armée de l’immortel Gustave ; et quoique le vaillant Hephurn, le brave Lumsdale, le courageux Monroe, avec d’autres cavaliers et moi, nous nous fussions fait jour à la pointe de la lance, toujours est-il que si nous avons rencontré partout une telle résistance, nous nous serions retirés avec une grande perte et peu de profit. Néanmoins ces braves Irlandais, quoique tous passés au fil de l’épée, comme c’est l’usage en pareil cas, n’en acquirent pas moins un honneur et une gloire immortelle ; aussi, en leur souvenir, est-ce toujours les soldats de cette nation que j’ai le plus honorés et le plus aimés après ceux de l’Écosse ma patrie.

— Je pourrais presque, dit lord Menteith, vous promettre un commandement dans les troupes irlandaises, si vous étiez disposé à embrasser la cause royale. — Et cependant, la seconde et la plus grande difficulté est toujours là ; car, quoique je regarde comme une chose vaine et sordide pour un soldat de n’avoir à la bouche que les mots de paie et d’argent, comme ces vils coquins de lansquenets allemands dont je vous ai déjà parlé, et quoique je sois prêt à soutenir, l’épée à la main, que l’on doit préférer l’honneur à la paie, aux bons quartiers, aux arriérés, cependant, contrario, la paie d’un soldat étant le contrepoids de son engagement, il convient à un cavalier sage et prudent de considérer quelle récompense il recevra de son service et sur quels fonds il sera payé. Et, en vérité, d’après ce que je vois et ce que j’entends dire, c’est le parlement qui tient la bourse. Les Highlanders, à la vérité, peuvent se laisser tenter par l’appât de voler le bétail. Quant aux Irlandais, Votre Seigneurie et vos nobles associés, suivant la coutume de semblables guerres, peuvent les payer aussi rarement et aussi peu qu’il conviendra à leur bon plaisir et à leur volonté. Mais on ne peut traiter ainsi un cavalier comme moi, qui doit entretenir ses chevaux, ses domestiques, ses armes, ses équipages, et qui ne peut ni ne veut faire la guerre à ses dépens. » Anderson, le domestique qui avait déjà parlé, s’adressa respectueusement à son maître : « Je pense, milord, dit-il, qu’avec la permission de Votre Seigneurie, je puis dire au capitaine Dalgetty quelque chose qui détruira sa seconde objection. Il nous demande comment nous ferons pour rassembler l’argent de la paie ? Mon pauvre esprit me dit que les ressources nous sont aussi bien ouvertes qu’aux covenantaires. Ils taxent le pays suivant leur bon plaisir, et pillent les domaines des amis du roi ; maintenant, si nous sommes une fois dans les basses terres, à la tête de nos Highlanders et de nos Irlandais, l’épée à la main, nous pourrons trouver plus d’un traître bien gras, dont les richesses mal acquises rempliront notre caisse militaire et satisferont nos soldats. En outre, les confiscations iront bon train ; et en faisant des terres confisquées des donations à chaque cavalier de fortune qui rejoindra son étendard, le roi récompensera ses amis tout en punissant ses ennemis. En un mot, celui qui se joindra à ces chiennes de têtes-rondes n’a la perspective que d’une misérable paie ; mais celui qui passera sous notre étendard a la chance de devenir chevalier, lord ou comte, si le bonheur le favorise. — Avez-vous jamais servi, mon bon ami ? dit le capitaine à Anderson. — Un peu, monsieur, dans nos troubles domestiques, répondit modestement le valet. — Mais jamais en Allemagne, ou dans les Pays-Bas ? — Je n’ai point eu cet honneur, répondit Anderson. — Je vous assure ; » dit Dalgetty en s’adressant à lord Menteith, « que le valet de Votre Seigneurie a des idées sensées, naturelles et justes sur l’art militaire, quoiqu’un peu irrégulières, et il me rappelle l’homme qui vend la peau de l’ours avant de l’avoir abattu. Néanmoins je réfléchirai à cela. — Vous ferez bien, capitaine, dit lord Menteith ; vous aurez la nuit pour y penser, car nous sommes près de la maison où j’espère que l’on vous fera une réception hospitalière. — Et cela viendra bien à propos, dit le capitaine ; car je n ai pris aucune nourriture depuis le point du jour, excepté un gâteau d’avoine que j’ai partagé avec mon cheval. Aussi ai-je été forcé de resserrer mon ceinturon de trois points par exténuation, de peur que la faim et la pesanteur du fer ne le fissent tomber.


  1. Toutes choses égales d’ailleurs. a. m.
  2. Proverbe répondant à notre idiome : « Cela ne met pas de beurre dans les épinards. » a. m.
  3. Désignation des Lowlanders. a. m.
  4. Il y a dans le texte allemarly, mot forgé du mot espagnol llenar, qui veut dire pleinement. a. m.
  5. Poignard de montagnards écossais. a. m.
  6. Noms écossais pris au hasard et qui n’ont rapport à aucun fait historique. a. m.