Une mission en Acadie/02

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II. Baie des Chaleurs
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II. Baie des Chaleurs


II

BAIE DES CHALEURS

Bathurst. — La Grande Anse. — Caraquet.


Bathurst — jadis Nepisiguit — où j’arrivai vers midi, fut ma première étape en terre d’Acadie. C’est une petite ville d’environ 3 500 habitants, dont la moitié sont français : elle est située au fond de la Baie des Chaleurs, ainsi nommée par Jacques Cartier en raison de la température élevée qui y régnait quand il la découvrit vers la mi-juillet 1554 et qui dut lui sembler d’autant plus forte qu’il arrivait de Terre-Neuve. En débarquant de la Touraine sur les quais de New-York, j’avais senti se rompre le fil qui me rattachait à l’Europe, mais en voyant s’éloigner à toute vapeur le luxueux Intercolonial qui venait de me déposer en gare de Bathurst, j’eus pour la première fois la sensation très nette du grand éloignement du « home » que m’avait jusqu’alors, en quelque sorte, dissimulé le confort de Montréal et des trains éclairs.

La petite ville de province, la lointaine sous-préfecture de France… je conseille à ses détracteurs d’aller la comparer avec ses sœurs du Nouveau Monde, où rien, pas la moindre église, la plus petite ruine à visiter, ne peut donner prétexte à la rêverie du voyageur. À peu près tous pareils et ne différant que par le nombre de la population et des édifices de pierre, ces chefs-lieux coloniaux sont, pour la plus grande partie, construits en bois, trottoirs compris ; les rues larges, régulières, coupées à angle droit, sont fort mal entretenues et bordées de magasins nombreux et bien approvisionnés, principalement ces sortes de bazars où l’on peut acheter, suivant une expression populaire, « depuis une ancre jusqu’à une aiguille ».

UNE VILLE ACADIENNE : PRINCIPALE RUE DE BATHURST, NOUVEAU-BRUNSWICK. (PAGE 532) — CLICHÉ MAC ALPINE, SAINT-JEAN, N.-B.

Si l’on ajoute que les matériaux employés à la construction des édifices sont généralement de toute beauté, grâce aux merveilleuses carrières de grès multicolores que renferme la Nouvelle-Écosse, et que l’on a, pour la construction et même la couverture des maisons, tiré du bois un parti extraordinaire ; que ces maisons sont plus chaudes, plus propres et réellement plus confortables que celles de même catégorie dans notre vieux monde, qu’elles sont, pour la plupart, peintes en blanc, jaune clair ou chocolat, on pourra se dispenser de décrire à nouveau chaque petite ville que les hasards du voyage nous feront traverser.

En attendant, me voilà toujours, vers midi et demi, après une nuit d’insomnie, ou peu s’en faut, sur le quai de la gare de Bathurst où je ne connais personne.

M. Pascal Poirier, sénateur du Nouveau-Brunswick et le représentant par excellence des Acadiens au Parlement fédéral, a bien voulu annoncer ma venue à son cousin, M. Narcisse Landry, avocat ; il s’agit donc de le trouver : pour ce faire, nous nous hissons, ma malle et moi, dans une voiture du genre « araignée » et après avoir confié mon désir au jeune Anglo-Saxon qui la conduit, je me laisse bercer par d’ininterrompus cahots qui impriment à tout l’équipage le plus inquiétant roulis.

Un élégant cottage précédé d’un jardin dans lequel jouent des enfants de tout âge : je suis chez M. Landry qui m’accueille en véritable compatriote. Grâce à mon hôte, l’unique journée que je passai à Bathurst ne fut point perdue et j’eus le plaisir de constater l’état prospère de la population acadienne qui compte dans son sein nombre de personnalités marquantes et appartenant aux carrières libérales. L’enseignement du français y est, malheureusement, des plus négligés, et si les parents n’y prennent garde, la génération prochaine risque fort de perdre la langue de ses ancêtres. Un courageux journal, le Courrier des Provinces Maritimes, que dirige M. Veniot, s’efforce de réagir contre cette fâcheuse tendance ; mais le danger est réel et d’autant plus frappant qu’on le constate surtout dans les familles que leur aisance et leur situation sociale sembleraient devoir préserver. Ces premiers Acadiens que je rencontrai sur ma route appartenaient à l’élite : bourgeois aisés ou négociants, ils ont bien conservé le type français, mais les longues persécutions et l’habitude de vivre très repliés sur eux-mêmes, qui en fut la conséquence, les a rendus peu expansifs. Quelques-uns, malgré leur peu d’instruction première, sont devenus des hommes d’affaires très remarquables et ont amassé de belles fortunes ; ardents patriotes comme leurs pères, ils n’en sont pas moins de très loyaux sujets résignés à leur sort et habiles dans l’art de tourner des difficultés que leur faiblesse numérique ne leur eût pas permis d’aborder de front.

LE PORTAGE DU CANOT. — DESSIN DE MIGNON.
CLICHÉ DE LA COMPAGNIE DU « NEW-YORK CENTRAL RAILWAY ».

Le lendemain 31 mai, par la petite ligne d’intérêt local qui va de Bathurst à Tracadie, je partis pour la Grande Anse muni d’une recommandation de M. Landry pour M. l’abbé Doucet, curé de cette paroisse.

S’il est un souvenir de ce pays d’Acadie qui me sera toujours particulièrement cher, c’est la façon dont le Français que je suis y fut partout accueilli : non content de loger le pèlerin d’outre mer qui venait le saluer du fond de la vieille France, M. l’abbé Doucet se mit, sur-le-champ, entièrement à ma disposition, et comme mes moments étaient comptés, il me proposa de me mener le jour même, dans sa voiture, visiter le collège que trois courageux Pères Eudistes viennent de fonder tout récemment dans une des anses de la Baie des Chaleurs. Bien que la journée fût fort avancée en arrivant à Caraquet — célèbre pour ses huîtres — nous eûmes néanmoins le loisir de passer quelques agréables heures en compagnie de M. l’abbé Allard, curé de la paroisse, et des Révérends Pères Morin, Hacquin et Travers, les deux premiers Bretons et le troisième Normand, qui, depuis le commencement de 1899, ont entrepris la tâche d’instruire les jeunes Acadiens. On leur avait déjà confié vingt-trois élèves quand je les visitai et, Dieu aidant, il faut espérer que beaucoup de familles suivront cet exemple en répondant à leur appel. Ce collège, parfaitement aménagé, peut être, dans l’avenir, du plus grand secours à la jeunesse de Bathurst qui, comme j’ai eu l’occasion de le faire remarquer, se trouve dans une situation des plus critiques au sujet de l’enseignement du français.

À quelques lieues de Caraquet, au point terminus de la petite ligne ferrée d’intérêt local, se trouve la léproserie de Tracadie. Je n’ai, je l’avoue, aucun regret de n’y pas être allé, malgré l’étonnement de rencontrer dans une anse perdue du golfe Saint-Laurent cette institution du Moyen âge. L’effroyable maladie qui, grâce au ciel, est à peu près éteinte en Europe, aurait, paraît-il, été importée au Nouveau-Brunswick par des étoffes trouvées dans les épaves d’un navire jeté à la côte, et les ravages furent bientôt tels que le gouvernement s’émut et fit installer un hôpital dans ce lieu écarté. Grâce aux précautions qui ont été prises, le mal est, depuis quelques années, en décroissance.

Bien que les jours soient longs à la fin de mai, nous avions près de deux heures de voiture à faire pour retourner à la Grande Anse ; c’est pourquoi, aussitôt après avoir soupé avec les Révérends Pères, nous remontâmes en cabriolet pour regagner le presbytère par des routes où tout autre qu’un cheval acadien ne fût jamais venu à bout de passer. Le pays que nous traversions était plat et marécageux, imparfaitement défriché ; des taillis inextricables, derniers vestiges de futaies détruites, alternaient avec des champs cultivés entourés de palissades. Pas une chaumière en vue, ni de passants sur les routes ; parfois la mer apparaissait au loin ; les grenouilles coassaient sans discontinuer ; nous franchissions des rivières sur des ponts formés de troncs d’arbres, et dans les estuaires ensablés, des sapins et des cèdres déracinés pourrissaient, mêlés à des bois de construction provenant, sans doute, de cargaisons perdues. Dans le ciel haut, d’un bleu profond, quelques étoiles brillaient déjà ; la ligne dentelée des sapinières se dessinait toute noire, à l’horizon, sur l’incendie du soleil couchant ; la nuit tombait en hâte sur cette grande solitude, si grande que l’on eût dit un soir des anciens âges, quand, seul, l’homme rouge régnait en maître.

Les trains qui font le service de Tracadie à Bathurst sont des plus irréguliers et l’on aurait grand tort de se fier à leur horaire ; ils passent quand bon leur semble, au gré de leur fantaisie ; c’est pourquoi, les ayant manqués le lendemain, 1er juin, de la meilleure foi du monde, je demeurai l’heureux prisonnier de M. le curé de la Grande Anse, dont la paroisse, de 1 300 âmes, pour la plupart françaises, est des plus intéressante en raison des homarderies qui sont une des principales sources du revenu de cette population de pêcheurs. Ainsi que tout le village, église et presbytère sont — est-il besoin de le dire ? — totalement en bois, mais, néanmoins, d’un confortable que l’on rencontrerait rarement dans nos campagnes. À part quelques habitations plus luxueuses qui ont des airs de cottages, entre cour et jardin, toutes les maisons pareilles ressemblent, de loin, à des jouets d’enfant ; elles sont couvertes en bardeaux ou planchettes de bois de la dimension d’une ardoise. Ces demeures sont ombragées de saules ou faux osiers pour lesquels les Acadiens eurent toujours une prédilection marquée ; leur feuillage pâle et triste symbolise bien les destinées du peuple dont il pourrait être l’emblème, comme l’érable l’est devenu pour les Canadiens. Une route, encombrée d’enfants pieds nus et de maigres bestiaux en liberté, sépare le village, adossé à la mer, des champs uniformément balisés ; au loin, moutonne l’éternelle sapinière, réserve inépuisable (?) des générations futures.

Des falaises basses de la Grande Anse, la vue s’étend sur toute la Baie des Chaleurs qui, par cette matinée de juin, s’étalait sans rides, presque aussi bleue que la Méditerranée. En face, par le temps clair, se dessinaient nettement les côtés de Gaspésie et ce comté de Bonaventure qui doit son nom à l’aventureuse dynastie des Denys, puissante en Acadie à l’époque de la domination française[1]. Puis nous descendons sur la grève visiter les homarderies. Les pêcheurs auxquels je cause ne diffèrent en rien, comme aspect ou langage, de ceux de la côte normande. Le genre de vie qu’ils mènent leur évite, d’ailleurs, presque tout contact avec les Anglais, dont la plupart ne comprennent même pas la langue. Après avoir admiré de monstrueux saumons que, sous nos yeux, l’on « déneige » dans la glacière, et vu rougir dans la chaudière des centaines de homards que des femmes expertes débarrassaient de leur carapace et mettaient ensuite en boites, nous entrâmes dans l’école mixte tenue par une jeune Acadienne des plus intelligentes, et là, du moins, dans cette humble paroisse, la langue française ne court pas, comme à Bathurst, le risque de disparaître dans un avenir prochain.

La journée était finie et je croyais avoir tout vu, mais une surprise m’était réservée. Ce premier juin tombait un jeudi, et le premier jeudi de chaque mois, les paroissiens de la Grande Anse ont coutume de s’assembler le soir dans la maison d’école pour discourir sur quelque sujet mis à l’ordre du jour. Après souper, M. le curé voulut bien me conduire à cette réunion où je trouvai une nombreuse assistance des deux sexes et de tout âge, en majorité française. Le président, M. Dumas, apprenant qu’un Français de France se trouvait présent, me demanda de prononcer quelques paroles, et je n’avais, de ma vie, ouvert la bouche en public ! Jugez de mon embarras, voire de ma confusion : j’étais au pied du mur, il fallait s’exécuter. Qu’allais-je donc dire, et comment le dirais-je ?

Habitants de la Grande Anse, si jamais, sur le tard, je deviens orateur, vous pourrez vous vanter d’avoir eu la primeur de mon talent !

À défaut de talent, le cœur y était, du moins, et c’est lui qui me dicta les quelques mots que je leur dis ; je leur fis aussi des compliments sur leur accent qui, certes, est bien meilleur, non seulement que celui des Canadiens, mais encore que celui de certaines provinces de France, ce qui peut s’expliquer par ce fait que les premières familles venues en Acadie, sous Louis XIII, avaient été amenées, par d’Aunay, de Touraine.

Quand j’eus cessé de parler — ce qui ne fut pas long — on aborda l’ordre du jour. La question à débattre était la suivante : Que vaut-il mieux, pour un jeune homme : débuter dans la vie avec de l’instruction mais sans fortune, ou avec de la fortune mais sans instruction ?

La majorité du public se rallia, je me hâte de le dire, à la première partie de la proposition, et j’admirai l’aisance et la correction avec laquelle les orateurs des deux langues exprimaient tour à tour leur opinion. Sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, sans doute, l’éducation américaine est bien supérieure à la nôtre ; que de Français n’ai-je pas vus, et non des moins instruits, qui se sentaient carpes devenir, au moment de parler en public, tandis que de l’autre côté de l’Océan, tout homme est exercé dès l’enfance à exprimer ses idées clairement et sans fausse honte.

  1. Le premier fut l’auteur de la Description des côtes de l’Amérique Septentrionale (1672) citée plus loin.